Le Diable au XIXe siècle/XXI

Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 1p. 622-631).

CHAPITRE XXI

Les médiums lucifériens ou Vocates Élus.




Lorsque le spirite du vrai spiritisme a compris, grâce aux phénomènes obtenus par le concours d’un Vocate-Procédant, alors il est mûr pour le Palladisme qui le guettait ; et si, au lieu d’être simple auditeur et spectateur, il est en outre médium agissant, alors il devient Vocate Élu.

La séance secrète donnée par les membres du Lotus Saint-Frédéric, sous le couvert de la société soi-disant exclusivement scientifique la Germania de Berlin, va nous montrer les Vocates Élus, leurs invocations et les manifestations qu’ils obtiennent ; et, comme on va le voir, nous sommes loin, ici, du banal spiritisme et des non-banales apparitions d’Eusapia Paladino elle-même.

Maintenant Justus Hoffmann nous regardait tous bien en face, comme s’il eût voulu lire au fond de la conscience et à travers les yeux de chacun de nous.

Personne ne bougea.

— Tous ici, messieurs, reprit alors le grand-maître, tous nous sommes membres actifs d’un triangle ; c’est-à-dire que tous, vous saurez voir et regarder, entendre et écouter sans crainte.

Je réfléchissais profondément en écoutant le frère Hoffmann. Il se tut et le silence s’était établi absolu, à travers lequel on entendait bruisser le gaz. Un instant, le grand-maître sortit par une petite porte latérale ; puis, moins d’une minute après, il reparut sur le seuil de la porte vivement refermée derrière lui, et dans un singulier costume.

Une tunique blanche, bordée de noir, aux grandes et amples manches, le recouvrait tout entier ; il avait de simples sandales de cuir rouge aux pieds, et sur la tête la couronne de Mage Élu ; il tenait, dans ses mains, divers instruments de magie.

La tunique était parsemée de croissants de lune noirs, rouges et verts, ainsi que de signes cabalistiques. Il se tenait immobile sur le seuil, muet à présent et grave. Sans dire un mot, il agite tout à coup sept fois l’épée magique, trois fois dans la direction de chacune des deux portes de la salle, et une fois d’un geste circulaire haut. Aussitôt, nous entendîmes résonner les serrures qui se fermaient toutes seules, d’elles-mêmes ; les servants avaient disparu, mais derrière le président se dressait debout, contre le mur, quelqu’un que nous n’avions pas encore aperçu. Celui-ci leva le bras gauche vers le ciel, et nous entendîmes alors comme un coup de fouet dans l’air, pendant que subitement, tac-tac, je ressentais les deux coups traditionnels nets et précis, en même temps que ma chair s’horripilait.

Décidément, cela devenait curieux ; il n’y avait plus à s’y tromper, et je savais on ne peut mieux à quoi m’en tenir. Le grand-maître n’était vraiment pas un charlatan, mais bien un luciférien de premier ordre, et, qui plus est, un recruteur du Palladisme.

Après cet exorde mimique, il vint au milieu de la salle et s’assit devant la table, ayant déposé son épée et son pentagramme sur celle-ci.

— Très illustres frères, vaillants et parfaits initiés, voici Pal, mon médium inspiré, dit-il, en nous présentant le personnage sur lequel dès lors notre attention se porta un instant.

Rien de particulier à signaler chez lui. C’était un homme quelconque, qui ne me disait rien à l’esprit et ne me rappelait rien.

— Et maintenant, continua le grand-maître, commençons. Que onze Mages Élus s’agenouillent et s’unissent à moi par la prière, pour invoquer le Dieu-Bon.

