Texte établi par [Poulet-Malassis], Auguste Poulet-Malassis Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 49-98).


Seconde lettre d’Érosie à Juliette.


« Je venais, chère et tendre amie, d’envoyer à la poste le premier volume de mes sottises, quand une seconde missive, adressée pour le coup directement à moi, m’a fait savoir qu’encore deux jours se passeraient sans que je visse arriver M. de Roqueval. Ainsi soit-il !

« Qu’ai-je besoin (me suis-je dit) de me trouver, même aussitôt, en face d’un homme à qui j’ai manqué (car il faut bien en convenir, à moins de prétendre à me mettre au-dessus de toutes les idées reçues)… avec un homme, enfin, devant lequel je ferai peut-être l’enfance (à vingt ans !) de rougir, comme si j’avais lieu de craindre qu’à son arrivée il ne lise sur ma physionomie que d’avance j’ai décoré son front !… Cependant, Juliette, il faudra bien qu’il soit sorcier s’il devine tout… et je le donnerais en cent… à toi-même, qui sais déjà la bonne moitié de ma galante équipée. En vérité, mon cœur, si je n’avais qu’une turpitude abominable à te raconter, je te ferais grâce du reste de mon aventure, mais quelques détails, selon moi, si bons à savoir, se mêlent à ma propre scène, que, de nouveau, je vais victimer mon amour-propre en faveur de ce goût décidé que je te connus pour toute peinture lascive.

« Après m’être volontairement et bien délicieusement donnée à mon petit séducteur, un retour vers la bégueulerie eût été quelque chose de fort ridicule ; l’éprouver ne m’était pas possible ; le feindre ?… à quoi bon ! Cette plate fausseté m’aurait assez mal réussi sans doute. Heureuse, parfaitement heureuse ; pressant contre mon cœur l’être charmant avec lequel je venais de m’unir ; donnant, recevant mille et mille baisers, et tous deux inaccessibles au souvenir de notre porte pleinement ouverte, nous jasions avec l’abondance et l’ivresse du contentement absolu…

« — Comment, petit démon (dis-je à mon enfant gâté), se peut-il qu’à ton âge, et sortant d’un triste collége, tu aies pu former un plan de bonne fortune si rusé, si bien combiné ? — Hélas ! ma chère vie, je n’ai point de ruse ; je n’avais rien prévu : tu es infiniment belle ; tu m’as rendu amoureux ; un désir violent agit vite et profite de tout ; une occasion s’est offerte ; je l’ai saisie : l’instinct du plaisir suffisait pour tout cela. Notre sympathie a fait le reste… — Il n’y a pas, à ce que je vois, de novices parmi vous autres hommes, et l’on a grand tort de plaisanter aux dépens de ces prétendus timides qu’on croit ne savoir comment déclarer une première passion, et que les femmes, dit-on, quelquefois sont obligées de provoquer, pour qu’ils aillent un peu vite au but, quand elles le connaissent elles-mêmes et qu’elles ont résolu de les y pousser. — Pardonne-moi, mon cœur ; ces timides-là sont en grand nombre ; on commence presque toujours par cette gaucherie que tu viens de décrire, et, tout comme un autre, j’ai payé ce tribut. Mais on est plus ou moins chanceux dans la rencontre de la première belle à qui l’on adresse son voluptueux hommage, ou qui se fait un plaisir de nous le dérober… Je te dirais bien, dans ce genre, quelque chose d’assez piquant, et qui m’est relatif… mais, près de toi, je ne saurais m’occuper que de toi seule… les moments sont courts… laisse-moi… (Il voulait…) — Non, non (lui dis-je), modère un instant ce transport, qui me flatte, mais auquel je ne veux répondre qu’après que tu m’auras fait confidence de ce que tu viens d’annoncer. Dis, dis-moi, cher toutou, qui fut, avant ce jour, l’heureuse friponne qui te donna les excellentes leçons dont il est évident que tu as si bien profité ? — La nommer serait un crime[1] ; mais sous le nom… de Lindane, si tu veux, je vais te crayonner le portrait d’une femme qui a bien voulu se charger du tendre soin d’éclairer mon inexpérience, et de me donner les doux préceptes dont je viens de faire une si heureuse application. Cependant, ma divine, il faudra me permettre de remonter un peu plus haut, au risque de t’ennuyer ; autrement j’aurais peine à te faire comprendre à propos de quoi cette fée bienfaisante m’apparut et voulut bien prendre à moi quelque intérêt.

« C’est maintenant l’ingénu Solange qui va t’entretenir, ma chère Juliette ; et pour ne point l’interrompre, je te fais grâce des questions éparses que j’ai pu lui faire pendant son récit.

« Dès l’âge de treize ans, je sus (je ne me rappelle pas précisément à propos de quoi) qu’il existe entre ton sexe et le mien une différence de conformation. Certaines estampes immodestes que possédaient, dans le plus grand secret, quelques-uns de mes condisciples les plus formés, et qu’ils eurent l’imprudence de me montrer, occasionnèrent de ma part mille questions auxquelles ils se firent un plaisir de répondre. Dès lors, ces aimables instituteurs devinrent les objets de ma fervente amitié. J’appris d’eux tout ce qu’ils savaient eux-mêmes, c’est-à-dire bien plus (et j’en rougis) que ce qui concerne les vrais rapports de notre sexe avec le tien. Ils connaissaient, ces pervers ! des pratiques palliatives de plus d’un genre. La première, qui me fut enseignée au bout de très-peu de temps, me sembla bien douce et bien commode. Plus les sensations qu’elle procure sont nouvelles, plus elles sont ravissantes. Pendant près d’un an, j’en fis, quoique avec modération, mes uniques délices ; mais je devenais grand garçon ; on me crut digne enfin de recevoir un grade de plus : on me pressentit avec la bonne volonté de m’initier… j’en étais à peu près là quand il arriva ce que je vais dire.

