Armand Collin et Cie (p. 82-91).

CHAPITRE VII


LA VILLE ROUGE


Un homme s’endormit, et, dans un rêve, il vit la Ville Rouge.

« Par tous les Sages ! dit-il, qu’est-ce que cette pivoine plus rayonnante que le soleil ? »

Et l’homme s’éveilla, et il ne vit ni sa maison ni sa femme, et maintenant c’est lui qu’on nomme

L’aveugle aux yeux rouges.


L’immense mur quadrangulaire, rose, aux créneaux gris, qui dérobe la Clarté Impériale à l’admiration populaire, s’élève à trente coudées du sol ; l’eau limpide d’un fossé le reflète et le prolonge jusqu’au cœur de la terre. On voit étinceler des piques à son faîte, et, à ses pieds, près des portes closes, rôder des sentinelles graves. La strangulation serait leur partage si quelque audacieux pénétrait par fraude dans l’Enceinte Sacrée. Donc les murailles sont formidables et les gardes sont féroces.

Au delà, du rempart, en trois demeures qui sont la Force, la Splendeur, la Sérénité, séjournent impérissablement les Pieds, le Foie et le Front du Ciel. Que les hommes sont heureux, qui contemplent la Triple Unité ! Mais les quatre portes de la Ville Rouge s’ouvrent à peu de mortels. Celle de l’Est consent à laisser passer les pieux Tao-Ssés les Lamas du Thibet et de la Mongolie, les philosophes honorables ; par celle de l’Ouest, étroite et peu magnifique, vont et viennent des serviteurs ; l’ouverture du Nord, porche immense, livre passage à des armées ; l’ouverture du Sud, qui est le portail principal, se compose de trois voûtes surmontées chacune d’une tour à quatre étages ; à droite passent les parents de l’empereur ; à gauche, les grands fonctionnaires de l’empire ; la voûte centrale, plus élevée que ses voisines, s’ouvre au seul Fils du Ciel qui sort au bruit d’une cloche d’argent et rentre au bruit d’un gong d’or.

Ce triple portail s’achève en un double escalier de marbre rose qui a la forme d’un croissant nouveau et descend vers la première place, au sol de brique, de la mystérieuse Ville Rouge. Cette place est si vaste qu’un corps d’armée peut à l’aise s’y exercer au combat. À gauche et à droite elle projette une avenue magnifiquement large, qui suit les faces intérieures du rempart. C’est le Boulevard de la Force où habite l’armée d’élite qui a la gloire de protéger le Ciel : une montée, douce assez pour que des canons puissent la gravir, gagne le terre-plein des murailles ; et parallèlement aux fortifications, de l’autre côté de l’avenue, s’alignent des pavillons affectés au logement des guerriers inférieurs. Ils sont symétriquement construits et joints l’un à l’autre par des palissades de laque ; sur leurs toits dorés flottent d’innombrables banderoles, et parmi eux les palais des chefs, hauts, superbes, brillants, se dressent comme des tsien-tiouns au milieu d’une armée.

Devant chacune des trois autres entrées de la ville, comme devant le Portail du Sud, le boulevard s’épanouit en une immense place qu’entourent des arsenaux, des greniers à riz, des magasins de costumes guerriers, les quatre précieuses bibliothèques impériales et le Quartier de la Force contient les habitations de plus de trois mille eunuques.

Mais, par quelque porte qu’on entre, si l’on pénètre dans les larges rues dallées de gris et de rose qui partent du boulevard, bientôt on ne rencontre plus que des mandarins sans cortège, des savants ou des glorieux poètes. La ville change de caractère ; on approche de la Cour de la Splendeur. Les avenues et les places sont traversées tantôt par des canaux pleins de poissons rares, que franchissent de gracieux ponts en pierre multicolore, tantôt par des portes triomphales en marbre blanc, où un sculpteur habile a creusé d’ingénieux paysages : fleuves ondoyants avec leurs rivages fleuris d’où se penchent des saules au feuillage symétrique, horizons de montagnes traversés par de féroces guerriers qui chevauchent des lynx. On voit s’élever le Nei-Ko, la Grande Chancellerie ; l’enceinte des Gloires Intellectuelles, où Kong-Pou-Tzé est honoré, le Monument de la Paix Parfaite, qui enferme la table généalogique des ancêtres de l’empereur et les instruments de labourage employés dans les cérémonies religieuses ; la Salle de la Tranquillité Certaine, où, le premier jour de chaque année, les lettrés viennent en grande cérémonie présenter au Fils du Ciel une biographie de son père ; le Palais des Livres, plusieurs somptueuses pagodes et le pavillon où sont contenus, précieux et redoutés, les vingt-cinq sceaux impériaux. Enfin, par un portique d’albâtre rouge, on entre dans la Cour de la Splendeur. Là, monte vers le Ciel le palais de la Souveraine Concorde. Carré, à pans coupés, il se compose de neuf terrasses qui se superposent en se rétrécissant. À chaque étage une toiture couverte d’émail bleu et garnie de clochettes en porcelaine protège une plate-forme de marbre blanc où brûlent sans cesse des parfums doux dans des cassolettes, auprès de géantes grues de bronze ; les parois des murs extérieurs, revêtues de carreaux de faïence aux couleurs vives et brillantes, imitent les innombrables facettes d’une pierre précieuse, et tout l’édifice scintille merveilleusement. C’est au faîte de la plus haute des neuf terrasses que repose la grande Salle de la Souveraine Concorde, où le trésor impérial sommeille dans un large coffre de laque placé sur une estrade et sanctifié par ce caractère : Tchin. Aux jours de fêtes officielles tous les hauts fonctionnaires s’étagent selon leur grade, sur ces neuf terrasses, en grand costume de gala, et le spectacle qu’ils offrent est magnifique.