Onze assistants s’agenouillèrent. Alors, la voix du président du Lotus de Berlin s’éleva dans le silence ; il prononçait l’invocation suivante :

« — Dieu-Bon, toi qui es ici-bas le maître de toutes choses, daigne permettre à quelques-uns de tes auxiliaires de venir se mêler à nous, nous apporter les témoignages de ta puissance et de ta bonté. Toi qui jamais n’abandonnes ceux qui ont mis leur confiance en toi, raffermis nos volontés, encourage nos énergies, fortifie nos espérances, donne-nous un gage de ta protection. Dieu-Bon ! Dieu-Bon ! Dieu-Bon ! sois avec nous, nous tes fervents, tes apôtres, Dieu-Bon ! Dieu-Bon ! Dieu-Bon ! »

Je n’eus pas le temps de réfléchir ; car maintenant les coups saccadés pleuvaient pour ainsi dire sur mon épaule droite, de plus en plus, à mesure qu’il parlait. Ma chair s’horripilait, et je sentais par moment des bouffées chaudes qui me rasaient la face, comme les rafales qui précèdent l’orage, entremêlées de grosses gouttes d’eau tiède qui tombent sur le sol avec un clac sec.

Je regardai mes voisins, puis l’assistance entière. Eux aussi semblaient ressentir les mêmes étranges phénomènes que je ressentais ; ils paraissaient livides dans l’obscurité, je devais donc être livide aussi.

Soudain, pendant que le gaz s’éteignait brusquement sans que personne eût tourné les robinets, et qu’un sentiment de froid me saisissait, un cri épouvantable traversa la salle, tel que je n’en avais jamais entendu. Je fus à cet instant secoué par un long frisson.

On n’imagine, en effet, rien de plus sinistre que ce cri, ou plutôt que ce mugissement. Ce n’est ni le hurlement rauque et funèbre du chien durant l’agonie des trépassés, ni le hululement macabre de la chouette dans la longue nuit, à travers la neige et le vent d’hiver, ni le cri angoissant du pétrel des tempêtes que le marin qui se noie entend une dernière fois résonner à son oreille et éclater dans sa tête au moment où il expire, la bouche et le ventre gonflés d’eau ; non, c’est une plainte, d’une tonalité monstrueuse, comme le serrement douloureux de l’âme maudite, qui clame sa peine, immortelle comme elle, à l’Éternel qu’elle a méconnu et qui la punit, plainte de désespoir, mais aussi de malédiction et de rage. Cela, il faut l’avoir entendu pour le comprendre.

Ce cri, toujours il précède les manifestations importantes de l’esprit des ténèbres, et souvent j’en ai été saisi. Jamais je n’ai pu m’y habituer.

Qui donc le pousse, ce cri, des profondeurs de l’abîme ?… Une âme, des millions d’âmes unies en une seule clameur dans un blasphème, elles qui ne savent plus que blasphémer désormais.

Aucune puissance humaine ne peut en donner une idée. Jamais, je l’avoue, je n’avais été plus horripilé, et je fus sur le point de me laisser aller à l’épouvante ; moi que ni les serpents, ni le feu, ni la hache, n’avaient réussi à émotionner seulement, un seul cri me faisait peur.

Cependant, je me remis ; l’obscurité cessait d’ailleurs à ce moment. Il était temps ; je venais en effet de m’apercevoir tout à coup que je n’avais pas sur moi mon cordon habituel où était cousue ma médaille de saint Benoît. N’ayant quitté l’hôtel que pour aller à la réunion sans importance où pérora le Polonais, j’avais seulement emporté mes insignes misraïmites, dans ma poche. Je ne sais vraiment ce qui me serait arrivé si j’avais fait cette constatation au moment où j’entendais le cri, et dans l’obscurité, sans défense aucune, comme cela, dans ce milieu !

