Le Diable aux champs/5/Scène 6

Calmann Lévy (p. 231-233).



SCÈNE VI


Dans la campagne


FLORENCE, JACQUES, MYRTO.

FLORENCE, à pied, conduisant le cheval par la bride, à Jacques et à Myrto, qui sont dans la carriole. — Ah ! je touche un mur, bon ! un pas de plus, et je faisais passer la roue sur la borne ! Attendez-moi ici, c’est peut-être une maison, mais je ne peux m’en assurer qu’avec les mains.

MYRTO. — Prenez garde, Marigny ! On peut se tuer par un temps pareil.

FLORENCE. — Tenez la bride du cheval, monsieur Jacques. Je veux savoir où nous sommes.

(Il s’éloigne.)

MYRTO. — Quel temps ! Vous ne trouvez pas que c’est lugubre ?

JACQUES. — Enveloppez-vous bien dans mon manteau, car ce brouillard, sans être froid, est humide et malsain.

MYRTO. — Ah ! vous êtes trop bon, monsieur Jacques ! Vous n’êtes pas jeune, vous, et vous vous dépouillez pour moi qui suis forte comme un cheval de charrette !

JACQUES. — C’est parce que vous êtes jeune que votre existence est plus précieuse que la mienne.

MYRTO. — Plus précieuse ! Est-ce que vous me raillez, monsieur Jacques ? Ce ne serait pas bien, je suis si triste !

JACQUES. — Je ne raille jamais. Vous avez encore le temps de faire beaucoup de bien, si vous voulez, et moi, en dépit de ma volonté, pour peu que les infirmités de la vieillesse arrivent bientôt, comme c’est dans l’ordre, j’ai à peu près fini ma carrière.

MYRTO. — Faire du bien, moi ! Ah ! si je le pouvais ! Mais je ne le pourrai jamais : il ne m’aime pas, lui !

JACQUES. — Qui donc ? Florence ?

MYRTO. — Vous le savez bien. S’il ne vous l’a pas dit, vous le voyez du moins à ce que je souffre. Il me parle à peine, ou il parle exprès de choses qui ne m’intéressent pas. Il vous a fait venir avec nous pour ne pas se trouver seul avec moi. Je ne me plains pas de vous, monsieur Jacques ! Vous êtes si doux, si poli ! Vous avez pour moi des égards qui devraient me flatter, moi pauvre mauvaise fille, de la part d’un homme aussi respectable que vous… Mais tenez, ce brouillard qui s’était presque dissipé et qui est revenu tomber tout à coup sur nous, ça m’irrite, ça m’étouffe : il me semble que je suis dans un linceul. Je ne suis pas peureuse. Le danger où nous sommes depuis une heure ne m’occupe pas du tout ; mais ces ténèbres blanches me donnent des idées de mort. C’est plus affreux que la nuit la plus noire. Et lui, qui ne revient pas ! Ça m’inquiète. Descendons et cherchons-le. On ne doit pas se séparer dans un danger pareil !

JACQUES. — Vous avez raison… Mais tranquillisons-nous, le voilà. Eh bien, Marigny, où sommes-nous ?

FLORENCE. — Je le sais maintenant. Nous sommes au pied de la chapelle de Saint-Satur. J’y ai passé en venant de Paris.

MYRTO. — Et qu’est-ce que c’est que cet endroit-là ? Est-ce habité ?

JACQUES. — Non ; c’est une chapelle abandonnée dans une lande déserte ; mais il y a un ravin à deux pas d’ici, et il serait imprudent, nous qui l’avons évité par miracle jusqu’à présent, de nous avancer davantage.

FLORENCE. — Savez-vous ce qu’il faut faire, monsieur Jacques ? Vous avez froid, j’en suis sûr, et mademoiselle aussi. Entrez dans la chapelle, qui n’est pas très-bien close, mais où vous serez toujours mieux qu’en plein champ. Je vais dételer le cheval, le mettre dans ce préau fermé, et j’irai vous rejoindre. Il est impossible que dans une heure ce brouillard ne soit pas à peu près tombé.

JACQUES. — C’est, en effet, le seul parti raisonnable à prendre, et pour cela, mademoiselle Myrto, il ne faut qu’un peu de patience.

MYRTO. — Oh ! monsieur Jacques, je n’en ai pas besoin quand je suis avec vous… et avec lui… qui ne m’entend déjà plus !

JACQUES. — Attendez ! Je vais prendre une des lanternes de la voiture pour nous éclairer dans cette espèce de ruine.