Le Diable au XIXe siècle/XXXII

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 391-443).

CHAPITRE XXXII

La Maçonnerie Féminine (loges androgynes)


et le rôle des sœurs maçonnes




Le lecteur ne s’étonnera pas de ne me voir consacrer qu’un chapitre spécial à la Maçonnerie Féminine dans cet ouvrage.

En effet, la question des sœurs maçonnes a déjà été traitée très amplement par d’autres auteurs. Les sœurs maçonnes, on le voit à tout instant, soit dans mes récits personnels, soit dans les épisodes que je rapporte fidèlement d’après des témoins véridiques. Il n’est donc nul besoin d’user de l’encre pour prouver l’existence de cette branche de la secte ; car, aujourd’hui, seuls, les gens de mauvaise foi ou les agents secrets de l’Ordre peuvent la nier, et personne n’a plus le droit de prétexter l’ignorance, tant les preuves les plus accablantes ont été accumulées.

Au premier rang des auteurs qui ont fait la lumière sur la Maçonnerie Féminine, il convient de placer M. Léo Taxil et, tout récemment, M. De la Rive. Le premier s’est surtout attaché à publier les principaux rituels en usage dans les loges androgynes ; le second, compulsant les bulletins, les revues, les manuels, les recueils, en un mot, des quantités formidables de publications officielles de la secte, en a extrait tout ce qu’il a trouvé se rapportant aux sœurs maçonnes et a mis ainsi sous les yeux du public non-initié une telle collection de documents, admirablement classés dans l’ordre chronologique, que les frères et compagnons de l’équerre et du compas sont à jamais dans l’impossibilité de recourir à leur vieux système de négation.

Ces deux auteurs ont rendu aux catholiques un service de la plus haute importance. Les volumes de M. Léo Taxil, les Sœurs Maçonnes et Y a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie, et l’ouvrage de M. De la Rive, la Femme et l’Enfant dans la franc-maçonnerie universelle, se complètent réciproquement.

Pourtant, il reste encore quelque chose à dire.

Ce qui n’a pas été expliqué, c’est le fonctionnement de cette maçonnerie féminine que la secte a tant à cœur de cacher ; et, pour pouvoir expliquer cela, il faut avoir pénétré les mystères de la haute-maçonnerie. Ce qui intéresse le public, une fois qu’on lui a donné les preuves de l’existence des loges androgynes, c’est de savoir quel rôle ces femmes jouent soit dans la confrérie trois-points, soit au milieu de la société profane.

Et voilà ce que, moi, j’ai à faire connaître. Je pourrais publier, à mon tour, d’autres rituels que ceux que M. Léo Taxil a divulgués ; mais tous les rituels de maçonnerie féminine se ressemblent, à peu de chose près. Je pourrais verser au procès d’autres citations officielles que celles que M. De la Rive a mises au jour ; mais à quoi bon ? sa collection, irréfutable, est déjà bien suffisante.

Restons sur le terrain que je viens d’indiquer.


Pour organiser la maçonnerie féminine, — la vraie, — les chefs de la secte ont eu recours à un procédé identique à celui du disciple de Moïse Holbrook pour faire fonctionner la seconde classe des Odd-Fellows, dont j’ai parlé au chapitre précédent. Ils ont créé des sœurs maçonnes qui ne sont pas des sœurs maçonnes ; encore ces pseudo-sœurs ne sont-elles pas exhibées à la galerie ; elles sont là uniquement pour permettre une réponse en cas de découverte des vraies sœurs, en un mot, pour créer un quiproquo.

Le quiproquo est la grande tactique défensive des hommes de ténèbres ; c’est leur ruse préférée, leur ressource favorite destinée à déjouer les investigations. Comment mieux dérouter les curieux aux aguets, qu’en multipliant les équivoques, les termes prêtant à la confusion des personnes et des choses ?

Une personne de ma connaissance questionnait un individu qui se piquait d’être docteur ès-sciences maçonniques, et qui n’était autre que l’agent lemmiste Moïse Lid-Nazareth. Mon ami, voulant avoir l’opinion du personnage sur le Palladisme, lui demanda sans transition ce que c'était qu'un triangle.

L’autre, avec le plus bel aplomb du monde, répondit :

— En maçonnerie, un triangle, c’est un chapeau.

— Mais, répliqua mon ami, le docteur Bataille parle d’arrière-loges lucifériennes, qui se nomment « triangles » dans l’argot de la secte.

— Ces arrière-loges-là n’existent pas, riposta Moïse Lid-Nazareth ; c’est du pur roman, ce que raconte le docteur Bataille. Par triangle, il faut entendre chapeau, et rien autre. L’auteur du Diable au XIXe Siècle se moque de votre crédulité ; je vous en donnerai demain la preuve la plus convaincante.

Le lendemain, notre homme revenait, porteur du Rituel de Maître, 3e grade symbolique, par Ragon. Cette brochure, dont l’auteur est un maçon de haute marque, se termine par un vocabulaire maçonnique. L’'agent juif ouvrit à la page 77, et, montrant l’explication officielle donnée du mot triangle », s’écria triomphalement :

— Lisez !

Ragon dit, en effet, ceci :

« Triangle. Figure symbolique. Delta. Chapeau (jadis à cornes). »

Et, là-dessus, Moïse Lid-Nazareth entra en explications.

— Comprenez, fit-il. Le delta, qui décore l’Orient dans les loges, est un triangle ; c’est sa forme immuable ; donc, pas d’erreur sur ce point. Mais le chapeau était un tricorne autrefois ; aussi l’appelait-on familièrement « triangle » dans les ateliers ; eh bien, ce nom est resté, et voilà pourquoi, bien que nos diverses sortes de couvre-chefs soient ronds aujourd’hui, on continue, maçonniquement, à appeler tout chapeau « triangle ». Dans aucun vocabulaire maçonnique officiel, vous ne verrez indiquer le mot « triangle » comme servant à désigner une loge ou arrière-loge quelconque. Regardez (et il mettait le doigt sur la page), il n’y a pas autre chose que ce que je vous ai dit. Donc, l’imposture du docteur Bataille est flagrante.

Mon ami, que Moïse avait prévenu de sa seconde visite, avait eu le temps de se mettre en mesure pour ne pas demeurer bouche close. Justement, quelques semaines auparavant, il avait réussi à se procurer un Annuaire du Grand Orient de France pour 1893.

Il exhiba, à son tour, ce livre, où se trouve à la fin une liste, — très incomplète, du reste, — des puissances maçonniques existant sur le globe. On sait, je l’ai dit dès le début, que la maçonnerie espagnole est la seule au monde qui avoue les sœurs maçonnes et les triangles, sans toutefois rien révéler à leur sujet, bien entendu.

Donc, mon ami mit l’annuaire officiel sous les yeux de l’agent lemmiste et lui montra la page 322, où l’on lit :

« Grand Orient Espagnol, Suprême Conseil pour l’Espagne et ses possessions : 114 loges, 42 ateliers supérieurs, 5 loges de dames, 35 triangles. »

Les autres puissances maçonniques d’Espagne n’indiquent ni triangles, ni loges féminines.

— Eh bien, reprit mon ami, que répondrez-vous à cela ?… Il me paraît difficile de soutenir qu’en publiant cette statistique le Grand Orient Espagnol a voulu dire : « J'ai sous ma juridiction 119 loges, dont 5 de dames, 42 ateliers supérieurs… et 35 chapeaux ! » On ne voit pas bien des chapeaux faisant partie de l’obédience d’un Suprême Conseil.

Moïse Lid-Nazareth grommela je ne sais quoi, pataugea dans des récriminations confuses contre le rédacteur de l’annuaire, qui, disait-il, avait fait figurer là à tort des cercles dont le caractère n'était pas essentiellement maçonnique, — maintenant, selon lui, ces triangles-là, c’était des cercles ! — et, brandissant plus que jamais son rituel de Ragon, il s’en alla en disant que, dans la franc-maçonnerie, en fait de triangles, il n’y avait pas autre chose que des chapeaux. Il ne voulut pas en démordre.

Je pourrais citer de nombreux exemples d’équivoques intentionnellement créées par la secte, au moyen de termes qui ont plusieurs acceptions très distinctes.

Ainsi, dans la maçonnerie non-palladique, les trois grades supérieurs (Inquisiteur Inspecteur Commandeur, Prince du Royal-Secret, et Souverain Grand Inspecteur Général), forment ce que l’on appelle la Maçonnerie Blanche ; les réunions auxquelles prennent part seuls les initiés à ces grades, qui sont des chefs, sont, en terme général, des « tenues de maçonnerie blanche. » D’autre part, voyez l’extrême, on nomme « tenues blanches » les réunions ouvertes aux profanes au moyen de cartes d’invitation, c’est-à-dire les réunions imaginées pour la propagande dans le public.

Tel jour, le local mystérieux ouvre ses portes toutes grandes ; les frères trois-points y amènent les bons naïfs, à qui l’on a promis de montrer la maçonnerie à l’œuvre ; on conduit ceux-ci dans la plus grande salle, qui est décorée comme en tenue au grade d’Apprenti ; ils aperçoivent çà et là des messieurs avec des cordons bleus ou rouges (on ne met pas le petit tablier pornographique, dans ces réunions-là, et les Kadosch ne s’y montrent qu’avec des insignes de Rose-Croix, le bijou-poignard donnerait trop matière à réflexions) ; puis, un frère orateur fait une conférence tout sucre tout miel, destinée à démontrer que la franc-maçonnerie est une association philanthropique et que ses adversaires la calomnient. Ces tenues blanches, répétées, finissent toujours par valoir des recrues à la loge.

Notez qu’il n’y a rien de blanc dans ces réunions. Si des dames profanes y sont admises parfois, on ne les invite nullement à se parer d’une toilette blanche. Les lettres même d’invitation, quoique portant en en-tête : Tenue Blanche de la Respectable Loge Une-Telle, sont, la plupart du temps, imprimées sur papier rose.

Eh bien, voici un de ces profanes qui a eu la faveur d’être admis à une de ces réunions ; elle n’a pas eu pour résultat de le décider à se faire affilier ; le frère orateur n’était pas en verve ce jour-là, et son éloquence a laissé l’auditoire froid. Et puis, le profane auquel je fais allusion à un grain de bon sens ; il a trouvé grotesque cet étalage de larges cordons avec broderies dorées ; il n’a nulle envie de se plaquer sur la poitrine des soleils, des lunes, des étoiles, des pélicans et des petites maisonnettes sans cheminées ; bref, il se dit en lui-même que, si pour être franc-maçon il faut s’affubler ainsi, il ne le sera jamais, ne voulant pas être ridicule. Néanmoins, de la tenue blanche il a gardé souvenir ; et, quand il y pense, comme il a un fond de naïveté, il se dit : « Les francs-maçons sont des bonshommes bien bizarres dans leurs manières ; mais ils sont absolument inoffensifs. »

Supposez maintenant que ce profane lise, un de ces quatre matins, soit dans la Franc-Maçonnerie démasquée, soit dans la Revue Mensuelle qui sert de complément à ma publication, un article d’indiscrétion, comme celui-ci, par exemple :

« Dans une récente tenue de maçonnerie blanche, qui vient d’avoir lieu au siège du Rite Z***, à Paris, les mesures à. prendre pour fabriquer un complot anarchiste, dans lequel on mêlerait le nom d’un évêque, ont été mises en discussion. Il a été arrêté que le F∴ N***, dont la qualité maçonnique n’a jamais été dévoilée et qui est d’une habileté au-dessus de tout éloge, se mettra en relation avec Mgr X*** sous le meilleur prétexte qu’il trouvera ; afin qu’il puisse capter sa confiance, en se faisant passer aux yeux du prélat pour un homme dévoué à l’Église, un crédit de telle somme lui est ouvert et sera employé par lui à offrir quelques ornements sacerdotaux à une communauté de religieuses pauvres, pour leur aumônier. Le F∴ N***, une fois bien vu dans le diocèse où il s’établira, visitera quelques notabilités cléricales du chef-lieu pour les intéresser à une pauvre famille d’ouvrier dans la détresse. Il aura soin de faire signer les personnes visitées par lui, sur sa liste de souscription ; il majorera d’un zéro la somme qu’il obtiendra de l’évêque, de façon à ce que celui-ci paraisse s’être fortement intéressé à la souscription. D’autre part, l’ouvrier Y***, demeurant à Paris, très connu par ses opinions révolutionnaires exaltées et qui a le cerveau passablement déséquilibré, sera vu par les FF∴ A***, B*** et C***, qui abonderont dans ses idées, le pousseront à commettre un attentat à la dynamite contre quelque haut fonctionnaire, se réservant de lui dire lequel au dernier moment. Lorsque Y*** sera à point, on lui remettra la bombe ; on lui promettra, pour sa fuite à l’étranger, une somme qui sera exactement celle formant le total de la liste du F∴ N***, en lui disant, dans une lettre (que la police trouvera plus tard à son domicile), que c’est le produit d’une souscription de personnes dévouées à l’anarchie ; la somme lui sera, du reste, remise par le F∴ N***, venu à Paris le jour fixé pour l’attentat. On désignera alors à Y***, M. Dumay, directeur des cultes, comme étant le fonctionnaire qu’il s’agit du faire sauter ; Y*** ne lisant pas les journaux cléricaux qui attaquent M. Dumay, notre f∴, à raison de son hostilité à l’Église, il sera facile de le lui faire passer pour un fonctionnaire dévoué à la bourgeoisie et au clergé. On choisira, pour l’attentat, un jour où M. Dumay sera à la campagne, et Y*** aura à faire éclater la bombe au domicile particulier du directeur des cultes. Le coup fait, si son auteur n’a pas été arrêté immédiatement, Y***, ainsi que N***, seront dénoncés aussitôt à la police par lettre anonyme, et les journaux, grâce aux aveux de N***, dont la qualité maçonnique sera toujours tenue secrète, pourront publier, avec grand scandale, le « crime anarchiste commis à l’instigation des cléricaux ». À l’instruction, le F∴ N*** reconnaîtra que l’évêque X*** savait que l’argent recueilli pour Y*** était destiné au complot. Si cette affaire réussit, le compagnon anarchiste, au cas où il y aura eu des victimes de l’explosion, sera guillotiné ; ce qui est tout à fait indifférent à la maçonnerie. N***, qui n’aura été qu’un intermédiaire et qui aura manifesté un grand repentir à l’audience, en accusant l’évêque X*** d’avoir organisé le crime, aura des circonstances atténuantes et s’en tirera avec quelques années de prison ; on le fera évader, sans tambour ni trompette, et la maçonnerie lui donnera une somme en récompense de ses services et pour lui permettre de s’établir à l’étranger. Quant à l’évêque, il faudra qu’il soit bien fort pour qu’il se tire de là, étant donné que l’on s’arrangera pour que le tirage au sort du jury désigne, à la session où l’affaire sera jugée, trente-six jurés exclusivement francs-maçons. Ce sera ainsi un coup terrible porté au cléricalisme, un scandale formidable, et l’on pourra noircir à plaisir les prêtres catholiques aux yeux de la multitude. »

Une histoire de ce genre, — je me hâte de le dire, imaginaire, quant à présent, — n’a aucune chance de se trouver dans une revue antimaçonnique, par la seule raison que les frères trois-points n’en sont pas encore là en france. Mais il ne faudrait pourtant pas croire que j’exagère la perfidie des sectaires : ils sont parfaitement capables d’un machiavélisme de cette force ; l’affaire Wiesinger, dont M. De la Rive a dit quelques mots[1], en est une preuve historique, et le coup de poignard destiné à Bismarck n’avait pour but que de compromettre le R. P. Beckx, général de la Compagnie de Jésus, représenté comme ayant stipendié l’assassin.

Donc, en ce qui concerne actuellement la France, j’ai donné ci-dessus une pure et simple hypothèse, non pour montrer ici l’œuvre de la maçonnerie dans l’anarchisme, mais pour arriver à une démonstration, que je reprends.

S’il y avait lieu de publier dans un organe antimaçonnique une révélation de ce genre, il est évident que ce serait étouffer dans l’œuf l’abominable complot.

Mais que dirait le profane que je présentais tout à l’heure à mon lecteur ?

Il n’aurait pas une hésitation, vous pouvez en être certains ; il s’écrierait :

— Voilà une infâme invention des adversaires de la franc-maçonnerie Je ne suis pas franc-maçon, c’est vrai ; mais je suis allé chez eux : je sais ce qui se passe dans leurs réunions. J’ai assisté précisément à une tenue de maçonnerie blanche, et je puis attester que ces séances-là sont consacrées à des conférences bénignes, non à des délibérations criminelles. Je connais les tenues blanches, moi ; les cléricaux sont des calomniateurs !

Or, à raison de l’équivoque habilement créée, ce brave homme se tromperait, en confondant les deux sortes de tenues ; car « une tenue de maçonnerie blanche » n’est pas « une tenue blanche », pas plus qu’un « Souverain Grand Inspecteur Général », 33e degré de l’Écossisme, n’est un « Inspecteur Général en mission permanente », fonction, et non pas grade, de la haute-maçonnerie.

