Le Diable aux champs/3/Scène 13

Calmann Lévy (p. 159-163).



SCÈNE XIII


En bateau


MAURICE, DAMIEN, EUGÈNE.

MAURICE. — Felix qui potuit rerum

EUGÈNE. — Est-il embêtant, mon capitaine, quand il parle latin ! (À Damien.) Chante-lui une barcarolle, toi qui en sais tant !

DAMIEN, chantant. — Allons enfants, de la patrie !

MAURICE. — Cognoscere causas.

EUGÈNE. — Est-ce que tu l’as trouvé bon, toi, le vin de la lorette ?

DAMIEN. — À présent qu’il est bu, il faut bien dire qu’il se laisse boire, mais c’est de la tisane à vingt sous la bouteille.

MAURICE. — Bah ! c’est ce qu’elle a pu trouver de mieux dans le village ; et comme nous avons corrigé cette liquoreuse boisson par l’apparition opportune du vieux rhum de notre cave, nous pouvons dire que, somme toute, si nous sommes légèrement gris, c’est avec la décence et la bonne tenue qui caractérisent le pompier français !

EUGÈNE. — Gris ? hélas ! Est-ce que nous le sommes ?

DAMIEN. — Un peu plus, et je l’étais trop. À présent, je ne le suis plus assez. Et toi, Maurice ?

MAURICE. — Moi, je me sens grave et philosophe.

DAMIEN. — Alors, regrise-nous par le charme enivrant et l’originalité chatoyante de ta conversation.

MAURICE. — Je veux bien : Felix qui potuit

EUGÈNE. — Comme tu voudras ! Interroge-moi, n’importe sur quelle cause, et tu verras si je ne te réponds pas.

MAURICE. — Voyons ! quelle est la cause de l’influence d’une femme légère sur la disposition accidentelle de nos esprits ?

DAMIEN. — Quelle influence d’abord ?

MAURICE. — Une influence égayante, étourdissante au premier abord, et puis excitante, et puis énervante, et enfin affadissante, écœurante et abrutissante, à mesure que la réflexion chasse les premières fumées du cerveau.

EUGÈNE. — Tu parles du champagne ? Oui, c’est un pleutre vin, et voilà l’effet qu’il me fait.

DAMIEN. — Ce jeune homme n’est point à la conversation.

MAURICE. — Au contraire ! Il compare ! Il tranche la question ! La femme légère est un vin frelaté.

EUGÈNE. — Parlez-moi d’un bon verre de cognac ! Pas trop n’en faut, mais il en faut un peu.

DAMIEN. — Il parle par métaphore !

EUGÈNE. — Une franche boisson, qui ne fait pas sauter le bouchon, mais qui vous remplit le cœur d’un feu plein et soutenu.

MAURICE. — Oui, une bonne et franche nature, sans caprice, sans artifice et sans malice surtout. Une femme forte et simple…

EUGÈNE. — De cent sept ans ?

DAMIEN. — Merci ! parle de ton cognac et laisse-nous tranquilles.

EUGÈNE. — Vous faites de la philosophie ? J’en suis. Je dis que la cause du pétillement du champagne, c’est la fermentation.

MAURICE. — Fermentation artificielle, provoquée par diverses drogues mêlées au pur sang de la vigne.

EUGÈNE. — Oui ! La vanité, l’avidité, la curiosité, la gourmandise et la fainéantise.

DAMIEN. — Tu changes de guitare à chaque instant.

EUGÈNE. — Non pas, je suis votre raisonnement, et je poursuis le mien.

MAURICE. — Mais oui ! il va bien ! Bonne tenue dans le vin comme sous les armes. Pompier, vous aurez une médaille !

EUGÈNE. — Interrogez-moi encore, vous verrez si je ne vous réponds pas comme il faut.

DAMIEN. — Voyons, sergent, quelle est la cause de l’aversion immodérée des femmes vertueuses pour celles qui ne le sont pas ?

EUGÈNE. — Regarde le Mayeux ! quelle est la cause de l’aversion immodérée de son allure pour la ligne droite ?

DAMIEN. — C’est qu’il est bossu et bancal.

EUGÈNE. — Eh bien, toutes les femmes vertueuses sont bancales ou bossues ; cela les rend jalouses des prêtresses de la beauté, et, comme elles sont hypocrites, elles ont horreur de la ligne droite et cachent leur jalousie sous une feinte indignation.

MAURICE. — Tudieu ! quel sceptique après boire !

