Le Diable aux champs/4/Scène 13

Calmann Lévy (p. 207-212).



SCÈNE XIII


Dans le boudoir de Diane


DIANE, FLORENCE.

DIANE. — Et vous l’accepterez de ma main.

FLORENCE. — Une bague ? c’est bien flatteur, certainement. madame ! Mais permettez, c’est un diamant. Je ne m’y connais pas, je suis fort peu minéralogiste… et ces objets-là sont sans valeur scientifique pour moi. Permettez-moi de le remettre dans cette coupe, où il me fait autant de plaisir à voir que s’il était à mon doigt… C’est très-joli, en effet, un diamant ! C’est un emblème ; c’est pur, c’est brillant, c’est inaltérable ! mais le soleil est encore plus beau !

DIANE. — Mais je ne peux pas vous le donner.

FLORENCE. — Non, car il est à moi plus qu’à vous ; je le vois lever tous les matins et coucher tous les soirs ; et à toutes les heures de la journée je le contemple et je le consulte pour mes fleurs, qui sont ses filles, et pour lesquelles je suis, moi, le prêtre du Dieu qui leur donne la santé, la couleur, le parfum et la vie.

DIANE. — Voilà bien de belles choses sous lesquelles cependant la moquerie et une fierté excessive percent toujours. Vous me refusez avez beaucoup d’esprit ; mais ce n’en est pas moins un refus et une sorte d’outrage.

FLORENCE. — Je croyais que l’outrage, si outrage il y a, était ici pour moi, madame la comtesse, et j’étais décidé à ne pas m’en apercevoir… Pourquoi exigez-vous ?…

DUIANE. — Allons, j’ai tort ! pardonnez-moi.

FLORENCE. — Comment dites-vous, madame ?

DIANE. — J’ai dit : pardonnez-moi, vous avez bien entendu. Vous ne voulez aucun gage de ma reconnaissance ; alors, que voulez-vous donc ?

FLORENCE. — Vous avoir fait plaisir, voilà tout.

DIANE. — Vous ne voulez pas même de ma reconnaissance pure et simple, sans preuves, sans témoignages aucuns ? Oui, c’est cela, je le vois. Eh bien, je souffre beaucoup de cette situation… et je vous le disais bien hier, je sens en vous je ne sais quelle méfiance… une sorte d’antipathie ! On dirait que vous voulez m’humilier et me dire avec une certaine satisfaction hautaine : Vous resterez éternellement mon obligée.

FLORENCE. — Ah ! que tout cela est froid et amer, madame la comtesse ! Voyez donc combien est vrai ce que je vous disais tout à l’heure, qu’un abîme de préjugés et de mauvais sentiments, de sentiments faussés par l’orgueil, séparait en nous deux êtres qui pourtant se valaient peut-être l’un l’autre ! Si j’étais un de ceux que vous regardez comme vos égaux, vous ne me diriez pas tout cela ; vous me prendriez la main en me disant : Vicomte ou marquis, vous serez à jamais mon ami. J’ai foi en votre loyauté, et je dors tranquille en vous sachant maître de mes secrets… Et vous dormiriez tranquille effectivement, L’honneur d’un patricien vous paraîtrait une chose si naturelle !

DIANE. — Florence, vous êtes un raisonneur amer ! Ah ! qu’ils sont froids et vindicatifs, ces républicains ! Vous moquez-vous de moi quand vous me dites que l’honneur d’un patricien me paraîtrait sacré, à moi qui viens d’être si lâchement trahie ! Ah ! les hommes du monde ! je les hais maintenant, je les méprise ! et vous croyez que je n’oserais pas vous tendre la main et vous dire : Florence, soyez mon ami ?

FLORENCE. — Non madame, ne le faites pas, car cela ne peut pas être.

DIANE. — Pourquoi donc ?

FLORENCE. — Je vais vous le dire : l’amitié ne s’improvise pas comme l’amour.

DIANE. — Ah ! je vous arrête, car voilà un mensonge, un blasphème ! Tous les beaux sentiments s’improvisent. L’admiration, la reconnaissance ne sont-elles donc pas imprévues, spontanées ? Supposez que vous, mon jardinier depuis deux jours, vous ayez tiré de la rivière un enfant à moi, je ne vous bénirais pas, je ne vous chérirais pas avec transport ? J’attendrais pour cela le temps et l’expérience de votre caractère ! Allons donc !

FLORENCE. — Bien, madame, et dans ce cas-là j’accepterais votre amitié. Elle serait si naturelle, si légitime, que tout le monde la comprendrait. Mais le service que je viens de vous rendre est bien moins important, bien moins méritoire. Il ne m’a coûté que le sacrifice d’une journée de travail ; c’est quelque chose, car j’aime beaucoup le travail ; mais le plaisir d’être utile est une compensation suffisante. Vous ne me devez donc rien, et la satisfaction que vous éprouvez n’augmente en rien mes mérites. Si j’étais galant, je dirais même qu’elle les efface entièrement ; mais il ne m’appartient pas de vous dire de ces choses-là, et je ne vous les dirai pas, soyez tranquille, madame la comtesse.