Sur le mot Adoption, la secte a multiplié les équivoques ; elle s’est fait un jeu de brouiller les opinions que des curieux profanes pourraient se former, en lisant ce mot, aujourd’hui dans tel compte-rendu officiel, demain dans tel autre. Si l’on n’a pas le fil d’Ariane, il est impossible de s’y retrouver dans ce dédale de mots d’argot maçonnique appliqués à des choses souvent opposées.

Un compte-rendu parlera d’une tenue d’Adoption ; un autre, d’une fête d’Adoption ; ailleurs, on lira, dans une nomenclature de rites, qu’il existe un Rite d’Adoption. Tout cela diffère, tout cela est distinct ; mais allez donc le deviner !

La « tenue d’Adoption », c’est la séance où l’on administre le baptême maçonnique aux louveteaux et louvetonnes ; les profanes, qui sont parents ou amis de la famille des enfants, y sont admis et ne peuvent rien y comprendre.

La « fête d’Adoption », c’est le banquet maçonnique, suivi de bal, auquel sont admis les Apprentis et ceux des frères pourvus d’un grade supérieur, mais à qui on laisse ignorer l’existence des loges androgynes ; à cette fête, se trouvent les pseudo-sœurs, et non les vraies sœurs maçonnes.

Le « Rite d’Adoption », c’est l’un des rites androgynes, celui qui est le plus répandu, le plus pratiqué dans la franc-maçonnerie. Les filles ou femmes initiées au Rite d’Adoption sont de vraies sœurs maçonnes.

Les pseudo-sœurs, ce sont les femmes et les sœurs de francs-maçons, à qui l’on décerne le titre de Sœurs, pour leur faire croire qu’on les met au courant de ce qui se passe dans les réunions de la secte. À celles-là, on n’impose nulles épreuves, aucune initiation graduée. On les invite, un beau jour, à un « banquet de tenue blanche », et là, avant le repas, on leur adresse un specch banal, bourré de compliments fades ; on leur dit qu’on leur fait grand honneur en les associant à la maçonnerie dont font partie leurs époux ou leurs frères ; finalement, on leur offre un cordon, que le mari ou le frère a payé. Les voilà reçues (?) définitivement, prenant part à d’autres banquets semblables, s’y parant de leur cordon, et se croyant maçonnes. Elles forment, en réalité, le paravent qui sert à cacher les vraies sœurs.

Les vraies sœurs maçonnes, elles, subissent les épreuves et toutes les formalités du rituel ; elles appartiennent à la loge-annexe ; leur initiation est en plusieurs grades, savamment combinés pour amener l’adepte à devenir ce que la maçonnerie veut qu’elle soit. Celles-ci, dans les réunions secrètes androgynes, à laquelle tous les frères de la loge ne sont pas admis, portent non seulement le cordon, mais encore le petit tablier pornographique et la fameuse jarretière où sont brodés les mots : « Silence et Vertu ».

Dans les « banquets de tenue blanche », — qui ne sont pas les « fêtes d’Adoption », — les vraies sœurs maçonnes sont assez souvent mêlées, du moins quelques-unes d’elles, aux pseudo-sœurs. Mais, tandis que celles-ci, se croyant quelque chose dans l’Ordre, sont revêtues de leur cordon, les autres, les vraies sœurs, n’ont aucun insigne et se trouvent là à titre d’invitées profanes ; car, à ces banquets, comme aux autres tenues blanches, les profanes des deux sexes sont admis, avec carte d’invitation et sous la caution d’un frère.

Maçons imparfaits initiés, à qui l’on cache l’existence des loges androgynes, ayez l’œil sur ceux d’entre vos frères qui contresignent les cartes d’invitation servant à introduire des dames soi-disant profanes aux banquets de tenues blanches ; ce sont des frères connaissant le Jardin d’Éden, dont les barrières sont closes pour vous.

Et vous, pseudo-sœurs qui vous croyez maçonnes, parce qu’on vous à offert un joli cordon plus ou moins orné de broderies symboliques, sachez que, pour citer seulement le Rite d’Adoption, l’initiation vraie comporte plusieurs grades, nullement tombés en désuétude. Le Rite d’Adoption est, en effet, en cinq degrés : 1º l’Apprentie ; 2º la Compagnonne ; 3º la Maîtresse ; 4º la Maîtresse Parfaite ; 5º la Sublime Écossaise. Vous n’avez passé, madame, par aucune épreuve, n’est-ce pas ? vous n’avez prêté aucun serment ? Apprenez donc que vous n’êtes qu’une profane, comme devant, malgré votre joli cordon.

Voilà un peu de lumière jetée dans ce chaos du mot Adoption.

Pourtant, il importe de dire encore que, pendant plus de la moitié de ce siècle, jusqu’en 1860, on a employé, en maçonnerie, le terme « fête d’Adoption » pour désigner indistinctement les banquets maçonniques où ne paraissent pas les vraies sœurs et ceux qui clôturent d’ordinaire les initiations du Rite d’Adoption au grade d’Apprentie. C’est depuis 1860 seulement que la séparation s’est opérée ; maintenant, le banquet qui a lieu après une initiation d’Apprentie s’appelle « banquet d’Adoption ».

Donc, tenue d’Adoption, fête d’Adoption, banquet d’Adoption, Rite d’Adoption, tout cela peut être confondu par le curieux profane, et pourtant tout cela est parfaitement distinct.

À quoi servent les sœurs-maçonnes, les vraies ? me demandera-t-on.

Il m’est bien difficile de répondre clairement à cette question, étant donné la règle que je me suis imposée d’écrire un ouvrage de propagande acceptable dans les familles.

Je ne reproduirai donc ici aucun passage des instructions d’Albert Pike et autres grands chefs, concernant la maçonnerie féminine. Mais, comme il ne faut pas non plus se taire absolument, je vais donner un document qui sera sans danger dans cette publication. L’auteur de ce « morceau d’architecture » est un maître de premier ordre en l’art de dire les choses maçonniquement. Les gens d’âge comprendront ; cela suffira : ils sauront apercevoir les serpents cachés sous ces fleurs de rhétorique.

J’extrais ce document du livre l’Orateur franc-maçon, par le F∴ Willaume, officier du Grand-Orient de France. Ce livre est un recueil de discours prononcés dans les loges ; c’est une vaste compilation pour laquelle « les Maçons instruits, dit le compilateur dans sa préface, ont ouvert leurs riches portefeuilles » ; il a été « à même de puiser dans les archives des loges les plus laborieuses de Paris » ; il s’est attaché « à reproduire les morceaux les meilleurs et les plus propres à éclairer les jeunes Maçons », faisant appel, au surplus, « à la sagacité des lecteurs ». Le F∴ Willaume dit encore que « son recueil de discours maçonniques pourra servir de guide aux jeunes Orateurs[2] ».

Le discours que j’extrais de ce recueil officiel a été prononcé à Paris par le F∴ Orateur de la loge Thalie, après l’initiation de quelques dames ou demoiselles au grade d’Apprentie ; il venait à la suite d’une allocution du Vénérable, où celui-ci avait attaqué les moines et les religieuses, en tant que célibataires s’isolant dans les cloîtres ; un Orateur-adjoint avait, en second lieu, déclamé une petite harangue en vers, dont on nous laisse seulement entendre qu’elle fut fort galante à l’égard des aimables récipiendaires.

L’Orateur eut donc la parole, et voici ce qu’il débita, voici le « morceau d’architecture » qui est cité à titre de modèle de discours à prononcer en ces circonstances :

« Si jamais les devoirs du ministère qui nous est conféré nous ont paru difficiles à remplir ; si, plus d’une fois, notre faiblesse alarmée trembla de succomber sous le poids qu’ils lui imposent, c’est sans doute dans ce moment flatteur où l’œil de la beauté va calculer la propriété de nos expressions, et les mettre à leur juste valeur. Rassuré néanmoins par cette vérité constante, que plus la beauté porte en soi les caractères inhérents qui la constituent, plus la douceur et l’indulgence sont ses compagnons inséparables, que nous resterait-il donc à craindre ? Elle ferait grâce, sans doute, à la médiocrité des talents en faveur du désir de lui plaire et de l’instruire ; mais des craintes mieux fondées viennent agiter nos esprits émus, et pourtant enchantés.

« Comment oser se faire entendre à ces oreilles délicates et sensibles, après le plaisir que nous venons de partager avec nos Sœurs à l’audition du discours du Vénérable, par lequel il vient de montrer que les hommes isolés, sevrés, volontairement et par goût, de la société des femmes, sont autant d’êtres indifférents et froids, des statues grossières, des automates, pour qui le statuaire n’obtiendra jamais, comme Pygmalion, le feu divin qui pourrait les animer ; que, semblables à ces oiseaux nocturnes et funèbres, qui, vivant ensevelis loin de la lumière et du commerce des autres oiseaux, en sont le rebut et le fléau, les femmes, à leur tour, en qui la nature grava si profondément, osons le dire, l’envie de plaire, les femmes, éloignées du commerce des hommes, voient fuir les grâces qui les embellissent, et, faute d’aliment à cette variété constitutive de leur existence, deviennent languissantes et monotones ? Tel on peut se peindre un printemps sans fleurs et sans verdure ; l’automne sans guérets, sans fruits et sans vendanges. De ces deux principes puisés dans son cœur, le Vénérable en a tiré la conséquence naturelle, que la réunion des deux sexes, en société, est nécessaire, même indispensable, pour leur bonheur commun.

« Comment encore oser élever la voix, après avoir admiré la tournure harmonieuse de notre second Orateur, mon collègue, qui, empruntant le langage des dieux, prouve aussi, par une galanterie anacréontique, que cette réunion est l’âme de nos plaisirs ? L’éloquence du premier, la magie poétique du second, ne nous laissent pas même l’idée de pouvoir glaner dans un champ où ils ont cueilli tant de fleurs, et qu’ils ont moissonné avec tant de succès. Leur morale moins sèche, plus active que celle des Chrysippe et des Zénon, leur philosophie aimable, recule loin de nous le véritable but de nos fonctions, qui devraient se borner à la simple instruction, et cependant semble nous tracer un autre plan, que la circonstance nous ordonne de suivre.

« Leur exemple nous ramène insensiblement à tenter, à notre tour, d’examiner, d’après leurs principes incontestables, la question qui en dérive, savoir : si l’amitié désintéressée, d’une part, la pure et simple amitié, d’autre part, toutes deux assez fortes par leur existence, peuvent maîtriser les autres sentiments, se les subordonner dans la réunion des deux sexes en société maçonnique ? — Ce problème métaphysique, à l’aide de la Maçonnerie qui nous soutient et nous dirige, pourrait sans doute se résoudre d’une manière victorieuse dans une bouche plus éloquente. Tâchons néanmoins d’en ébaucher le projet par quelques réflexions sommaires ; consacrons nos efforts à l’indulgence, qui voudra bien ne rien comparer et surtout ne voir que nos obligations dans la question que nous risquons de traiter.

« Tout ce qui respire est soumis aux lois de la sensibilité ; cette sensibilité elle-même à l’organisation qui l’enveloppe. Mais, dans notre espèce individuelle, viennent, après cette première loi de la nature, celles de l’éducation, des préjugés et de la fortune, qui augmentent ou diminuent le degré de cette même sensibilité.

« Le cœur se comprime ou se dilate, en raison de l’effervescence du sang qui le meut ou l’agite : ainsi, ce sentiment si consolant pour l’humanité, l’amitié, peut perdre quelquefois de sa pureté primitive ; mais il n’en appartient pas moins à tous les êtres, à tous les sexes et à toutes les conditions. Il nait d’un rapport involontaire et communicatif entre l’individu qui l’inspire et celui qui l’éprouve ; sa première impression est plus forte que la raison, plus impérieuse que les raisonnements. Elle leur impose un absolu silence ; tout sert, tout concourt à établir la puissance de ses effets sympathiques. Souvent le son de la voix, l’arrangement plus ou moins symétrique des parties de la figure, une taille aisée et noble, ce je ne sais quoi si difficile et même impossible à exprimer, enfin, la douceur répandue et dans les yeux et sur la physionomie, sont, nous le voyons tous les jours au milieu d’un grand nombre de personnes rassemblées et inconnues, sont, dis-je, son premier véhicule. Le germe de ce sentiment d’amitié une fois éclos dans le cœur, il ne cherche qu’à y prendre racine, à s’y étendre ; ses rameaux trouvent bientôt une nouvelle sève dans l’étude plus intime des qualités de l’esprit, du cœur et du caractère. Ce que le hasard commença, le mérite personnel l’achève ; la droiture de l’âme, la constance et la probité en cimentent la durée, et le rendent plus aimable, plus solide et plus précieux. C’est la nature qui forme en nous cet heureux penchant qui nous porte à la philanthropie, pour détruire le prestige de l’égoïsme qui nous réduit et nous ravale ; elle fait plus, elle excite en nous une indulgence, réfléchie et relative, pour les défauts d’autrui. Que lui manque-t-il donc pour être le don le plus précieux de la nature ?… Ô trois fois fortunés les cœurs qui en ont senti tout le charme ! Par cette sensation délicieuse, elle leur apprit qu’il n’est dû qu’à l’extrême vertu d’être indulgente.

« Loin de nous ces détracteurs de tout sentiment épuré, qui prêchent que toutes les affections de l’âme ne viennent que d’un raffinement d’amour-propre ! Ils trouvent leur condamnation dans la nature. Cette mère commune de tous les êtres nous met sans cesse sous les yeux que les animaux mêmes sont susceptibles d’attachement, tant pour leur espèce que pour la nôtre. Oseront-ils soupçonner, dans leur fait, de l’art ou du déguisement ? Diront-ils aussi que tous leurs sentiments ne sont qu’un raffinement d’amour-propre ? Et s’ils sont contraints enfin, par la force de l’expérience, d’admettre une amitié désintéressée dans des êtres qui leur paraissent sans doute inférieurs, par quelle règle d’analogie refuseront-ils ce sentiment à des êtres d’un ordre plus relevé ?

« Nous sommes persuadés, ne leur en déplaise, avec tous les cœurs bien nés, qu’il existe en nous tous, ce levain précieux de l’amitié, qu’il n’attend même pas souvent une occasion choisie de se développer, et que, pour le cœur qui le recèle, son développement est un besoin insurmontable ; nous ne pouvons donc jamais, avec eux, prendre l’amitié pour un mot dépourvu de sens et de réalité.

« Dans le commerce des hommes entre eux, si nous voyons donc se manifester ce prodige par des services rendus sans être sollicités ; si la discrétion a su les taire, pour laisser à la reconnaissance le droit exclusif d’en parler ; si la délicatesse a su quelquefois cacher la main qui présentait l’offrande du bienfait, pourquoi, dans le commerce des femmes entre elles, ce miracle ne s’opèrerait-il pas ? elles surtout plus susceptibles de sensations délicates ; elles, que la fibre la plus déliée rend plus propres à cette douce complaisance, à cette sociale assiduité, à ces tendres soins, à cette aptitude, à cette patience à les remplir, toutes qualités dont le Grand Architecte de l’univers les a si universellement gratifiées.

« Pourquoi, par endurcissement sur ce qu’elles valent, ferions-nous parade d’incrédulité ? — Nous sommes convaincus ici que, formées pour sentir les délices d’une amitié désintéressée, il serait surabondant de surcharger le tableau par des exemples qui, tout frappants qu’ils pourraient être, ne valent pas le sentiment intime qui nous en fait admettre la réalité. Nous croyons donc fermement que l’amitié désintéressée est dans la nature, qu’elle marche à sa suite, qu’elle est toujours, telle qu’une jeune nymphe, belle sans art, vive sans affectation, et que, si parfois on la vit déchue de l’état de perfection, elle est dans nos temples et dans nos sacrés parvis, plus occupée à recouvrer ce qu’elle a perdu, que d’acquérir de nouvelles beautés.

« Après cela, paraitra-t-il incroyable qu’elle puisse répandre ses douceurs, sans autre intérêt que son culte, sans autre résultat que sa bienveillance, même pour les individus de sexe différent ?

« Quel esprit opiniâtre oserait soutenir l’impossibilité de pratiquer les vertus que l’amitié désintéressée enseigne ? Voudrait-il se persuader que ces vertus, d’une pratique facile entre les personnes d’un même sexe, sont exclues entre deux sexes ? Pourquoi ne pas conclure avec nous que la simple amitié, l’amitié désintéressée, qui nous parait si naturelle entre les individus d’un même sexe, n’est pas plus rare ni plus extraordinaire entre ceux de deux sexes différents ?

« Suivons la faible lueur qui nous guide, et disons que, si cette véritable amitié règne parmi les hommes, si on la voit souvent se soutenir d’un pas uniforme parmi les femmes, comment des cœurs susceptibles de sentir sa divine influence, ne pourraient-ils pas, entre eux, dans leur réunion, lui fixer des bornes sans lesquelles elle ne serait plus elle-même ? Nous sentons, à la vérité, combien de difficultés à vaincre pour maintenir ce juste équilibre : c’est là où se trouve la vertu.

