Le Diable aux champs/6/Scène 2

Calmann Lévy (p. 250-256).



SCÈNE II


Dans le Jardin de Noirac


JENNY, COTTIN.

COTTIN, — Comment, déjà debout, mademoiselle Jenny ? Vous êtes matineuse ! Vous n’êtes pourtant pas obligée à ça vous ?

JENNY. — Non, mais je ne dormais pas, je me suis levée pour voir si ce vilain brouillard était fini.

COTTIN. — Ah ! vous voyez ! le soleil se lève bien gaillard et bien gentil.

JENNY. — Mais cela a duré presque jusqu’au jour, cette obscurité ?

COTTIN. — Vous le savez donc mieux que moi, car je dormais bien tranquille. Mais je crois que, pour de vrai, il n’y a pas longtemps que c’est fini, car il y en avait encore tout à l’heure une couche si épaisse sur mes paillis que je ne voyais pas mes artichauts.

JENNY. — C’est dangereux, n’est-ce pas, ce temps-là, pendant la nuit ?

COTTIN. — Oh ! non, ça ne fait pas de mal aux légumes.

JENNY. — Mais les gens qui sont dehors, dans les mauvais chemins, peuvent s’égarer, verser…

COTTIN. — Ah ! ça, par exemple, oui bien ? Ça me fait penser que je suis étonné de ne pas voir mon camarade.

JENNY. — Qui ? monsieur Florence, n’est-ce pas ?

COTTIN. — Oui. Oh ! dame, je l’appelle mon camarade parce qu’il le veut, car il est assez savant pour être mon supérieur ; mais, voyez-vous, ce garçon-là est si humain, si gentil ! Il n’y a pas trois jours que je le connais, et il me semble qu’il y a dix ans.

JENNY. — Eh bien, vous craignez qu’il ne lui soit arrivé malheur ?

COTTIN. — Je ne dis pas ça, mais il a découché et il n’est point encore rentré. Bah ! il se sera amusé ! Le samedi soir c’est assez la coutume, jusqu’au lundi matin.

JENNY. — Vous n’avez pas entendu dire qu’il fût arrivé des accidents, aux environs, pendant cette mauvaise nuit ?

COTTIN. — Non, je n’ai encore vu personne ; mais, tenez nous en parlons, et le voilà !

JENNY. — Ah ! mon Dieu ! déjà ?

FLORENCE. — Déjà ? Vous avez dit déjà, Jenny ?

JENNY. — Ai-je dit cela ? Je ne sais pas de quoi je parlais avec monsieur Cottin.

COTTIN. — Oh ! dame, nous n’avons pas encore eu le temps de l’oublier ! Nous parlions de vous, Florence ! Elle se tourmentait de ce que vous n’étiez pas rentré. Allons, je vais visiter mes couches, faire ma tournée aux espaliers et puis, comme, grâce au bon Dieu, c’est aujourd’hui dimanche, je m’en irai un peu prendre l’air du pays dans le village. Est-ce que vous n’y viendrez pas aussi, mon camarade ? On va à la messe, on joue aux quilles sur la place, on boit chopine avec les amis. Oh ! ici, c’est tous des bons enfants. Vous viendrez, pas vrai, quand vous aurez visité vos serres.

FLORENCE. — Oui, oui, mon ancien. Je serai bien aise de faire connaissance avec les bons enfants de l’endroit.

COTTIN. — Et puis, vous savez, nous allons ce soir à la comédie des marionnettes ! C’est-il vrai que madame ira, mademoiselle Jenny ?

JENNY. — Oui, elle l’a promis.

COTTIN. — Ah ! tant pis ? ça me gênera un peu pour rire tout mon soûl.

JENNY. — Mais madame compte bien rire aussi.

COTTIN. — À la bonne heure. Au revoir, Florence. Salut, mademoiselle Jenny.

(Il s’éloigne.)

FLORENCE. — Vous vous en allez aussi, mademoiselle ? Vous ne venez pas faire avec moi le bouquet de madame ?

JENNY. — Oh ! vous vous y entendez mieux que moi, et je ne vous serais bonne à rien. D’ailleurs, j’ai affaire dans la maison.

FLORENCE. — J’aurais pourtant voulu vous donner des nouvelles de votre ancienne compagne, la pauvre Céline.

JENNY. — La pauvre Céline ?… Oui, pauvre Céline, c’est vrai !… Est-ce que vous l’avez accompagnée jusqu’à la ville ?

FLORENCE. — Non, jusqu’à mi-chemin à peu près.

