Le Diable aux champs/3/Scène 1

Calmann Lévy (p. 104-115).


TROISIÈME PARTIE


SCÈNE PREMIÈRE


Samedi matin au château de Noirac


Dans la chambre de Diane


DIANE, JENNY.

JENNY. — Oui, madame, il commence à faire jour ; mais vous ne voulez pas monter à cheval avant le lever du soleil ! Il a fait un temps affreux cette nuit, et je croyais que le vent emporterait les toits. Vous feriez mieux de ne pas sortir ce matin et de vous rendormir, car vous vous êtes couchée bien tard et vous n’avez pas dormi quatre heures.

DIANE. — Je n’ai pas dormi quatre minutes, et je sens que je ne dormirai pas de sitôt. Reste un peu là. Je ne sortirai pas. Sais-tu bien qu’après avoir ri comme une folle de l’idée de ta grisette, j’ai fini, grâce à l’insomnie qui montre les choses en noir, par m’en tourmenter sérieusement ? J’ai beau chercher sur quoi peuvent porter ses menaces et quel tour elle prétend me jouer, je ne trouve rien !

JENNY. — Eh ! sans doute, madame ! Puisque vous ne vous reprochez rien envers personne, vous n’avez rien à craindre de personne. N’y pensez plus. C’est une tête folle, et elle ne serait pas si hardie que de se présenter devant vous.

DIANE. — Je l’espère, et cependant c’est humiliant d’être menacée par une créature comme ça ! J’en veux tellement à Gérard de m’attirer une pareille affaire, que j’ai pris cette nuit la résolution de ne pas me marier.

JENNY. — Comment, madame, pour une chose qui arrive malgré lui ? Quand je vous assure qu’il a dit hier à Bathilde de l’en débarrasser, qu’il ne voulait plus la retrouver chez lui ? et puisque vous savez qu’il l’a fait partir le soir même, en revenant d’ici, et qu’elle n’a pas passé la nuit à Mireville ?

DIANE. — Es-tu sûre de cela ?

JENNY. — Antoine me l’a dit hier soir.

DIANE. — Que venait-il faire ici, Antoine, après que son maître était rentré chez lui ?

JENNY. — Il a dit que monsieur Gérard avait perdu Léda en s’en retournant, et il venait voir si elle était chez nous.

DIANE. — Est-ce vrai ? Est-ce qu’elle y était, sa chienne ?

JENNY. — Oui, et Antoine l’a remmenée.

DIANE. — Et il t’a dit que cette femme était repartie pour Paris ?

JENNY. — Pour Paris, je ne sais pas. Je n’ai pas osé lui faire de questions. Ces domestiques, ça a un si drôle d’air en parlant de ces sortes d’histoires ! Mais il m’a dit : Elle n’y est plus ; elle vient de filer !

DIANE. — Tiens, Jenny, je crois que Gérard veut essayer de me tromper. Il est assez simple pour s’imaginer que c’est possible, qu’il cachera une fille dans son château, à une lieue de moi, et que je ne le saurai pas !

JENNY. — Vous pouvez croire qu’il vous aime assez peu pour revenir à une ancienne fantaisie ?

DIANE. — Oh ! cela, peu m’importe ! Je ne suis pas du tout jalouse de lui. Je ne le crois, d’ailleurs, ni assez tendre, ni assez bouillant pour revenir à la passion ou à la pitié envers une femme quelconque. Mais je le crois lâche, et voilà ce qui me dégoûte le plus de lui. Je crois qu’il craint les esclandres de cette folle, et qu’il est assez fat pour craindre ma jalousie, et assez peu intelligent pour ne pas trouver un moyen sûr et prompt de chasser cette… Margo, Myrto, comment l’appelles-tu ?

JENNY. — Chasser une femme, quelle qu’elle soit, c’est bien dur, madame ! On ne chasse pas même un chien importun qui se jette dans vos jambes.