« De la simple amitié à ce sentiment tendre, qui jette, par l’impression de la beauté, un désordre tumultueux dans nos sens, enchaîne nos facultés et les soumet à son empire, il n’est qu’une nuance légère, que l’haleine brûlante du désir a bientôt effacée ; mais, s’il est difficile de se défendre, ne savons-nous pas, après tout, qu’il est glorieux de combattre, et que l’effort suprême de l’espèce humaine n’est pas de vaincre, mais de lutter sans cesse ? Au surplus, quoique toujours en garde, si notre surveillance se trouvait assoupie par les fatigues renaissantes d’un combat inégal ; si, dans un dédale d’enchantements, où la molle volupté, couchée sur un lit de roses, sourit à la beauté qui lui fait des esclaves, elle s’y oubliait quelques instants, nous devons espérer que la raison, soutenue de nos principes maçonniques, comme Ariane, lui offrirait un fil secourable.

« Une fois vainqueurs, comme Ulysse, des filtres magiques de l’enchanteresse Circé, nous jouirons de la douce tranquillité que les innocents plaisirs préparent à ses sectateurs ; la beauté ne pourra plus jeter dans nos agapes et dans nos temples, dont elle fera l’ornement, la fatale pomme de la discorde ; les torches funèbres de cette divinité infernale, dont la fumée épaisse et noire qu’à la sérénité de l’air, ne viendront jamais à bout d’éteindre ni même d’éclipser la vive lumière qui nous éclaire. Les basses et jalouses rivalités, filles inquiètes et présomptueuses des serpents de l’envie, ne siffleront pas sur nos têtes ; heureux les uns par les autres, nous coopèrerons au but moral qui nous rassemble. Quant à vous, Sœurs aimables, affermies sans cesse dans les principes de l’amitié désintéressée, de la pure amitié, vous n’aurez pas les mêmes dangers à courir. Vit-on jamais, d’ailleurs, naître des rivalités entre Vénus et les Grâces ?

« Ce tableau de l’amitié désintéressée, de la simple amitié entre les deux sexes, bien compris, les efforts qu’il doit en coûter pour suivre ses lois, la possibilité d’y réussir, que nous préconisons, n’a pu nuire, s’il n’a pas donné une nouvelle énergie, à cette vérité éternelle qui vous a été annoncée, que de la réunion des deux sexes nait le bonheur commun. Nous y trouvons, de plus, un avantage réel pour la Franc-Maçonnerie, dont nous faisons profession ; cet avantage, développé, peut nous acquitter, envers les Sœurs récipiendaires, de l’instruction que nous leur devions.

« Il existe une vérité physique, réduite en axiome, qui peut nous servir à établir la preuve de l’avantage réel qui doit résulter de cette réunion fraternelle, non seulement pour la partie théorique et spéculative, mais plus encore pour la partie pratique et essentielle de la morale maçonnique. Deux forces, dit l’axiome vis unita sit fortior, soit pour pénétrer la résistance des corps, soit pour en soutenir le poids, en sont plus actives, plus robustes, dans leur parfait et strict assemblage ; ainsi il est facile de concevoir qu’elles viendront plus aisément à bout, toutes deux, de ce qu’elles n’auraient pu exécuter l’une sans l’autre ; ou, du moins, l’emploi qu’elles feront de leurs moyens, sera plus puissant, plus prompt et plus efficace.

« Nous trouvons l’application de ce principe et de sa conséquence dans le caractère de Maçonnes, Sœurs récipiendaires, qui vient de vous être conféré ; ce caractère indélébile s’amalgame avec celui que nous avons reçu nous-mêmes, sur la promesse de suivre les obligations que cet Ordre respectable nous impose. Engagées aujourd’hui, par un serment solennel, à nous aider à en soutenir le fardeau, il devient plus léger, en se prêtant d’un effort égal, à le porter ensemble.

« Cessez de vous effrayer, chères Sœurs ; ce fardeau n’est pas au-dessus de vos forces. La délicatesse de vos organes est peut-être plus propre à l’aller chercher dans le sentier étroit de la vertu, sentier que nous tâcherons toujours de vous parsemer de fleurs ; elle y est, dis-je, peut-être plus propre que la prétendue force dont nous nous targuons, et qui nous porte à une constance opiniâtre, quoiqu’elle ne soit pas toujours victorieuse.

« Mais, afin de ne pas laisser plus longtemps en suspens le désir, qui éclate déjà dans vos regards, d’en connaître le genre méritoire, apprenez quelles sont nos obligations communes.

« Vous ne vous êtes pas sans doute imaginé que le plaisir de la société fût le seul attrait de nos assemblées : une jouissance plus suave, un intérêt plus vif les président ; la discrétion, à la bouche toujours close, aux oreilles ouvertes et attentives, y conduit par la main la confiance au front serein. Le bonheur de l’humanité, les secours dus à l’indigence, le crédit qu’on oppose à sa ruine totale, les ménagements scrupuleux pour ne pas blesser sa délicatesse, pour lui rendre l’aisance qu’elle mérite et éviter, quand il est impossible de la secourir, l’humiliation d’avoir découvert sa misère ; telles sont nos occupations principales, tel est le résultat de la confédération maçonnique.

« Reste encore, sans doute, plus d’une autre vertu sociale à pratiquer, parmi lesquelles le plus grand avantage que je découvre dans l’exercice de nos facultés, c’est de nous fournir les moyens d’étendre notre bienveillance, et les occasions de répandre nos bienfaits, plus qu’il n’appartient aux êtres d’un ordre inférieur. La générosité compatissante est de ce nombre ; elle conduit celui qui fait le bien à la douce illusion de la plus noble et de la plus pure des jouissances, illusion qui le place au plus haut degré du bonheur, qui l’élève au rang des puissances de la terre et l’assimile, en quelque sorte, à la divinité.

« En faisant le bonheur de ceux qu’elle a choisis pour être l’heureux objet de ses complaisances, la bienfaisance ressemble à ce chêne élevé, respecté par des temps, dont la cime se perd dans les cieux, dont les rameaux, utilement multipliés par les mains de la nature, portent, sous leur ombrage épais, la fraicheur et la tranquillité ; qui, plus il est élevé, à la vérité, plus il est exposé à la tempête et aux éclats de la foudre ; mais qui se trouve, s’il en est frappé, trop heureux d’avoir abrité les voyageurs effrayés, d’avoir préservé surtout ce qui se trouvait au-dessous de lui et se reposait à l’ombre de sa protection.

« Je ne sais trop pourquoi, en voulant peindre sous leurs vraies couleurs les charmes naturels des vertus sociales et maçonniques, l’idée de la générosité et de la bienfaisance ne se reproduit jamais sans séduire tous les cœurs, et sans nous avertir nous-mêmes qu’il est difficile de s’abstenir de leur éloge aussi souvent que cette idée se présente dans le discours ou à la réflexion. Mais, afin d’éviter l’ennui d’une énumération nombreuse, revenons, chères Sœurs, à la dernière de vos obligations.

« Vous me pressentez déjà. Vous reconnaissez d’avance cette divinité, qui range tous les hommes dans une même classe ; qui, sans égard pour les qualités plus ou moins grandes de l’esprit, ni pour les perfections plus ou moins combinées de la beauté, sans considération déterminée ni absolue pour l’élévation des rangs et les distinctions politiques, les yeux seulement fixés sur les élans du cœur, digne objet de ses préférences et de ses soins; qui enchaîne à ses pieds l’orgueil de la naissance et la trop haute opinion de soi-même ; cette divinité, qui a su ne les mesurer, ces hommes, qu’au poids de leurs vertus. À ces traits, vous reconnaissez sans peine la douce égalité, mère du bonheur, dont jouissent les vrais enfants de la lumière : et voilà quels sont nos devoirs et nos plaisirs.

« L’association à laquelle nous vous admettons vous rend désormais tributaires de l’Ordre maçonnique, pour qu’il en résulte un avantage réel… Dans la société privée, aimables Sœurs, vous pétrissez le levain de nos âmes ; par la douceur insinuante, par la flexibilité du caractère, vous adoucissez les amertumes de la vie. Que n’avons-nous donc pas lieu d’espérer de votre constance, dans une société particulière, qui n’a pour base que l’humanité et la bienfaisance, vous qui êtes si bien organisées pour le sentiment !… Ce que l’esprit a peine à découvrir, votre cœur l’a déjà senti.

« Ainsi, vous nous servirez de guides ; vous encouragerez nos travaux, en les partageant ; ou plutôt, comme ces anciens et preux chevaliers, en qui la galanterie et l’amour des dames était l’âme de leurs prouesses et de leur courage, nous vous ferons sans cesse hommage de notre loyauté. Dans nos tournois maçonniques, vous serez les juges du combat ; la beauté y distribuera la couronne ; et la même main qui la recevra aura la faveur insigne de se couronner elle-même, en vous faisant l’hommage des mystères qu’elle aura conquis, comme étant votre bien et votre ouvrage. Si, sur son char belliqueux, Mars, le dieu des grands cœurs, place l’harmonie militaire à côté de la victoire, nous, nous plaçons la beauté sur l’autel de la Maçonnerie, pour nous inspirer la vertu, et pour partager la gloire des belles actions qui doivent perpétuer l’existence immortelle de cette noble institution.

« Résumons-nous, en vous rappelant que nous avons voulu essayer de prouver que l’amitié désintéressée est dans la nature ; qu’elle peut exister entre les individus d’un sexe différent, comme il est vrai qu’elle existe entre ceux d’un même sexe ; que, par une suite de conséquences, nous avons aperçu un avantage réel, pour la Maçonnerie, dans une association adoptive, laquelle n’est faite que pour embellir ses dogmes, que pour donner un nouvel essor aux vertus, et inspirer un zèle plus ardent pour suivre ses instructions.

« Bien loin de nous flatter d’avoir réussi dans une matière dont l’abondance a dû laisser échapper quelques traits, mais que votre cœur saura bien deviner, nous abandonnons nos regrets, pour nous livrer aux transports qu’un si beau jour apprête. »


Je n’hésite pas à le déclarer, ce discours est un vrai chef-d’œuvre dans son genre, en dépit de son style ampoulé. On sait, du reste, que le langage boursouflé de périodes amphigouriques, adroitement mêlées à des phrases à double entente, constitue l’éloquence maçonnique. Ces incohérences, dont le lecteur qui n’a pas la clef se heurte, sont voulues ; ce manque de liaison, ces contradictions même qui vous frappent, qui vous arrêtent et vous font douter de la sanité mentale de l’orateur, n’existent qu’en apparence. Ce qui semble un galimatias, un pathos désordonné, à l’examen du profane, est, au contraire, parfaitement réglé, et tout se tient à merveille, tout s’enchaîne, tout se suit et se correspond.

Oui, si vous prenez dans leur sens usuel les grands mots de ce speech cité comme modèle, si vous les interprétez naïvement en homme honnête, n’apercevant pas les artifices de l’hypocrisie, oui, vous direz : « Ce harangueur de dames et demoiselles nouvellement reçues maçonnes extravague ; c’est un phraseur qui débite des compliments fades et s’embrouille dans son boniment ; son discours n’a ni queue ni tête et n’est composé que de balivernes galantes, sans aucune idée d’ensemble, sans plan bien déterminé, sans but précis à atteindre ; tout cela est confus et diffus et ne mérite que d’être mis au panier. »

Que vient-il, en effet, nous raconter, cet orateur franc-maçon ? que nous chante-t-il là, avec cette amitié désintéressée, dont il fait si grand éloge et qu’il demande, pour tous les frères présents, à son auditoire féminin ? L’amitié, telle que tout le monde la comprend, est désintéressée, forcément, cela coule de source ; sinon, elle ne serait pas l’amitié ; on ne s’imagine pas l’existence d’une amitié cupide ou se faisant rétribuer d’une manière quelconque. Mais, dans la bouche du f∴ orateur, cette amitié désintéressée est-elle bien un pléonasme, une redondance de qualificatif inutile ?

Quoi ! d’après cet homme, parlant à ces femmes et les prévenant des obligations qu’elles auront à remplir, en étant tributaires de l’Ordre maçonnique, quoi ! il leur, en coûtera, dit-il, des efforts pour suivre les lois de cette amitié désintéressée ? il a fallu, pour cela, un serment solennel ? cette amitié-là sera un fardeau, que, dès ce jour, elles se sont engagées à porter ?… Mais aussi, comme il s’empresse de les rassurer !… Cessez de vous effrayer, insinue le bon apôtre ; ce fardeau n’est pas au-dessus de vos forces ; grâce à la délicatesse de vos organes, vous irez le chercher de vous-mêmes ; vous l’irez chercher dans le sentier étroit de la vertu, et ce sentier, nous tâcherons toujours de vous le parsemer de fleurs !

Est-ce bien d’une amitié honnête qu’il s’agit, quand le f∴ orateur dit que la première impression de ce sentiment est plus forte que la raison, plus impérieuse que les raisonnements, auxquels elle impose un absolu silence ?… Est-ce bien de l’amitié pure et simple qu’il est question, quand il dit qu’il n’y a, entre elle et un sentiment de nature à jeter un désordre tumultueux dans les sens, qu’une nuance légère, que l’haleine brûlante du désir a bientôt effacée ?… Et condamne-t-il vraiment ce passage d’un sentiment à l’autre, ou, pour mieux dire, cette chute, alors qu’il en montre avec complaisance le tableau, dans un dédale d’enchantements, où la molle volupté, couchée sur un lit de roses, sourit à la beauté qui lui fait des esclaves ? alors qu’il a soin d’ajouter que, si la surveillance, que chaque frère doit exercer sur soi pour ne pas succomber vient à s’oublier quelquefois, la raison, soutenue par les principes maçonniques, viendra à son secours, comme Ariane ?

Ce qu’il faut donc, ce n’est pas s’abstenir des plaisirs (innocents !) que la maçonnerie prépare à ses sectateurs ; ce qu’il faut, c’est avoir assez d’habileté pour ne pas se laisser dévorer par le Minotaure… Et quel est le Minotaure, si ce n’est l’attachement exclusif qu’un homme pourrait éprouver pour une seule femme ?… Car, c’est le f∴ orateur qui l’explique, dans la réunion androgyne, dans la loge d’Adoption, les cœurs susceptibles de sentir la divine influence de l’amitié dont il s’agit, doivent lui fixer des bornes sans lesquelles elle ne serait plus elle-même ; et la vertu consiste à maintenir un juste équilibre, quelles que soient les difficultés à vaincre pour faire prédominer cette loi, ce principe maçonnique… En la suivant, cette loi, nulle pomme de discorde à craindre, point de basses et jalouses rivalités, mais, au contraire, bonheur complet des uns par les autres. Et le f∴ orateur insiste, afin que les sœurs nouvellement initiées sachent bien qu’elles n’auront pas à redouter des préférences pour telles au détriment de telles autres ; elles seront toutes également courtisées, elles n’auront nul motif de jalousie entre elles. Il est formel, le madré compère, quand il leur dit, la bouche en cœur : « Vit-on jamais, d’ailleurs, naître des rivalités entre Vénus et les Grâces ? »

Hypocrisie ! hypocrisie ! est-ce là l’amitié, la pure et simple amitié ?…

Mais la tartuferie suprême est celle qui consiste à faire intervenir le mot de bienfaisance pour indiquer comment s’exerce l’amitié maçonnique.

Ah ! les pauvres sœurs maçonnes auront à avaler le contenu du calice jusqu’à la lie ; et quelle lie !… Maintenant que vous avez la clef, relisez avec attention l’alinéa du discours où le f∴ orateur apprend aux nouvelles initiées que, dans les assemblées de la secte, la discrétion, à la bouche toujours close, conduit par la main la confiance au front serein. Il n’y a qu’un mot pour qualifier ces doubles-sens : c’est infect.

Et que la franc-maçonnerie ne vienne pas nous dire que nous la calomnions, que nous voyons des doubles-sens là où il n’y en a pas, et qu’il s’agit vraiment de l’exercice de la bienfaisance, de la pratique de la charité.

Le plaisir d’être en société, c’est-à-dire de se voir et de causer ensemble n’est pas le seul attrait des assemblées maçonniques, dit le f∴ orateur. À l’en croire, en prenant ses mots dans le sens usuel, on y distribue des secours à l’indigence…

Des aumônes charitables ? Cela n’est pas vrai. Il est superflu d’expliquer que les loges, dans leurs tenues intimes d’initiation, surtout dans les tenues androgynes, restant strictement et rigoureusement fermées aux profanes, ne font pas exception en faveur des pauvres ; jamais on n’a vu un Vénérable interrompre la séance et faire ouvrir les portes du temple, pour en donner l’entrée à des indigents sollicitant des secours. Mais on pourrait croire que les frères, membres de la loge ou d’un autre atelier, sont autorisés, s’il en est d’infortunés parmi eux, à exposer leurs besoins et à réclamer assistance. Il n’en est rien, non plus.

En France, particulièrement, — puisque le discours dont je m’occupe ici est d’un officier du Grand Orient de France, — la maçonnerie n’exerce pas plus la charité en faveur de ses adeptes qu’en faveur des profanes ; quand un maçon, reçu lorsqu’il était dans l’aisance, se trouve tout à coup dans l’embarras, il est extrêmement rare qu’on lui vienne en aide ; il faut qu’il soit un gros bonnet de la secte, pour que le Tronc de la Veuve laisse échapper quelque argent en son honneur. Je n’ai guère entendu citer que le cas du F∴ Ali-Margarot, maire de Nîmes et membre du Conseil de l’Ordre, à qui le Grand Orient accorda des secours après sa déconfiture. Les simples maçons devenus malheureux, on les renvoie au comité de la loge, qui leur donne cent sous et les fait ensuite radier.