Une immense galerie suit les quatre façades de la cour, qu’on peut traverser à l’abri du grand soleil ; et derrière de fins treillis de laque rouge de longues salles s’appuient sur la galerie. Elles sont closes de grands cadres d’ébène doré, où s’enchâssent des plaques de corne transparente, et protégées par un large toit verni d’or. Dans ces salles s’amoncèlent depuis des siècles les richesses des empereurs. Surchargeant de hautes tables d’albâtre adossées aux murailles, des coffrets de jade vert, merveilles de sculpture, s’entr’ouvrent et laissent déborder des perles de Tartarie qui se répandent sur des nappes de satin pourpre, comme de grosses gouttes de lait ; dans des tasses d’or mat, ainsi qu’une liqueur lumineuse, ont été versés à pleins bords les plus purs diamants ; les rubis saignent dans des coupes d’ivoire ; les sombres saphirs luisent sourdement au fond de jonques en cristal clair ; l’ambre fauve jette des rayons chauds ; les pâles améthystes se mirent dans la limpidité des larges émeraudes, tandis que les colliers de rubis rose ondulent comme de gracieuses couleuvres, que les bracelets s’entrelacent, pareils à de longues chaînes, que les agrafes de topaze bouclent des ceintures en plumes de faisan, et que les aigrettes d’opale tremblent sur des calottes de brocart. Ces salles se suivent, interminables et encombrées de miracles. Aux dieux d’or, accroupis dans leurs niches pavées de turquoises, succèdent les fantastiques idoles sculptées dans les blocs de jade pur. On voit Ouen-Tchang, le Pou-Sah des poètes, à côté de Lei-Kong, le roi du Tonnerre, Tien-Nong, qui donne le ciel pur et la mer calme, entre Koan-Ti, le furieux guerrier, et la douce Miao-Chen, déesse miséricordieuse qui fit pleuvoir des lotus sur les ténébreux enfers, brisa les instruments de torture, et laissa les criminels s’élever vers les Célestes Nuages. Non loin de monstres renversés, qui sont les Ye-Kiuns, Génies du Mal, apparaissent des symboles sacrés. Un globe d’or et un globe de cristal sur un rocher d’ébène représentent le Ying et le Yang, les deux principes générateurs sortant du chaos primitif : l’eau émane du Ying, principe femelle et passif, et la lune est la pure essence de l’eau ; le soleil, qui est le feu, naît du Yang, principe mâle et actif, et tous les astres sont issus du soleil et de la lune. Sur un tableau de jade que porte le dragon Long-Ma on lit les huit Kouas qui sont les signes des éléments. Puis s’alignent, taillés dans des pierres dures, les philosophes, les poètes, les guerriers célèbres. Voici Pan-Kou, l’homme primordial : produit sublime du Yang et du Ying, géant merveilleux composé de force, de génie, de fécondité, il sculpte le monde durant dix-huit mille ans ; des animaux fabuleux l’assistent dans sa rude tâche ; le phénix Fong-Hoang, pareil au cygne sauvage, ayant la gorge d’une hirondelle, la queue d’un poisson et la tête couronnée d’une aigrette de cinq couleurs, le console et l’encourage ; l’unicorne Ki-Lin, au corps de cerf, l’aide de sa force, le Dragon de sa splendeur, la Tortue vénérées, de sa patience ; et chaque jour Pan-Kou grandit de plusieurs coudées. Quand il meurt sa substance transformée complète son œuvre ; son souffle devient le vent, sa voix le tonnerre ; ses veines, fleuves purs, courent dans sa chair, champ fécond ; sa tête est la plus haute montagne ; sa barbe flamboie en rayons ; les poils de son corps sont les chênes et les cèdres ; sa sueur forme la pluie ; ses dents se font métaux, ses os rochers ; et les insectes qui pullulent sur son cadavre, ce sont les hommes voraces. Après la statue d’onyx qui figure le Géant Créateur se dressent les trois souverains, le Céleste, le Terrestre et l’Humain, qui enseignèrent aux mortels les fonctions de la vie, et dont les glorieuses actions furent écrites sur la carapace de la tortue divine. Puis apparaissent, éclatants d’or ou de cuivre, Yu-Tcho, l’homme au nid, qui le premier construisit une maison, et le grand Fou-Shi, inventeur de la musique, de la chasse, de la pêche, et Kong-Fou-Tzé et Lao Kiun et Meng-Tzé, et vingt poètes et cent empereurs. D’autres salles contiennent des monstres de bronze et des animaux en marbres rares, des dents de lamentins finement sculptées, des tours d’ivoire, des coupes faites d’une corne de rhinocéros ou de buffle, et qui neutralisent la méchanceté des poisons, des émaux superbes et d’antiques porcelaines étoilent et fleurissent les plafonds ou les murs. Des costumes lourds de pierreries, écrasés de ramages d’or, s’entassent en de larges coffres de bois de fer aux poignées d’argent sculpté. Dans des armoires, parfumées de musc et de camphre, sont suspendues de splendides fourrures ; des peaux de renard noir, de renard bleu, de lynx, de cerf, de pélican, d’astrakan, de rat de Chine et de dragon de mer, ce velours vivant, doublent les vestes miroitantes, les robes somptueuses et les manteaux princiers, ornent les bonnets de cérémonie, ou se déroulent en tapis profonds dans des chambres où sont glorieusement amassés des trophées, des chariots aux roues massives, des sabres ciselés, des arcs de laque, des lances, des piques et des canons pris à l’ennemi.