« Il y avait dans notre collége un garçon de seize à dix-sept ans, sorti, je crois, des Enfants-Trouvés, et domestique dans notre pédantesque solitude[2]. Ce balourd avait reçu de la nature un embonpoint frais et vermeil ; sa tête ronde, moutonne, ornée d’une forêt de cheveux du plus joli blond, n’aurait pas mal été sur les épaules d’une grosse dondon de la basse classe du peuple. Claudin (c’est ainsi qu’on le nommait), simple, sot, pourtant babillard, était familier et si dominé par l’intérêt et l’appétit, que, pour le moindre argent, ou pour quelque friandise, on pouvait exiger de lui les choses les plus déraisonnables. Tous nos pédagogues, tous nos humanistes, philosophes, et, bien entendu, M. Cudard aussi, faisaient grand cas du maniable Claudin. Il visait au bouffon, cela faisait grand effet dans un séjour dénué d’amusements ; et puis encore le petit rustre croyait bêtement, ou feignait de croire que, dans un collége, on se rend fort recommandable en affichant le désir de s’endoctriner. En conséquence, il paraissait épier avec soin les occasions où pendant nos récréations et d’autres moments de loisir assez rares, le premier venu de nos pédants pouvait le faire lire, écrire ou répéter quelques tirades de livres classiques qu’il faisait semblant de vouloir savoir par cœur, bien qu’il n’y comprît pas une syllabe. Avec toute l’enfance de la maison, Claudin jouait un autre rôle. Pour quelques soins, pour une pomme, il endurait des mystifications, grimaçait, ou faisait de gauches contorsions du corps qu’il nommait ses tours de force. J’étais espiègle et gai : Claudin me faisait rire ; et comme, pour sa gourmandise et son avarice, j’étais l’un de ses plus utiles chalands, il m’honorait d’un attachement particulier : je le traitais aussi comme une espèce de camarade.

« Pourtant un jour : — Claudin (lui dis-je avec quelque défiance), en vérité, je ne conçois pas pourquoi tu t’enfermes si souvent avec mon vilain abbé Cudard. Je crains bien que ce ne soit pour lui faire sur mon compte des paquets… Prends-y garde ! si… — Moi, monsieur ! ah bien ! c’est joliment moi qui fais des paquets à messieurs vos précepteurs ! Ah dame ! quand j’ai l’honneur d’aller vers eux, ils songent bien à me parler de leurs disciples, ma foi ! — Eh ! de quoi diantre peut te parler… par exemple, un Cudard, qui fait profession de ne s’occuper que de moi ? Il est insoutenable… — Oh bien ! il y a pourtant des moments où il n’y pense guère.

« Bref, de fil en aiguille, et moyennant un écu (grosse somme pour un Claudin), j’arrachai, par lambeaux, l’aveu complet d’une intimité… qui me sembla d’abord incompréhensible, mais qu’à force de questions et de réponses, je fus enfin en état de supposer praticable. Je ne te cacherai pas, ma bonne amie (c’est toujours l’écolier qui parle, et tu nous écoutes, Juliette ?), je ne te cacherai pas qu’il s’était passé parfois, entre l’obligeant Claudin et moi, fort complaisant aussi, de légères scènes de polissonneries réciproques ; mais, en honneur, j’étais à mille lieues de l’infamie de Cudard ; jusqu’à cet instant, je n’en avais pas eu la moindre idée. Claudin venait de m’expliquer tout cela de la manière la moins équivoque. Pour un écu de plus il ne tint qu’à moi de passer des connaissances de la théorie à celles de la pratique. Mais, soit pudeur, soit dignité, soit aussi la crainte d’être trahi auprès de Cudard, je refusai net les bontés qui m’étaient offertes.

« Cependant ces singulières ouvertures m’avaient frappé : des images imparfaites se retraçaient sans cesse à ma vive imagination ; un désir curieux m’obsédait…

« J’avais pour ami particulier le jeune…, disons Saint-Elme, toujours pour ne désigner personne par son véritable nom[3] ; cet ami, de deux ans plus âgé que moi, cadet de trois enfants d’un père assez dur qui venait de se remarier, et tonsuré pour jouir déjà du revenu de quelques chapelles, Saint-Elme, dis-je, n’aurait eu aucunes dispositions pour être d’Église, si tout de bon il était indispensable qu’un ecclésiastique fût chaste, doux, sobre, sans ambition, etc. Saint-Elme, au rebours, était le plus dissolu de mes camarades ; sans cesse il se faisait quelque querelle par un excès de pétulance qui offusquait en lui le meilleur naturel. Quant à l’orgueil et au désir des richesses, ces défauts s’étaient développés dans son cœur dès la plus tendre enfance. Aussi Saint-Elme portait-il fort gaîment son petit collet, parce qu’il avait très-bien saisi qu’étant d’une maison assez considérée et neveu d’un prélat en crédit, il ne pouvait manquer d’être quelque jour évêque ou gros abbé commendataire.

« Ce qui résulta des consultations secrètes que je préférai de prendre auprès de Saint-Elme, sur les matières que Claudin m’avait dégrossies, n’est pas fait pour se mêler, dans l’imagination d’une amante adorable, aux récentes impressions de vraie volupté qu’elle vient de recevoir. Regarde donc, chère âme, la prétérition des conférences mystérieuses que j’avoue d’avoir eues avec le débauché Saint-Elme comme l’humiliante expression du plus sincère repentir que j’ai de me les être permises… »

« Je commençai, ma Juliette, à m’impatienter un peu, ne concevant pas comment un Claudin, un Saint-Elme, tout à fait étrangers à la méthode qui venait de si bien réussir à Solange auprès de moi, pourraient m’amener cette Lindane que je brûlais de connaître. J’en fis la question.

« Deux mots encore et nous en sommes à elle, répondit le petit conteur ; puis il continua :

« L’extrême amitié que nous affichions, Saint-Elme et moi, devint bientôt l’objet de l’animadversion de tout l’aréopage scolastique. Nous étions un peu pâles, nous maigrissions. M. Cudard, qui devinait, ou, plus vraisemblablement, à qui le sieur Claudin avait dit ce qu’il pouvait savoir de mes progrès dans la carrière du libertinage, le zélé Cudard trouva bon de m’observer… Un jour il me surprit composant avec mes désirs : il partit de là pour redoubler de vigilance et de sévérité. Ce ne fut pas assez de m’obséder le jour, il étendit jusque dans le loisir des ténèbres la rigoureuse observance de ses devoirs, et me signifia bientôt qu’avec l’agrément des supérieurs, il partagerait dorénavant ma couche. Le trait était atterrant ; car la nuit du moins je me vengeais un peu de la contrainte du jour. Je ne me fiais plus au vénal Claudin, et Saint-Elme, non par refroidissement, mais par égoïsme et de peur de se trouver englobé dans mes disgrâces, ne familiarisait plus que furtivement avec moi : les occasions en étaient des plus rares. La nuit donc je me retraçais de charmants souvenirs ; ils m’agitaient, et je ne manquais guère d’apporter à ce voluptueux tourment un peu de remède… Cudard, de moitié de mon lit, allait me réduire au désespoir.