DIANE. — Un chien ! je le crois bien ! Mais une fille ! on la chasse à coups de cravache, à moins que l’on n’ait quelque motif pour la ménager. Et il y en a toujours, vois-tu ! Ces histoires de débauche ne sont jamais bien nettes, et ces misérables créatures ne seraient pas si impudentes si on ne leur donnait quelques droits de l’être, je ne sais lesquels !

JENNY. — Ni moi non plus. Mais pourquoi, vous qui êtes compatissante, parlez-vous si durement de ces malheureuses filles ? Moi, je les plains, et Myrto me fait de la peine, je vous assure.

DIANE. — Ne m’en parle plus. Je lui pardonnerai ses menaces si elle me fait naître un bon prétexte pour me débarrasser convenablement du marquis ; car, à dire vrai, plus je le vois et moins je m’y attache.

JENNY. — Mon Dieu, madame, n’est-il pas bien tard pour rompre comme cela ?

DIANE. — Qu’appelles-tu bien tard ? Est-ce que tu es folle ?

JENNY. — Oh ! madame, je sais bien que vous l’avez tenu à la distance qu’il fallait ? Mais enfin, promettre c’est s’engager.

DIANE. — Je ne lui ai rien promis de positif. Je l’ai toujours tenu entre la crainte et l’espérance. Je l’ai laissé se flatter, je ne l’ai pas flatté.

JENNY. — Ah ! c’est bien subtil, cela ? Faire espérer, c’est déjà accorder.

DIANE. — Oui, dans tes idées naïves et niaises. Mais nous avons un autre code, nous autres femmes du monde ; nous savons fort bien jusqu’où nous pouvons aller.

JENNY. — Eh bien, ma chère maîtresse, permettez à la pauvre niaise de Jenny de vous dire qu’elle craint que vous ne le sachiez pas.

DIANE. — Ah ! ah ! tu me tiens tête ? Tu veux discuter avec moi ? Voyons.

JENNY. — Oui, madame, je dis que vous ne le savez pas, parce que vous êtes trop franche pour en savoir si long. Si vous aviez le cœur et la tête assez froids pour ne jamais aller un peu plus loin que vous ne voulez, je craindrais que vous ne fussiez pire que Myrto, et, comme cela n’est pas, je crains que vous ne vous soyez engagée plus que vous ne croyez.

DIANE. — Je crois vraiment que tu me fais de la morale !…

JENNY. — Oh ! vous n’en avez pas besoin ; vous savez bien que je dis vrai.

DIANE. — Peut-être… Mais laissons ça ; ça m’ennuie. Parle-moi du jardinier.

JENNY. — Du jardinier ?

DIANE. — Eh bien, oui. Qu’est-ce que tu as à faire tes grands yeux ébahis ?

JENNY. — Qu’est-ce que vous voulez donc que je vous dise du jardinier ? Lequel ?

DIANE. — Ah ! voilà de l’hypocrisie !… Lequel ? Penses-tu me faire croire que tu ne fais pas de différence entre Cottin et Florence ?

JENNY. — J’en fais beaucoup. Cottin est un excellent homme, bien honnête, bien doux ; mais il ne parle pas et il ne raisonne pas comme monsieur Florence.

DIANE. — Tu vois bien ? L’un est Cottin, l’autre monsieur Florence. Cottin est une bête, et Florence un homme d’esprit.

JENNY. — Non, madame, je ne prends pas monsieur Cottin pour une bête. Seulement l’autre sait mieux s’expliquer.

DIANE. — Aussi tu ne causes pas avec Cottin, et tu te promènes, tu cours les champs avec Florence.

JENNY. — Oh ! madame, je cours les champs ! J’ai été à Mireville pour faire une commission qui ne me plaisait guère ; j’avais grand’peur pour revenir seule, et parce que je vous ai dit que Florence était venu au devant de moi, vous dites que je cours avec lui ! C’est un mot bien dur et que je ne mérite pas.