Telle est la règle, suivie en France. Et, pour couper court à toute discussion sur ce point, je rappellerai que le F∴ Bazot, officier du Grand Orient de France, a écrit ceci :

« Le maçon mendiant est un génie malfaisant qui vous obsède partout et à toute heure. Rien ne peut vous soustraire à son importunité, et son insolence ne connaît ni bornes ni obstacles. Il est à votre lever, au moment de vos affaires, à votre repos, à votre sortie. Son parchemin (son diplôme) est l’arrêt de mort de votre humanité. Mieux vaudrait rencontrer sa main armée d’un poignard ; vous pourriez du moins opposer le courage au glaive assassin. Armé seulement de son titre de maçon, il vous dit : « Je suis maçon, donnez-moi ; car je suis votre frère, et votre loi vous ordonne de me faire la charité ; donnez, ou je publierai partout que vous êtes un méchant et mauvais frère. » Donnez, maçons ; mais apprêtez-vous à donner sans relâche ; le guet-apens est permanent… » (Code des Francs-Maçons, page 176).

Dira-t-on que c’est là une hargneuse boutade d’un écrivain maçonnique manquant personnellement de charité ?

Voici en quels termes s’exprimait le F∴ Ragon, à qui le Grand Orient a décerné le titre d’auteur sacré de la Franc-Maçonnerie, parlant à Paris, le 1er juin 1858, dans une conférence en chapitre de Rose-Croix :

« Rappelons-nous, mes frères, que la Maçonnerie n’a pas constitué un corps d’individus vivant aux dépens des autres. Ces mendiants, qui font de leur misère un métier, oseraient-ils avouer dans quel but ils se sont fait recevoir ? Ils viennent audacieusement vous imposer leur détresse. Cette lèpre hideuse de la Maçonnerie, en France, démontre la coupable négligence des Loges, et surtout de celles de Paris. « Ne présentez jamais dans l’Ordre, disait avec raison le Frère Beurnonville (grand-maitre-adjoint du Grand-Orient) au Frère Roëttiers de Montaleau, que des hommes qui peuvent vous donner la main, et non vous la tendre. » (Cours philosophique et interprétatif des Initiations anciennes et modernes, page 368).

Répliquera-t-on que c’est là encore une opinion isolée ?

Ouvrons alors les Règlements Généraux du Grand Orient de France, et ceux du Rite Écossais, et lisons :

Rite Français. « Article 258. Les Loges doivent rigoureusement s’abstenir d’initier les profanes qui ne pourraient pas supporter les charges de l’Ordre. »

Rite Écossais. « Article 326. Les Loges ne doivent procéder à l’initiation d’aucun profane dont la position sociale serait un obstacle à ce qu’il pût supporter les charges imposées par les Règlements particuliers ou généraux. »

Non, la franc-maçonnerie n’exerce pas, si ce n’est tout-à-fait exceptionnellement, la charité envers ses membres malheureux ; cela est si vrai, qu’en 1885 quelques frères de l’orient de Paris s’unirent entre eux pour fonder, à côté des loges, une association dont le titre à lui seul est caractéristique : Société de secours mutuels des Francs-Maçons. Cette sociétés, qui, par le seul fait de la nécessité de sa constitution, prouve péremptoirement qu’au sein des ateliers maçonniques on ne se secourt pas les uns les autres en cas d’indigence, était due à l’initiative des FF∴ Duhazé, 78, rue Vieille-du-Temple, Édouard Bézier, 11, rue Pétel, et docteur Mook, 46, rue de la Chapelle[3]

D’autre part, c’est un fait reconnu, public, que la Maçonnerie, en France, n’a jamais créé un hospice, et que l’on ne saurait citer une loge française quelconque ayant fondé seulement un lit d’hôpital ; il est donc indiscutable que l’Ordre maçonnique n’est en aucune façon bienfaisant, dans le seul vrai sens du mot, à l’égard des profanes, et, bien plus, que la pratique de da charité, c’est-à-dire le soulagement de la misère par des aumônes ou d’autres secours, ne s’exerce en aucune façon au sein des loges, pas même en faveur des adeptes initiés.

Ah ! je reconnais que le discours-modèle de l’orateur aux sœurs maçonnes nouvellement reçues ne compromet nullement la secte, si l’on n’en pèse pas tous les termes ; il n’est pas le premier venu, celui qui a rédigé cette prose-là. Tout mauvais cas étant niable, la maçonnerie peut nier, si, armé seulement de ce discours, on lui dit nettement ce que signifie la bienfaisance de ses sœurs.

Mais, il ne faudrait pas que le speech en question vînt après un interrogatoire des récipiendaires, interrogatoire dont les demandes entraînent, à la suite des réponses, certaines définitions sous forme de réplique, fixées par les rituels ; et cet interrogatoire de la postulante n’est pas banal. On la met en garde, notamment, contre la jalousie.

« La jalousie, lui a-t-on dit tout à l’heure, est le dépit, le chagrin qu’on a de voir posséder par un autre un bien qu’on voudrait pour soi. La jalousie tient plus à la vanité qu’à l’amour. » (Rituel de Ragon, page 24).

« La jalousie est surtout causée par le désir de la possession exclusive ; le jaloux se trouve livré à un véritable tourment par la seule idée du partage. Toutes ces craintes se fortifient l’une contre l’autre, en se mêlant dans son esprit ; aussi une personne jalouse est-elle constamment assiégée de soupçons et de fantômes. On ne saurait donc trop refréner cette passion. » (Rituel de La Jonquière, page 56 ; Mss. n° 45 de la Grande Loge d’Édimbourg).

Il ne faudrait pas non plus que la petite fête, suivant l’initiation et ses harangues, se clôturât par le chant du « cantique » d’Eva, licencieux au plus haut degré, impossible à reproduire dans une publication comme celle-ci. (Rituel de Ragon, pages 37, 38, 39).

En rapprochant donc du discours du F∴ orateur les étrangetés rituelles qui le précèdent et le suivent, il est facile de voir que la bienfaisance réclamée des sœurs maçonnes, et même à elles imposée, n’a aucun rapport avec l’exercice de la charité, mais est uniquement la mise en pratique de cette amitié désintéressée et collective, sans rivalités ni jalousie, dont on a tout d’abord tracé le grand éloge.

Encore, malgré son habileté, l’artificieux auteur du speech-modèle a laissé échapper quelques mots qui livrent le honteux secret ; sous la peau de la brebis, l’oreille du loup perce, en dépit de toutes les précautions prises.

Est-ce la charité, cette bienfaisance qui s’applique à faire le bonheur de ceux qu’elle a choisis pour être l’heureux objet de ses complaisances ?… La charité court partout où il y a une misère à secourir qu’on lui signale ou qu’elle découvre ; elle n’a pas de complaisances, elle ne choisit pas.

Enfin et surtout, le f∴ orateur déclare que cette bienfaisance a une dernière obligation dans sa mise en pratique : elle doit s’inspirer du principe de « la douce égalité, mère du bonheur dont jouissent les vrais enfants de la lumière » ; elle doit s’exercer « sans égards pour les qualités plus ou moins grandes de l’esprit, ni pour les perfections plus ou moins combinées de la beauté, sans considération déterminée ni absolue pour l’élévation des rangs et les distinctions politiques, les yeux seulement fixés sur les élans du cœur, digne objet de ses préférences et de ses soins. » Ce qui revient à dire que le moins malin de la loge comme le plus spirituel, le mal bâti comme le beau garçon, le ministre comme le simple électeur, le banquier millionnaire comme le petit boutiquier, ont droit, si le cœur leur en dit, à faire appel à cette bienfaisance des sœurs de l’atelier et doivent être secourus indistinctement.

Or, quelle est donc cette charité qui distribue ses bienfaits aux gens pourvus de richesse, d’un rang élevé ou d’une haute situation politique ?… Ce serait se moquer du monde que soutenir qu’il s’agit d’une distribution d’aumônes en tout cela.


Il ne faudrait pas cependant s’exagérer la situation de ces malheureuses. Ce serait une erreur de croire qu’il y a des Thersite et des Quasimodo dans les ateliers androgynes que les loges s’annexent, en vertu du droit de cumulation de rites. Les sœurs maçonnes sont, jusqu’à un certain point, maîtresses de leurs choix.

Voici, à cet égard, comment les choses se passent :

Les frères qui n’en sont encore qu’au grade d’Apprenti, ne sont jamais admis dans les loges d’Adoption ; ils en ignorent tout à fait l’existence. Ce n’est qu’à partir du 2e degré (Compagnon), que l’on peut y être admis. Remarquez que je ne dis pas : « que l’on y est admis ».

Rien n’est plus exact que ce que M. Léo Taxil a écrit à ce sujet :

« Au premier degré, qu’on nomme le grade d’Apprenti, on ne révèle, en réalité, absolument rien au néophyte ; et, en ce qui concerne l’existence des sœurs maçonnes, on induit même le récipiendaire en erreur. Lorsque le Vénérable déclare que le récipiendaire est admis à faire partie de l’association, il lui dit, après l’avoir consacré Apprenti, et en lui remettant une paire de gants de femme : « Mon frère, nous n’admettons point de femmes dans nos loges ; mais, en rendant hommage à leur grâce et à leur vertu, nous aimons à en rappeler le souvenir ; ces gants, vous les donnerez à la femme que vous estimez le plus. »

« Plus tard, si l’Apprenti à persévéré, s’il s’est fait remarquer par son assiduité aux réunions occultes, on lui propose de l’initier au second degré, appelé grade de Compagnon. Il faut, au minimum, cinq mois d’assiduité, sans compter un rapport favorable du comité de la loge, pour qu’un Apprenti soit reçu Compagnon.

«  Alors, le Vénérable change de langage. Après avoir proclamé que le récipiendaire est admis au second degré de l’initiation maçonnique, le Vénérable lui dit : « Mon frère, jusqu’à présent, vous n’étiez qu’un simple Apprenti, et, comme tel, vous étiez censé n’avoir que trois ans. À dater d’aujourd’hui, vous avez cinq ans ; tel est votre âge en maçonnerie. Cet âge vous rend apte à visiter les loges d’Adoption, où tout se fait par cinq[4] ».

Et, comme cette dernière phrase a généralement pour résultat d’intriguer le nouveau Compagnon, celui-ci, à la sortie de la séance, ne manque pas de demander des explications à son Vénérable ; car il tient à savoir ce que sont ces loges d’Adoption, dont jusqu’alors il n’avait jamais entendu parler.

« Le Vénérable explique donc ainsi : «Il est certaines choses que nous ne pouvons révéler à nos adeptes, qu’après les avoir sérieusement éprouvés. Nous croyons à présent pouvoir compter sur vous, et c’est pourquoi nous vous avons reçu Compagnon. Lors de votre première initiation, je vous ai dit que nous n’admettions pas de femmes dans nos loges. En effet, nos loges ne reçoivent pas de femmes à leurs mystères ; mais il existe des loges de dames, appelées loges d’Adoption, aux mystères desquelles les maçons sont admis, dès qu’ils ont reçu le grade de Compagnon. »

« Tel est le mot de l’énigme. Aussi, un franc-maçon, qui n’a jamais été reçu qu’au grade d’Apprenti, est-il d’une bonne foi parfaite, en affirmant qu’il n’y a pas de femmes dans la franc-maçonnerie. J’ajoute que même un Compagnon peut être également de bonne foi, en émettant une affirmation semblable ; car il est fort possible qu’il n’ait jamais assisté à une séance de maçonnerie féminine[5] ».

M. Léo Taxil a publié, à la suite de cela, les rituels des grades féminins qu’il avait réussi à se procurer ; mais il n’a pas expliqué comment des Compagnons peuvent être de bonne foi en niant les ateliers androgynes. Or, non seulement des Compagnons peuvent les ignorer, mais mêmes des adeptes pourvus de n’importe quels grades de la maçonnerie ordinaire.

L’explication que le Vénérable donne hors séance au nouvel initié au 2e degré contient encore une subtilité. Le terme dont il se sert, loges de dames, est impropre. Il n’existe pas d’ateliers où les femmes travaillent seules. Ce qui est vrai, c’est que des ateliers de frères travaillant à tel ou tel degré (loge, chapitre, aréopage) peut constituer une loge d’Adoption, où certains maçons, choisis dans les conditions et les circonstances que je vais dire, travaillent avec des sœurs maçonnes ayant aussi tels et tels degrés.

Voici, par exemple, une loge qui a toujours pratiqué un rite masculin ou plusieurs rites masculins exclusivement. Un beau jour, quelques-uns de ses membres veulent créer, non pas au sein de la loge, mais à côté, un atelier-annexe androgyne. Ils s’adressent au pouvoir souverain de la fédération, Grand Orient, Suprême Conseil ou Grande Loge, et sollicitent l’autorisation nécessaire.

D’après la règle, pour que l’autorisation soit accordée, il faut : 1° que les impétrants comptent parmi eux au minimum cinq frères pourvus du grade de Maitre, trois frères pourvus du grade de Rose-Croix, et un frère pourvu du grade de Chevalier Kadosch ; 2° que tous les impétrants sans exception aient au minimum cinq ans d’activité au sein de cette même loge, c’est-à-dire n’aient pas parmi eux un seul frère précédemment membre d’une autre loge et affilié à celle-ci depuis moins de cinq ans, fût-il Kadosch ; 3° qu’au nombre des impétrants se trouvent les cinq premières lumières de la loge, c’est-à-dire le Vénérable, le premier et le second Surveillants, l’Orateur et le Secrétaire, tous les cinq en exercice au moment de la demande.

Ces conditions étant remplies et les métaux fixés par le tarif de la fédération versés, l’autorisation est accordée, autorisation dite « en cumulation de rites » pour pratiquer tel ou tel rite androgyne reconnu.

Les fondateurs de la loge-annexe se gardent bien de prévenir leurs collègues de cette belle innovation : d’abord, parce que plusieurs de ceux-ci risquent de ne pas être admis à la faveur de participer à ces réunions intimes d’un nouveau genre ; ensuite, parce que l’atelier androgyne n’est pas encore prêt à fonctionner.

À ce moment, intervient, déléguée par le pouvoir central de la fédération, la souveraine grande-maîtresse nationale du rite androgyne que les fondateurs se proposent de pratiquer.

Celle-ci se rend à l’orient où se trouve la loge autorisée à s’annexer un atelier d’Adoption. Là, elle se met en rapport avec les neuf impétrants, et se fait présenter cinq dames ou demoiselles qui ont été sondées et au sujet de la discrétion absolue desquelles les frères présentateurs ont des raisons d’être sûrs.

La grande-maîtresse examine le cas de chacune de ces cinq dames ou demoiselles et donne son avis motivé dans un rapport qu’elle adresse au pouvoir central. On pense bien que la grande-maitresse nationale d’un rite, — ou sa suppléante, en cas d’empêchement, — n’est pas la première venue ; les femmes qui arrivent à cette haute fonction dans la maçonnerie, sont toujours d’une intelligence hors ligne, bien que souvent passant inaperçues au milieu du monde profane. Aussi, l’avis émis par la grande-maîtresse, visiteuse de la loge androgyne en voie de création, est adopté, sauf d’infiniment rares exceptions.

Les frères qui ont pris l’initiative de la fondation ont alors d’assez fortes charges, s’ils sont dans une ville où il n’y a pas déjà une autre loge d’Adoption. Il est vrai que, d’ordinaire, dans la pratique, on tourne la difficulté en ayant eu soin de mettre dans l’affaire, parmi les cinq premières dames indispensables, au moins une riche veuve, avide de plaisirs et ne voulant pas se remettre dans les liens du mariage ; celle-ci, dont on flatte la vanité en lui promettant la présidence féminine de la loge, paiera les frais que l’on va voir, et qui pourtant, d’après les statuts (Rituel La Jonquière, page 9), sont à la charge exclusive des frères.

Les cinq premières dames ou demoiselles, qui vont être la souche féminine de l’atelier-annexe, ont à recevoir, avant tout, les trois premiers degrés de l’Adoption ; il faut qu’elles aient, toutes cinq, obtenu le grade de Maîtresse, pour que la nouvelle loge androgyne puisse commencer ses travaux. Les délais entre chaque grade sont, il est vrai, abrégés ; car la souveraine grande-maîtresse examinatrice ne s’est prononcée qu’à bon escient. Même, dans certains cas exceptionnels, après en avoir référé au pouvoir central et avec l’assistance du Kadosch qui est au nombre des neuf impétrants, elle a le droit de donner elle-même aux cinq candidates l’initiation jusqu’au grade de Maîtresse, en petit comité et avec la simple explication des rituels ; mais, je le répète, c’est là l’exception ; on trouve toujours un orient, pas trop éloigné, où fonctionne déjà une loge androgyne.

Les sœurs reçues ainsi dans un atelier auquel elles ne doivent pas demeurer attachées, ne sont pas annoncées sous leur nom lors de la triple initiation ; elles sont présentées par le Vénérable de la loge androgyne chargée de leur conférer les trois degrés ; en vertu d’un ordre du pouvoir central, le rapport favorable de la souveraine grande-maitresse du rite est lu à l’assemblée et supprime toute discussion, tout scrutin d’admission ; les frères de la loge initiatrice n’ont pas à connaitre ces nouvelles sœurs qu’ils ne reverront probablement plus et qui ont pour garant le pouvoir central lui-même.