« Oh ! le mauvais coucheur ! ma tendre amie. Odeur fétide, ronflement importun, position en zig-zag qui ne me laissait presque point d’espace dans un lit d’ailleurs assez étroit !… Mais, ce maudit homme qui m’avait si vivement chapitré sur mon petit vice impur, dont il avait sans doute raison de chercher à me corriger, croiras-tu bien qu’il n’était pas plus sage que moi ! que, dès qu’il se croyait pleinement assuré de mon sommeil, il se livrait à la même turpitude ! En un mot, que plus d’une fois il prit lui-même le soin d’exciter chez moi, croyant le faire à mon insu, les dangereuses sensations que proscrivait son austère morale !

« Ce qui pourtant passait un peu trop les bornes, c’est qu’une nuit, comme je dormais pour le coup tout de bon et bien fort, je me sentis éveillé par une atteinte criminelle qui ne tendait à rien moins qu’à me déshonorer[4] en me déchirant ! Si dans quelques autres occasions j’avais avec succès joué le dormeur pour ce qui pouvait m’être agréable, cette fois-ci, m’éveillant avec douleur et surprise, je ne songeai pas à rien ménager : — Ouf ! doucement donc, monsieur Cudard ! dis-je, en changeant brusquement d’attitude ; quel rêve pénible faites-vous donc là ! Vous me pressez à m’estropier ! Lui, pas un mot. Mais, ma chère, peins-toi ma disgrâce et l’excès de colère où je me mis ! La main que j’opposais en parlant se trouve à l’instant, ainsi que la moitié de ma place, souillée d’un flux visqueux, à peine connu, et dont j’ignorais surtout qu’aucun degré de plaisir pût faire couler une telle abondance. J’étais furieux. Mon coquin cependant n’eut pas l’air d’y faire la moindre attention, et, feignant à son tour un sommeil léthargique, il se mit à ronfler avec une telle maladresse et un bruit si outré qu’ils ne pouvaient faire illusion à personne.

« Le lendemain je roulais dans ma tête comment je pourrais, sans me compromettre à certain point, mettre sur le tapis mon aventure nocturne, et bien employer, pour nuire à Cudard, les dangereuses armes qu’il venait de me donner contre lui. Mais, le même jour, des nouvelles intéressantes, que reçut le cher Saint-Elme, et qui me concernaient en partie, firent diversion en m’occupant de projets beaucoup plus agréables à mon imagination que celui de confondre et faire chasser mon luxurieux gouverneur.

« C’était au commencement du mois d’août dernier : la belle-mère de Saint-Elme, pour faire un peu la cour à son vieux mari, s’était proposé de réunir auprès d’eux à la campagne, pendant le reste de la belle saison, les trois enfants du premier lit. Mais l’aîné, qui servait dans un régiment de cavalerie, refusait net ; une sœur, qu’il conseillait, refusait de même ; le seul Saint-Elme, qui n’avait pas de grandes raisons de fortune pour haïr provisoirement sa belle-mère, et qui, d’ailleurs, s’ennuyait mortellement au collége, avait accepté de grand cœur l’invitation. Lindane (c’est mon institutrice, nous allons enfin en parler !), Lindane savait à Saint-Elme tout le gré possible d’une complaisance qui faisait le procès à la conduite désobligeante du capitaine et de sa sœur. Pour mieux marquer à l’abbé toute sa satisfaction, Lindane ajoutait à ses remercîments l’offre de bien accueillir quelqu’un de ses camarades, que, pour qu’il s’amusât mieux à la campagne, elle le priait d’amener avec lui. Le choix de mon plus cher ami pouvait-il ne pas tomber sur moi ?

« Saint-Elme achevait sa philosophie. Du collége, il était décidé qu’on le transplanterait tout de suite au séminaire de Saint-Sulpice : on ne pouvait donc s’opposer à son départ. Quant à moi, l’accompagner, surtout avant la vacance des classes, était quelque chose de fort difficile à obtenir ; mais de prudentes mesures ayant été prises avec le plus impénétrable secret, Saint-Elme fit que Lindane écrivit à mon père, qui consentit. Cudard, que ce déplacement devait aussi soulager tant soit peu de la gêne de notre clôture, fut enchanté, quand, à l’improviste, l’ordre paternel lui parvint pour qu’il me suivît chez les parents de Saint-Elme. En dépit du danger qu’il y avait à me rapprocher trop de cet ami, prétexte de tant de soins et de défiance, Cudard fut le premier à presser les préparatifs du voyage. On partit.

« Cependant les geôliers farouches auxquels nous échappions, nous ménageaient clandestinement de quoi troubler beaucoup nos champêtres jouissances. Si Lindane, entre les mains de qui tomba, par bonheur, certaine lettre adressée à son mari, n’eût pas été la femme la plus prudente et du meilleur naturel, mille dégoûts nous eussent assaillis dans un séjour où nous étions venus chercher des dissipations et du plaisir. Ces infernaux pédants n’avaient-ils pas eu l’indignité d’écrire que les émigrants étaient de petits vauriens corrompus, épris follement l’un de l’autre, et plus que soupçonnés d’entretenir ensemble un infâme commerce ! Cudard avait sa petite note aussi. L’écrit de ces messieurs le désignait comme un adroit débauché sur lequel il convenait d’avoir l’œil. Claudin apparemment l’avait un peu terni et fait passer pour… tel que nous avons eu l’honneur de le connaître.

« Mais l’admirable conduite de Lindane prouva que de semblables libelles sont sans effet, quand ils ne provoquent au mal que des cœurs honnêtes et des esprits justes. Cette dame, il est vrai, ne dédaigna pas absolument l’avis des noirs délateurs ; mais ce fut pour nous sauver (au lieu de nous perdre, comme ils en marquaient l’envie) que Lindane y eut égard.