DIANE. — Que tu es sotte et prude ! Quel mal y aurait-il, après tout ? N’es-tu pas libre d’aimer qui bon te semble ?

JENNY. — Non, madame.

DIANE. — Pourquoi ?

JENNY. — Parce que je n’ai pas encore oublié Gustave.

DIANE. — Ah ! tu commences à dire pas encore ! C’est un progrès, et je vois que monsieur Florence n’a pas perdu son temps. Sais-tu qu’il a une figure charmante, ce garçon-là ? Je voudrais bien savoir d’où il sort ? Mais tu prétends ne pas le savoir. Tu mens, j’en suis certaine. N’importe ! S’il te plaît, j’en serai charmée, ma pauvre enfant. Il est bien temps que tu te consoles, et si tu ne trouves pas qu’un jardinier soit au-dessous de toi pour la condition… Il est certain qu’ici la condition ne fait rien, il a une éducation… c’est étonnant ! Mais ne sois pourtant pas trop pressée, Jenny ! Il faut le connaître et ne pas être trompée une seconde fois. S’il est ce qu’il paraît, je veux bien vous marier ensemble. Je te ferai une petite dot, et vous ne me quitterez pas.

JENNY. — Ah ! madame, voilà votre bon cœur et votre imagination qui trottent. Je ne pense pas à Florence, et Florence ne pense pas à moi.

DIANE. — Il ne te fait pas la cour ? Tu m’en donnes ta parole d’honneur ?

JENNY. — Je vous la donne.

DIANE. — D’où vient ce changement ?

JENNY. — Quel changement ?

DIANE. — Tu disais avant-hier que tu n’oublierais jamais ton ingrat, et aujourd’hui tu as l’air d’y travailler ?

JENNY. — C’est vrai, j’y travaille, comme vous dites, et cela me fait bien mal de me forcer comme cela ; mais je prie Dieu, et cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

DIANE. — Qui a fait ce miracle ? Allons ! c’est la vue du beau jardinier, conviens-en !

JENNY. — Non ! c’est une parole de monsieur Jacques.

DIANE. — Monsieur Jacques ! Ah ! voilà un homme qui m’intrigue aussi, un homme qui a des habits de quaker et des manières de gentilhomme ! D’où ça sort-il, tout ce monde-là ? Et toi, tu connais déjà tout ça ? Sais-tu que tu te répands singulièrement ! Tu as été parler de tes amours avec Jacques.

JENNY. — Oui, tout bonnement. On le dit si sage, si savant !

DIANE. — C’est un savant ? Il doit bien s’entendre aux délicatesses de l’amour !

JENNY. — Eh bien, madame, riez si vous voulez, il s’y entend mieux que vous.

DIANE. — Ah bah ? Invite-le à dîner ce soir avec moi.

JENNY. — Oh ! je le veux bien ! vous l’aimerez tout de suite ! Il est si paternel, si doux ! À la première parole que je lui ai dite, j’ai été entraînée à me confesser à lui.

DIANE. — C’est drôle, il ne m’a pas fait cet effet-là. Après tout, je ne l’ai pas examiné. Il faut qu’un homme soit bien intéressant pour l’être encore à soixante ans ? Eh bien, quelle est donc cette parole magique qu’il a trouvée pour te guérir ? S’il en avait une pour conjurer l’ennui !

JENNY. — Il ne m’a pas guérie, il m’a calmée. Il m’a dit… Mais je ne saurai jamais redire ça comme lui.

DIANE. — Cherche bien… Mais qu’est-ce que c’est ? Que veut Marotte ?

MAROTTE, entrant. — C’est une dame qui demande à parler à madame la comtesse.

DIANE. — Une visite à six heures du matin ? Ah ! voilà qui est trop province ! Dites que je dors !

MAROTTE. — Elle dit que madame ne refusera pas de la recevoir. Elle s’appelle madame de Myrto.

DIANE. — Ah ! mon Dieu !