L’initiation n’est donc, pour ces cinq sœurs, qu’une formalité, afin qu’elles se rendent compte des épreuves qu’elles auront à faire subir plus tard à leurs recrues. On reçoit leur serment ; elles ne sont proclamées que sous leur nom maçonnique ; car toute Maîtresse est gratifiée d’un pseudonyme qui seul figure en lettres claires sur son diplôme, le nom d’état civil n’y étant inscrit qu’en cryptographie. Il n’y a que le grand-maître et la grande-maîtresse, signataires du diplôme, qui connaissent par leur vrai nom les cinq nouvelles sœurs, destinées à faire partie d’un autre atelier. Enfin, ces réceptions-là n’ont lieu qu’en présence des frères et sœurs faisant partie du comité de la loge initiatrice, auxquels peuvent s’ajouter les neuf fondateurs de la nouvelle loge androgyne, s’ils habitent la même ville ou s’ils veulent bien se déplacer.

Après quoi, le pouvoir central valide les diplômes certifiant, pour les cinq sœurs leur initiation au 3e degré féminin. Cette fois, la nouvelle loge androgyne est définitivement fondée.

Le noyau féminin existe, et les premières réunions des deux sexes ont lieu. L’atelier-annexe va maintenant s’accroitre.

Sœurs fondatrices et frères fondateurs se mettent en campagne pour trouver des recrues féminines. Les initiations, à présent, se font avec toutes les exigences du rituel ; les jeunes femmes qui se laissent entraîner à l’Apprentissage passent par toute la filière pour parvenir à la Maîtrise ; les examens sont rigoureux, car l’on n’a plus les lumières de la souveraine grande-maîtresse pour juger la valeur des récipiendaires ; les délais ne sont plus abrégés. Mais il suffit de suivre à la lettre le rituel ; il a été fabriqué avec un art satanique, et la malheureuse qui a consenti à faire le premier pas est prise et bien prise, sans pouvoir revenir en arrière.

Du reste, les sœurs maçonnes, les vraies sœurs maçonnes, sont tenues, on le comprend sans que j’aie besoin d’y insister, par le secret même des mystères où elles sont coparticipantes, encore plus que par le serment ; la discrétion est forcée. On n’a attiré là que celles qui avaient déjà perdu la foi ; et on les compromet tant et si bien, que, si l’une d’elles, se ressaisissant un jour, réussit à sortir de l’abîme, il est bien certain qu’elle gardera le silence. Ces choses-là ne s’avouent point.

Ah ! voilà bien le diabolisme dans toute son habileté machiavélique. Comme il tient terriblement sa proie dans les loges androgynes ! Il en est peu, de ces infortunées victimes, qui se convertissent, si ce n’est au lit de mort. Aussi, voilà pourquoi l’Église, malgré toutes les négations intéressées, sait l’existence des sœurs maçonnes ; mais le secret de la confession est inviolable, l’Église ne peut pas parler[6].

Et ils le savent, ces hommes qui perdent ces femmes et en font leur jouet. Ils sont tellement sûrs du secret, aussi bien quand leurs victimes sont aveugles que si elles viennent à ouvrir les yeux, qu’ils ont à ce sujet, dans leurs fêtes impies, le triomphe insolent. C’est dans cette pensée qu’en 1878, à un banquet maçonnique où l’on célébrait (à Port-Louis) le centenaire de la loge androgyne la Triple Espérance, un poète mauricien déclama pour la première fois une pièce de vers, qui depuis lors a été colportée dans des agapes semblables et dont voici un fragment, copié sur le compte-rendu d’un autre atelier androgyne, la loge Modestia cum Libertate, de Zurich (juin 1890) :


      Oui, réjouissons-nous ; car c’est bien dans nos temples
   Que l’on voit les meilleurs, les plus dignes exemples.
   Dans les nobles transports de la fraternité,
   Zélés, nous honorons la sainte humanité.
   Disant avec amour : « La femme est notre égale »,
   Tandis que le curé la maintient en vassale,
   Nous réprimons l’orgueil, et dans nos doux travaux,
   La liberté régnant, nous sommes tous égaux.
      Frères, n’est-ce point là la divine sagesse ?
   Nos secrets sont gardés mieux encor qu’à confesse.
   Si le mal est bavard, hâbleur, superstitieux.
   Au contraire, le bien reste silencieux :


   Goûtant sa joie en paix, la vertu ne se vante ;
   Son bonheur lui suffit ; muette, elle est contente.
      Il paraît qu’autrefois, — chères Sœurs, entre nous, —
   Les femmes n’étaient pas discrètes comme vous…
   En ces temps reculés d’ignorance profonde
   (Car le premier Maçon est vieux comme le monde),
   Les femmes ne pouvaient porter loin un secret,
   Et l’homme seul alors se prétendait discret.
   Mais depuis que le monde a par nous la lumière,
   On est bien revenu de cette erreur grossière ;
   Et, nous en témoignons, au nez des confesseurs, ,
   Ève aujourd’hui se tait… Frères, vivent nos Sœurs !…

Il y a là, en effet, une discrétion qui s’impose, même aux adversaires de la franc-maçonnerie. Vis-à-vis de ces femmes, on est saisi d’une immense pitié ; l’honneur des familles est en jeu ; l’on a beau s’être promis de livrer au public les noms que l’on sait, la plume vous tombe des mains, dès qu’il s’agit d’écrire celui d’une de ces victimes.

D’ailleurs, c’est la seule restriction que je fais dans mes révélations. Me conformant fidèlement aux ordres du Saint-Siège qui prescrit de dénoncer tous les chefs et coryphées de la secte, je n’ai aucune hésitation à imprimer en toutes lettres les noms des hauts-maçons connus de moi, de ceux qui, à un litre quelconque, dirigent la guerre contre l’Église ; et, comme on l’a vu déjà, comme on le constatera encore, Je ne fais pas d’exception en faveur des femmes. Mais les malheureuses qui font partie du troupeau avili et exploité, je les laisse à leur honte personnelle ; loin d’être des chefs, celles-ci sont des esclaves, et j’estime qu’il n’y a aucun intérêt à nommer spécialement, dans une publication, celles que j’ai pu rencontrer sur ma route au cours de mon enquête.

De la déclaration qui précède, il ne ressort, bien entendu, aucun blâme de ma part adressé à M. De la Rive, qui a cru, lui, devoir publier près de mille noms de sœurs maçonnes, sans établir entre elles aucune distinction : mais le livre de M. De la Rive et mon ouvrage ont chacun une portée bien différente.

M. De la Rive, qui ne s’est pas fait initier pour connaître les mystères de la franc-maçonnerie, s’est attaché à recueillir le plus grand nombre possible de documents officiels de la secte ; là, il a relevé des noms de maçonnes, et il les à publiés, en citant les extraits où ces noms figuraient. Or, lorsqu’un bulletin ou une revue maçonnique, par le plus grand des hasards, s’oublie à imprimer un nom de sœur, le rédacteur se garde bien de dire à quelle classe de la maçonnerie féminine cette sœur appartient. D’où il suit que M. De la Rive n’a pu spécifier, dans sa nomenclature, lesquelles de ces femmes sont des maçonnes de pratique et lesquelles sont des maçonnes de simple étiquette. Tant-pis pour celles de ces dernières qui ont laissé imprimer leurs noms dans les comptes-rendus de la Chaîne d’Union et autres feuilles officielles de la secte ! tant-pis si elles se sont ainsi exposées à être confondues avec les autres ! Ceci ne retire rien de sa valeur au livre magistral de M. De la Rive.

Mais je ne suis pas dans le cas de cet auteur, qui est mon ami. Je ne saurais, moi, si Je publiais une liste, esquiver l’obligation de faire un classement. Aussi, je ne cite et ne citerai, en fait de femmes, que les maçonnes-chefs ou coryphées et celles qui n’ont point eu à subir l’avilissement du Pastos. Les autres sont surtout à plaindre, et c’est l’institution elle-même des loges androgynes dont il est nécessaire d’expliquer le fonctionnement, pour la dénoncer et la flétrir.

Je reviens à mon sujet.

Les recrues féminines sont, comme on pense bien, l’objet d’une enquête minutieuse. Ce sont surtout les sœurs qui se chargent de les attirer et de les décider. Sans faire connaître leur qualité de maçonnes, elles usent de leurs relations dans le monde profane. Elles s’adressent de préférence aux jeunes veuves et aux femmes séparées ou divorcées ; parfois aussi aux épouses coupables, dont elles ont surpris l’adultère, mais uniquement à celles qui s’y livrent par coquetterie, par libertinage, et non à celles qui ont failli à leurs devoirs sous l’empire d’une passion. Les femmes mariées qui deviennent sœurs maçonnes sont assez rares ; il en est, pourtant, dans les grandes villes. Ce sont alors les femmes qui sont négligées par leur mari, passant ses soirées au cercle ou ailleurs ; l’époux, frivole ou dominé par l’amour du jeu, est enchanté que madame aille de son côté prendre le thé chez une amie; cela lui évite des reproches sur ses rentrées tardives ; il ignore que madame et ses amies sont affiliées à la même loge, où elles se rendent ensemble, en se donnant mutuellement le mot, pour pouvoir expliquer, au besoin, par un mensonge concerté, l’emploi de leur temps. Ainsi se désagrège la famille, et dans quelles tristes conditions !

Quant aux frères maçons qui se font agents de recrutement, ils jettent leurs filets à peu près uniquement dans deux catégories de femmes.

C’est d’abord et surtout aux filles-mères, abandonnées par leur séducteur, qu’ils s’adressent ; et, de cette façon, aux dames du monde et de la bourgeoisie, des jeunes ouvrières se trouvent mêlées dans les loges androgynes. Il va de soi que ce ne sont pas les niaises qui sont recherchées, mais les intelligentes et coquettes. La pauvre abandonnée est mise en rapport avec deux ou trois dames, qui se montrent charmantes pour elle, prennent intérêt à son malheur ; ce sont, croit-elle, des dames patronnesses d’une œuvre de bienfaisance laïque ; en effet, elles se chargent de l’enfant et l’expédient au loin en nourrice. Puis, ces dames, toujours pleines de bonté, vont visiter la jeune ouvrière, l’attirent chez elles ; on lui prodigue les câlineries ; on lui fait oublier le misérable qui l’a trompée, au lieu de le rechercher et de lui faire comprendre son devoir de réparation, ainsi que le veut la morale chrétienne. Bref, on vient en aide pécuniairement à la jeune fille, mais en ne laissant jamais échapper une occasion de se moquer devant elle de la religion, des prêtres, des plus saintes croyances. Quand elle est mûre pour l’initiation, on lui propose de la faire entrer dans la société dont ces dames sont membres ; on continuera à lui être utile, et elle verra en même temps qu’on ne s’ennuie pas aux réunions de cette aimable compagnie.

La seconde catégorie de femmes aptes à devenir maçonnes et que les frères, tout particulièrement, s’acharnent à découvrir dans les grandes villes, est beaucoup moins nombreuse que la précédente. Dans toute société qui tend à s’éloigner de la religion, l’adultère étend chaque jour de plus en plus ses ravages, et des gens du monde mariés, bourgeois, négociants, grands industriels, en un mot des hommes jouissant d’une certaine fortune, ont, plus ou moins secrètement, une seconde femme attitrée, une compagne illégitime. La maçonnerie recherche avec soin ces créatures, qui, au fond, n’aiment pas l’homme coupable trahissant pour elles la foi conjugale, et qui, voyant quand même une rivale détestée dans l’épouse légitime, sont à leur tour conquête facile ; par une sorte de dépit. Celles d’entre elles qui, à raison de la situation fausse de leur protecteur, sont libres de leurs actions et de leur temps, constituent une proie qui se livre comme d’elle-même aux griffes de la secte.

Ajoutez à cela quelques filles de théâtre, et vous aurez à peu près tous les éléments du personnel féminin des loges androgynes.

En résumé, la maçonnerie s’applique à avoir à elle des femmes libres ou décidées à le devenir, épouses adultères prêtes au divorce, mais nullement des courtisanes par état ; il est nécessaire que les sœurs maçonnes aient une situation extérieure à sauvegarder, et c’est là ce qui assure le secret, une fois la chute accomplie dans cette galanterie clandestine. La communauté de la faute lie ces femmes entre elles plus étroitement que tous les serments de discrétion, en même temps que l’excitation réciproque, qui est fatale en ces réunions à l’abri des regards des non-initiés, les provoque à faire une surenchère d’impudeur. C’est contagieux, et c’est vraiment une contagion infernale.

D’autre part, ces malheureuses sont tenues, en outre, quand le cas s’en présente, par des secrets en dehors même de celui de leur avilissement en loge. Ainsi, aux États-Unis, on les tient, avant de les amener à l’initiation, soit par des sages-femmes affiliées, soit par des médecins maçons. Le dernier degré du recrutement, ce qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer d’ignoble en fait de pression exercée sur une femme qui a commis une faute, ce qui est le plus abominable chantage, est pratiqué dans l’Illinois, au temple maçonnique de Chicago : les francs-maçons ont établi là (on ne le croira pas peut-être !) une clinique spéciale pour les maladies honteuses ; les femmes qui s’adressent à cette clinique sont soignées avec toute la discrétion nécessaire, par un traitement soi-disant magique, nommé le « Remède Magique du F∴ Cook ; » on arrive ainsi à connaître ce dont un homme, à plus forte raison une femme, ne voudra jamais à aucun prix être soupçonné ; puis, parmi les guéries, dont on possède le secret le plus inavouable qui soit au monde, on fait un choix[7].

Le vote sur l’admission d’une sœur s’effectue à l’unanimité ; frères et sœur de la loge prennent part au scrutin. Pour l’admission d’un frère, l’unanimité des votants est également nécessaire ; mais les sœurs de la loge ont seules droit de suffrage : c’est en ceci que les maçonnes sont maîtresses d’appeler qui leur convient à la fréquentation de l’atelier androgyne, et c’est ce qui me faisait dire tout à l’heure que les Thersite et les Quasimodo sont écartés de ces réunions.

La loge-annexe se crée donc à l’insu de la plupart des membres de la loge-souche (atelier exclusivement masculin). Comment s’augmente-t-elle en frères ? Il est temps de le dire, maintenant que nous savons comment s’opère le recrutement des sœurs.

Les maçonnes de simple étiquette, les pseudo-sœurs, ainsi que je les ai qualifiées plus haut, vont jouer leur rôle, sans le savoir.

Celles-ci sont les femmes, les parentes des francs-maçons, celles à qui, sans initiation, on a débité un compliment et remis un cordon de parade, mais qui n’ont pas la jarretière symbolique. Ce sont, en général, des honnêtes femmes, au point de vue de la moralité et de la probité ; quant à la religion elles la tiennent, d’ordinaire, en parfaite indifférence ; leurs maris sectaires les ont peu à peu détournées de la fréquentation des sacrements.

On leur a dit : « Vous êtes maçonnes » ; et elles croient l’être. On les invite à des fêtes, à des tenues blanches, à des banquets ; et elles y viennent. Lorsque, dans le monde profane, on parle devant elles de la franc-maçonnerie elles en font l’éloge : « J’en suis ; je suis reçue au temple maçonnique, où mon mari et ses amis ont leurs assemblées ; ils discutent entre eux les questions du jour ; ils examinent les moyens qui peuvent être les meilleurs pour la propagande de leurs idées ; ce sont des hommes de progrès ; je suis fière d’être de leur société ! » Tel est leur langage.

Survient un anniversaire à célébrer ; s’il n’y a pas d’anniversaire, on a trouvé un prétexte quelconque pour faire une fête. Or, comme la maçonnerie, disent les sectaires, n’a pas à se cacher, ou du moins doit de temps en temps se montrer, pour que s’écroulent les calomnies des cléricaux, on invitera ce jour-là des profanes à la fête ; ils jugeront ainsi ce qu’est l’association !

On distribue aux frères de la loge des cartes d’entrée, pour leurs parents et leurs amis profanes ; plus on sera de braves gens, et mieux cela vaudra. Aussi les profanes viennent-ils en foule, messieurs et dames, chacun payant son écot. On écoutera une petite conférence ; les louveteaux et louvetonnes réciteront des fables ; après quoi, l’on banquètera joyeusement ; et puis, on dansera. Délicieuse fête ! Ah ! comme elle fait bien les choses, la grande famille maçonnique !… Non certes, les profanes des deux sexes ne manquent pas ; ce sera tout drôle de pouvoir dire le lendemain qu’on a diné et valsé chez des francs-maçons.

Chacun s’empresse. On vérifie si chaque profane qui se présente, au milieu de la cohue des frères, est bien muni d’une carte contresignée par un membre de l’atelier. Les sœurs (les pseudo-sœurs) arborent leurs cordons bleus, d’un modèle unique ; les profanes se les montrent. « Tiens ! voilà des sœurs maçonnes. » Et les dames à cordons circulent dans les groupes, avec un noble orgueil, sentant qu’elles sont quelque chose. Celles d’entre elles qui sont mamans promènent leur fillette ou leur garçonnet. « C’est un louveteau, disent-elles en riant ; il a reçu le baptême maçonnique ; quand il aura dix-huit ans, il pourra être reçu Apprenti ; il sera un bon franc-maçon, comme son père ! » On admire à la ronde louvetonnes et louveteaux. C’est charmant.