« La terre du marquis, père de Saint-Elme, était un délicieux séjour. Nous y vîmes, l’abbé et moi, tous deux pour la première fois, Lindane, petite personne, régulièrement jolie, mince, parfaitement bien faite, d’une élégance recherchée ; poupée accomplie, en un mot, et qui cachait, sans beaucoup d’efforts, trente ans bien comptés, sous des dehors tellement enfantins, que même à bout portant elle paraissait à peine l’aînée de Saint-Elme. Beaux cheveux blonds, sourcils plus foncés au-dessus de deux grands yeux bleus, blancheur éblouissante, bouche de rose… des pieds, des mains en miniature[5], un son de voix aigu, mais plein de douceur… tout cela donnait l’air de la plus fraîche jeunesse, et personne ne savait aussi bien que Lindane en tirer davantage. De qualité, veuve d’un mari dissipateur qui l’avait, au surplus, rendue fort heureuse, elle s’était remariée par raison au marquis sexagénaire, nullement agréable, mais heureusement sans prétention, qui se prévalait on ne peut moins de ses droits d’époux, et qui semblait avoir à cœur de trouver dans sa femme plutôt une agréable compagne qu’une obéissante esclave. Au bout de deux jours nous étions au fait de tous ces détails, et cela parce qu’aussitôt arrivé, l’attrayant Saint-Elme avait été happé par une égrillarde de femme de chambre, aussi babillarde que catin, et parce que encore, moi-même entrepris, pour mon bien, par la très-singulière Lindane, j’avais fait rapidement, et sans y rien mettre du mien, d’inconcevables progrès dans sa confiance.

« Prévenue par nos cuistres de collége que le beau-fils et le petit camarade étaient deux grivois fort inflammables, elle avait judicieusement conçu que notre honteux mignonisme[6] était uniquement l’erreur d’un désir extrême et prématuré qui, ne pouvant, dans un collége, suivre sa véritable direction, s’en frayait une quelconque, telle que les circonstances pouvaient le permettre. Lindane (je l’ai su depuis) avait été galante, et l’était encore ; mais, aussi réservée dans sa conduite que prudente, ou peut-être heureuse dans ses choix, jamais sa réputation n’avait souffert le moindre échec : on la citait, au contraire, comme un modèle de décence ainsi que d’amabilité. Son mari chassait tout le jour, buvait toute la soirée et dormait toute la nuit. Aucun Parisien, pas même quelque voisin à tournure supportable, n’avait des habitudes au château… Pourquoi n’aurait-on pas essayé, dans des conjonctures aussi stériles, ce que pouvait valoir un marmot ingénu, tout neuf pour le beau sexe, et qui passait déjà pour être de l’étoffe dont se font les hommes de plaisir ! Lindane avait donc résolu, dès mon arrivée, de me convertir, et cela lui fut bien facile.

« La troisième soirée de notre séjour à la campagne, nous nous promenions deux à deux dans le jardin, moi, posément aux côtés de Lindane, et l’abbé batifolant avec la luronne de soubrette. Il faut te l’avouer, ma chère, je lorgnais de l’œil la petite marquise et la trouvais bien à mon gré ; je soupirais même, à ce que je crois[7]. De temps en temps elle avait l’air de sourire, sans presque me parler. Nous allions d’un bon pas. Elle ouvre la grille du parc ; nous y sommes. C’est un bois vaste, frais, délicieux. Nous y perdons bientôt de vue mademoiselle Victoire, pourchassée dans un détour par le petit égipan d’abbé…

« (Mais mes doigts fatigués ont peine à soutenir la plume, chère Juliette ; permets que je la quitte un moment, laissant Solange et Lindane trotter le long d’une allée terminée par un cabinet rustique, à la porte duquel je viendrai bientôt les reprendre.)

« — Entrons ici, dit Lindane, je ne serai pas fâchée de me reposer un moment ; d’ailleurs…, j’ai quelque chose d’intéressant à vous communiquer… Ouvrez, s’il vous plaît, le volet de cette petite fenêtre et refermez-la… Bon, poussez la porte… Écoutez-moi bien, mon petit ami ; surtout gardez-vous de m’interrompre[8]… — Oh ! par ma foi ! je n’y tiens plus : c’est assez babillé ! dit, en se montrant dans la chambre… qui ? le scélérat d’abbé Cudard ! et ce monstre aussitôt s’enferme avec nous, empoche la clef et s’avance ! Mon trouble, mon indignation, ma fureur ne se décrivent point, non plus que la stupeur, l’effroi de mon petit complice. J’avoue qu’en écoutant celui-ci, j’étais demeurée hors du lit, me prêtant beaucoup aux distractions amusantes d’une jolie main qui badinait avec le plus amoureux de mes charmes. Ainsi, mon attitude était comme exprès choisie pour que l’insolent Cudard pût tout voir. Pour comble de disgrâce, Solange, couché tout de son long en face de moi, m’empêchait de rentrer vite sous les couvertures ; je ne pus que jeter sur mon visage ma chemise, remontée si haut et si bien engagée sous mes reins, qu’en la rabattant elle n’avait pu couvrir la honteuse lice de nos récentes prouesses…

« Solange, après un court moment de silence, allait s’emporter. — La, la ! mon fils, lui dit presque gaîment le funeste pédagogue, ne vous dérangez pas. Comme en même temps le mauvais plaisant hasardait un geste grivois qui tendait à pousser Solange contre moi, de ma part, un vigoureux soufflet, de celle de Solange, un terrible coup de pied je ne sais où, nous firent soudain raison de cette audace. — Oui ! dit alors Cudard presque en colère, c’est ainsi qu’on me traite quand on ne saurait user avec moi de trop de ménagements ! Eh bien ! eh bien ! c’est bon, mes braves enfants : M. de Roqueval va tout savoir, et… — Dieux ! que dites-vous, barbare ! interrompit Solange, frappé de la cruelle idée de mon malheur ; et voilà le pauvre petit, les mains jointes, assis sur le lit, mais toujours posté de façon qu’il était fort difficile pour moi d’y rentrer. Au même instant, un serrement de cœur m’avait saisie. Je me serais trouvée mal infailliblement, si des larmes abondantes ne s’étaient fait jour. — Écoutez-moi, dit alors d’un ton assez radouci le redoutable auteur de nos disgrâces ; vous n’avez qu’à me lier la langue. Il faut d’abord vous dire que depuis une demi-heure, je vous vois et vous écoute. Oui, belle demoiselle ; j’étais là[9]…, j’ai tout vu, très-bien vu ; grâce à la complaisance que vous avez eue de laisser cette porte ouverte, j’ai joui complètement du plaisir de vous voir rendre heureux ce petit garnement. Pesez, d’après cela, son intérêt, le vôtre, le mien aussi, j’ose en parler, et jugez si de mauvaises manières peuvent être le moyen de me porter à l’indulgence ! — Vous l’entendez, mademoiselle ! me dit avec indignation le stupéfait élève. Il frémissait de rage, mais était-il bien en état d’en imposer à l’atroce gouverneur ? — Crois, malheureux, ajouta Solange, se retournant brusquement vers l’insolent, et lui mettant sous le nez un poing dont on ne parut pas fort effrayé, crois que tu périras de cette main, si jamais un seul mot… — Brrr, belle menace, ma foi ! Point d’extravagance, mon cher vicomte ; eh ! quel mal, s’il vous plaît, est-il en votre pouvoir de me faire ? Vous êtes là sans armes ; avant que vous ne soyez descendu du lit et rajusté, j’aurais déjà crié, rassemblé tout le monde : j’ouvre ; je dis ce que je sais ; je vous montre in statu quo. L’on m’applaudit d’avoir fait mon devoir en épiant votre entreprise libertine. On trouvera, j’en conviens, que vous avez fait votre métier ; mais mademoiselle sera déshonorée.