JENNY. — Est-il possible ?… Je vais lui parler !

DIANE. — Non ! non ! puisque la voilà, je veux la voir, faites entrer.

(Marotte sort.)

JENNY. — Y songez-vous ! Sans savoir si elle vient avec des intentions raisonnables ? Je l’aurais peut-être calmée, si elle est en colère.

DIANE. — Mais que veux-tu donc que je craigne ? Je saurai bien la mater, va ? Et puis, je suis curieuse de savoir ce que c’est qu’une lorette. Ça m’occupera, ça m’amusera.

JENNY. — Dites-moi de rester avec vous. Si elle s’emporte… je me souviens qu’elle était un peu brutale autrefois… Je lui ferai entendre raison mieux que vous.

DIANE. — Bien, reste ! La voilà, tiens ! Elle est charmante, et mise comme un ange !

MYRTO, entrant. — Bonjour, madame de Noirac. Je vous remercie de me recevoir comme ça tout de suite. Ça n’est pas d’une bégueule. Ah ! que vous êtes donc jolie, et bien arrangée, avec ce petit bonnet de dentelle ! Ma foi ! je crois que vous êtes plus jolie que moi !

DIANE. — Vous êtes trop modeste, mademoiselle Myrto !

MYRTO. — Si, si, vous êtes plus jolie, je vois ça, n’est-ce pas, Jenny ? Ma foi, Gérard n’a pas de mauvais yeux. Reste à savoir si vous avez plus d’esprit que moi… car, sur ce chapitre-là, Gérard ne s’y connaît pas du tout.

DIANE. — Voyons donc votre esprit d’abord, mademoiselle Myrto, et faites-en preuve en parlant sérieusement, si c’est une raison sérieuse qui vous amène devant moi.

MYRTO. — Vous voulez que ce soit sérieux ? Je le veux bien ; c’est à votre choix. Mais, est-ce qu’elle va rester là, elle ?

DIANE. — Jenny ? Pourquoi pas ? Je n’ai rien de secret à dire ni à entendre.

MYRTO. — Peut-être que si ! n’en jurez pas.

DIANE. — Vous vous trompez. N’importe ! je suis sûre d’elle.

MYRTO. — Comme vous voudrez. Ah ! que vous avez là un joli petit chien ! quel bijou ! et il me caresse ! J’ai envie de vous le voler. Est-ce que c’est Gérard qui vous l’a donné ? Je parie que c’est le chien de La Havane qu’il m’avait promis, et il a prétendu ensuite qu’il avait péri en mer.

DIANE. — Voyons, est-ce de monsieur de Mireville ou de mon petit chien que vous venez me parler, mademoiselle ? Je vous attends.

MYRTO. — Oh ! vous pouvez bien attendre un peu. Dame ! je ne sais pas où commencer, moi ! Je ne comptais pas vous voir entrer comme ça en matière. Ça ne vous fait donc rien que je vienne vous parler de votre amant, moi qui suis sa maîtresse ?

DIANE. — Monsieur de Mireville n’est pas mon amant, mademoiselle. S’il est le vôtre, je ne vous le dispute pas.

MYRTO. — Bah ! vous ne l’aimez pas ? J’en étais sûre ! Eh bien, il ne se doute pas de ça, ce pauvre Gérard ! Il croit que vous êtes folle de lui !

DIANE. — J’ai beaucoup d’estime et d’affection pour monsieur de Mireville. Il est possible qu’un mariage entre nous en devienne un jour la preuve ; mais jusque-là, je ne m’arroge aucun droit sur lui, et il est libre d’avoir autant de maîtresses qu’il lui plaira.

MYRTO. — Et vous, autant d’amants…

DIANE. — Pourquoi cherchez-vous à m’insulter, mademoiselle ? Je vous parle, je crois, avec beaucoup de calme et de politesse !

