Le Diable aux champs/4/Scène 1

Calmann Lévy (p. 164-167).



QUATRIÈME PARTIE




SCÈNE PREMIÈRE


Samedi soir, dans le parc de Noirac


MONSIEUR et MADAME CHARCASSEAU, EULALIE, POLYTE CHOPART, MADAME PATURON, MONSIEUR MALASSY.

MONSIEUR CHARCASSEAU. — En voilà bien assez, de promenade autour de cette barrière. C’est fermé partout et vous ne verrez rien ! Si nous retournions voir les citrouilles !

MADAME PATURON. — Dites donc, père Charcasseau, il y a un proverbe qui dit : Qui se ressemble se rassemble. Nous ne sommes pas curieuses des citrouilles !

MADAME CHARCASSEAU. — Ah ! la belle levrette ! toute blanche ! C’est comme une biche blanche !

POLYTE. — Je veux l’attraper, pour voir si je peux courir aussi vite qu’elle.

MADAME CHARCASSEAU. — Ah ! oui, plus souvent ! Elle en ferait courir dix comme lui.

MONSIEUR MALASSY. — Voilà un mot que j’entends souvent dire et que je ne trouve point juste. Il me semble que dix personnes qui courraient toutes de la même manière n’iraient pas plus vite qu’une seule.

MADAME CHARCASSEAU. — C’est vrai, mais ça se dit comme ça.

EULALIE. — Tiens, regarde donc, maman !

MADAME CHARCASSEAU, vivement. — Quoi ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

EULALIE. — La levrette qui gratte là-bas à la porte du pavillon !

MADAME CHARCASSEAU. — Eh bien, qu’est-ce que ça me fait ? Est-elle sotte, celle-là ! Je croyais qu’elle avait vu quelque chose !

EULALIE. — Allons donc regarder ce qu’il y a dans ce pavillon !

MONSIEUR CHARCASSEAU. — Ça ? c’est le logement du jardinier ! Qu’est-ce que vous voulez trouver là d’intéressant ?

MADAME PATURON. — C’est tout de même drôle, comme cette levrette pleure et gratte à la porte !

MONSIEUR CHARCASSEAU. — C’est probablement la chienne d’un des jardiniers de la maison.

MONSIEUR MALASSY, — Non. Je connais cette bête. C’est la levrette de monsieur Gérard, le marquis de Mireville, vous savez bien ?

MADAME CHARCASSEAU. — Ah ! c’est donc vrai qu’il vient ici tous les jours ? (À madame Paturon et baissant la voix pour qu’Eulalie n’entende pas.) Savez-vous, ma petite, qu’on dit que c’est l’amant de la dame de Noirac ?

EULALIE, qui a entendu. Ah !… Je voudrais bien les rencontrer ensemble, pour voir quelles mines ils se font !

MADAME CHARCASSEAU. — Eulalie, allez donc plus loin quand je ne parle pas pour vous. (À monsieur Charcasseau.) Si ta fille continue, elle aura le diable au corps.

POLYTE. — Venez donc voir ! venez donc voir la levrette qui ronge la porte !

MONSIEUR CHARCASSEAU. — Ah ! Cette pauvre petite bête ! Ça fait de la peine ! Il faut lui ouvrir.

POLYTE. — J’ai bien essayé, mais c’est fermé en dedans !

MADAME CHARCASSEAU. — Voyons si c’est bien fermé. Tiens, comme c’est barricadé ! Il paraît qu’ils ont des secrets partout, ici !

MADAME PATURON. — Dites donc ! vous savez à qui est la chienne ?

MADAME CHARCASSEAU. — Eh bien ?

MADAME PATURON. — Eh bien, il faut que son maître soit caché là dedans, puisqu’elle veut entrer ?

POLYTE. — Son maître, qui donc ?

MADAME CHARCASSEAU. — Chut ! Le marquis ! monsieur Gérard ! Ah ! voilà qui prouve bien…

MONSIEUR MALASSY. — C’est invraisemblable ce que vous dites là. Il n’a pas besoin de se cacher pour voir cette dame, puisqu’on dit qu’il l’épouse.