« Cette dernière réflexion rendit muet le sensible adolescent, qui, pour toute réplique, fixa ses yeux sur les miens, découverts depuis qu’enfin j’étais venue à bout de me glisser dans le lit. — Que je suis malheureuse ! m’écriai-je avec un mouvement assez vif pour que Solange craignît que je ne songeasse à quelque acte de violence contre moi-même. — Chut, chut ! faisait Cudard avec un geste de la main ; point d’éclat, mes enfants. — Et voilà mon coquin incliné sur le lit, les deux poings sous le menton, consultant nos visages et balançant la tête : — Écoutez-moi. S’il est avec le ciel des accommodements[10], à plus forte raison doit-on être sûr qu’on en fait aisément avec les hommes. (C’est à moi que ce qui suit s’adressait.) Lequel est le pire ou de porter pendant toute sa vie la cicatrice infâme d’une blessure faite à l’honneur, ou de se soumettre un moment à l’application du remède qui peut opérer que cette blessure, aussitôt guérie que faite, ne laisse aucune trace ! (Prévoyant à peu près à quoi cet insolent début pourrait aboutir, je sentis le feu du courroux me monter au visage : Solange allait aussi s’emporter.) Paix, paix, mes enfants,… mais paix donc, encore une fois ! Vous ne me faites nullement peur, et moi je peux vous faire beaucoup de mal. Entre nous, monsieur de Solange, vous avez très-bien fait. Oh ! ce ne sera pas moi certainement qui vous jetterai la première pierre ; mais je ne ferai qu’en approvisionner le public, pour qu’il vous en assomme, si je n’obtiens pas que mon petit compte se trouve aussi dans toute cette aventure. Comme je n’ai que des propositions aimables à vous faire, mes bons amis, je me flatte que vous ne vous y refuserez pas. (Se tournant vers moi.) Il s’agit tout uniment, charmante demoiselle, de me lier tant soit peu à vos fredaines, afin qu’en conscience je sois réduit à n’en pas parler. (Solange alors :) — Comment, malheureux ! en ma présence, tu pourrais oser !… — C’est à mademoiselle que j’ai l’honneur d’adresser la parole. — Laissons-le dire, interrompis-je, afin que cet infernal garnement nous développe jusqu’au bout toute la scélératesse de son âme. — Ce ne sont pas là des douceurs, je pense… mais comme j’ai l’esprit mieux fait qu’on ne le suppose, passons, passons… Je disais que… — Si tu profères un mot de plus… (Solange en même temps veut se précipiter à bas du lit : Cudard le retient seulement, sans rudesse, et poursuit :) Je disais donc que dans une conjoncture scabreuse, comme celle-ci, c’est de celui qui ne perd pas la tête qu’il est à propos de prendre conseil. Mademoiselle, cinq minutes de raison et de douceur peuvent vous assurer du repos pour toute votre vie ; cinq minutes de bégueulerie et d’humeur vous livrent à la honte et au regret pour le reste de vos jours…

« Il semblait, Juliette, que la feinte ou véritable tranquillité du maudit homme nous en imposât : nous commencions à l’écouter.

« L’élève fut apostrophé à son tour. — Monsieur, lui dit Cudard en souriant, vous avez bien médit de moi : je vous le pardonne cependant ; quel reproche avez-vous à me faire ? Petit ingrat ! est-ce donc de vous avoir trop aimé ? Quant au reste, ai-je été brutal à votre égard ? ai-je négligé ce qui dépendait de mes soins ? avez-vous, en un mot, été persécuté par moi, comme le sont, d’où nous sortons, la plupart de vos camarades ?

« Le pauvre Solange a le cœur si bon, que cette tendre plainte de l’abbé faillit lui arracher des larmes. — Eh bien ! mon ami, continua le galant orateur, chacun, ici-bas, a ses petites faiblesses. Si j’ai pu découvrir, l’un des premiers, que chez vous les passions s’allumaient, que déjà la nature demandait et voulait donner, suis-je donc un monstre d’avoir désiré de jouer un rôle dans ce nouvel ordre de choses ? Pourquoi n’aurais-je pas été aussi heureux que le petit Saint-Elme ?… Je vous entends : mon âge… le sérieux de nos rapports… Oui, je vois que vous me contemplez, comme voulant et n’osant me dire : Ce visage étique ! cette barbe !… Eh ! mon ami, tout cela pouvait-il vous choquer, lorsque, dans les ténèbres, j’essayais… — Cessez, monsieur l’abbé, de me rappeler des horreurs… — Ma foi ! mon cher, je n’en parle que parce que tout à l’heure vous me prouviez qu’elles n’étaient pas tout à fait sorties de votre mémoire. Bref, revenons à nos moutons. Vous avez escamoté fort habilement les bontés de mademoiselle, et je vous en loue ; mais, que lui plaira-t-il de faire maintenant en ma faveur, afin que je me taise ? Car enfin, il faut bien qu’avant que nous nous séparions, un important secret soit acheté et payé ! (Moi pour lors :) — Puisque vous êtes assez peu délicat, monsieur, pour mettre votre silence à prix, je vous sacrifie volontiers tout ce que je possède : il y a dans ma bourse… à peu près cent louis ; je suis fâchée de n’être pas plus riche ; prenez-les, je puis encore vous offrir quelques nippes de certaine valeur… tout, tout est à vous ! — Oui, belle conduite, ma foi ! M. de Roqueval va se donner, à ce que je vois, une petite femme bien économe, qui jette ainsi l’argent par les fenêtres à propos de rien ! Allons, allons, charmante, vous n’y pensez pas ! Suis-je un corsaire donc ? Vous me connaissez mal. J’aime beaucoup l’argent… parce qu’il en faut ; mais, à Dieu ne plaise qu’il vous en coûte un écu pour acheter ma discrétion. Je vous l’accorde gratis, mais, en revanche, vous allez m’honorer d’une petite faveur, peu difficile, douce peut-être à donner ; sinon, déesse (en grossissant la voix, et le sourcil froncé), sinon, dussé-je être honni, lapidé, moulu, tout se saura… oh ! tout, sans vous faire grâce de la moindre circonstance ; j’en jure par le ciel et l’enfer !