JENNY. — Elle est bien partie, vous en êtes sûr ?

FLORENCE. — Vous craignez donc bien de la revoir ?

JENNY. — Pour moi, non ! Je ne m’en inquiète que pour madame.

FLORENCE. — Vous l’aimez beaucoup, madame ?

JENNY. — Oui, parce qu’elle m’a fait du bien.

FLORENCE. — Et parce que vous avez besoin d’aimer !

JENNY. — Pas plus qu’une autre, je pense.

FLORENCE. — Si fait, vous êtes aimante ? Eh bien, puisque vous acceptez si généreusement les défauts et les erreurs des autres, gardez donc un peu de votre commisération pour celle qui est vaincue dans la lutte !

JENNY. — Laquelle est-ce donc, selon vous ?

FLORENCE. — Oh ! ce n’est pas madame de Noirac ! elle a dormi tranquille cette nuit, n’est-ce pas ? Elle pourrait braver Céline, à présent, et lui jeter à la face l’accusation de calomnie, si Céline essayait de se repentir de sa générosité. Céline n’a plus de preuves, et monsieur Gérard de Mireville sera tout à l’heure aux pieds de sa maîtresse coupable et triomphante, tandis que la courtisane, délaissée et abattue, s’en va seule, essayant de se repentir et projetant de rentrer dans le bon chemin.

JENNY. — Elle est dans ces idées-là, vrai ? Je ne le croyais pas… Mais si c’est vrai, je m’en réjouis. Pourquoi voulez-vous que je la plaigne ? C’est elle alors qui est la plus victorieuse des deux, car je ne voudrais pas avoir, vis-à-vis d’un bon cœur comme monsieur Gérard, ce que ma pauvre maîtresse a sur la conscience.

FLORENCE. — À la bonne heure, Jenny. Je suis content de vous entendre juger et prononcer ainsi. Il me semblait, pardonnez-moi ma franchise, que vous étiez trop indulgente pour madame de Noirac. À présent, je ne serai plus blessé de vous voir l’aimer de tout votre cœur. Je saurai que votre conscience n’est pas dupe de votre gratitude envers elle, et qu’à l’occasion vous lui direz la vérité.

JENNY. — Je vous promets… c’est-à-dire je promets à Dieu de faire mon devoir en toute occasion.

FLORENCE. Et moi, certain de cela, je vous promets de ne jamais plus vous dire un mot contre celle que vous aimez.

JENNY. — Vous m’obligerez, je vous en remercie.

FLORENCE. — Mais vous ne me défendez pas de vous parler de Céline ?

JENNY. — Si vous y tenez, je le veux bien, car il paraît que vous n’avez plus que du bien à m’en dire ?

FLORENCE. — Je vous assure, Jenny, que Céline n’est pas une mauvaise nature, et qu’il y a en elle assez de cœur et d’intelligence pour revenir à la raison et à la droiture, si…

JENNY. — Je n’ai jamais dit le contraire.

FLORENCE. — Elle souffre beaucoup dans ce moment-ci.

JENNY. — Elle souffre ?… Ah ! oui, je sais pourquoi.

FLORENCE. — Vous savez pourquoi ?

JENNY. — C’est-à-dire, je le devine… Elle songe à sa vie passée… elle voudrait l’effacer !

FLORENCE. — Et la réparer.

JENNY — Que Dieu l’aide ! Je prierai pour elle de tout mon cœur.

FLORENCE. — Vous qui la connaissez mieux que moi, puisque vous l’avez vue dans son temps d’innocence, pensez-vous qu’elle puisse y revenir ? Y a-t-il en elle un peu de suite dans les idées, un peu de religion véritable au fond de l’âme ?

JENNY. — Il y en avait ; pourquoi n’y en aurait-il plus ?

FLORENCE. — Ah ! le vice a passé par là, et il est si difficile de remonter du fond de l’abîme !

JENNY. — Vous me parlez de choses que je ne sais pas, monsieur Florence. Comment pourrais-je juger de ce qui vous inquiète si fort ? À vous dire vrai, tout en m’intéressant à cette pauvre Céline, je n’aime pas beaucoup à parler d’elle… Cela m’embarrasse, je ne sais trop pourquoi… Il me semble que ce n’est pas à moi, mais à une personne mûre, comme monsieur Jacques, que vous devriez demander conseil.

FLORENCE. — Est-ce que je vous ai demandé conseil, Jenny ?

JENNY. — J’ai cru que oui.

FLORENCE. — Oh ! non. Je n’ai pas de conseils à demander à propos d’elle.

