Le Diable aux champs/2/Scène 10

Calmann Lévy (p. 91-97).



SCÈNE X


Au prieuré


La maison de Maurice


MAURICE, DAMIEN, EUGÈNE, JACQUES, PIERRE, RALPH, FLORENCE, LE CURÉ DE NOIRAC, à table.


MAURICE. — Félix qui potuit rerum cognoscere causas ! Hein, monsieur Jacques ?

EUGÈNE. — Tu sais donc le latin, toi ? Tu ne m’avais jamais dit ça !

MAURICE. — Oui, je sais le latin… comme un rapin !

EUGÈNE. — Ma foi, je n’en sais pas même si long. Ah ! si fait, je me rappelle un mot que nous avons mis dans une de nos comédies : Morituri te salutant ?

JACQUES. — Comment, vous dites des choses aussi solennelles dans vos comédies de marionnettes ?

DAMIEN. — Certainement, et de pires ! Mais en attendant, qu’est-ce que ça veut dire, Morituri

JACQUES. — Te salutant ? Ceux qui vont mourir te saluent ! C’est ce que les gladiateurs du cirque disaient à César, au moment d’entrer dans l’arène.

DAMIEN. — C’est gai !

LE CURÉ. — C’est affreux !

JACQUES. — C’est grand en soi-même, ce mot-là ! Il ne s’agit que de le bien placer. À quel propos le disait-on dans votre pièce ?

MAURICE. — Oh ! c’était un canevas de pièce, tiré d’une fort belle nouvelle d’Émile Souvestre. Un officier de la République, entouré de chouans, disait cela à un ami, au moment d’entamer un combat désespéré. C’est dans la nouvelle.

JACQUES. — Eh bien ! c’est beau.

MAURICE. — L’idée me plut et, outre la pièce, je fis une composition qui, bien rendue, pourrait être quelque chose. Au sommet d’une montagne planait, comme le soleil, la Liberté rayonnante. La montagne s’ouvrait au centre, en un large chemin rapide, où se précipitaient une foule de volontaires de tout âge et de tous costumes, qui en officier, qui en blouse, qui pieds nus ; l’un portant un fusil, l’autre un sabre, l’autre une faux ; il y avait même des femmes, des enfants, des vieillards ; et puis, des affûts de canon, des chevaux, tout le tremblement, qui descendaient rapidement la montagne et s’enfonçaient, au tournant inférieur, dans une vaste plaine couronnée au loin par les Alpes. Tous ces Français éperdus et fiers, misérables et terribles (je ne dis pas ce qu’ils étaient sous mon crayon, mais ce que je voulais rendre), se retournaient vers la déesse avec un transport de désespoir et d’enthousiasme, et, au bas du dessin, on lisait : Morituri te salutant !

LE CURÉ. — N’auriez-vous pas pu placer aussi bien votre mot au bas d’une composition qui aurait représenté Jésus libérateur planant sur une troupe de martyrs, prêts à être livrés aux bêtes ?

MAURICE. — Oui, et dans mon idée ce n’eût été que changer d’époque, puisque, au fond, c’est un épisode du même drame.

LE CURÉ. — Oh ! pardonnez-moi, pas tout à fait !

RALPH. — Ne discutez pas là-dessus, monsieur le curé. Plus nous serions d’accord avec vous sur le fond des choses, moins vous voudriez peut-être nous accorder que nous avons raison.

LE CURÉ. — Mon Dieu, messieurs, vos intentions sont bonnes ! Je vous connais assez pour être sûr de cela ; mais vous êtes dans un chemin qui mène à l’opposé de notre but commun.

JACQUES. — C’est ce que nous pensons aussi de vous, et toutes les nuances d’une même idée sont ainsi controversées dans le monde à l’heure qu’il est. Ne discutons pas ; nous avons perdu l’espérance de nous convertir les uns les autres ; mais puisque nous parlons peinture, c’est-à-dire composition pittoresque, représentons-nous un tableau qui symbolisera la situation générale.

DAMIEN. — Voyons, je regarde !

