Le Diable aux champs/3/Scène 3

Calmann Lévy (p. 117-124).



SCÈNE III


Auprès de la haie de Jacques


JACQUES, RALPH.

RALPH. — Voici une lettre qui change mes projets. Ma femme est retenue à Paris par quelques affaires, elle ne sera que dans quatre jours à Lyon. J’ai donc le temps d’en passer encore deux avec vous, mon cher Jacques.

JACQUES. — C’est une bonne nouvelle pour moi. En ce cas, nous approfondirons le sujet que nous n’avons qu’effleuré hier soir : la famille.

RALPH. — Nous avons parlé de l’amour, mais au point de vue de la nature plus qu’à celui de la religion et de la société. Nous allons donc aborder ce vaste sujet. Nous n’aurons pas le temps de l’embrasser tout entier. Il nous faudrait des années pour tout ce que nous avons à nous demander et à nous répondre, et nos heures sont comptées ! Mais nous pouvons, au moins…


JACQUES, RALPH, FLORENCE, MYRTO.

FLORENCE, dans le parc. — Oui, mademoiselle, on peut sortir par ici. C’est le jardin de monsieur Jacques, qui ne le trouvera pas mauvais.

MYRTO. — Et cela conduit au village ?

JACQUES, souriant. — Si l’on veut ; passez, madame.

MYRTO. — Bonjour, monsieur Jacques, puisque monsieur Jacques, il y a ! Je vous demande mille pardons. Je suis une nouvelle habitante du pays, et je ne connais pas encore les chemins.

JACQUES. — C’est vous qui êtes venue hier soir chez Maurice ?

MYRTO. — Et qui demeure, pour l’instant, dans une maison à lui ! Une fameuse baraque ! Mais ça ne fait rien, les lits sont propres et j’y ai bien dormi.

JACQUES. — J’en suis fort aise !

MYRTO. — Tiens ! vous avez l’air d’un vieux malin, vous ! Ce pays-ci me semble rempli de gens d’esprit, savez-vous ? Et si j’y reste, je veux voir du monde. Ah çà, dites donc vous, le jardinier !… vous êtes encore un farceur, de me dire que vous êtes jardinier… Comme si je ne vous reconnaissais pas !

FLORENCE. — Moi aussi, mademoiselle, je vous reconnais fort bien.

JACQUES. — Vous vous connaissez ?

MYRTO. — De vue, voilà tout.

FLORENCE. — Oh ! je sais fort bien qui vous êtes…

MYRTO. — Eh bien, tant mieux pour vous ; mais je ne peux pas en dire autant de vous ; je ne me souviens pas de votre nom… Mais je vous ai vu souvent, souvent, du temps que j’étais liée avec Guérineau, l’entrepreneur. Vous aviez un joli cheval arabe pur sang… J’ai voulu vous l’acheter, vous n’avez pas voulu ! Par parenthèse, vous n’étiez pas bien aimable avec moi et je vous appelais l’ours. Comment diable vous appelez-vous ?

FLORENCE. — Cela ne peut pas vous intéresser, et quand même vous le sauriez aujourd’hui, vous l’oublieriez demain.

MYRTO. — C’est possible ; je n’ai pas la mémoire des noms, mais j’ai celle des figures, et la vôtre est de celles qu’on n’oublie pas, d’ailleurs ! Pourquoi donc faites-vous semblant d’être jardinier, vous qui avez… ah bah ! on m’a dit cinquante mille livres de rente ?

JACQUES, à Florence. — Est-ce vrai ?

FLORENCE. — Madame plaisante : elle me prend pour un autre !

MYRTO. — Oh ! que non ! et la voix, et l’air moqueur, toujours le même air ! Vous me plaisiez bien, mais je vous détestais parce que vous n’avez jamais été gentil avec moi. J’ai envie de me venger. Qu’est-ce que vous faites donc à présent à la campagne, chez madame de Noirac ?

JACQUES. — Vous vous trompez, mademoiselle, Florence est jardinier-fleuriste au château de Noirac, et, par conséquent, il n’a pas de chevaux arabes et il n’a pas cinquante mille livres de rente.

MYRTO. — À moins qu’il n’ait tout fricassé en deux ou trois ans ! Mais ce n’est pas ça, et je devine l’affaire. Monsieur fait ici un roman avec madame de Noirac ; c’est encore bon à savoir, ça ! Bonjour, messieurs, au plaisir de vous revoir.

(Elle s’en va.)


JACQUES, FLORENCE, RALPH.

RALPH. — Comment, c’est là la femme dont ces jeunes gens nous parlaient hier ? et ils doutaient de ce qu’elle pouvait être ?

JACQUES. — Ces femmes-là prennent tous les aspects, et celle-ci probablement peut, quand bon lui semble, faire la dame pendant cinq minutes.