Je regardai. Là-bas, sur sa chaire, le président laissait tomber une poudre blanche sur le marbre de la table ; et subitement, comme la flamme d’un feu de Bengale qui n’avait pas été allumée et ne brûlait pas, une lueur vert émeraude avec des reflets rouges illumina le grand hall dans lequel nous nous trouvions, et un phénomène bizarre se produisait. La figure du président changeait d’aspect, comme la peau d’un caméléon et passait par une de ces séries de grimaces aperçues dans des miroirs de plan différent, convexes ou concaves. Tour à tour, les méplats s’illuminaient ou s’obscurcissaient, brillants ou noirs d’ombres, se creusant de rides ou de crevasses, comme une vieille face de la lune ; tantôt s’allongeant démesurément, s’effilant outre mesure comme un fil, et aplatie de façon à représenter le sec, long et osseux profil du diable ; tantôt en s’épatant, s’épaississant, comme tassée de bas en haut, tandis que la bouche s’ouvrait, formant la gueule courte et glauque du crapaud ou le derrière du bouc, dont le nez relevé simulait la queue.

Je me frottais énergiquement les yeux, pour me convaincre que je n’assistais pas là à une illusion d’optique, mais à une réalité due évidemment à un maléfice dont je ne pouvais m’expliquer la cause ni la raison.

Mais voilà que le grand-maître agitait de nouveau en l’air son épée, qu’il avait reprise dans sa main gauche, et des coups de fouet, secs et drus comme de petites décharges de capsules de fulminate, s’entendaient et traversaient l’air, pendant que d’une voix plus grave Justus Hoffmann récitait l’oraison suivante, bien connue, qui se trouve dans tous les grimoires. C’est ainsi que j’ai pu la reconstituer après coup :

« — Ô Lucifer, Dieu-Bon, toi que nous adorons, et dont nous célébrons maintenant et toujours les saints mystères, permets à quelques-uns de tes serviteurs, de tes esprits du feu, de se manifester à nous. Envoie-nous Adramelech, ton grand-chancelier et président de ton haut-conseil ; Nitika, qui apparaît si volontiers sous la forme d’une pierre précieuse animée ; Classyalabolas, qui sert de monture à Hébirôs, ton maréchal de camp ; Sabrus, qui soutient en l’air les extatiques ; puis, Agarès, le grand-duc de la légion orientale, Giwon, le puissant esprit cher aux Japonais, Asmodée, ton aimable surintendant des jeux, le docte Sustrugiel, Leviathan, Béhémoth, etc., etc. »

Alors, le président baissa la voix, chantonnant toute une série de noms d’esprit du feu ; et, pendant ce temps, les coups de fouet claquaient toujours à chaque nom prononcé de diable. Puis, ce furent d’horribles blasphèmes et des imprécations.

Cependant, Hoffmann s’était tu. Alors il me sembla que la salle se remplissait d’ombres vues, par transparence, noires sur le fond vert et rouge crus de la lueur qui nous éclairait, et des grondements sourds s’entendaient, tandis que les ombres se mouvaient silencieusement dans l’espace autour de nous.

Et à son tour, le médium luciférien, qui jusque-là n’avait pas bougé, s’élança au milieu de la salle ; il resta un instant debout, immobile, puis se mit à tourner lentement sur lui-même. Il était tout nu. Mais bientôt il s’arrêta de tourner et se mit à piétiner sur place avec rage, tout en sueur déjà ; et pendant ce temps, nous sentions, nous, les assistants, la chaleur monter aussi dans la salle, et des gouttes de sueur nous perlaient au front.

Le grand-maître s’était approché du médium, qui arrêta subitement ses évolutions, raide maintenant comme un pieu, comme une barre de fer.

— Es-tu prêt ? lui demanda Hoffmann.

L’autre baissa la tête en signe d’assentiment. Aussitôt, sur un geste du président, un guéridon et une chaise s’approchèrent tout seuls, venus on ne savait d’où. Le médium s’assit et mit une main sur le guéridon ; puis il la retira aussitôt. Le guéridon commença alors à répéter toutes les évolutions que le médium avait précédemment exécutées, puis s’arrêta net à son tour. Maintenant, le président l’interrogeait en une langue que je ne comprenais pas, ne parvenant même pas à en saisir la plus petite syllabe ; et le guéridon répondait en levant les pieds et frappant des coups. Puis, il interrogea de la même façon le médium, qui répondait en baissant affirmativement ou secouant négativement la tête.