« Eh bien ! Juliette, que penses-tu de la méchanceté de cet indigne homme, et te figures-tu l’excès de ma détresse, après avoir entendu prononcer ce serment affreux ?

« J’étais si profondément abîmée dans mes craintes, mes remords et ma confusion, que je n’avais pas trop pris garde à Solange pendant toute cette harangue. Du moins il ne l’avait point interrompue. Il se taisait encore ; je me taisais comme lui… Cudard, qui pour n’être qu’un pédant, ne manquait pas d’adresse (et l’on en a toujours, par instinct, pour venir à bout de ce qu’on désire avec passion[11], Cudard entama sur-le-champ une ouverture qui nous pénétra d’étonnement. — Il est tout simple, dit-il, que dans ce moment vous trembliez l’un et l’autre de me voir exiger de vous quelque sacrifice cruel ? Point du tout. (À moi :) Mon élève vous adore. (À Solange :) Vous êtes adoré de mademoiselle : eh bien ! mes enfants, soyez heureux. Que je sois même le témoin fortuné des nouvelles preuves qu’il convient que vous vous donniez d’une ardeur aussi belle que parfaitement assortie… Ce que je dis vous surprend !… Je ne plaisante point. Oui, vous allez recommencer, mes tendres amis. Pauvre petit ! il croyait, peut-être, en vérité, que je songeais à le faire cocu, à doubler l’injure de ce parfait honnête homme de Roqueval ! (Ici je faillis m’évanouir de saisissement et de honte : il poursuivit.) Oh ! non, non : est modus in rebus ; je sais me mettre à ma place, moi !… (Pour le coup, son discours devenait pour nous incompréhensible. Solange, la bouche béante, pourtant un peu soulagé, prêtait une oreille attentive.) Écoutez bien, continua Cudard, osant me prendre une main, vous avez entendu ce petit vaurien vous raconter ses espiègleries de collége ? Sa première maîtresse a, comme vous savez, été le charmant abbé de Saint-Elme. (Baisant ses doigts avec transport :) Proh ! Deum hominum que decus. Il eût, parbleu ! bien été la mienne aussi, si la chose eût été praticable. Eh bien ! belle demoiselle (il roulait et fixait sur moi des yeux de basilic ; sa main tremblait en serrant la mienne)… vous en coûterait-il donc beaucoup ? (Ce peu de mots suffit pour me pénétrer d’horreur. Moi, soupçonnée de souscrire à pareille infamie ! car j’en voyais la proposition sur les lèvres du diabolique abbé… Cependant il ne convenait pas qu’une personne de mon sexe eût sur ce point l’air d’entendre à demi-mot.) — Achevez, monsieur, que voulez-vous dire ? — Vous coupez, en vérité, la parole aux gens, avec votre air digne et courroucé ! Mais n’importe, il s’agit, mademoiselle, ou de me traiter sur-le-champ comme vous venez de traiter le cher vicomte (et je l’exigerai sans quartier, si vous m’irritez à mon tour), ou, par accommodement, et pour ne point traverser votre union amoureuse… il s’agit… — Eh bien ! — De faire, s’il vous plaît, un moment avec moi le petit Saint-Elme. (J’étais furieuse, il ne me laissa pas le temps d’éclater.) Par bonté, par justice ! ce que ces charmants étourdis ont été l’un pour l’autre, daignez l’être un moment pour moi. Ce que l’aimable échanson des dieux fut, par tendresse pour le grand Jupiter, soyez-le, par terreur du moins, et pensez que, dans cette conjoncture, je suis pour vous le grand Jupiter même, armé de sa foudre vengeresse, dont il ne tient qu’à lui de vous écraser… Imprudents ! ne sentez-vous donc pas que je puis vous perdre l’un et l’autre ! — Le ton et le geste s’accordant pour lors à cette déclamation terrible, Cudard devenait d’une laideur effroyable. Je ne pus soutenir sa face de Gorgone ; je me jetai dans les bras de Solange ; nous nous embrassâmes en sanglottant. — Un moyen encore, ajouta fort tranquillement le monstrueux abbé ; vous ? ou lui ?…

En même temps le drôle eut l’adresse de marcher vers la porte, comme voulant nous dire : — Je ne vous laisse qu’une minute pour vous décider. Refusez-vous ? Je fais un éclat et vous couvre d’ignominie. Il ouvrait : — Arrêtez ! m’écriai-je, nous n’avons pas encore dit non ! Crois, Juliette, que cela m’était échappé bien involontairement, et sans doute par fatalité… Il se rapprocha. J’eus beau le sermonner, lui remontrer pathétiquement l’atrocité de son projet, l’impudence effrénée de son vice, digne du feu… — D’accord, répondait-il de sang-froid, et secouant négativement la tête ; j’avoue que je ne suis pas un modèle de mœurs… Chacun a ses petits caprices… Au surplus, les dames nous valent bien à cet égard. Si, dans les retraites mêmes de la continence et de la dévotion, elles n’égalent pas nos excès, c’est que ceci leur manque !… (Devine le geste, et ce qu’il eut l’infamie de produire ?) Mais, ajouta-t-il en me mettant à deux doigts des yeux l’outil, qui depuis l’entrée de Solange était errant sur le lit, avec cela seulement elles savent faire d’assez belles sottises…

Cette satire était d’autant plus accablante pour moi, qu’elle me rappelait de honteux essais dont il te souvient aussi sans doute ? et dans lesquels[12], à travers nos gaîtés, nous cherchions à connaître, au moyen du claustral consolateur, quel attrait pouvait faire consentir les hommes à jouer le mauvais rôle dans ce désordre grossier, qui fait pendant à celui, si délicat, dont nous faisions nos délices… Hélas ! Juliette, il faut en convenir ; le cri de ma conscience m’imposait la loi de me taire ; et, quand j’étais sur le point d’invectiver le plus démasqué des pervers, ma raison me disait : — Que te demande-t-il, fille perdue ? Rien que ce dont, sans aucun à-propos, sans l’intervention de quelque séducteur, mais bien par la seule corruption de ton imagination obscène, tu voulus plus d’une fois goûter le simulacre !