MYRTO. — C’est vrai, madame de Noirac, vous êtes très-polie et très-douce ; mais, enfin, ce n’est pas pour échanger des cérémonies avec vous que je suis venue hier soir de Mireville par un temps de chien pour coucher dans un galetas. Je voulais vous prendre au saut du lit, comme on dit, parce que je sais que vous aimez la promenade ; et puis je serai peut-être bien aise que Gérard, qui vient ici tous les matins, m’y trouve arrivée avant lui.

DIANE. — Dites donc le but de votre visite.

MYRTO. — Bah ! vous le savez bien. Je l’ai dit à Jenny. Est-ce que tu ne le lui as pas dit, toi ?

JENNY. — Tu étais folle hier, ma pauvre Céline, et ce matin tu sens que tu as été ridicule. Conviens-en et laisse madame tranquille. Tu étais curieuse de la voir, tu voulais savoir si tu serais bien reçue. Tu as vu madame. Elle est belle et elle te parle avec bonté. Si tu n’as rien de bon à lui dire, remercie-la et viens ailleurs parler d’autre chose.

MYRTO. — Non, non, on ne m’intimidera pas avec de grands airs ! Quelque chose de rare ! J’en prends aussi quand je veux, de ces airs-là ! J’en veux à madame, et il faut qu’elle sache bien que si elle épouse Gérard, c’est un effet de ma générosité.

DIANE. — Vous êtes bien bonne, et je vous en remercie, mademoiselle Myrto !

MYRTO. — Ah ! voilà que vous me raillez ! Voyez-vous ce petit ton ! Eh bien, oui, ma belle dame, il ne tient qu’à moi de vous empêcher d’être marquise, et ne faites pas trop la princesse avec moi !

DIANE. — Peut-on vous demander comment vous m’en empêcheriez, si j’en avais l’intention arrêtée ?

MYRTO. — L’avez-vous, oui ou non ?

DIANE. — Cela ne vous regarde pas.

MYRTO. — Pardon ! ça me regarde. J’ai une tête aussi ! Je veux bien vous laisser Gérard, mais je ne veux pas qu’il me laisse sans ma permission.

DIANE. — Eh bien, arrangez-vous ensemble ; cela ne me regarde pas du tout.

MYRTO. — Allons, c’est bien ! Vous ne vous souciez pas de lui, vous vous moquez de lui, et vous voilà bien forte, parce que vous n’avez pas à me disputer un homme dont vous ne voulez que le nom. Voilà donc vos manières, à vous autres ? « Prenez nos amants, mesdemoiselles, nous n’y tenons pas, pourvu qu’ils nous épousent ! » Eh bien, nous ne pouvons pas vous empêcher de vouloir, malgré tout, les épouser ; nous ne pouvons pas vous forcer à en être jalouses ; mais nous pouvons quelquefois rompre vos mariages et faire que vous ayez la honte d’être délaissées comme nous le sommes.

DIANE. — Non, pas comme vous l’êtes !

MYRTO. — Ah ! enfin, voilà la colère qui vient et la haine qui perce ! Merci, ma belle comtesse ! J’aime mieux ça que vos douceurs méprisantes, et je peux enfin vous jeter la honte à la figure. Vous serez délaissée par le marquis de Mireville, je vous en réponds ! et il dira partout que c’est lui qui ne vous a pas trouvée digne de porter son nom. Ce sera assez humiliant pour une femme d’esprit comme vous, d’avoir été plantée là par un homme si simple ! Adieu, je vous avertis que vous avez vu hier le marquis pour la dernière fois, et qu’il sera à Paris demain, racontant à deux cents personnes pour quelles raisons il vous laisse seule dans vos terres !