MADAME PATURON. — Lui, il l’épouse ? Ah ! il n’est pas bête ! Ça remettra du bouillon dans sa soupe, qui doit être bien maigre depuis qu’il a vendu trois de ses métairies. Eh bien, qu’est-ce que tu fais donc là, Polyte ?

EULALIE. — Il monte sur le treillage pour regarder là-haut, à travers le volet, s’il y a quelqu’un de caché là-dedans.

MADAME PATURON… Prends garde ! Ne va pas de ce côté-là. Si tu tombais, tu te noierais dans la rivière.

POLYTE. — N’ayez pas peur, c’est solide ! Bon, ça y est. J’ai tourné le mur.

MADAME CHARCASSEAU. — Est-on heureux de pouvoir grimper comme ça !

MONSIEUR CHARCASSEAU. — Ma chère, c’est indécent de farfouiller comme ça dans les secrets du monde, devant ta fille.

MADAME CHARCASSEAU. — C’est vrai. Allons-nous-en, Ulalie !

EULALIE. — Oh ! pourquoi donc, maman ?

MADAME CHARCASSEAU. — Ça ne vous regarde pas, mademoiselle. Fi ! que vous êtes curieuse ! Il y a des choses où une jeune personne ne doit pas fourrer son nez. (Se retournant vers madame Paturon.) Est-ce qu’il voit quelque chose ?

MADAME PATURON. — Dis donc, Polyte, où es-tu ? Est-ce que tu vois quelque chose ?

POLYTE, de derrière le pavillon. — Ah dame ! ça n’est pas commode ! Ne faites donc pas de bruit. J’écoute.

MADAME PATURON. — Tiens, est-ce qu’on entend quelque chose là-dedans ? (Elle colle son oreille à la porte.) Ne soufflez donc pas comme ça, monsieur Malassy, vous m’empêchez d’entendre. Tiens ! j’entends ronfler…

(Jenny paraît, portant un panier couvert.)

MADAME CHARCASSEAU, à quelque distance, parlant à son mari. — Bon ! voilà madame Paturon qui va être prise à espionner. Ah ! c’est bien fait ! Ça m’amuse.

JENNY, à madame Paturon que monsieur Malassy essaye en vain d’arracher à la porte. — Eh bien, madame, qu’est-ce que vous faites donc là ?

MADAME PATURON. — Rien, rien… je…

JENNY. — Non, rien ; vous écoutez aux portes… Et on prétend qu’il n’y a que les domestiques qui fassent de ces choses-là ?

MONSIEUR MALASSY. — Ma foi, je vous le disais bien que c’était ridicule, et cette demoiselle vous donne votre paquet ; vous ne l’avez pas volé !

(Madame Paturon, tout interdite, prend le bras de Malassy et s’en va rejoindre madame Charcasseau.)

JENNY, à la porte du pavillon, et parlant haut exprès. — Florence, êtes-vous là ? Je vous apporte votre dîner. (Élevant la voix en voyant que les bourgeoises l’écoutent.) Pourquoi laissez-vous les étrangers se promener dans le parc après le coucher du soleil ? Vous savez bien que madame l’a défendu. Allons, prenez vos clefs et reconduisez ces personnes-là, bien vite.

MADAME CHARCASSEAU. — Ah ! ma chère, sauvons-nous ! On va nous faire un affront, nous mettre à la porte. Ces laquais, c’est si insolent !

MONSIEUR CHARCASSEAU. — Oui, oui, dépêchons-nous.

MADAME PATURON. — Et Polyte ? Polyte qui est resté je ne sais où, grimpé après le mur. On va le voir…

MONSIEUR CHARCASSEAU. — Bah, bah ! tant pis pour lui. Pourquoi fait-il des bêtises ?

MADAME CHARCASSEAU. Il est bien élevé, votre jeune homme ! Aussi, vous lui donnez l’exemple !

MADAME PATURON. — Bah ! vous êtes encore drôle, vous ! Mais on va fermer les portes, et Polyte, comment sortira-t-il ? Il faut l’attendre.

MADAME CHARCASSEAU. Tant pis ! Il jouera des jambes, et s’il passe la nuit dans le parc, ça lui apprendra à être curieux et à nous attirer du désagrément.

(Il partent.)