L’interrogatoire fut d’ailleurs relativement court, et le grand-maître se dépêchait visiblement, comme si quelque chose dût se passer qui allait arriver là et que l’on pût difficilement contenir.

Tout de suite, en effet, la salle se remplit de nouveau d’ombres vues par transparence, noires toujours sur le fond vert et rouge crus de la lueur qui nous éclairait, et des grondements sourds aussi s’entendaient plus nets, maintenant, que tout à l’heure, tandis que les fantômes, ou plutôt les esprits diaboliques, flottant dans l’espace autour de nous, montaient vers le plafond ou la voûte, puis redescendaient alternativement en un balancement lent, superposés d’abord les uns aux autres, puis se détachant tout à coup pour danser et tourner en rond. Puis, brusquement aussi, au milieu des ombres un peu floues, une silhouette se détachait, plus claire, lumineuse, celle-là, dessinant dans un espace laissé vide une fantastique apparition, immobile au milieu des autres qui tourbillonnaient toujours.

Et des figures grimaçantes, horribles, s’entrevoyaient par intervalles, de-ci, de-là, à travers des lueurs, subitement entrevues, puis disparues avec la même rapidité.

On eût dit des têtes sans corps, balancées dans l’air, ne montrant que leurs dents à travers leurs lèvres, crispées, blanches, et le blanc de leurs grands yeux louches et démesurément ouverts, qui semblaient nous regarder, tour à tour menaçants ou gouailleurs.

Puis des claquements, augmentant d’intensité et de nombre, s’entendaient dans la voûte, comme des coups de fouet précipités, avec un tintinabulement lointain de grelots : telle doit geindre et crier sur ses essieux la diligence infernale, lorsqu’elle roule au galop sourd de ses chevaux conduisant quelques chefs de démons au sabbat.

Puis, encore un bruit plus sourd et plus profond, pareil au ronflement lourd d’un feu qui s’allume et de l’eau qui chante avant de bouillir, se percevait, venu comme des profondeurs du sol, avec des sonorités plus claires de pelles, de tisonniers et de ringards raclés, avec des charbons roulants, sur des plaques de métal ; et sur cette cacophonie bizarre, rappelant les bruits d’une sorte de machinerie diabolique, des cris aigus pétillaient, dominant un tumulte de clameurs plus basses et plaintives, les cris des damnés du feu, là-bas, tout au fond.

Mais cela s’arrêta soudain ; on ne vit, en n’entendit plus rien. Sur le feu factice, qui ne brûlait pas, et dont les flammes s’élevaient à présent livides à trois ou quatre mètres de hauteur, le président jetait encore sa poudre blanche ; et alors une épaisse fumée emplit la salle, mais dont nous n’étions nullement incommodés, sauf un léger relent d’œufs pourris.

Cependant, il continuait ses incantations. Il avait en main un grimoire : un gros volume, couvert de signes et d’inscriptions cabalistiques, l’Evangelia Luciferi, bien connu des spirites lucifériens, et qui est relié en peau humaine de supplicié ; et il le lisait, faisant tout le temps des signes de croix à rebours.

« — Sint nomina Jesu Christi et Mariæ virginæ maledicta, per sanctum et æternum et divinum ignis regnum », disait-il, faisant suivre ce blasphème d’une invocation directe aux esprits du feu. Sa voix s’élevait, grave, dans le silence qui s’était fait, scandant ses mots intelligiblement et haut ; et il continuait : « Ariel, exaudi nos, amen ! Hermès, sis nobis benedictus ! Astaroth, tu es pater noster ! Astarté, tu es alma mater nostra ! Baal-Zeboub, te adoremus ! et Moloch, aia, eia, heu ! eheu ! Amen, vivas et regnas, Lucifer in æternum, alleluia ! »

Il s’arrêta après cette invocation, et ferma son grimoire.

— Prions, mes frères, nous dit-il, et que tous les Mages Élus, ici présents, s’unissent à moi, joignant les mains.