JENNY. — Céline, vous mentez… vous ne pouvez pas…

MYRTO. — Tu m’ennuies, tais-toi, soubrette ! — Madame de Noirac, avez-vous écrit beaucoup de lettres à monsieur de Vaudraye ? Vingt-quatre, je crois ! Elles sont dans mes mains, ainsi que celles dont vous avez gratifié Ernest de Guerbois. Demain, tout Paris les lira, à moins que vous ne fassiez ici amende honorable du petit mot de tout à l’heure, et que vous ne me disiez… sans sourire et sans pincer les lèvres… en me tendant la main et d’un air enfin qui satisfasse mon amour-propre : Vous êtes bonne, Myrto, et je vous remercie.

DIANE. — Vous êtes folle !

JENNY. — Oui, tu es folle…

MYRTO. — Certainement, je suis folle ! car, à ma place, il y en a qui diraient : Mille francs par lettre, ma belle dame ! il y en a, en tout, trente-huit ; ça fait trente-huit mille francs. Moi, je méprise l’argent ; j’en ai assez pour le quart d’heure, et, d’ailleurs, je trouve ça lâche de vendre la vengeance. Je veux humilier et non dépouiller. Humiliez-vous, comtesse ! Allons, courbe la tête, fière sycophante, et après ça, tu verras que Myrto est de parole ! Les lettres vous seront rendues gratis.

JENNY. — Ah ! madame ! si ces lettres sont fâcheuses pour vous, prêtez-vous à son caprice. Elle est folle, mais elle n’est pas méprisable, voyez ! un peu de bonté, et vous aurez son cœur. Eh ! mon Dieu ! le cœur d’une pauvre fille perdue peut être bon encore ! N’est-ce pas, Céline ? Il y reste toujours quelque chose de ce que Dieu y avait mis, et je suis sûre qu’il y a des moments où la reconnaissance et l’attendrissement… Sois bonne aussi, toi ; baise sa main, et elle t’embrassera.

MYRTO, émue un instant. — Voilà… Je tiens sa main… et elle est froide ! Ah ! elle n’est même pas émue, ta grande dame ! Elle n’a ni peur, ni honte ; ni reconnaissance, ni pitié… c’est un marbre !

DIANE, retirant sa main. — Mademoiselle Myrto, écoutez-moi bien ! À supposer que vous ayez des lettres qui puissent me compromettre, et je doute encore qu’il y ait des hommes du monde assez lâches pour donner nos lettres à des filles…

MYRTO. — Il y en a apparemment, car j’ai les vôtres. Je les ai ici, je le prouverai !

DIANE. — C’est bien, je m’y attends, et ne vous en empêcherai par aucun moyen. Je sais aussi qu’il y a des femmes du monde assez lâches pour subir vos conditions et pour vous racheter, à tout prix, ces preuves de leur faiblesse. Je ne suis pas de ces femmes-là. Tout ce qui est poltron me répugne. C’est un malheur, sans doute, que de voir des lettres intimes passer de main en main et subir l’outrage des plus grossiers commentaires ; mais si le monde est vil et méchant, c’est une raison de plus pour lever la tête, pour accepter avec dédain ses outrages et pour se consoler avec sa propre estime. Or je perdrais la mienne en m’abaissant à vous implorer. Gardez votre vengeance, je veux garder mon mépris. Sortez !

MYRTO. — Allons ! vous l’avez voulu, ma belle ! Tant pis pour vous ! Adieu, Jenny !

JENNY. — Non, tu ne feras pas une pareille chose ! Tu y renonceras ! Je te suis.

DIANE. — Restez, Jenny ; je vous l’ordonne !

(Myrto sort.)

JENNY. — Madame, madame ! ne me retenez pas ; je suis sûre…

DIANE. — Reste, te dis-je. Je suis calme. Ces lettres me tueront, mais ne m’aviliront pas.

JENNY. — Mon Dieu, comme vous êtes pâle !…

DIANE. — Non, ce n’est rien !

JENNY. — Ah ! vous vous trouvez mal… Mon Dieu, madame !…

MAROTTE, entrant. — Madame !… Quoi donc ? qui a crié ?

JENNY. — Vite, vite… de l’air… le flacon !… C’est une attaque de nerfs !