Mais là, ce que les membres de la loge androgyne seuls savent, là, mêlées aux dames profanes invitées, sont les vraies sœurs-maçonnes, celles du comité : la grande-maitresse, la sœur inspectrice, la sœur dépositaire, la sœur d’éloquence, la sœur de la plume, la sœur élémosinaire et la sœur introductrice. Toutes sept, elles vont et viennent, elles aussi, mais sans le moindre insigne. Elles ont été invitées, comme simples amies, par les frères qui sont dans le secret. Oh ! très convenables, ces dames, et passant, du reste, complètement inaperçues. Elles ne cherchent pas à attirer l’attention sur elles ; elles sont fort réservées, avenantes toutefois pour les frères que le Vénérable leur présente et qui seront tout à l’heure leurs cavaliers ; car elles sont venues par deux ou trois ensemble, accompagnées par un seul maçon qui leur a fait donner l’entrée.

Les rares frères qu’on leur présente ainsi, — jamais plus de trois à une fête, — sont ceux qui, pourvus du grade de Compagnon et ignorant encore l’existence de la loge-annexe, ont été jugés dignes, par leurs collègues cachottiers, de recevoir enfin la délicate confidence. Ils sont loin de se douter de la nouvelle faveur dont ils ont maintenant quelque chance de devenir l’objet.

Notez bien, ils n’ont encore que des chances et, attendu qu’on ne leur a rien dit et que le moment est venu où ils vont être examinés, jaugés, appréciés, discutés, sans qu’ils se défient de cet examen, ils peuvent, ce jour-là, pour le moindre impair, perdre à jamais l’occasion d’être admis dans le temple réservé où tout se fait par cinq. Les fines mouches à qui le Vénérable les a confiés, et qui, pour la variété de la danse, se les repassent de l’une à l’autre pendant la soirée, sont expertes, adroites, et leur tirent gentiment tous les vers du nez.

Le lendemain de la fête, elles se réunissent chez une d’elles et se font part de leurs impressions sur les trois candidats proposés par les frères à l’admission dans la loge androgyne. Elles sont libres de les refuser tous trois ; mais si tous les trois leur conviennent, elles n’ont néanmoins qu’à arrêter leur choix sur un seul ; les deux autres, jugés admissibles par ces dames, attendront, toujours sans le savoir, une nouvelle occasion.

Toutefois, l’élu du comité féminin ne voit pas encore s’ouvrir devant lui les barrières du jardin d’Éden. Il faut, ne l’oublions pas, qu’il ait pour lui l’unanimité des sœurs. D’autre part, ceci est facile à concevoir, il n’aura pas à passer par des épreuves quelconques d’un rituel : il n’y a pas d’initiation pour l’entrée des frères dans les loges androgynes ; on leur en révèle l’existence au moment qui a été décidé opportun ; une fois la confidence à lui versée dans son oreille, il n’y a plus à le scrutiner. On décide si oui ou non il doit être mis au courant ; si oui, on lui fait la révélation ; après quoi, il n’y a plus à y revenir, il serait trop tard.

L’élu de ces dames examinatrices est donc à présent l’objet de quelques invitations particulières, en dehors de toute maçonnerie. Sous des prétextes variés, il est reçu chez l’une, chez l’autre, se trouve peu à peu en présence des diverses sœurs de la loge annexe ; ainsi, toutes arrivent à se faire une opinion sur lui. Si aucune n’émet d’opposition à sa réception définitive, l’affaire est dans le sac, et le voilà désormais en possession du grand secret.

Tel est le procédé de recrutement des frères pour les loges androgynes. C’est celui qui se pratique depuis 1846 : il a été imaginé par les FF∴ Jao da Costa de Brito-Sanchez, vicomte de La Jonquière, Duchesne ainé et baron de Dellay d’Avaize, assure-t-on ; en tout cas, sa règle a été fixée par le F∴ de La Jonquière, qui remania à cette époque la « liturgie » du Rite des Écossaises de Perfection. Et sa manière d’opérer fut trouvée à tel point ingénieuse, qu’elle a été adoptée depuis par tous les rites féminins, y compris les loges androgynes pratiquant le Rite d’Adoption, le plus répandu sur le globe.

À ce qui précède il est bon d’ajouter encore quelques particularités, qui n’ont pas été divulguées, je crois, par les auteurs ayant traité avant moi la question des sœurs maçonnes.

Ainsi, on a pu croire que les sœurs maçonnes vont d’un atelier à un autre, comme les frères, parce que l’on a montré plusieurs d’entre elles visitant diverses loges. Il importe donc de faire connaître les règlements à ce sujet. Or, ils sont formels dans tous les rites féminins.

Les sœurs sont exclusivement attachées à leur loge, chapitre ou aréopage androgyne ; elles ne sont connues que des frères de l’atelier-souche qui appartiennent en même temps à l’atelier-annexe. Les frères d’un atelier androgyne ne sont pas reçus, sauf ceux ayant au moins le grade de Kadosch ou un degré équivalent, dans un autre atelier androgyne ; encore, ceux-ci ne peuvent-ils pas venir en visiteurs, ayant l’entrée de droit, plus d’une fois au cours d’une année, dans un autre atelier que le leur ; s’ils désirent revenir une deuxième et une troisième fois, il faut que leur demande d’entrée soit accueillie favorablement par l’unanimité des sœurs présentes à la tenue.

D’autre part, il n’y a que les sœurs ayant le grade de Sublime Écossaise (5e degré du Rite d’Adoption) ou le plus haut grade d’un autre rite féminin, qui peuvent se présenter en visitrices à un autre atelier androgyne que le leur ; quant à elles, le nombre de fois où elles ont droit à l’entrée n’est pas limité, mais elles doivent payer chaque fois à l’atelier qu’elles visitent un droit d’entrée, lequel est au profit exclusif de l’annexe. Du reste, le budget de l’atelier-souche et celui de l’atelier-annexe sont toujours distincts. Il n’y a dispense de droit d’entrée que si la Sublime Écossaise visitrice se présente par ordre, en vertu d’une patente d’inspection à elle délivrée par le pouvoir central. Le droit d’entrée varie, non selon les rites, mais suivant les pays : il est de 20 francs en France ; 2 livres sterlings, en Angleterre ; 10 dollars en Amérique ; 8 marcks seulement, en Allemagne.

Dans leur propre atelier, les sœurs (du moins dans la plupart des pays) n’ont rien à payer, et toutes les charges de l’annexe doivent être supportées par les frères ; mais, quoique n’y étant point obligées, celles des sœurs qui ont quelque fortune contribuent volontiers aux frais généraux, sans compter qu’à la collecte qui est faite à la fin de chaque tenue les pièces d’or ou d’argent ramassées par la sœur élémosinaire doivent provenir des sœurs plutôt que des frères. Il n’est pas téméraire de le supposer ; car une collecte en loge masculine ne rapporte généralement pas grand’chose.

Une Sublime Écossaise visitrice n’est tenue de faire connaître son véritable nom qu’à la grande-maitresse de l’atelier où elle se présente ; pour tous les autres membres, elle garde le double-nom maçonnique qu’elle a adopté. Au 5e degré de l’Adoption, l’initiée ajoute un second pseudonyme à celui qu’elle a pris ou qui lui a été donné au grade de Maitresse.

Ces pseudonymes maçonniques, étant donné surtout que les ateliers androgynes ne s’affilient pas les uns aux autres, assurent le secret d’une façon presque absolue. Dans leur correspondance entre elles, les sœurs maçonnes ne signent et ne parlent d’elles que sous leur nom de loge, en général ; une lettre égarée n’apprendra rien au profane qui la trouvera. Un de mes abonnés me montrait naguère une épître des plus curieuses, où il était question d’une certaine sur Isis, dont une amie racontait les exploits galants à une autre amie. Ce pseudonyme est un de ceux le plus à la mode dans la maçonnerie féminine. Comment voulez-vous deviner de qui il s’agit ? il y a peut-être trente ou quarante sœurs Isis dans les ateliers androgynes de Paris. Toutefois, deux sœurs ne peuvent pas prendre le même pseudonyme dans la même loge.

Dans le Rite Palladique seul, qui est androgyne, et où les frères reçoivent, tout aussi bien que les sœurs, une initiation graduée, les adeptes des deux sexes peuvent visiter à leur gré les ateliers, non seulement de la fédération, mais de n’importe quel pays, et ces visites facultatives n’ont d’autre règle que celle de la hiérarchie. En d’autres termes, un Kadosch du Palladium et une Élue Palladique ont l’entrée libre à tout triangle où ils se présentent ; un Hiérarque et une Maîtresse Templière, à tout grand triangle et à tout triangle ; un Mage Élu, à tout parfait triangle, à tout grand triangle et à tout triangle. Quant à la Maîtresse Templière dite Souveraine, c’est-à-dire celle qui a reçu la révélation d’Astarté, elle peut être reçue dans un parfait triangle, mais à la condition que le président (Noble Seigneur Grand Maître) y consente.

Si le Palladisme donne à ses initiés des facilités de va-et-vient qui n’existent pas dans les autres rites androgynes, c’est que les triangles comportent des mystères à tel point infâmes, que ceux et celles qui s’y sont associés de cœur et d’âme sont sûrs les uns des autres au plus haut degré.

En outre, les frères palladistes, étant presque tous pourvus, dans un autre rite, d’un grade élevé, au moins le Kadosch ou tout autre degré correspondant, peuvent visiter, en cette qualité et sans faire connaître leur initiation luciférienne, les loges, chapitres et aéropages des divers rites androgynes de la maçonnerie ordinaire ; et, en se relayant à tour de rôle, ils connaissent ainsi ce qui se passe ailleurs que dans les triangles. De même, les sœurs palladistes le peuvent également, puisqu’elles sont, toutes ou presque toutes, Sublimes Écossaises ou quelque chose d’équivalent ; miss Diana Vaughan, par exemple, appartenait à la fois au Palladium et au Rite des Écossaises de Perfection. Dans son acte de retraite du 19 avril 1894, elle déclare expressément donner sa démission complète « de maçonne tant palladique qu’écossaise. »

On est donc fondé à dire, pour conclure sur ce point, qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que le secret sur la maçonnerie féminine (je parle de la vraie) soit si bien gardé ; toutes les combinaisons possibles ont été imaginées pour l’assurer ; cette organisation est vraiment merveilleuse en même temps qu’abominable ; il est impossible d’y voir une main humaine, pour peu qu’on veuille y réfléchir ; La Jonquière et les autres règlementateurs étaient certainement inspirés par le démon.

Tous les francs-maçons nient avec énergie l’existence des loges androgynes ; mais, je le répète, il en est beaucoup parmi eux qui là-dessus sont d’une entière bonne foi.

Maintenant, il n’en pourra plus être ainsi. Les frères, qui n’ont pas été appelés à participer aux réunions des loges-annexes, n’auront qu’à observer ce qui se passe au banquet et surtout au bal qui suivent certaines fêtes où, sous prétexte de propagande, les profanes des deux sexes sont admis sur invitation spéciale. Ils feront bien aussi de lire le livre de M. De la Rive, qui ne laisse aucun doute possible, surtout pour eux ; car si le lecteur non initié ne pout faire la distinction entre les vraies sœurs eltles pseudo-sœurs que cet auteur cite indifféremment, les francs-maçons, eux, la trouveront aisément ; ils verront là des noms de femmes, qui ne sont nullement des parentes de frères trois-points, et c’est surtout sur les dames citées comme profanes dans les comptes-rendus officiels qu’ils auront raison d’avoir l’œil, pour peu qu’elles se représentent plusieurs fois dans leurs fêtes. Je leur donne la clé du mystère ; à eux de s’en servir pour vérifier ; ils reconnaîtront facilement, à moins d’avoir les yeux bouchés, la parfaite exactitude de mes révélations.

Si, d’autre part, des profanes s’obstinent à douter encore, je ne saurais mieux faire que de leur recommander une expérience conseillée déjà par M. Léo Taxil ; c’est cette expérience qui a mis M. De la Rive sur la piste de toutes ses découvertes. Elle consiste à se procurer des collections de journaux secrets de la secte ; ce n’est pas chose impossible ; en tout cas, toute personne habitant Paris peut les feuilleter à la Bibliothèque Nationale. Si l’on ne veut pas perdre son temps à recueillir des noms, il suffira de se procurer le Manuel Général de Maçonnerie, par le F∴ Teissier, 33e. Ce livre, qui est d’usage courant en maçonnerie, n’est pas un antique bouquin du siècle dernier, que les Georges Bois et autres complaisants négateurs des turpitudes de la secte pourraient récuser comme rapportant des pratiques abandonnées aujourd’hui : c’est un livre tout à fait contemporain, imprimé pour la première fois en 1883 (imprimerie des FF∴ Putel et Désableau, à Pontoise) et figurant sur les catalogues des librairies maçonniques en cette présente année 1894.

On n’aura qu’à ouvrir ce livre à la page 243, et l’on sera pleinement édifié sur l’existence des loges androgynes à l’heure actuelle. Ce manuel est le vade-mecum dont les frères servants, les employés salariés des ateliers maçonniques, ont besoin pour faire leur service ; il leur indique, grade par grade, tous les accessoires nécessaires aux tenues, comment ils doivent orner et disposer le temple. « Les frères servants, écrit M. Léo Taxil, sont, en quelque sorte, les sacristains, les bedeaux de la loge ; il faut qu’ils sachent que, pour telle séance qui va avoir lieu le soir, il convient de placer l’autel de telle façon, d’allumer tant de flambeaux, de préparer tels cabinets comme ceci où comme cela. » Le manuel Teissier donne en outre un memorandum pour le frère tuileur qui garde extérieurement la porte du temple ; où lui rappelle les questions qu’il devra poser aux visiteurs qui se présenteront et les réponses que ceux-ci auront à faire, les formalités à remplir pour pénétrer dans le sanctuaire maçonnique, etc.

Eh bien, le curieux lira, dans ce manuel tout contemporain, quarante-deux pages consacrées à toutes les indications utiles aux frères servants pour la préparation de la salle aux tenues des grades du Rite d’Adoption, c’est-à-dire aux tenues androgynes. Il ne s’agit nullement d’un livre racontant ce qui se faisait autrefois, mais bien, je ne saurais trop y insister, d’un véritable vade-mecum des employés subalternes de la loge. L’auteur, écrivant en 1883, ne s’exprime pas au passé, mais au présent ; et, du reste, on comprend facilement que son chapitre consacré aux grades du Rite d’Adoption n’aurait, si ces grades ne se pratiquaient pas, aucune raison d’être dans un manuel destiné aux frères servants[8]

Mais, me demandera-t-on, quelles sont les loges masculines qui ont une annexe et celles qui n’en ont pas ? À cette question, je répondrai que je n’ai nullement entrepris de publier un ouvrage de statistique. À côté de ce livre, j’ai créé une revue mensuelle dans laquelle est mentionné tout ce qui, se trouvant en dehors du cadre de mon ouvrage, est à ma connaissance et à celle de mes collaborateurs, amis et abonnés. Nous faisons une vaste enquête générale, après mon enquête particulière. Ici, je me borne à raconter et à expliquer.

Ce qui est certain, c’est que l’institution des loges androgynes prend de jour en jour une plus grande extension ; la maçonnerie féminine, la vraie, fait tache d’huile.

On devinera sans peine les loges possédant une annexe à mille petits détails, qui, à présent que le public est bien prévenu, n’échapperont point à l’attention de l’observateur. Dans les comptes-rendus des journaux maçonniques, il y a toujours un bout d’oreille qui perce : une réunion dite de charité, dans laquelle on ne fera même pas la quête pour les pauvres ; une soirée dite artistique, où la seule musique sera celle des violons accompagnant la danse des frères et sœurs ; une déclamation en prose ou en vers à la louange de Vénus et des Grâces ou bien d’Isis.

Telle, cette poésie maçonnique, composée par le F∴ Jules Doinel, officier du Grand Orient de France et occultiste pontifiant ; cela s’appelle le Chant des Adeptes d’Isis ; c’est l’hymne de la loge orléanaise les Adeptes d’Isis-Montyon, dont le F∴ Doinel était orateur-adjoint quand il le rima (1885) :

I

     Dans cette Loge où tu vis la lumière
     Sous un ciel bleu constellé d’astres d’or,
     Chaque Maçon te reconnaît pour Frère
     Et l’Amitié déploie un libre essor.
     De l’Occident l’une et l’autre colonne
     Portent le poids sur de fiers chapiteaux.
     À l’Orient, où le Delta rayonne,
     La Grande Isis éclaire nos travaux !           (bis)

II

     Ne livre pas nos secrets au Profane ;
     Au faux-Maçon n’ouvre pas un abri.