JENNY. — Sans doute, vous savez ce que vous avez à faire, et c’est votre cœur seul qui doit vous diriger.

FLORENCE. — Jenny ! Céline vous a parlé de moi hier soir ; que vous a-t-elle dit ?

JENNY. — Je ne m’en souviens pas, monsieur.

FLORENCE. — C’est-à-dire que vous ne voulez pas vous en souvenir : pourquoi ?

JENNY. — Mon Dieu, monsieur Florence, je m’étonne de vos questions, ce matin. Je ne vous aurais pas jugé capable de m’en faire jamais auxquelles je ne pusse pas répondre.

FLORENCE. — Si je comprends votre réserve, Jenny, et si j’insiste cependant, que penserez-vous de moi ?

JENNY. — Je penserai qu’il y a des choses que les hommes ne comprennent pas, et je serai forcée de vous dire que ce n’est pas à moi d’être votre confidente.

FLORENCE. — Non, Jenny, je ne vous demande pas cela. Je vous demande si vous pensez qu’une pécheresse repentante puisse être jamais comparée à la vertu sans tache ?

JENNY. — Je sais que l’Évangile dit : « Que celui d’entre nous qui est sans péché lui jette la première pierre. »

FLORENCE. — Ah ! Jenny, vous dites comme Jacques. Vous êtes grande et bonne comme lui !

JENNY. — Monsieur Jacques vous a dit comme cela ! Eh bien, suivez les avis de monsieur Jacques, ils doivent être bons.

FLORENCE. — Ainsi, vous m’approuverez, vous ne m’ôterez pas votre estime si je retourne auprès de Céline ?

JENNY. — Mais… certainement non, monsieur Florence ! De quel droit vous blâmerais-je ? Adieu, je vais faire le chocolat de ma maîtresse. Faut-il, si elle m’interroge, que je lui dise que vous nous quittez ?

FLORENCE. — Non, pas encore, Jenny. Je veux passer la soirée avec les nouveaux amis que j’ai dans le pays, avec vous, avec Jacques, Eugène et les autres. Nous allons à la comédie, vous savez ?

JENNY, riant. — Oui, ce sera très-joli, très-gai, j’en suis sûre !

(Elle étouffe un cri et tombe évanouie.)

FLORENCE, la relevant. — Qu’est-ce donc, mon Dieu ! Jenny, vous souffrez ?… Est-elle morte ? Ô Dieu de bonté ? non ; vous voulez qu’elle vive et que je sois heureux un jour ! (Il la porte sur un banc.) Jenny, chère Jenny, revenez à vous ! ne souffrez pas… Mon Dieu, que faire ?

JENNY, revenant à elle. — Qu’est-ce donc, monsieur Florence ? Comment suis-je venue ici ? J’étais là-bas tout à l’heure !

FLORENCE. — Vous êtes malade, Jenny ? Vous souffrez beaucoup ?

JENNY. — Oui, j’étouffe, je ne sais pas ce que j’ai… Je suis tout étourdie !

FLORENCE. — Êtes-vous sujette à vous évanouir.

JENNY. — Non, jamais… Ce n’est rien… C’est que je n’ai pas dormi depuis deux nuits… à cause de madame… et puis l’air du matin, je crois… J’ai froid, je vais rentrer.

FLORENCE. — Oui, vous tremblez. Laissez-moi vous donner le bras, vous vous soutenez à peine.

JENNY. Oh ! non… Ce n’est rien… je peux marcher… Merci… Adieu !

FLORENCE. — Attendez ! Tenez, voilà Marotte qui vous cherche, elle vous reconduira au château. Venez ici, mademoiselle Marotte ! Voyez, mademoiselle Jenny est malade. Ayez soin d’elle, n’est-ce pas ?

MAROTTE, accourant. — Oh ! la pauvre enfant, je le crois bien qu’elle peut être malade ! Depuis deux jours qu’elle ne boit ni ne mange ! Venez avec moi, ma petite Jenny ! Vous avez des peines, j’en suis sûre ! Eh ! mon Dieu, est-ce qu’il faut se faire du mauvais sang comme ça ! Appuyez-vous, prenez mon tartan. Vous êtes toute gelée ! Venez, mon cœur, j’aurai bien soin de vous. Pauvre colombe du bon Dieu. (À Florence.) Ah ! oui, c’en est une, elle ! de colombe du bon Dieu !

(Elle l’emmène).

FLORENCE, les suivant de loin. — Ô Jacques, que n’êtes-vous déjà de retour :