DIANE. — Ah ! si vous les pensiez, vous ne seriez peut-être pas si timide pour les dire ou si orgueilleux pour les supprimer.

FLORENCE. — Je ne suis ni orgueilleux, ni timide, madame, et je vois les choses comme elles sont. Vous ne pouvez dire à personne la cause de la reconnaissance et de l’amitié que vous prétendez me devoir. Vous devez en faire un mystère, et le mystère est incompatible avec l’amitié.

DIANE. — Eh bien, pourquoi cela ? Vous n’êtes guère romanesque, si vous ne sentez pas que le mystère est un charme, un attrait de plus dans les sentiments nobles et purs.

FLORENCE. — Non, madame, je ne suis pas romanesque, je l’avoue. Votre intendant, en m’engageant à votre service, n’a point exigé cela de moi.

DIANE. — Mais après ce qui s’est passé aujourd’hui, j’aurais cru qu’un philosophe, un poète, car vous êtes l’un et l’autre, s’élèverait tout naturellement au-dessus de certaines misères réelles ; qu’il verrait sans humeur et sans dépit certaines limites apparentes gêner l’expansion de mes sentiments ; mais qu’il comprendrait que mon cœur est exempt de préjugés, et que je puis nourrir en secret, pour lui, une amitié douce, chaste et profonde, comme le dévouement qui l’a fait naître. Moi, j’appelle illusion, chimère et mensonge, cette vie positive, cette vie de convenances et d’hypocrisie que je subis et que je déteste. J’appelle vérité tout ce que Dieu inspire et approuve, et le roman me paraît la vie comme elle n’est pas, mais comme elle doit être. Donc, être romanesque, c’est être dans la vérité absolue. Un disciple de l’idéal, comme vous devez l’être, peut-il ici me contredire ?

FLORENCE. — Non certes, madame ; votre théorie me paraît vraie, puisqu’elle est la mienne ; mais ici la pratique ne pourrait pas la justifier. Ce serait trop grave entre nous, un pareil contrat, puisque ce serait une contravention secrète, très-dangereuse pour votre réputation, aux lois du monde où vous vivez. Ne me tentez donc pas davantage, ou permettez-moi de quitter votre service ; car, de deux choses l’une : ou je puis accepter le titre de votre ami, en prenant la résolution de ne jamais vous revoir ; ou je puis rester chez vous, en ne me considérant que comme votre jardinier.

DIANE. — En vérité, je ne vous comprends pas. Pourquoi ne seriez-vous pas mon ami, puisque c’est mon désir, et mon jardinier, puisque c’est votre goût ?

FLORENCE. — Parce que, malgré vous, vous seriez inquiète de ma conduite ultérieure, de mon attitude même auprès de vous, et cela m’humilierait et me ferait souffrir. Or, je ne veux pas m’exposer à être soupçonné, ce qui serait pour moi la dernière des humiliations.

DIANE. — Ah ! Florence, je ne sais plus que vous dire, et vous m’affligez. J’allais à vous le cœur plein et la main ouverte, toute disposée à oublier… qui sait ! à braver peut-être le préjugé des convenances ; toute prête à vous appeler mon frère, et voilà que, parce que j’ai eu le malheur de vous blesser en vous offrant un souvenir où vous avez voulu voir un présent, vous me rappelez que nous sommes nés dans deux camps ennemis, irréconciliables, selon votre impitoyable logique ! Ah ! c’est triste, cela, et je vois bien qu’il faut vivre dans la solitude du cœur ! D’un côté, ce vieux monde, que je déteste ; de l’autre, cette race nouvelle, que je veux aborder et qui me repousse !

FLORENCE. — Hélas ! oui, madame ; c’est ainsi de nos jours ! On est forcé de rompre avec le passé ou avec l’avenir !

DIANE. — Et dans le présent, il faut se haïr.

FLORENCE. — Ma conduite d’aujourd’hui vous prouve-t-elle de la haine, madame ?

DIANE. — Oh ! non certes ! mais de la pitié, et voilà tout.

FLORENCE. — Si c’était de la pitié, qu’aurait-elle donc d’humiliant pour vous, si vous êtes sans préjugés ? L’homme offense-t-il son semblable en le plaignant dans sa douleur et dans sa faiblesse ? Autrefois, vos soubrettes et vos Frontins servaient le vice avec le mépris dans l’âme et le sourire sur les lèvres. Aujourd’hui, vous pouvez rencontrer, parmi vos serviteurs, des gens assez fiers et assez sages pour vous sauver sans vous condamner. C’est que tous les hommes tendent à devenir des hommes, et que toutes les femmes…

DIANE. — Eh bien, toutes les femmes ?

FLORENCE. — Ne sont pas des marquises de la régence qu’on se dégraderait à servir. Il en est de bonnes et d’excusables, qu’on peut respecter encore après les avoir assistées dans leurs secrets embarras, et je crois, madame, vous l’avoir humblement prouvé dans ce long entretien. Mais il est minuit ; je vous demande la permission de me retirer.

(Diane, immobile et muette, le regarde sortir.)