     La Liberté sur notre Temple plane ;
     L’Égalité nous charme et nous sourit.
     Chacun de nous, fixant le G mystique,
     Du genre humain cherche à guérir les maux.
     Pour la Patrie et pour la République,
     La Grande Isis éclaire nos travaux !           (bis)

III

     Autour de nous en vain l’orage gronde,
     L’éclair toujours respecta nos lauriers ;
     Oui, nous portons la fortune du monde
     Et l’avenir sort de nos Ateliers.
     Nous sommes nés aux pieds des Pyramides ;
     Les temps anciens se lient aux temps nouveaux
     Nous défions le vol des jours rapides,
     La Grande Isis éclaire nos travaux !           (bis)

IV

     Quand le maillet retentit dans la Loge,
     L’orgueil renonce à ses titres pompeux :
     Le magistrat y dépouille la toge ;
     Le roi, la pourpre ; et le mage, ses dieux !
     Tout se confond dans une même étreinte :
     Devant Hiram, les Frères sont égaux.
     L’Amour bannit la richesse ou la crainte ;
     La Grande Isis éclaire nos travaux !           (bis)

V

     La trahison à l’œil oblique et louche
     Pénètrera peut-être parmi nous ;
     Aux Andrieux faut-il fermer la bouche,
     Comme autrefois, par le poignard jaloux ?
     Non! le mépris couvrira leurs menées,
     Et, resserrant nos fraternels anneaux,
     Nous poursuivrons de nobles destinées ;
     La Grande Isis éclaire nos travaux !           (bis)

VI

     Frères ! Amis ! Ce ne sont point des rêves !
     Nous présentons, pour venger tous les droits,
     Aux oppresseurs la pointe de nos glaives,
     Aux séducteurs le livre de nos lois.
     Marchons unis en phalange serrée,
     Et que le peuple, acclamant les niveaux,
     Retrouve enfin la parole sacrée.
     La Grande Isis éclaire nos travaux !           (bis)

Nous avons vu comment les loges androgynes se créent, comment elles recrutent leur personnel féminin et dans quelles conditions le secret de leur existence est révélé à certains frères privilégiés ; on a compris, d’autre part, ce qu’il faut entendre par « se parfaire dans l’art de vaincre ses passions », qui est le terme consacré pour exprimer maçonniquement le but de la création des ateliers de cette espèce.

Mais nous savons que les sœurs maçonnes dont nous venons de parler ne sont pas les seules mises en œuvre dans la secte. En dehors de la catégorie des pseudo-sœurs (femmes ou parentes des frères) qui sont là uniquement pour servir de paravent aux gros bataillons des initiées aux mystères d’Isis, il y a, au-dessus des unes et des autres, un troisième genre de sœurs, non pas recevant une initiation spéciale, mais placées dans une situation supérieure qui s’oppose à toute dégradation de leur part.

Ce sont, en général, les filles de hauts-maçons, quelquefois d’autres parentes de parfaits initiés. Elles savent, voilà ; personnellement, elles sont respectées ; si l’on peut se servir de ce mot, ce sont des « sœurs-chefs ». Palladistes, elles sont le plus souvent à la tête des loges androgynes ordinaires, les dirigeant comme grandes-maîtresses, et se réservant pour les sacrilèges des triangles. Ou bien, ce sont des dames du monde, ayant un salon politique ; elles appartiennent secrètement à la maçonnerie ou donnent un certain lustre à la catégorie des pseudo-sœurs, auxquelles elles se mêlent.

On les trouve ainsi dans tous les rites féminins, et même parmi les femmes de francs-maçons. Il est facile de comprendre que leur rôle dans l’Ordre n’est plus celui des malheureuses dont je me suis occupé précédemment ; elles ne sauraient, en aucune façon, leur être assimilées.

Aussi, n’y a-t-il aucun inconvénient à les nommer, elles.

Ce sont des femmes d’élite, d’une haute intelligence, mondaines, si l’on veut ; mais c’est tout, à ce point de vue. Le type le plus célèbre de ces maçonnes supérieures est l’infortunée princesse de Lamballe. On peut citer encore Mme de Genlis, Mme de Staël, qui ont exercé une réelle influence au profit de la propagande des idées maçonniques. De nos jours, et pour ne parler ici que de la France, je rappellerai le nom de Mme Edmond Adam (Juliette Lamber), éminemment respectable. En Espagne, c’est Dona Maria-del-Olvido de Bourbon, fille du duc de Séville, aujourd’hui senora Maquieria y Oyangurcu, qui est grande-maîtresse et propage le libéralisme dans l’aristocratie de son pays. Dans le Palladisme, c’est certainement miss Diana Vaughan, qui était la forte tête, le cerveau féminin qui inspirait bien souvent les chefs de la haute-maçonnerie ; c’est pour cela que sa démission récente a été un gros évènement dans le monde sectaire.

En second ordre, mais toujours parmi les adeptes qui font exception à la règle isiaque, il faut noter telles et telles femmes distinguées, qui ne s’affichent pas comme maçonnes, mais dont les œuvres, lorsqu’elles sont dans la littérature, trahissent l’affiliation à la secte.

Mlle Maria Deraismes, par exemple, qui vient de mourir dans les premiers jours de cette année (1894), n’avait pas besoin d’être initiée pour être une maçonne politique. C’est uniquement pour ne pas laisser échapper une occasion de produire un acte de nature à voiler pour les gobe-mouches l’existence de la maçonnerie féminine, que la Grande Loge Symbolique mit en sommeil la loge du Pecq qui avait reçu Mlle Deraismes au grade d’Apprenti (grade masculin) ; car elle était bien dans l’esprit de l’institution, en ce qui concerne l’hostilité à l’Église, la déchristianisation des peuples : la sœur Deraismes, avant comme après sa réception annulée, était et resta maçonne de cœur.

Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le journal la République Maçonnique (n° du 22 janvier 182), qui a rendu compte de cette initiation exceptionnelle d’une femme dans une loge d’hommes.

« L’éminente conférencière, rapporte le rédacteur, a reçu la lumière samedi 14 janvier et est devenue notre frère, ou plutôt notre demi-frère, étant donnée la situation particulière que s’est faite la loge qui l’a reçue.

« Le Vénérable et l’Orateur de la loge les Libres-Penseurs du Pecq ont prononcé des allocutions fort bien dites et très applaudies.

« Mlle Maria Deraismes, quoique très souffrante, s’est surpassée. Elle a fait un discours ravissant, émaillé de saillies, plein de brio et d’entrain.

« Elle nous a développé que le catholicisme, entré par la femme dans la société, ne s’y maintient plus que par la femme ; que, si nous voulons le combattre à armes égales, il faut introduire la femme parmi nous ; que la Maçonnerie a été jusqu’à ce jour maladroite de se priver bénévolement d’un tel auxiliaire. Elle a ajouté qu’elle félicitait la loge des Libres-Penseurs d’avoir eu le courage de rompre avec une tradition stupide pour donner un exemple fertile ; qu’elle était heureuse et fière d’avoir été choisie, elle, pour être le premier pionnier féminin appelé à défricher chez nous un préjugé injuste et ridicule ; qu’elle espérait, dans un avenir prochain, voir la femme appelée par nous venir s’asseoir à nos côtés dans nos ateliers, et prendre, dans la grande famille maçonnique, la place qui lui appartient. »

Ce discours fut celui d’une anticléricale, — Mlle Deraismes vice-présida un congrès anticlérical pour la séparation de l’Église et de l’État ; — mais c’était aussi le discours d’une personne ignorant absolument l’existence de la maçonnerie féminine. Ce qu’elle souhaitait, c’était la création de loges androgynes politiques. Il peut se faire que son vœu soit réalisé quelque jour, que la maçonnerie institue des loges-clubs, où des sœurs tricoteuses péroreront avec des frères jacobins. Cette maçonnerie-là n’empêchera pas l’autre, qui demeurera rigoureusement secrète.

Au surplus, Mlle Maria Deraismes était-elle bien la seule maçonne politique, comme elle le croyait ? N’avait-elle jamais entendu dire que Mme Edmond Adam avait été initiée à la loge la Clémente Amitié ?… Et ne lui arriva-t-il pas de se douter encore que Mlle Augusta Holmès était, elle aussi, une maçonne politique ?

Je ne saurais dire à quelle loge appartient Mlle Holmès, la célèbre compositrice de musique ; mais, quand on connaît le symbolisme maçonnique, on ne peut s’empêcher, en lisant les paroles de l’Ode triomphale pour le Centenaire de 1789, de déclarer que l’auteur est vraiment une initiée ; car Mlle Augusta Holmès est l’auteur du poème aussi bien que de la musique. Eh bien, l’Ode triomphale est un poème essentiellement maçonnique. C’est évidemment pour cela qu’il a eu les honneurs de l’Exposition, où les francs-maçons du gouvernement français, le F∴ Floquet en tête, enrôlèrent, pour le chanter solennellement, je ne sais plus combien de milliers d’orphéonistes. Rappelez-vous les sommes fantastiques dépensées pour l’exécution de cette ode ; comme toujours, les frères trois-points mettaient leur propagande au compte des contribuables ; les maçons glorifiaient leur doctrine, aux frais des profanes.

L’ode débute par une glorification du Soleil, qui est exactement dans la note de la fameuse messe blanche des Palladistes, ou Messe au Soleil. Dans la doctrine de la parfaite initiation, le soleil est en quelque sorte divinisé, et la parodie de la messe catholique se fait par la glorification du soleil, à qui l’on offre le pain et le vin ; l’épi de blé et la grappe de raisin sont, dit-on, la chair et le sang du Dieu-Nature, de Lucifer Dieu-Bon, nourrissant l’Humanité, sa fille par Ève, depuis l’acte saint du jardin d’Éden. Au moment de l’élévation, à la messe blanche palladiste, l’assistance pousse trois fois le cri des bacchanales païennes : Evohé !

Ecoutons les vers de Mlle Augusta Holmès :


Les Vignerons
(entrant chargés de grappes de raisin)


Evohé ! Evohé ! Evohé !… Soleil, évohé !
    La vigne a fleuri !
    La grappe a mûri !
Dans les cuves le vin bouillonne !
    Ce soir, vignerons,
    Nous reposerons ;
Car le vin rougeoie et rayonne !
    C’est le vin joyeux !
    Le vin des aïeux,
Qui rend la vie et l’espérance !
C’est le vin pur et glorieux !
    C’est le vin de France !


Les Moissonneurs
(entrant chargés de serbes de blé)


Evohé ! Evohé ! Evohé !… Soleil, évohé !
    Le baiser vermeil
    De l’ardent soleil
A gonflé les épis superbes !
    Et toujours encor
    En lourds monceaux d’or
S’entasse la gloire des gerbes !
    Ô Soleil, évohé !

C’est le pain sacré
Que nous tirons des blondes plaines !
Que les bœufs dorment dans le pré ;
Moissonneurs, les granges sont pleines !
    Evohé !… Soleil, évohé !


Les Vignerons


    Ce vin, c’est le sang
    Chaud et rubescent ;
    Ce vin, c’est le sang
De la terre qui nous fit naître !


Les Moissonneurs


    Ce pain, c’est la chair
    Du sol trois fois cher,
Que le soc déchire et pénètre !
    Forts et rénovés,
    Mangez et buvez !


On le voit, la parodie ne se dissimule guère : « Mangez et buvez ; ceci est ma chair, ceci est mon sang. »

Arrivent les travailleurs, en deux groupes, l’un précédé par le Travail, l’autre, par l’Industrie ; prétextes pour unir les deux maçonneries, la maçonnerie opérative (qui est le compagnonnage), et la maçonnerie spéculative (qui est la franc-maçonnerie) ; puis, viendront les arts et les sciences, l’art païen et la science luciférienne. Il faudrait y mettre de la bonne volonté pour ce pas saisir le maçonnisme de ce poème.

Citons encore :

Les Travailleurs

    « — Tope, frère, et dis-moi ton nom ?
    « — Je suis enfant de Salomon.
« — Tope, frère. Dites vos noms, qu’on les redise ?
    « — Enfants de Jacques et de Soubise.
    « — À qui dois-je donner mon cœur ?
    « — À ton frère, le travailleur.
    « — À qui dois-je donner mon âme ?
    « — À ton pays qui la réclame.
    « — À quoi dois-je employer mes bras ?
    « — Le Temple tu reconstruiras ;
    Avec la pioche et la truelle,
    Avec l’équerre et le compas,
    Cimente, égalise, nivelle !
    Compagnon, ne l’arrête pas !
    Construis le Temple de Justice,
    Le cœur tranquille et plein de foi !
    Il faut que l’Ordre s’accomplisse ;
    Frère, l’avenir est à toi !

    Avec le levier et l’équerre,
    Et la truelle et le compas,
    Construis le Temple de Lumière ;
    Ô Sauveur, ne t’arrête pas !


Les Sciences


Du fond de l’Océan, jusqu’au-delà des astres,
    Nous avons frayé le chemin,
Qu’oublieux de la mort, des guerres, des désastres,
    Tu graviras, ô genre humain !
Nous avons déchiré les voiles de mystère,
    Dont se couvrait la Vérité !
Le feu dévorateur, l’onde, l’air et la terre,
    Sont soumis à ta volonté !
Nous avons arraché de leur ciel illusoire
    Les faux dieux à l’homme pareils ;
Et la vie a jailli de l’immensité noire,
    En myriade de soleils.
Homme, debout !… Bientôt, l’aurore va paraître
    Du jour sans fin et sans milieu ;
Marche, et perçois en toi l’Esprit, le Verbe et l’Être,
    Homme qui par nous seras Dieu !!


Toute la doctrine maçonnique est résumée, en termes à peine voilés, et glorifiée dans cette ode triomphale. C’est là purement et simplement l’éloquence des Orateurs de loges, mise en vers.

Après cette pseudo-prophétie de la déification de l’homme, réminiscence de la cabale et de tous les occultismes, vient le chant de la morale maçonnique, l’enseignement du grade de Maître, qui est, on le sait, la victoire de Lucifer sur Adonaï par la multiplication humanitaire de l’acte de l’Eden. Adonaï, principe destructeur, est le père de la mort ; c’est à lui que l’humanité doit la tombe ; mais Lucifer, principe conservateur de l’humanité, est le père de la vie, et le sépulcre sera vaincu par l’amour.

Aussi, Mlle Augusta Holmès fait-elle entrer en scène l’Amour et la Jeunesse conduisant des groupes de jeunes gens et de jeunes filles.


Les Jeunes Gens


      Vers elles, vers elles,
Amour, conduis-nous, en battant des ailes,
        Vers elles, vers elles !
  Plus loin !… là-bas !… plus loin encor !
        Vers elles, vers elles,
    Les vierges aux cheveux d’or !


Les Jeunes Filles


Je rêve, je rêve
Qu’un soleil très doux à mes yeux se lève ;

        Je rêve, je rêve
  Qu’une voix m’appelle sans trêve !
  Je rêve d’un regard vainqueur ;
Je rêve que l’Amour m’a blessée au cœur !


L’Amour


        Succombe ! Succombe !
Le vautour divin a pris la colombe.
        Succombe ! succombe
  À l’Amour, plus fort que la tombe !
  Ouvre ton cœur, ouvre tes bras !
Succombe à l’Amour, divine colombe !
Succombe à l’Amour, par qui tu vivras !


Arrêtons-nous ici, et constatons, avec les rituels maçonniques en main, que Mlle Holmès, dans sa poésie, est un écho fidèle des doctrines secrètes de la secte ; donc, elle les connaît. Nombre d’expressions employées par elle sont textuellement celles de la liturgie de la parfaite initiation. En maçonnerie androgyne, le verbe « succomber » est fréquemment employé, et exactement dans le sens que lui donne Ovide en ses poèmes licencieux. Quant au vautour qui prend les colombes, Mlle Augusta Holmès a beau le qualifier de divin ; avec l’Église nous dirons que c’est, au contraire, le vautour diabolique.

Cette Ode Triomphale se termine par l’apothéose du génie de la Révolution. Or, Adriano Lemmi, dans son toast de Naples (19 décembre 1892), a dit clairement qui est, en réalité, le génie de la Révolution : Satan.

Que si quelqu’un trouve insuffisantes les citations que j’ai faites du style poétique sectaire et prétend qu’elles manquent de clarté, je les renvoie aux livres de MM. Léo Taxil et De la Rive ; ces deux auteurs ont publié des cantiques maçonniques qui ne laissent aucun doute. Pour moi, je suis allé à l’extrême limite de ce qu’on peut imprimer dans une publication comme celle-ci ; cette limite, je ne la franchirai pas.

Donc, on a bien compris maintenant quel est le rôle des diverses classes de sœurs maçonnes. Les pseudo-sœurs servent à masquer les autres ; l’ignorance qu’elles ont des mystères isiaques les pousse à prôner l’innocuité de la franc-maçonnerie ; elles répètent à qui veut les entendre que les loges sont calomniées, et, vu leur bonne foi, elles sont un excellent instrument de propagande. Les vraies sœurs servent à apprendre aux frères à se perfectionner dans l’art de vaincre leurs passions ; cachant avec un soin rigoureux leur affiliation, elles jouent encore un rôle au sein de la société profane : elles sont les espionnes attitrées de la secte. Les sœurs-chefs, en dehors de la direction des ateliers, travaillent à faire pénétrer les principes de la maçonnerie dans la société : quand elles ont du talent, on les met en vedette ; on bat la grosse caisse autour de leurs productions littéraires ; les maçons gouvernants donnent le plus grand éclat possible à leurs élucubrations inspirées par le souffle infernal, comme il est arrivé à Mlle Augusta Holmès ; parfois même, la maçonnerie les subventionne. C’est ainsi que la loge la Clémente Amitié, qui n’a jamais eu plus de 1500 à 2.000 fr. en caisse, a versé cent mille francs à la Nouvelle Revue créée par Mme Edmond Adam. D’où venait cet argent ? De la haute-maçonnerie, c’est-à-dire du diable.

