Le Diable aux champs/6/Scène 10

Calmann Lévy (p. 278-282).



SCÈNE X


À la maison blanche


MAURICE, JACQUES, RALPH.

MAURICE. — Oui, oui, monsieur Brown, tout ce qui est ici et au prieuré est à la disposition de votre famille, et si vous voulez me faire bien plaisir, vous ne me parlerez par d’argent. Vous disposerez de ma baraque comme si elle était à vous et pour tout le temps que vous voudrez. Je suis bien fâché qu’elle ne soit pas plus belle ; mais ce n’est pas ma faute on n’est pas millionnaire !

RALPH. — Ma femme et mes filles sont habituées à une vie simple et aux habitations modestes qu’un climat généreux autorise. Je vois que votre maison est bien close ; c’est tout ce qu’il faut dans ce pays-ci. Je ne veux pas vous parler d’argent puisque cela vous chagrine. Eh bien, si vous le permettez, je ferai arranger la maison d’une manière confortable, si ma femme, comme j’en suis presque certain, prend plaisir à s’y installer pour quelque temps, et ceux qui nous succéderont ici profiteront de ces petites améliorations.

MAURICE. — Vous ferez tout ce que vous voudrez, monsieur Brown. Ah çà ! vous avez donc des enfants ?

JACQUES. — Deux filles belles et bonnes, deux anges, à ce que j’ai ouï dire ; mais la modestie paternelle de Ralph s’oppose à ce qu’il nous les vante.

RALPH. — Mais non ! Pourquoi ? Elles ressemblent à leur mère ; elles ont été élevées par elle : c’est dire qu’elles sont parfaites à mes yeux,

MAURICE. — Il n’y a qu’une chose qui me chagrine, c’est que leur arrivée ne vous permettra peut-être pas de venir à notre comédie. J’ai laissé Émile, Eugène et Damien brochant le second acte, et ils m’attendent pour faire le troisième. Leur porterai-je ce coup de poignard, de leur dire que vous ne serez pas à notre représentation ?

RALPH. — J’espère bien que nous y serons, au contraire. Ma femme est matinale, je suis bien sûr qu’elle se sera mise en route de bonne heure, et qu’elle arrivera à temps pour dîner et aller au spectacle que vous nous préparez.

MAURICE. — Avec vos filles ? Ah ! pour le coup, il faut que les marionnettes se surpassent aujourd’hui. Je cours surveiller ça. Au revoir ! À huit heures, vous savez !

(Il sort.)


JACQUES, RALPH.

RALPH. — J’aime ce jeune homme, il est franc, et sa gaieté soutenue est l’indice certain d’une conscience tranquille.

JACQUES. — Je vous réponds de cela, quant à lui et quant à ses compagnons. Leur vie est pure au milieu d’une activité et d’un enjouement intarissables. Il n’y a chez eux ni soucis d’ambition, ni vanité de parvenu chose bien rare chez les artistes de notre temps.

RALPH. — Je vous objecterai qu’ils ne sont pas encore parvenus, ceux-là.

JACQUES. — Pardonnez-moi, ils le sont relativement. Ils sont tous fils d’artisans, et comme ils ont du talent, ou sont en train d’en avoir, les voilà montés d’un cran sur cette échelle imaginaire de la noblesse des conditions. Aucun d’eux n’a eu le moyen ou l’occasion de faire ses classes. Les voyez-vous pour cela moins intelligents, moins capables de comprendre leur art et nos idées ?

RALPH. — Non certes. Il me semble, au contraire, qu’ils ont moins de défense intérieure contre les conseils de l’équité, que ceux qui ont passé sous la toise de l’éducation universitaire. Savez-vous que je suis frappé de l’existence à la fois excentrique et régulière de ces trois enfants ? À quoi attribuez-vous ce bonheur insouciant, et pourtant légitime, qu’ils savent préserver des atteintes de la vie générale extérieure ? Je ne saisis pas bien les nuances de leurs caractères, et, dans leur gaieté communicative comme dans leur adhésion sympathique à ce qui leur vient de bon de la part des autres, je trouve quelque chose comme un accord parfait en musique ; j’ai encore vu peu d’artistes depuis mon retour en France. Sont-ils tous dans ces conditions ?

JACQUES. — Mon ami, l’art a pour but la gloire dans les temps de gloire, et l’argent dans les siècles d’argent. Les artistes subissent vivement le contre-coup des époques qui les produisent, parce que ce sont des êtres de sentiment et d’imagination, impressionnables comme des femmes ou comme des enfants. Vous trouverez donc peu d’artistes parvenus qui ne soient pas égoïstes, et, par conséquent, plus partisans de la cour de Russie que de la France pauvre et libre. Ils craignent les révolutions par crainte pour leur bien-être, et, en cela, les plus subtils et les plus charmants de ces hommes-là offrent parfois une ressemblance singulière avec les paysans les plus lourds et les plus incapables de raisonnement. Voilà pour les artistes d’aujourd’hui, en général ; mais il y a là, comme partout, une jeune race rieuse et insouciante de caractère, enthousiaste et généreuse au fond du cœur. L’artiste et l’artisan des grandes villes, quand ils ne sont pas corrompus par le succès ou désespérés par la misère, sont encore ce qui résume le mieux l’ancien, l’impérissable caractère français. Ce sont les poètes de la tourmente, riant à bord du navire qui sombre et chantant la divinité qui les frappe. Chez eux, vous trouverez peu d’aptitude à connaître la cause des choses, ce rerum cognoscere causas dont Maurice se divertissait l’autre jour ! Leur vie est tout extérieure et sensitive ; mais quand la démonstration se fait pour eux par l’image, ils la saisissent vite et la communiquent à l’instant même par mille images saisissantes. En somme, les idées de réforme sociale qui voudraient atteindre le libre développement de l’art et des artistes seraient mortelles pour la France et pour l’humanité. Les théoriciens froids, les raisonneurs infirmes qui voudraient proscrire l’imagination et la fantaisie, loin d’être des logiciens et des hommes positifs, comme ils s’en flatteraient, seraient des aveugles qui jetteraient leur bâton pour mieux trouver le but. Le peuple est poète, c’est-à-dire que l’idée passe de ses sens à son cœur et à son cerveau. L’idée nue et abstraite le trouve paresseux ou indifférent. Le son d’un tambour, la vue d’une image coloriée lui font comprendre la gloire. Un couplet de chanson lui révèle plus de sentiment et de pensées que les livres et les discours. Qu’on épure ses sensations, qu’on éclaire son goût, et vous verrez qu’il cessera de vous dire que les artistes ne servent à rien et feraient mieux de bêcher la terre ! Mais à quoi songez-vous, mon ami ?

RALPH. — Au passé et au présent. Je regarde d’ici le grand pignon moussu du prieuré et le filet de fumée légère qui flotte au-dessus de cette cheminée de moines, antique officine de repas pantagruélesques, dont la tradition est restée dans le pays ; et je me dis qu’il est des habitations qui semblent inféodées à des existences tranquilles. Eh bien, j’aime autant la cocagne intellectuelle de nos jeunes artistes que la ripaille grossière des vieux carmes !