JACQUES. — C’est encore une montagne. Au sommet brille le soleil éclatant de la vérité, et, dans son plus pur rayon, je voudrais voir, avec monsieur l’abbé, la figure du Christ. Cependant, ni monsieur l’abbé, ni moi, ni aucun de nous ici, ni personne dans la foule innombrable dont nous allons peupler notre tableau, ne voit clairement ni cette figure vénérée, ni les autres figures qui rayonnent dans le soleil de la vérité. Personne n’a atteint le sommet d’où on peut le contempler, et pourtant tout le monde approche et monte. Ceux qui sont encore en bas font un effort pour gravir. La montagne est horrible ; des volcans, des précipices s’ouvrent sur ses flancs, des sentiers âpres et pleins de péril sont encombrés d’explorateurs… des millions d’hommes s’égarent, roulent, disparaissent ! D’autres combattent et s’arrachent le terrain pied à pied. La mort et le désespoir font là une impitoyable curée. Ailleurs, des phalanges épuisées s’endorment dans les neiges comme nos bataillons pétrifiés par le froid dans la retraite de Russie. Ailleurs, des groupes, qui symbolisent des nations à une époque donnée, se sont arrêtés dans une vallée délicieuse. Ils s’y abandonnent aux plaisirs de la vie matérielle. Ce sont des jeux, des danses, des voluptés, des orgies. Ce sont les époques de décadence. L’homme, trop rassasié sur la terre, a oublié le chemin du ciel et s’est arrêté dans la recherche de la vérité. Mais des hordes de barbares accourent et le chassent de son oasis. La rage et la famine passent comme des torrents sur ce monde de délices ; des sociétés disparaissent. Les barbares recommencent l’œuvre de la civilisation sur les débris d’une civilisation vaincue. Ils gagnent du terrain, ils s’étendent, ils montent. Et puis viennent l’abus, la lassitude, l’épuisement, la décadence, la conquête, la destruction pour ceux-ci comme pour ceux qu’ils ont remplacés. Ainsi, de catastrophe en catastrophe, l’humanité, fatalement, c’est-à-dire divinement poussée à graviter vers la vérité, cherche, au prix de son sang, à gagner les plateaux d’une nouvelle terre promise. Des épisodes sublimes, des épisodes atroces sillonnent ce tableau fantastique de l’histoire universelle. On torture, on brûle, on écorche les pèlerins qui, pour ouvrir à leur race une route plus sûre et plus droite, avaient osé s’aventurer sur des sentiers encore inconnus. On couronne quelques-uns de ces novateurs, on en égorge un plus grand nombre. Partout, et presque en même temps, la masse se croit plus habile et plus éclairée que l’individu et abuse de sa force contre lui. L’ordre se fait sur un point de la colonne et se rompt sur un autre point. Et cependant, il y a toujours des éclaireurs, et tout monte. Beaucoup crient vers le ciel Morituri te salutant ! Tous disent : Felix qui potuit… (À Damien.) Heureux celui qui peut connaître les causes des choses !

DAMIEN. — Voilà un petit chiffon de tableau que je ne me charge pas de graver.

MAURICE. — Ni moi de dessiner.

JACQUES. — Je ne le propose ni à vos pinceaux ni à vos burins. Je le propose à vos imaginations. C’est une image de la marche de l’humanité vers le progrès, et des désastres qui l’entravent sans cesse sans l’arrêter jamais. Sans cesse décimée, elle multiplie toujours ; et plus la vérité lui échappe, plus elle a soif de voir la vérité face à face.

LE CURÉ. — Ainsi, selon vous, personne ne la voit, pas même le chrétien ?

JACQUES. — Le chrétien la voit, tous la voient plus ou moins, mais à travers des voiles, des obstacles. Celui-ci, masqué par un rocher, ne voit qu’une lueur oblique ; celui-là, ébloui par l’éclat inattendu d’un aspect plus vaste, perd la vue tout d’un coup. Ces divers effets de lumière produisent un phénomène d’hallucination générale. Les objets qui sont à notre portée, les chemins ou les obstacles apparents ou réels qui les traversent, changent d’aspect selon la situation de l’un de nous. Où vous voyez un fossé, je vois un pont ; où vous voyez une plaine, je vois un abîme.

LE CURÉ. — Alors, il n’est point de vérité absolue pour l’homme ? Toute vérité est relative, passagère par conséquent ? C’est un scepticisme impie et indigne d’une âme comme la vôtre, monsieur Jacques !