FLORENCE. — Oui, il y en a qui peuvent en prendre et en garder plus longtemps le langage et l’attitude. Myrto est plus naturelle et plus spontanée ; elle se lasse vite de poser, et à tout instant elle jette masque et bonnet par-dessus les moulins. Elle n’est pas des plus mauvaises ; mais c’est encore une assez triste connaissance à faire pour des gens sans expérience, et vous ferez bien d’en avertir vos amis les artistes, si, comme je le présume, ils connaissent encore peu le monde.

JACQUES. — Mais vous, Florence, sans vous accuser de faire un roman avec madame de Noirac, savez-vous que je suis étonné ? Un homme de votre profession peut parler et penser comme vous faites, mais non pas connaître le monde comme vous paraissez le connaître ?

FLORENCE. — Oh ! je ne ferai pas le mystérieux avec vous, Monsieur Jacques. J’ai vécu dans le monde, pas beaucoup, je ne l’ai jamais aimé, mais un peu, pour savoir ce que c’était. Je m’y trouvais naturellement entraîné par une certaine fortune, et il me fallait sortir autant de ma position pour m’en abstenir qu’il me le faudrait faire maintenant pour y rentrer. J’avais, en effet, des rentes et des chevaux ; mais je n’eus pas longtemps à en jouir. Mon père fut ruiné par une spéculation désastreuse. L’infortuné en mourut de chagrin en peu de semaines, laissant des dettes au moins égales à son avoir. J’ai tout liquidé, tout acquitté scrupuleusement. Si mademoiselle Myrto n’a pas entendu parler de mon désastre, c’est que, changeant souvent de milieu, elle avait cessé de voir mon ami Guérineau lorsque ce malheur m’arriva. Depuis j’ai cherché à vivre de mon travail, et cela ne m’a pas coûté le moins du monde.

RALPH. — Eh bien, c’est une grande preuve de bon sens, et je vous en estime davantage.

FLORENCE. — Oh ! ne m’en faites pas compliment. J’avais été élevé pour le travail, dans le principe. Mon pauvre père était un jardinier-pépiniériste habile et instruit. Jusqu’à l’âge de quinze ans, je fus son apprenti et son aide. Pendant ce temps il faisait sa fortune. Diverses entreprises ingénieuses dans sa partie l’enrichirent en très-peu d’années. Alors il voulut me donner une éducation plus complète. J’eus un précepteur, et j’appris la langue et l’histoire de mon pays. Puis il me fit voyager pendant deux ans, et j’étudiai les lois de la végétation dans diverses contrées, car la botanique était restée ma passion dominante. Je revins pour voir prospérer mon père pendant quelque temps encore. Et puis la catastrophe arriva à la révolution de Février. Tout en m’occupant de payer ses dettes, je cherchai mon pain quotidien dans les premiers travaux qui me tombèrent sous la main. J’aurais pris une brouette de terrassier plutôt que de recourir à la bourse de mes amis. J’essayai diverses parties ; mais, toujours ramené à l’étude et à la culture des plantes, je cherchai l’emploi que j’occupe ici, et je veux m’y tenir jusqu’à nouvel ordre. Quant à madame de Noirac, je ne la connais guère plus que vous ne la connaissez vous-même, et je peux même vous avouer que je n’ai pas une grande sympathie pour ses manières.

JACQUES. — Ni moi non plus ; mais peu importe. Elle ne vivra pas à la campagne, j’en suis certain. Elle n’y viendra qu’en passant. L’espace est vaste, le terrain excellent, et vous aurez ici un travail agréable. Je souhaite, pour mon compte, de conserver le plus possible un voisin tel que vous.

FLORENCE. — Je serai fier si vous m’accordez un jour le titre d’ami, monsieur Jacques, et je suis bien décidé à m’en rendre digne. Pour commencer, je ne veux pas causer plus longtemps. Je retourne au travail, dont cette vierge folle m’a dérangé, je ne sais comment ni pourquoi.

JACQUES, lui serrant la main. — Au revoir, mon brave jeune homme. Voulez-vous venir dîner avec nous aujourd’hui ? Ce sera l’heure où vous finissez votre journée.

FLORENCE. — Je le veux bien, si vous me permettez de vous quitter de bonne heure.

JACQUES. — Cela va sans dire. Deux heures pour manger et causer avec des amis, voilà une récréation bien légitime ! Combien de pauvres travailleurs ne l’ont pas ou ne sont pas capables de l’apprécier !

FLORENCE. — Hélas ! quand je pense à eux, je me regarde comme un privilégié de la fortune et de l’éducation !

(Il s’en va.)

RALPH. — Savez-vous que voilà un homme très-raisonnable et très-bon ?

JACQUES. — Oui certes, une nature excellente et un cerveau très-bien organisé. J’ai causé hier avec lui en nous rendant au prieuré, et il m’a paru fort instruit, non-seulement dans sa partie, mais généralement en histoire naturelle. Cela ne l’empêche pas de bien juger les hommes et la société, d’être assez versé en littérature, et d’avoir les instincts et les jouissances d’un artiste et d’un poëte.