Facilement aussi, on se rend compte que les frères trois-points se soient imposé la loi absolue de nier l’existence de la maçonnerie féminine, cette précieuse auxiliaire.

Mais des aveux leur échappent malgré tout, par-ci par-là : il suffit à l’observateur de les réunir pour mettre à néant les négations intéressées.

Par exemple, quand un franc-maçon nie qu’il y ait en Italie des loges androgynes, on devra lui citer ce discours que le grand-maître débite à la maçonne passant du 3e au 4e degré du Rite d’Adoption, c’est-à-dire en la proclamant Maîtresse Parfaite :

« Ma chère, les erreurs, les superstitions et les préjugés que vous conserviez peut-être encore dans quelque recoin de votre cerveau se sont dissipés, maintenant que nous vous avons initiée aux arcanes symboliques de la maçonnerie et que la lumière de la vérité a rayonné sur vos pupilles. Une tâche ardue, mais sublime, vous est dorénavant imposée. La première de vos obligations sera d’aigrir le peuple contre les rois et les prêtres. Au café, au théâtre, dans les soirées, partout, travaillez dans cette intention sacro-sainte. Il ne me reste plus qu’un secret à vous révéler et nous en parlerons à voix basse ; car l’heure n’est pas encore venue de le manifester au monde profane. L’autorité monarchique, dont nous affectons d’être enjoués, doit un jour tomber sous nos coups, et ce jour n’est pas éloigné. En attendant, nous la caressons pour arriver sans entrave au complément final de notre mission sacrée, qui est l’anéantissement de toute monarchie. Levez-vous ! »

Cette allocution du grand-maître à la Maîtresse Parfaite a été publiée par la Vera buona novella, de Florence, et reproduite par la Correspondance de Rome (N° 181 ; 1er février 1862).

On pourra citer encore ce fait relatif à la fameuse sœur Julia Caracciolo, comtesse Cigala, une luciférienne militante de la péninsule : c’est sur sa demande que le frère général Garibaldi envoya à la loge les Défenseurs de l’Unité maçonnique une lettre pour la féliciter de sa fondation et de l’élection du frère Dominique Sampieri comme Vénérable. Le fait est consigné dans le Monde Maçonnique (n° d’octobre 1867, page 339).

Voilà un spécimen des aveux qui échappent aux frères. Cela n’empêchait pas le Grand Orient d’Italie, deux ans plus tard, de glisser dans une circulaire du 25 mars 1869, signée par les FF∴ Frapolli et Mauro Macchi, cette déclaration en termes ambigus : « que, malgré le désir plus grand que jamais de voir la condition de la femme s’élever et son éducation se perfectionner, le Grand-Orient, ne reconnait pour le moment ni sœurs ni filles d’Adoption. » (Chaîne d’Union, 15 juin 1869, page 12).

La tactique maçonnique consiste à se renvoyer d’un pays à l’autre la responsabilité de l’existence des loges androgynes. Ainsi, le docteur Gallatin Mackey déclare dans le Lexicon of Freemasonry, qu’il n’existe des sœurs maçonnes qu’en France ; et les maçons français déclarent à leur tour qu’il n’en existe qu’en Espagne.

Gallatin Mackey niait donc les ateliers-annexes aux États-Unis, particulièrement.

Cependant, au mois d’octobre 1874, dans le compte-rendu officiel de la Grande-Loge du Missouri, rédigé par le grand-secrétaire F∴ Gouley, éditeur du Freemason, de Saint-Louis, on lisait ces lignes :

« Nos maçons modernes sont devenus efféminés et délicats. On fabrique tant de maçons aux États-Unis, qu’il n’est pas surprenant que tous ne soient pas d’un métal aussi pur que le désirerait le F∴ Anderson, et avec lui tous les amis de notre institution… Il n’y aura bientôt plus que les femmes et les enfants qui seront en dehors de la franc-maçonnerie… Et encore les femmes peuvent-elles choisir entre les deux ordres androgynes qui existent aux États-Unis. » (Le Monde Maçonnique, n° de janvier 1875, page 397-398).

En ce qui concerne la France, le F∴ Ragon, qui a publié, — pour les initiés seuls, il est vrai, — plusieurs rituels de grades féminins, ne les donne pas comme étant des documents d’une simple valeur archéologique, mais comme pratiqués couramment. Dans son Manuel complet de la Maçonnerie d’Adoption, il rapporte (page 100) une curieuse anecdote, qui prouve que, même au sein du Conseil de l’Ordre, il se trouve parfois des frères n’ayant pas eu la révélation des loges androgynes.

Il s’agit d’un atelier (les Amis de la Paix, à Paris), qui avait une loge-annexe, et qui voulut en 1852 célébrer une grande fête d’adoption ; cet atelier, qui, sans doute, devait en cette circonstance sortir des usages, — probablement, voulait-il convoquer plusieurs autres loges-sœurs, — sollicita une autorisation auprès du Grand Orient. L’orateur titulaire de la Chambre Symbolique demanda que l’on passât à l’ordre du jour, en déclarant que « la Maçonnerie d’Adoption n’était pas de la maçonnerie, qu’elle n’avait jamais été admise par le Grand Orient. »

Il faut voir comme le F∴ Ragon tance cet ignorant !

« Cette hérésie d’un orateur, dit-il, qui ignore l’histoire du corps au nom duquel il parle fut relevée comme elle devait l’être par des frères plus instruits, jaloux de l’honneur de l’Ordre. Ils prouvèrent que cette fille adoptive du Grand Orient, d’où vient son nom, avait, depuis soixante-seize années, rendu d’éminents services à l’institution maçonnique, en propageant d’une manière efficace ses principes civilisateurs. La Chambre Symbolique, suffisamment éclairée, accorda l’autorisation et nomma, pour représenter le Grand Orient à cette fête, les FF∴ Hubert, Tremblay et Voury, qui avaient victorieusement combattu l’ordre du jour. »

On dira peut-être qu’il s’agit là d’une fête de pseudo-sœurs ?… Quatre pages plus haut, le F∴ Ragon chercha noise au F∴ Thory, qui, dans son ouvrage Acta Latomorum (page 139), avait parlé d’indécences commises en 1779 à la loge les Neufs-Sœurs ; et, dans une note, Ragon, rappelant qu’à cette époque-là la préparation de la candidate à l’initiation était confiée à un frère surveillant appelé Frère Capucin, ajoute : « Cette fonction délicate appartient AUJOURD’HUI à la Sœur Préparatrice. »

C’est par centaines que M. De la Rive a relevé des aveux échappés à des auteurs francs-maçons. Aussi ne saurais-je mieux faire que de renvoyer à son livre quiconque voudra répliquer à un sectaire niant l’existence des sœurs maçonnes.

Enfin, lorsqu’un de ces messieurs est accablé par les preuves qu’on met sous son nez, il s’en tire en répliquant que les ateliers androgynes ne sont pas des loges régulières.

C’est à M. De La Rive que j’emprunterai, pour terminer, l’explication très exacte, qu’il convient de donner sur ce dernier point :

« Les loges masculines qui s’annexent une loge de femmes, pratiquent, à leur gré, dans l’atelier-annexe, tel ou tel rite androgyne, soit d’origine ancienne, soit d’origine moderne, soit même créé spécialement pour l’atelier (ceci lorsque le Vénérable vise à faire du nouveau). Il n’y a aucune OBLIGATION de RÈGLE à cet égard, et c’est pour cela que, dans divers comptes-rendus de congrès maçonniques, on dit, en parlant de loges de femmes ou loges mixtes, qu’elles ne sont pas régulières. Cette expression a été imaginée précisément pour dérouter les profanes dans la question de l’existence des loges de femmes ; la maçonnerie se donne ainsi l’air de décliner toute responsabilité à leur sujet. Elle semble dire, et ce langage vise les profanes : « Si des loges androgynes existent par hasard, le Suprême Conseil (ou le Grand-Orient) les ignore ; elles ont été constituées en dehors de son initiative ; elles fonctionnent à son insu et sous la responsabilité personnelle des Vénérables ; donc, s’il y en a, comme le prétendent nos adversaires, ce ne sont pas des loges régulières. »

« Mais, en disant cela, les chefs maçons jouent sur les mots, selon leur habitude, et, en réalité, le sens vrai est que ces loges ne sont soumises à aucune règle rituelle commune. Seuls, les triangles androgynes du Palladisme luciférien ont une organisation générale et partout le même rituel. »

Les loges androgynes, qu’on le sache bien, existent partout. En Suisse, notamment, elles servent de souche aux triangles. La loge ordinaire a d’abord son annexe-mixte, et, dans cet atelier où les sœurs sont mêlées aux frères privilégiés, on opère une nouvelle sélection pour former la loge palladique, le triangle. Telle est l’importante loge de Zurich, dite Modestia cum Libertate, qui comptait en 1880 plus de 200 frères, et dont les sœurs étaient au nombre de 96. C’est en 1886 seulement qu’un triangle vint se greffer sur cet atelier androgyne, et ce triangle est cité, chez les palladistes, comme étant l’objet de fréquentes manifestations diaboliques. Un démon, du nom de Goloëk, y vient parfois présider aux épreuves des récipiendaires ; on rapporte qu’en 1890, les frères avaient installé une bascule où la postulante se plaçait, tandis que Goloëk se mettait à l’autre bout et prenait plaisir à taquiner la malheureuse jeune femme. N’ayant pas été témoin de ce fait, je ne l’affirme pas ; peut-être était-ce un frère qui se déguisait en diable. Quoiqu’il en soit, la loge de Zurich est réputée pour être des plus sataniques.


La bascule du diable. — Les taquineres du démon Goloëk au grand triangle de Zurich (1890).

Et les autres ateliers androgynes du globe, pour n’être pas tous le théâtre de manifestations des démons, n’en sont pas moins des foyers de propagande infernale. Dans le combat contre l’Église, les sœurs maçonnes jouent le rôle d’éclaireurs ; ce sont les amazones du diable. Leur œuvre de mal au sein de la société est d’autant plus redoutable et efficace qu’elle est plus mystérieuse, plus ignorée.

  1. La Femme et l’Enfant dans la franc-maçonnerie universelle, page 674.
  2. Le mot jeune ne s’applique pas à l’âge, mais à la qualité de débutant dans les fonctions maçonniques. C’est ainsi qu’on dit qu’un Apprenti est un jeune maçon, eût-il cinquante ans.
  3. Cette généreuse initiative fait honneur à ces trois frères ; mais je ne dois pas moins en prendre acte à l’appui de mes explications. On ne greffe pas une société de secours mutuels sur une association de fraternité charitable
  4. M. Léo Taxil n’a pas cité textuellement le rituel ; néanmoins, il ne s’est nullement écarté de la vérité. Voici les paroles mêmes que prononce le Vénérable :
    « Comme Compagnon, vous avez cinq ans. La progression qui suit le grade indique les lumières et l’expérience que vous êtes censé avoir acquises ; mais, apprenez, mon frère, que l’âge ne les donne réellement qu’à celui qui s’est associé aux hommes et aux choses. Cet âge vous rend apte à visiter les loges d’Adoption pour les dames, où tout se compte par cinq » (Ragon, Rituel du grade de Compagnon, 1860, page 31.)
  5. Léo Taxil, Y’a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie ? un vol, in-12, 1891, pages 2 et 3.
  6. Une preuve de ce que l’existence des loges androgynes est connue de l’Église, ainsi que ce qui s’y passe, a été apportée par M. Léo Taxil, qui a imprimé les lignes suivantes :
    « Le cardinal Parocchi, cardinal-vicaire de Rome, me recevant chez lui, m’a dit ceci textuellement : « Je vous félicite d’une façon toute particulière pour l’ouvrage les Sœurs Maçonnes ; vous avez bien fait de dénoncer au public les turpitudes des loges androgynes. Tout ce que vous avez divulgué, nous le savions, nous : nous en avions depuis longtemps les preuves ; mais il était utile, pour l’édification de la masse, de déchirer sans pitié le voile qui cache les hontes de la prostitution maçonnique. Vous avez accompli là une bonne action. vous avez fait la propagande la plus efficace : car, après avoir lu votre livre, les femmes honnêtes seront révoltées, deviendront vigilantes, et ne supporteront plus que leurs maris s’affilient à une société où ils s’exposent à perdre, avec leur foi, la notion de leurs devoirs de famille, sous prétexte de rendre un culte secret à la nature. » (Léo Taxil, la Corruption fin-de-siècle, page 13.)
  7. Cette révélation rencontrera certainement des incrédules : je m’y attends. J’invite donc ceux qui douteraient à se procurer les journaux de l’Illinois contenant les infâmes annonces de cette clinique et autres réclames servant d’amorces. Je signale notamment le n° du The Drovers Journal, en date du mardi 12 septembre 1893.
  8. Voici, au surplus, comment débute ce chapitre ; on verra, par ma citation, que le livre du F∴ Teissier n’est nullement un ouvrage d’histoire, un recueil de récits de ce qui avait lieu autrefois :
    MAÇONNERIE D’ADOPTION

    « La Maçonnerie des Dames, appelée Maçonnerie d’Adoption, tire son nom de ce que les Maçons adoptent, dans leurs travaux particuliers à ces grades, des dames auxquelles ils donnent connaissance des mystères qui font la base de cette Maçonnerie, qui est toute particulière.
    « Les Dames reçues à cette Maçonnerie s’appellent Sœurs. Une parfaite union, le plaisir de la fraternité, une tendre amitié et une réunion qui n’a pour principe que la charité envers ses semblables, ont déterminé les Maçons à leur donner ce doux nom.
    « Cet ordre consiste en cinq grades principaux. Les trois premiers qui sont : Apprentie, Compagnonne et Maitresse, sont obligatoires. Les deux autres sont appelés hauts-grades et ne sont que de satisfaction : ce sont la Maîtresse Parfaite et la Sublime Écossaise. Le fond de ces grades est tiré de l’Ancien Testament. »
    Après ce préambule, le FF∴ Teissier indique aux frères servants comment ils devront apprêter la salle pour les tenues à chaque grade :

    Apprentie Maçonne

    « Décoration de la Loge. — On se sert ordinairement du même local où se tiennent les assemblées d’hommes. La décoration restera la même que pour le grade d’Apprenti, c’est-à-dire même tenture, même autel, même dais et mêmes sièges. On mettra, en outre, sur les deux climats d’Afrique et d’Amérique, qui représentent les colonnes, deux rangs de tabourets ou banquettes.
    « La loge ne représente plus les quatre points cardinaux ; ce sont en place les quatre parties du monde… La loge est éclairée par cinq cassolettes pleines d’esprit-de-vin ; l’on en met deux à terre, aux deux côtés du tableau ; deux autres également à terre, l’une devant la sœur Grande Inspectrice et l’autre devant la sœur Dépositaire : la cinquième, sur l’autel de la Grande-Maîtresse. Le reste de la loge est garni de bougies à volonté.
    « Sur l’autel, il y aura une Bible et une épée nue : sous le dais, un transparent représentant une étoile à cinq rayons.
    « Titres. — La loge est présidée par la sœur Grande-Maitresse, assistée par le Vénérable ; la sœur Grande Inspectrice se place avec le frère Premier Surveillant, à la tête de la colonne d’Amérique, et la sœur Dépositaire avec le frère Second Surveillant, à la tête de la colonne d’Afrique. Les autres offices sont remplis par des sœurs nommées à cet effet, etc. »
    Voici maintenant les indications données par le F∴ Teissier au frère tuileur, gardien extérieur du temple, pour qu’il reconnaisse exactement les personnes qui se présenteront et ne laisse pénétrer aucun indiscret.
    Il donne le signe : « Le signe se fait en formant avec la main droite une ligne de haut en bas sur le côté droit de la poitrine, et l’on remonte de même du côté gauche, ce qui figure deux montants d’une échelle ; puis, avec la même main, on forme cinq traverses sur l’estomac en descendant la main à mesure, ce qui forme les cinq échelons. »
    Il indique l’attouchement : « On se présentera mutuellement la main droite ouverte, les doigts allongés, serrés les uns contre les autres, le bout des doigts en haut ; on s’applique ainsi les paumes de la main l’une contre l’autre, ce qui forme une jonction des doigts de la main droite de l’une avec les cinq doigts de la main droite de l’autre. »
    La batterie à frapper à la porte de le loge, pour pouvoir se la faire ouvrit par le garde intérieur : « Cinq coups égaux. »
    Le mot de passe à donner à l’oreille du tuileur : « Eva ».
    Le mot sacré : « Féix-féax ».
    Et ainsi de suite pour chaque grade.
    Rappelons en passant que les rituels portent que le mot sacré du grade d’Apprentie Maçonne signifie « académie ou école de vertus ». C’est, en effet, ce que le Vénérable déclare à la récipiendaire novice. Seulement, en quoi consiste cette école de vertus ? Voilà la question. Or, féix-féax n’est pas une expression imaginée par la fantaisie ; ce sont deux mots hébreux qui textuellement se traduisent par : « bouche à bouche ». La maçonnerie dira-t-elle encore qu’on la calomnie ?