On le voyait, ses lèvres marmottant, prier avec ferveur. Il releva la tête ayant fini, le mot amen sur les lèvres.

Mais, à ce moment, on entendit un bruit infernal inexprimable, un vacarme, une cohue, indescriptible, des clameurs à briser le tympan.

— Les bons esprits luttent contre les maleachs, fit Hoffmann. Prions !…

Tout à coup, alors, nous vîmes apparaître un grand escogriffe, lumineux, qui ressemblait à s’y méprendre à un gigantesque mulet.

— Adramalech ! cria le grand-maître.

Nous le voyions très distinctement, agitant les oreilles et les pointant, puis clignant des yeux, paraissant s’ébrouer comme un cheval, puis disparu, subitement remplacé par un paon dont les plumes multicolores s’irisaient, tandis que nous percevions nettement le froufrou des plumes de sa queue qui se déployait en éventail.

À Adramelech succéda un autre diable, sous l’aspect d’un crocodile ; puis ce fut une tête de lion sur un corps de requin volant ; d’autres encore, impossibles à décrire, qui apparaissaient un instant, puis disparaissaient brusquement à leur tour, mais qui se montrait uniquement, sans manifester aucune hostilité à l’assistance.

Tout ce défilé, cette succession de personnages fantastiques, ressemblait à s’y méprendre à un kaléidoscope gigantesque, à une de ces séances de projections comme on en reproduit dans les théâtres de féerie ; et vraiment c’eût été remarquable et intéressant, si cela n’avait été que cela en réalité.

Mais il n’y avait pas à s’y méprendre, ce n’était pas à une fantasmagorie que nous assistions là, et je ne le savais que trop ; la fin de la séance allait d’ailleurs m’en fournir à l’appui des arguments irréfutables, frappants.

Voilà que brusquement, des formes lascives firent irruption, déroulant à nos yeux des spectacles que la plume ne peut indiquer.

Tout cela avait un sens, parait-il, mais qui m’échappait complètement, ainsi qu’aux assistants, suivant toute probabilité. À travers cette succession de tableaux hideux, grotesques ou sadiques, le président suivait une idée cabalistique, dont chaque tableau lui représentait un mot qu’il notait ; car, au fur et à mesure, il s’agitait davantage, prenant part active à la scène et prononçant successivement les mots « chaos, ordo, lux, materia », suivant l’ordre des mots allégoriques et réels qui se manifestaient. L’idée de création devait être assurément racontée là, à la façon diabolique.

L’énigme devint mieux formulée à la fin ; et c’était bien le mystère de la création dont le président avait demandé l’explication au diable et pour lequel il donnait cette séance. En effet, à un moment donné, le grand vacarme ayant recommencé, le président protesta avec énergie ; il semblait que cet incident déroutait ses prévisions et ne correspondait pas à ce qu’il voulait ; car sa voix dominant le tumulte s’écria tout à coup éclatante :

— Le secret de la vie, voilà ce qu’il nous faut !… Homunculus !…

Et pendant qu’il clamait ainsi, tous les autres bruits s’étaient tus et toute apparition avait disparu. Le silence et l’obscurité profonde régnaient seuls.

Homunculus ! criait encore Hoffmann.

Alors, en l’air, nous vîmes une masse informe se créer sous nos yeux, blanchâtre, pareille à de la gelée transparente, et immobile un instant ; puis cela remua, sembla pousser un prolongement comme une patte à travers un sac qui lui aurait servi d’enveloppe ; mais, comme si la formation de cette chose eût été difficile, incomplète, cela disparaissait aussitôt, s’essayant de reparaître et de se fixer définitivement, dès que le président, ayant l’air de l’encourager et de l’aider, reprenait sur un ton plus aigu encore le cri : Homunculus !

Cinq à six tentatives restèrent ainsi sans résultats ; l’homunculus demandé décidément ne se formait pas.

L’explication de ce que je venais de voir m’apparaissait en revanche maintenant très claire.