EUGÈNE. — Distinguons ! comme dit le curé de Noirac. De quelles femmes vertueuses me parlez-vous ? De celles qui le sont, ou de celles qui ne le sont pas ?

DAMIEN. — De celles qui le sont.

EUGÈNE. — Alors regardez, ô entomologistes de mon cœur, cet aimable agrillon ou cette diaphane libellule azurée qui voltige autour de ma rame ; je ne sais pas son nom, peu importe ! j’appelle ça, en latin, une demoiselle.

MAURICE. — Eh bien ?

EUGÈNE. — Suivez ses mouvements. Chaque coup que la rame frappe sur l’eau y creuse un petit abîme où cette délicate créature trouverait la mort ; elle se préserve bien d’y tomber, et d’une aile sûre et légère elle plane au-dessus, sans frayeur et sans grimace.

DAMIEN. — Est-ce à dire que la vertu est brave et calme ? C’est un peu tiré par les cheveux !

EUGÈNE. — Eh bien ! suivez-la de l’œil dans sa course gracieuse et folâtre, la demoiselle de mes rêves !

DAMIEN. — Fi ! la voilà qui flaire un rat mort !

EUGÈNE. — Non pas ! Elle le regarde, elle verse quelques larmes sur le cadavre de l’infortuné, et puis elle va chercher une fleur pour s’y balancer aux zéphyrs du soir. Elle a vu l’immondice, elle ne l’a ni insultée, ni maudite. Elle plaint le rat qui se noie ; seulement elle ne se posa pas dessus. Telle est la véritable innocence !

MAURICE. — Passons ! passons !

EUGÈNE. — Comment, passons ! Cette comparaison-là ne vaut rien, peut-être ?

MAURICE. — Si fait ! si fait ! C’est l’objet de ta comparaison qui pue la rage.

EUGÈNE. En effet, je sens l’infection du vice. Ô rats insensés ! vous folâtrez au bord de l’onde trompeuse, et puis vous y tombez ! et vous répandez la pestilence sur les rivages embaumés de notre jeunesse ! Tel est le sort…

DAMIEN. — Assez de comparaisons ! rame plus vite !


UNE POULE, au bord de l’eau, avec UNE BANDE DE CANETONS.

LA POULE. — Enfants ! enfants ! où courez-vous ? N’allez pas si près du rivage. La rivière gronde et court. Elle mouille, elle entraîne, elle noie. Enfants, ne me quittez pas, soyez toujours près de mon sein, près de mon aile. Des enfants sages ne doivent pas courir comme des fous, sans écouter ce qu’on leur dit. Enfants, enfants, m’entendez-vous ? N’allez pas si près du rivage !

LES PETITS CANARDS. — De l’eau ! de l’eau ! voyons, voyons ! oh ! comme elle brille ! oh ! qu’elle est belle ! Mère, viens-tu ? Dans l’eau ! dans l’eau ! Va donc, toi, frère ! passe le premier… j’ai peur, j’ai envie… Ah ! je n’y tiens plus, je me risque. Nous y voilà, voguons, voguons ! Ah quel plaisir ! de l’eau, de l’eau !

LA POULE, éperdue, sur le rivage. — Enfants, enfants ! méchants enfants ! voulez-vous donc me rendre folle ? Perdus, perdus ! ils vont mourir ! Petits, pauvres petits que j’ai couvés, vous n’aimez donc pas votre mère ? Revenez, revenez à moi ! la rivière est votre ennemie. Hélas ! hélas ! mes chers enfants, revenez bien vite au rivage !

LES PETITS CANARDS. — De l’eau, de l’eau ! Ah ! que c’est bon ! Vois, mère, comme nous voguons bien, comme nous allons vite ! L’eau court, et nous courons avec elle. N’aie donc pas peur, viens avec nous. L’eau ne mouille pas, l’eau ne tue pas. L’eau, c’est notre élément, notre vie ! Ah ! que c’est bon ! de l’eau, de l’eau !

LA POULE. — Oui, je vous suis ; mourons ensemble, méchants enfants ! Je sais bien que vous êtes perdus, je sais bien que l’eau fait mourir ! Allons, mourons ! adieu pour toujours le rivage ! Mais non, vous revenez, vous m’entendez enfin ! Venez vite vous sécher dans mes plumes. Ah ! que vous avez froid, pauvrets ! Vous n’y retournerez jamais, n’est-ce pas ! vous n’approcherez plus du rivage ?

LES PETITS CANARDS, rêvassant et babillant sous le ventre de la poule. — De l’eau, de l’eau, encore de l’eau ! Ah ! que c’est bon ! ah ! que c’est beau !