Le Diable aux champs/5/Scène 1

Calmann Lévy (p. 215-216).



CINQUIÈME PARTIE


SCÈNE PREMIÈRE


Dimanche, la nuit, chez Jacques


RALPH, JACQUES auprès du feu.


(Ils gardent le silence. Le grillon chante. Minuit sonne.)


JACQUES, mélancolique. — Un jour qui finit, un jour qui commence ! Ne vous semble-t-il pas qu’aussitôt qu’on s’est dit, en entendant le timbre d’une horloge, nous voici à dimanche, on compte déjà ce dimanche comme si c’était un jour révolu ? L’idée qu’on se fait du temps est illusoire, et on passe sa vie à croire qu’il est trop tard ou trop tôt pour toutes choses.

RALPH, tranquille. — Ce premier feu de l’automne est agréable ! Entendez-vous comme il réjouit le cœur de votre petit lutin du foyer ?

JACQUES. — Oui, ce grillon-là chante dans l’âtre tout l’hiver, comme son cousin le grillon des champs crie tout l’été dans la prairie. Tous deux adorent l’esprit du feu, mais sous une autre apparence. Les uns ont le culte du soleil, comme les Péruviens ; les autres celui de la flamme sur l’autel, comme les mages. Croyez-vous qu’ils se damnent et se persécutent les uns les autres.

RALPH, gravement. — Je ne le pense pas.

JACQUES. — Mais vous ne prétendez pas pour cela, comme certains philosophes du xviiie siècle, que les animaux sont supérieurs à l’homme, et que la société humaine doit prendre exemple sur celle des bêtes ?

RALPH. — Non certes. Les bêtes sont privilégiées d’un certain côté. Toujours soumises aux mêmes lois pendant des périodes de siècles inconnues à l’homme, elles peuvent toutes dire et chanter sans cesse, sur un mode invariable, que le jour où elles vivent est le jour de l’âge d’or. C’est la divine compensation accordée à leur impuissance en fait de perfectionnement. Mais l’homme, condamné à toujours désirer et chercher le mieux dans le travail et la douleur, se croit toujours dans l’âge de fer, sans songer que, par rapport au passé, chaque période de son existence sur la terre est un âge d’or relatif.

JACQUES. — Quoi, optimiste ! même les jours incertains et douloureux que nous traversons, vous les croyez filés d’or et de soie, au prix de ceux qu’ont traversés nos pères ? Hélas ! tout ce que je puis vous accorder, c’est que nous avons, de plus en plus, la conscience de souffrir pour accomplir l’œuvre de Dieu sur la terre !… Allons, mon cher Ralph, il se fait tard, il faut nous reposer. Nous n’avons plus d’objections à nous faire sur ce grand chapitre de l’amour et de la famille qui nous a occupés jusqu’à présent et qui m’a fort attristé, je l’avoue. Nous disons que l’égalité rendra possible, et même facile, l’amour fidèle et la famille indissoluble.

RALPH. — Et que jusque-là le désespoir ou l’hypocrisie régneront sur le monde… Attendez que je couvre le feu… Mais qui donc frappe encore, à cette heure ?

JACQUES. — C’est pour quelque malade, probablement. On Tient me chercher ainsi fort souvent au milieu de la nuit.

RALPH. — N’importe, je vais voir avec vous. Vous faites donc concurrence au médecin du village ?

(Ils vont ouvrir.)

JACQUES. — Bien malgré moi ; mais on préfère mes soins parce qu’ils sont gratuits.

RALPH. — Votre jeune médecin est pourtant fort charitable !