Le Diable aux champs/4/Scène 7

Calmann Lévy (p. 184-187).



SCÈNE VII


À la maison blanche


FLORENCE, MYRTO.

MYRTO. — N’essayez pas de rentrer chez vous par ce brouillard. Il y a de quoi se tuer, rien que pour faire deux pas.

FLORENCE. — Je resterai jusqu’à ce qu’il s’éclaircisse un peu ; mais n’essayez pas de me tromper davantage. Ceci est une raillerie, et une raillerie méchante.

MYRTO. — Pourquoi méchante ? Quand je vous dis que je vous aime ; vous qui n’êtes plus rien, vous qui n’avez plus rien, quel intérêt puis-je avoir à vous tromper ?

FLORENCE. — Vous trouveriez divertissant… voyons, excitant, intéressant, de troubler la raison d’un homme sage, parce que vous avez vu qu’il y avait en lui un cœur aimant ? Vous croyez que l’amour s’éveillerait en lui dans le délire, et qu’au milieu du plaisir vous entendriez enfin un cri de l’âme qui vous donnerait une jouissance nouvelle ?

MYRTO. — Ah ! si je l’avais entendu une seule fois, ce cri de l’âme, ce mot du cœur, je ne serais pas ce que je suis !

FLORENCE. — Vous mentez, Myrto, vous l’avez entendu plus d’une fois. Plus d’une fois on a essayé de vous aimer. Il n’est pas une de vous qui n’ait inspiré une passion vive à quelque enfant naïf et pur, trompé par l’ardeur de la jeunesse et le besoin d’aimer. L’ami dont nous parlions tantôt vous a aimée follement et sincèrement, je le sais. À cette époque de votre vie, il vous eût encore été possible de sentir le prix d’une affection vraie, et vous l’avez quitté pourtant pour un homme plus riche ! Ne jouez donc pas avec ce mot sacré que vous avez foulé aux pieds, l’amour ! Il peut vous inspirer encore des moments de curiosité, parce que ce n’est pas sur la passion vraie que vous êtes blasée ; mais il ne dépend plus de vous d’embrasser ce beau rêve, et vous devez le laisser à celles qui ne l’ont pas profané.

MYRTO. — Florence, je vois que c’est un parti pris de me faire souffrir. Ah ! vous me tuez ! Je ne sais pas si tout cela est vrai ; je ne sais pas si mon cœur est mort, mais il se brise en vous écoutant. Votre regard, votre voix me fascinent ; il me semble que je vais me mettre à vos genoux pour vous supplier, non pas comme vous le croyez, de me donner du délire, mais de m’accorder un peu de consolation et de pitié. Voyons, que faut-il donc faire pour vous prouver que j’ai du repentir et du chagrin ?

FLORENCE. — Je vous l’ai dit. Il faut d’abord renoncer à une mauvaise action, étouffer en vous un instinct de méchanceté détestable.

MYRTO. — Il faut vous rendre les lettres ? Eh bien, après, m’aimerez-vous !

FLORENCE. — D’amitié, oui ! d’une amitié compatissante et toujours prête à vous tendre la main, si cette première bonne action vous donne le goût d’une suite de bonnes actions.

MYRTO. — D’amitié d’amitié, seulement ! Ah ! quel supplice, si vous en aimez une autre et si le sacrifice de ma vengeance est un triomphe pour elle ! Oui ! vous aimez madame de Noirac ! Les preuves de sa coquetterie ne vous en empêcheront pas. Je vois comme vous êtes, vous ! Vous êtes capable de pardonner ce que les hommes du monde ne pardonnent jamais. Cette femme-là vous a fait croire à son repentir, à sa conversion, et vous voulez sauver sa réputation à tout prix ! Ah ! comme vous m’avez menti ! Comme vous êtes amoureux d’elle ! Vous lui passez tout, à elle, et à moi, rien ! Et cependant quelle est la plus coupable ? N’est-ce pas celle qui a été élevée dans un couvent ou sous l’œil d’une mère tendre ; qui a eu un mari avant de songer à s’ennuyer d’être fille ? Celle qui n’a jamais rien eu à désirer, qui a connu tous les triomphes, tout le luxe, tous les plaisirs que nous convoitons en vain, nous, pauvres enfants de la misère ? Pourquoi font-elles le mal, celles qui n’ont pas besoin d’être coupables pour être heureuses ? Pourquoi leur pardonne-t-on, à celles qui mentent et qui trompent cent fois plus que nous ? Notre vertu n’en impose à personne, et la leur, quelle hypocrisie !…

FLORENCE. — Avez-vous tout dit ? Je vous jure que je ne suis pas amoureux de madame de Noirac, et que je ne m’intéresse à elle qu’indirectement.

MYRTO. — Eh bien, alors, est-ce à moi que vous vous intéressez ?

FLORENCE. — Attendez ! Oui, je peux vous dire cela sans vous tromper. En ce moment où je vous connais plus qu’elle, où je vois en vous des accès de douleur que je ne verrai probablement jamais chez elle, et où vous me paraissez plus à plaindre qu’elle dans l’avenir ; enfin, dans ce moment où je me rappelle que vous êtes comme moi un enfant du peuple et ma sœur, par conséquent, plus que cette patricienne, je peux vous dire que je m’intéresse personnellement à vous plus qu’à elle. C’est donc pour vous plus que pour elle que je redemande ses lettres.

MYRTO. — Ah ! tu vas les avoir, merci ! sois béni ! Dis-moi que tu m’aimes, et ma vengeance tombe à tes pieds !

FLORENCE. — Te dire que je t’aime, pauvre fille ! Comme tu l’entends, non ! Abuser de ce mot-là avec toi, ce serait faire déborder la coupe de ton châtiment.

MYRTO. — Eh bien, vous ne les aurez pas, les lettres ! Non, non, allez-vous-en ! Je pars et je les emporte !

FLORENCE. — Adieu donc, Myrto ! Mais je vous avertis qu’après cette vengeance-là vous êtes perdue, vous n’êtes plus digne de pitié ; vous n’êtes plus seulement débauchée, vous êtes méchante, et c’est encore ce qu’il y a de plus effrayant et de plus répulsif chez une femme !