Ce vous ou lui n’avait pas moins accablé le pauvre Solange, qui n’avait aussi qu’un peu de répugnance peut-être à opposer. Le faire, c’eût été choquer l’amour-propre d’un vainqueur… car l’abbé l’était en effet ; victimes de notre mauvaise fortune, nous étions ses prisonniers de guerre, et nous nous trouvions à la merci de sa fureur ou de sa générosité.

« Te l’avouerai-je, ma chère ? un sentiment jaloux me fit craindre que, pour me racheter, le plus tendre des amants ne voulût, comme il s’y disposait, s’exécuter avec l’intraitable pédagogue. Non ! m’écriai-je, aussi courageuse que le petit, non ! cela ne sera pas ; ta personne angélique ne sera point souillée par l’infamie de cet enragé ! Qu’il assouvisse sur une infortunée, proscrite par le sort, sa luxure dénaturée !… Viens, scélérat ! j’en mourrai, mais… — Bast ! interrompit en riant le serein et triomphant despote, meurt-on de cela donc, enfant ! Vous n’en mourrez pas plus que de la représentation ; pas plus que Claudin et M. de Saint-Elme, et M. de Solange, et un million d’autres ne sont morts de la réalité… Et puis ne sait-on pas ce qu’on fait ! ignore-t-on ce qu’on doit aux dames de ménagements particuliers ! Ne craignez rien ; je dis plus : que je sois le plus infime Jean-f…arine de l’univers, si, pour peu que vous fassiez les choses de bonne grâce, vous n’y trouvez pas vous-même un certain plaisir !…

« Mais, c’est trop déployer à ta vive imagination, ma chère Juliette, les détails affreux de cette capitulation funeste. Quelquefois sans doute on t’a parlé de quelque vilain crapaud qui, du pied d’un arbre, attire de tendres rossignols, et, du plus haut du feuillage, fait descendre les malheureux oiseaux dans sa gueule venimeuse. Eh bien ! de même, enchantés, sans doute, nous voilà, Solange et moi, préparés à tout ce qui convient au monstrueux Cudard. Il lui plaît que nous nous arrangions, Solange sur le dos et moi pardessus, dans l’attitude d’un amant qui va moissonner des faveurs ; et l’infernal demeure par derrière, à genoux, se faisant de mes charmes neutres[13] une espèce d’oratoire…

« Tout le reste se brouilla pour moi… Ce fut, je crois, la propre main du damnable abbé qui guida vers le vrai séjour du plaisir l’aiguillon brûlant de l’amoureux élève… La magie de la volupté, frappant à la fois à toutes les portes, noya subitement toutes mes tristesses ; j’eus un de ces rares moments… que les dévots fanatiques cherchent et croient avoir trouvés quelquefois dans leurs contemplations célestes. Ah ! la mienne, infernale peut-être, avait bien plus de réalité.


Le Doctorat impromptu figure page 93
Le Doctorat impromptu figure page 93

« Ce fut probablement à travers cette tempête de sensations extrêmes que Cudard fut heureux à sa manière. Solange aussi fut assez heureux pour ne plus songer à la honte d’un partage. Mais que les degrés de ravissement furent inégaux pendant cette mémorable orgie ! Je commençais à me reconnaître, quoique encore agitée des plus vives sensations de plaisir, quand je m’aperçus que Solange, éteint, avait perdu son poste et tout moyen de s’y rétablir… Que sommes-nous donc, nous autres femmes ! peut nous égarer l’emportement de ces sens, si dédaignés dans les paisibles calculs de notre pudique philosophie, et auxquels nous avons la présomption de croire que notre raison peut commander ! Ah ! Juliette, quel soufflet tu vas me voir donner au sublime platonisme[14]. Plus piquée encore qu’affligée de la désertion du petit invalide ; assez injuste pour me figurer qu’un enfant doit être tout au moins à mon unisson, je m’agite… je m’emporte, je baise, je mords, j’excite… inutilement ! J’ai la noirceur enfin de lui reprocher sa très-pardonnable faillite !

« Cudard, plus en règle, me victimait encore ; mais mes soubresauts convulsifs me dérobent… Ô mon cœur ! quel oubli de toute pudeur ! de toute délicatesse !

« Et l’autre aussi ! m’écriai-je, comme une folle. Ah ! sans doute, ainsi que chez une autre sibylle un démon parlait ici pour moi. Jamais autrement, avec ma honteuse exclamation, ne se fût échappé certain mot énergique que je n’avais proféré de ma vie… pas même dans tes bras. À qui la faute, après cela, si le plus corrompu des hommes a l’audace de méditer de nouvelles horreurs ! À peine le cri de guerre a-t-il frappé l’oreille de l’impudent, qu’il se croit en droit de diriger son javelot immonde vers un but auquel il me semblait comme engagé par ses propres conventions à ne point faire insulte… Il l’ose pourtant : je le sens… je le souffre ! Une avantageuse différence, en fixant un instant ma curiosité, me fait perdre celui qui pouvait me dérober à la plus lâche surprise… Que dis-je ! un je ne sais quoi ravissant me sollicite et promet à ma brûlante soif un soulagement infaillible. Hélas ! je suis muette ; je cède, je seconde… et Solange est trahi.

