Le Don Quichotte montréalais sur sa rossinante/09

Société des Écrivains Catholiques (p. 39-41).

IX


St. Gélase à propos du pouvoir temporel du Pape.


Contre le pouvoir temporel du Pape, vous citez certaines paroles de Saint Gélase I, qui occupa le trône pontifical à la fin du ve siècle.

Ayant cru que ces paroles pouvaient facilement être pliées au sens anti-catholique que vous aviez en vue, vous avez comblé Saint Gélase de toutes vos perfides caresses, et n’avez pas manqué de lui attribuer une autorité doctrinale véritablement infaillible. Je voudrais bien savoir pourquoi Saint Gélase aurait été plus infaillible que les autres Papes, ses prédécesseurs et successeurs, ou pourquoi ces derniers l’auraient été moins que lui. Si l’infaillibilité du Pontife romain est un privilège qui découle de vos goûts capricieux, et c’est ainsi qu’il semble que vous vous plaisez à la représenter, nous pouvons en rire vraiment, comme vous ne vous gênez pas de le faire en maintes circonstances, lorsque l’enseignement de certains Papes ne cadre pas avec les inspirations qui vous viennent du ventre ou d’un cerveau détraqué.

Mais, veuillez bien avoir la complaisance de remarquer, illustre M. Dessaulles, que l’infaillibilité pontificale est tout-à-fait indépendante, de par institution divine, de vos caprices aussi bien que de vos passions. Si Saint Gélase parle avec une autorité infaillible incontestable, comme vous l’admettez, tous les autres Papes, même Saint Grégoire VII et l’immortel Bonifaoe VIII, que vous malmenez avec la brutalité malséante d’un valet mal-appris, parlent avec la même autorité.

Si vous prétendez que Gélase I est infaillible à cause de sa sainteté, n’oubliez pas que Grégoire VII est un saint lui aussi, et que l’Église, qui a proclamé la sainteté de l’un, n’est pas différente de celle qui a placé l’autre sur les autels. Donc, en invoquant, comme vous le faites, l’autorité de quelques Papes et en remettant celle des autres, vous nous autorisez à conclure que chevaucher sur la grande jument de Mahomet vous donne un vertige qui menace d’établir perpétuellement domicile chez vous.

L’enseignement de l’Église catholique, qu’il nous soit donné par le corps des pasteurs réunis en Concile ou par le successeur de Pierre, parlant ex cathedra, est un, c’est-à-dire invariable et toujours le même. Donc, à priori, on peut et même l’on doit croire que les Souverains Pontifes n’ont rien enseigné de contradictoire. Et si, comme, le renard du bon Lafontaine le disait à un bouc peu rusé, vous aviez eu autant de jugement que de barbe au menton, vous n’auriez pas cité Saint Gélase contre le pouvoir temporel du Pape, lorsque tant de Pontifes romains l’ont défendu avec une admirable énergie.

Mais voyons quelles sont les paroles de Saint Gélase, que vous rapportez avec une si grande complaisance.

« Avant la venue de Jésus-Christ, nous dit-il, il n’était pas impossible que la royauté et le sacerdoce se trouvassent réunis en la même personne, comme l’Écriture nous l’apprend de Melchisédech. Mais depuis l’avénement de Celui qui est véritablement Roi et Pontife tout ensemble, l’empereur n’a plus porté le nom de Pontife et le Pontife ne s’est plus attribué la dignité royale. Dieu, pour ménager la faiblesse humaine, a séparé les fonctions de l’une et l’autre puissance, en sorte que les empereurs chrétiens fussent soumis aux Pontifes dans l’ordre spirituel, et que les Pontifes fussent soumis aux ordonnances des empereurs dans l’ordre temporel. »

Que signifient ces paroles ? Que le Pape, souverain spirituel, est incapable de posséder, comme roi temporel, un domaine qui assure son indépendance temporelle en même temps que le repos et la paix du monde ? Point du tout. Elles ne font qu’indiquer les attributions spéciales de chaque puissance, sur le domaine desquelles ni l’un ni l’autre ne peut empiéter. Ce que Saint Gélase enseigne, c’est ceci ni plus ni moins : on n’est pas Pontife par cela seul qu’on est Roi, et l’on n’est pas Roi par cela seul qu’on est Pontife. Il veut montrer bien clairement que Jésus-Christ, par son miséricordieux avènement en ce monde, a détruit le règne des Césars païens qui mettaient toutes leurs volontés même les plus coupables, au nombre des ordres émanés du ciel, et que le successeur de Pierre, tout en étant souverain chez lui, n’a pas à se mêler des affaires temporelles des autres souverains, excepté le cas où la loi de Dieu ne serait pas respectée. Mais dans ce cas, comme l’enseigne si bien Boniface VII, le Pape intervient, non pas à raison du domaine qu’il a sur les États des Souverains temporels, mais à raison du péché, non ratione dominii sed peccati.

Vous aviez, savantissime M. Dessaulles, les paroles si claires de Saint Gélase traduites en bon français ; comment se fait-il donc que vous n’ayez pu en saisir le sens ? Ah ! c’est que toujours en croupe sur une cavale indisciplinée, vous êtes trop violemment remué et que la tête vous tourne. Croyez-moi, je vous prie ; pour recouvrer le bon sens et la claire vue de l’esprit, il faut que vous laissiez là cette vilaine monture.