De la Cour de la Splendeur, par le Portail du Ciel Serein, on pénètre dans le jardin de la Sérénité, où se déroulent des confusions adorables de collines, de labyrinthes, de rochers artificiels, de ponts légers, de lacs étoilés, de nénuphars roses ; et l’on y voit l’Arbre Coupable, qui, mort et sec depuis longtemps, porte encore de lourdes chaînes ; car il n’a pas refusé ses branches au suicide du dernier empereur de la dynastie des Mings.

Au centre du jardin, entre deux lacs limpides, se dresse, vaste et resplendissant, le Palais du Fils du Ciel. Il ressemble à une gigantesque touffe de fleurs, avec ses toits revêtus de marbres et de porcelaines aux couleurs violentes, ses colonnades en porphyre rouge incrustées d’oiseaux d’or, et les transparences d’albâtre de ses précieuses murailles où s’enchâssent des pierres fines, où circulent de délicats branchages en émail vert et bleu.

Autour de lui des kiosques innombrables et multiformes se groupent, s’étagent, s’escaladent l’un l’autre dans un désordre plein d’éblouissements. Le pavillon du Repos de la Terre, où séjourne la douce impératrice, tartare aux grands pieds, s’adosse à une colline artificielle, la gravit de ses toits échelonnés, puis fantasque, s’incline vers l’un des deux lacs miroitants que franchit, de chaque côté du palais, un pont svelte nettement reflété dans l’eau. Çà et là des balustrades de terrasses et des rebords de galeries s’interrompent pour laisser descendre les marches lisses d’un escalier de marbre. Devant des portails légers s’accroupissent des lions de jaspe aux crinières de métal fin, des tigres aux larges faces de bois doré. Des grues démesurées et des cigognes aux vastes ailes éployées dominent des pilastres bizarrement contournés. Dans de grandes caisses de jade vert s’épanouissent, par touffes splendides, des pivoines, des camélias, des cactus, et, parmi les fleurs, des parfums précieux brûlent sans trêve sur de larges trépieds de bronze. Partout les couleurs éclatent, radieuses : sur les plates-formes, sur les murailles, sur les colonnes, sur la jonque lente qui passe sous l’un des ponts. Chaque kiosque est un écrin. L’or, le jade, l’ivoire, les émaux, marient leurs clartés confuses, et sur toutes ces pompes, d’où s’élève un concert intense et continu de fraîcheurs, de scintillements et de rayons, triomphe, prodigieusement formidable, le Dragon Long. Au faîte du palais impérial, sur un globe d’or éclatant comme le soleil, il pose ses griffes, qui retiennent les cordes de soie de mille banderoles sans cesse palpitantes. Sa tête est celle d’un chameau, augmentée d’une longue barbe d’où pend une grosse perle. Il a des cornes de cerf, des yeux de lapin, des oreilles de vache. Son cou jaspé ressemble à un serpent. Son dos se hérisse d’écailles d’or. Il a les serres d’un aigle et le ventre d’une grenouille. Sa voix est pareille au gong vibrant ; son haleine au souffle du feu. C’est lui qui crache le tonnerre et renverse les nuages ; et c’est lui qui produit les tempêtes par le battement prodigieux de sa queue annelée.