« Nous ne nous arrêtons guère en chemin, ma chère, quand une impulsion violente nous a lancées sur le rapide escarpement des erreurs. C’est peu de faire à mon jeune ami le plus sanglant outrage : pour ne pas avoir horreur de moi-même, je veux me persuader que malgré le nouveau triomphe de Cudard, tous mes vœux n’ont pas encore cessé d’être pour l’adorable Solange. Je crois sentimental et pur le feu que je souffle dans sa poitrine, et cependant je sens en même temps très-bien qu’un feu détestable, détesté, se glisse dans mes entrailles et y cause un schisme de bonheur. Telle, autrefois, l’indiscrète Pasiphaé ne pensait guère sans doute à terminer avec son amant cornu, quand, agitée peut-être de quelque passion dont l’heureux objet manquait à ses vœux, elle fit la faute de s’exposer à quelque semblant d’accolade qui d’encore en encore devint une réalité monstrueuse.

« Bref, tu vois que je payais cher ma curiosité, chère Juliette. Jusqu’au bout je subis tout ce qu’il plut au garnement de me faire. Ah ! mon âme, crois-moi, n’y prit aucune part. Oui, toute ma tendresse demeurait bien véritablement à l’aimable Solange. Le mécanisme avait seul favorisé le détestable usurpateur.

« Mais avoue donc que mon inimaginable aventure a bien de quoi mettre en défaut tout système sur la cause et les effets de l’amour et de la volupté ! Qui m’eût dit, lorsque je reçus ton dernier baiser, il y a si peu de temps, que presque aussitôt je serais radicalement guérie de mon antipathie contre le sexe masculin, et, bien pis, que, sans m’amuser à prendre graduellement mes licences par un fatal concours d’incidents, je me trouverais impromptu coiffée du bonnet de docteur.

« Bast ! il faut se consoler de tout ici-bas. Oui, je veux rire de mon aventure au lieu de m’en affliger ; et si ma bégueule de raison veut m’ennuyer de ses tristes reproches, que me répondra-t-elle quand je lui répliquerai : Sottise, à la bonne heure ; mais j’ai bien eu du plaisir.

« Ô ciel ! un affreux tintamarre de fouets ! une chaise ! un uniforme bleu. C’est lui ! c’est M. de Roqueval ! cachons vite tout ceci… Beaucoup d’indulgence, ma Juliette, et toujours un peu d’amour,

« Adieu ! »

À Fontainebleau, le 8 novembre 1788.


FIN

  1. Solange était fait pour trouver dans son propre cœur ce sentiment de justice et de reconnaissance ; mais, outre cela, l’institutrice aimable (qu’il fera bientôt connaître vaguement) lui avait recommandé pour toujours la discrétion comme l’une des vertus les plus utiles aux galants et comme l’un des moyens les plus sûrs pour qu’ils aient beaucoup de femmes. En effet, celui qui n’a jamais cité ses bonnes fortunes, inspire la confiance ; on hésite moins à le rendre heureux ; il obtient des faveurs qu’on ne regrette point et qu’on ne regrettera jamais ; et quand cette douce chaîne vient à se rompre, il conserve encore l’estime et l’attachement de celles qui n’ont plus d’amour, tandis que le fat, décrié, méprisé, trouve dans ses maîtresses désenchantées autant d’ennemies qui souvent font pis que de lui rendre difficiles de nouvelles intrigues. Que ne peut-on persuader de cette vérité l’essaim de ces avantageux, fatals aux amours, qui ne se plaisent qu’à diffamer celles qu’ils ont pu séduire !
  2. Le tableau qui suit, au défaut du coloris de la vraie volupté, que ne peuvent avoir les objets qu’il représente, a du moins celui d’une confiance naïve qui peut mériter aussi bien l’indulgence du lecteur. D’ailleurs, tout ce que va raconter le petit vicomte est de nature à fournir de sérieuses réflexions aux parents qui confient leurs enfants à l’éducation vicieuse de certains colléges. En considération du but moral que nous avons cru démêler à travers l’incongruité de ces détails épisodiques, toutes réflexions faites, nous avons pris le parti de ne rien retrancher. On conviendra sans doute qu’en fait d’érotisme, les bornes entre le bon et le mauvais goût ne sont point encore fixées ?
  3. Solange, enfant léger et ne pensant nullement, dans la position où nous le savons, à faire un discours académique, il faut qu’on lui pardonne son bavardage et ses enjambements, d’épisode en épisode. Ceci n’est point un roman fait à plaisir, mais une copie d’originaux auxquels nous aurions mauvaise grâce à changer la moindre chose, l’ouvrage dût-il y gagner quelques degrés de perfection quant à sa forme.
  4. Ici le jeune homme raisonne avec délicatesse et discernement ; mais, ne lui en déplaise, pourquoi cette idée décente ne lui vient-elle pas à l’esprit la première fois que son ami Saint-Elme essaya de lui communiquer ses connaissances de pratique ?
  5. Si parfois le petit conteur parle en homme formé, nous trouvons ici que se montre l’enfant manquant d’usage. Qui, comme lui, dans les bras d’une jolie femme, ferait (avec un peu plus d’expérience) la bévue d’en louer une autre !
  6. Ce mot est forgé sans doute ; mais nous sommes forcés de le laisser, ne lui connaissant point de décent synonyme.
  7. Tous ces détails ne devaient guère amuser Érosie, et nous supposons qu’ils ont contribué beaucoup à ce que le goût très-vif qu’elle avait pour le petit Solange ait, comme nous l’avons su, fort peu duré.
  8. Nous sommes fâchés de ce que le récit de Solange, qui commençait à promettre quelque chose d’intéressant, se trouve si bien interrompu, que le reste de la lettre ne dit plus un seul mot de Lindane. Mais, par les soins que nous nous sommes donnés, la suite du discours de cette dame nous est parvenue, avec celle des aventures d’Érosie et de Solange ; nous ne tarderons pas à publier ce supplément.
  9. Revoyez la planche de la première lettre.
  10. Rien d’étonnant à voir un tartuffe citer un trait de la morale d’un cordon-bleu de sa clique (v. la com., act. 4).
  11. Il nous paraît évident que, déjà de plus loin, mademoiselle Érosie fait de son mieux pour capter l’indulgence de son amie, et peut-être pour se ménager à elle-même la consolation d’imaginer que sa faute devient à peu près graciable d’après les biais heureux qui en pallient la difformité.
  12. Il faut demeurer enfin bien convaincu que mademoiselle Érosie se moquait des gens quand elle parlait de ses vierges appas. Quelle vierge !
  13. Neutres veut apparemment dire, ici, qui ne sont ni masculins ni féminins ou qui sont communs à l’un et à l’autre sexe.
  14. C’est un peu tard sans doute qu’Érosie s’aperçoit qu’elle le maltraite.