RALPH. — Savez-vous ce qui me frappe, à propos de cet homme et de beaucoup d’autres que j’ai rencontrés et observés depuis mon retour en France ? c’est que les distinctions de classes s’effacent avec une rapidité surprenante. La seule distinction réelle qu’il y eût, il y a vingt ans, je dis réelle aux yeux de l’homme sensé, c’était celle que trace le plus ou moins de part à la vie intellectuelle ; mais elle était encore assez tranchée ; et me voilà bouleversé et ravi à chaque instant à la vue d’hommes instruits et intelligents qui prennent le marteau ou la charrue, tandis que des manœuvres prennent la plume avec succès ou lisent avec fruit des ouvrages sérieux. D’une part, l’éducation classique, que l’on jugeait indispensable, ne l’est plus. Cela est prouvé. De rapides études individuelles font surgir des hommes aussi capables et aussi utiles que les bacheliers ès-lettres. D’autre part, cette même éducation classique ne gêne pas l’homme qui veut travailler de ses bras, et, pour celui qui a du sens, loin de lui créer une source de regrets et d’humiliations dans sa rude carrière, elle ennoblit et poétise les fonctions les plus matérielles.

JACQUES. — Ah ! c’est qu’il n’y a pas de fonctions purement matérielles dans le travail de l’homme. Toujours l’intelligence et l’expérience raisonnée ennobliront son labeur physique en le simplifiant. Vous avez remarqué combien nos paysans sont lents, maladroits, et par le résultat, débiles dans l’emploi de leurs forces musculaires. Cela vient de l’absence d’habitude dans le travail intellectuel du raisonnement. La routine les tue. De robustes bras que ne pousse pas un cerveau actif ne fécondent pas puissamment la terre, et c’est un blasphème, aussi bien qu’un mensonge, de dire que le jour où tous les ouvriers seront instruits, ils ne voudront et ne sauront plus être ouvriers.

RALPH. — Certes, c’est le contraire. S’il y a encore trop de mauvais ouvriers, c’est parce qu’il y a encore trop d’esprits incultes. Heureusement, l’intelligence humaine cherche avec passion désormais à secouer ses entraves. La poésie elle-même est nécessaire pour donner l’ardeur au travail. Ah ! comme vos laboureurs seraient moins tristes et moins accablés en fendant ces lourdes terres dès le matin, si, pendant une demi-heure seulement, ils avaient lu et compris les Géorgiques, à la veillée !

JACQUES. — Hélas, oui ! Ô humanité, toi si riche et si belle quand tu t’élèves vers la pensée de Dieu, pourquoi faut-il que quelques-uns de tes membres soient initiés seuls aux joies de l’âme, tandis que le plus grand nombre ne connaît, dans la vie, d’autre devoir que la peine et d’autre mobile que le salaire ? Mais vous avez raison d’être relativement content de ce que vous voyez, mon ami. C’est déjà une grande conquête. Les révolutions ont cela de fécond qu’elles mêlent les cartes. Elles font et défont les situations personnelles. Elles nivellent les rangs, elles initient l’oisif aux joies salutaires du travail, elles excitent le travailleur à devenir intelligent à son tour. Encore quelques années, et on n’osera plus dire qu’il faut des hommes abrutis pour servir les hommes éclairés. Prenez cent personnes, dont une seule sera instruite, et condamnez-la à vivre et à travailler avec les quatre-vingt-dix-neuf autres. Quelle sera la plus à plaindre ? Celle-là précisément qui comprendra l’impuissance physique et morale de ses compagnons. Quel est le plus grand malheur des inventeurs, dans la science, dans l’industrie, dans l’art ? C’est de n’être compris que du petit nombre. Quel stimulant, quelle fécondité donneront au génie individuel la sympathie, la reconnaissance, l’assentiment de tout un peuple !

RALPH, regardant vers le village par-dessus la haie. — Mais que fait donc cette vierge folle, comme l’appelle Florence, au milieu de ces paysannes ?

JACQUES. — Elle est assise sur un arbre fraîchement équarri, et semble se plaire à caresser les enfants.

RALPH. — Que venait-elle donc chercher de si bonne heure dans le jardin de Noirac ?

JACQUES. — Probablement jouir de la beauté du lieu, comme nous faisons souvent. Le soleil levant ne se voile la face devant aucun être humain. Il n’a pas de préjugés, lui !

RALPH. — Appelleriez-vous préjugé le dégoût qu’inspirent ces sortes de femmes ? Tout cosmopolite que je suis devenu, je suis resté un peu Anglais sur ce point.

JACQUES. — Je ne vois pas que les Anglais aient moins de vices que les autres nations civilisées.

RALPH. — Non certainement ; mais ils sont plus rigides dans leurs opinions.

JACQUES. — C’est de l’hypocrisie en plus.

RALPH. — J’en conviens ; mais je ne suis pas hypocrite, moi, et j’ai une grande répulsion pour le désordre.

JACQUES. — Vous avez raison, et ceci nous ramène à traiter de la morale, de l’amour et de la famille.