JACQUES. — La vérité de Dieu est absolue. Vous oubliez donc mon soleil au sommet de la montagne ? Mais la part de chaque homme est relative et incomplète. N’êtes-vous pas forcés, vous autres orthodoxes, d’admettre le mystère ? Vous dites les mystères de la religion. C’est un mot bien plus ancien que le christianisme, et qui sert à couvrir d’un voile ce que l’on ne peut expliquer.

FLORENCE. — Et à l’heure qu’il est, monsieur Jacques, sommes-nous encore bien loin du sommet lumineux ?

JACQUES. — C’est le secret de Dieu, mon enfant, que vous me demandez là ! Tout ce que je peux vous dire, et ce que vous savez aussi bien que moi, c’est que nous en sommes plus près, nous, la France de 1851, que tout ce qui nous entoure sur le globe, et que tous les peuples qui nous ont précédés.

PIERRE. — Mais apercevez-vous, monsieur Jacques, sur votre montagne, du côté d’en sus, quelque chose que les autres n’ont pas encore avisé ?

JACQUES. — Ah ! vous écoutiez donc ma comparaison, mon ami Pierre ?

PIERRE. — J’ai vu tout ça, comme si vous me le faisiez rêver. Dites donc ce que vous voyez là-haut, là-haut ! comme si c’était la fumée de tabac qui monte au plafond de cette chambre, avec les chandelles qui percent dedans ? Regardez bien !

JACQUES. — Je vois des rayons et des nuages, maître Pierre.

PIERRE. — Si vous ne voyez que ça, restons comme nous sommes, de crainte d’être pis !

LE CURÉ. — Voilà une parole d’un grand bon sens, Pierre !

MAURICE. — En ce cas, maître Pierre, n’épousez pas la Maniche, car vous ne serez peut-être pas aussi heureux marié que garçon.

PIERRE. — Oh ! que si. Je prétends être mieux !

DAMIEN. — Ne prenez pas de métairie, vous en sortirez peut-être plus pauvre que vous n’y serez entré.

PIERRE. — Je compte bien y prospérer, au contraire !

EUGÈNE. — Et ne mettez jamais d’enfants au monde, car ils pourront bien être plus à plaindre que vous.

PIERRE. — Par la grâce de Dieu, j’espère qu’ils profiteront de ma peine !

FLORENCE. — Donc, vous avez l’espérance !

JACQUES. — Et la foi, par conséquent !

LE CURÉ. — Distinguons…

JACQUES. — Oui, distinguons, l’abbé ! L’homme croit au bonheur terrestre ; il le cherche, il le veut ; aucune fatigue, aucune souffrance, aucun désastre ne le détourne de son but. Et il ne rêverait pas la possession de la vérité religieuse et sociale qui, seule, peut assurer ce bonheur matériel !

LE CURÉ. — Ainsi, tous les hommes, selon vous, cherchent sincèrement la vérité ?

JACQUES. — Qui dit chercher, dit chercher ; je n’y vois pas d’équivoque, et quiconque cherche la vérité en sent le besoin. Ment-on à dessein à soi-même ?

LE CURÉ. — Je me suis mal expliqué. J’aurais dû dire que tous les hommes n’aiment pas et ne cherchent pas la vérité.

JACQUES. — Ceux qui ne l’aiment ni ne la cherchent sont ceux qui n’en ont pas la moindre notion. Il faut les instruire et non les maudire.

PIERRE. — Voilà qui est bien dit ! Bonsoir, messieurs, et grand merci pour vos honnêtetés.

FLORENCE. — Moi, j’ai des graines à trier ce soir, et comme maître Pierre, je me lève avec le jour. Au revoir, messieurs, et à vous de tout mon cœur.

LE CURÉ. — Je vous suis. — Adieu, mes chers voisins. Adieu, monsieur Jacques ; je suis votre ami quand même !

JACQUES. — J’y compte bien, cher pasteur.

EUGÈNE. — Attendez, attendez ! Il fait un temps de chien !

LE CURÉ. — Vraiment ? Il faisait si beau quand nous nous sommes mis à table ! En effet… j’entends gronder le vent très-fort.

DAMIEN. — C’est un orage. Vous voulez partir malgré cela ?

LE CURÉ. — Oui, oui, c’est si près ! Voyez, Pierre et le jardinier sont déjà en route.

DAMIEN. — Prenez au moins une lanterne et un parapluie. Tenez !…

LE CURÉ. — Grand merci. Je vous rapporterai cela demain.

(Il s’éloigne.)