Le président essayait d’arracher au diable ce que dans les laboratoires tous les savants lucifériens appellent le secret des secrets. Ce n’est plus, je l’ai déjà dit, la pierre philosophale à notre époque, en effet, que l’on cherche, mais la vie elle-même ; et j’ajoute : quelques-uns sont près d’arriver tout au moins à une imitation ou contrefaçon, quelque surprenant et impossible que cela paraisse. Oui, ce secret divin, cet attribut suprême de la puissance divine, créer, ce que Dieu seul peut faire, Lucifer ose s’y essayer maintenant.

J’aurai à montrer plus tard de quelle façon il s’y prend et à décrire comment on cherche à fabriquer, à créer ce protoplasma, ce diminutif d’homme, cet homunculus enfin, qui arrachera le grand secret ; au dire des docteurs inspirés par l’enfer.

Ce jour-là, on le voit, le président n’obtint pas de résultat, et les premières phrases de l’explication avaient été seulement reproduites et expliquées symboliquement dans les apparitions auxquelles nous venions d’assister.

Au surplus, la réunion allait finir brusquement et d’une façon bien désagréable pour nous tous, on va le voir.

À la suite de l’insuccès de son invocation de l’homunculus, le grand-maître parut absolument découragé. Il lança en l’air l’épée et le pentagramme dont il allait encore se servir ; puis, le poing tendu dans l’espace, il s’écria :

— Eh quoi ! Lucifer, te laisseras-tu donc vaincre encore une fois ?

À peine avait-il prononcé cette phrase, qu’un bruit épouvantable se fit entendre ; les vitres d’en haut qui garnissaient la toiture et le ciel ouvert de la salle éclatèrent, se brisant, en mille morceaux qui vinrent tomber dans le cercle à nos pieds, et des troupeaux innombrables de spectres hideux traversèrent la salle au milieu de clameurs et comme en un coup de vent. On eût dit l’enfer déchaîné défilant à toute vitesse devant nous. Mais nous n’en fûmes pas quittes pour la peur ; nous reçûmes les uns et les autres de violentes bousculades, des soufflets et des cinglages dans la figure, comme des queues qui nous auraient fouettés ; nous ressentîmes aussi des morsures, dont quelques-uns de nous réellement saignaient.


Nous étions poursuivis par une légion de diables, qui nous accablaient de mille coups.

Il y eut à ce moment, on le comprend, une panique indescriptible ; chacun enjambait les banquettes, se précipitant dans l’hémicycle ou vers les ouvertures ; nous étions poursuivis par une légion de diables qui nous accablaient de coups. Heureusement, je ne perdis pas la tête ; mais, m’étant levé, je récitai à demi-voix le Sub tuum præsidium configimus, sancta Dei genitrix. Aux premières paroles de la prière sainte, tout s’arrêta net, et un rapide signe de croix, inaperçu de l’assistance, acheva de disperser les maudits.

À la sortie de la salle, je rencontrai le frère Hoffmann, qui était, ma foi, fort mécontent de la fin de la séance. Certes, il ne doutait pas, lui, de l’existence du surnaturel ; mais les désagréments qu’il venait de subir (car il était, pour son compte, tout meurtri de coups) ne lui ouvraient pas les yeux.

En effet, lorsque, dans une manifestation d’esprits comme celle de ce soir-là, on entend les clameurs, les hurlements effroyables, le vacarme infernal que j’ai dits, les palladistes attribuent l’incident à une bataille, pour eux invisible, entre les esprits du feu et les maleachs. Si les apparitions se déchaînent tout à coup contre eux, sous forme de monstres hideux et en outre malfaisants qui les frappent, ils en concluent que les esprits du feu viennent d’être vaincus et que les apparitions sont des maleachs dont ils reçoivent les désagréables horions.

Au lieu de réfléchir, ils se bornent à panser leurs meurtrissures, et ils se recommandent de plus belle à la protection de Lucifer. Cet endurcissement dans l’erreur peut paraître invraisemblable ; mais il ne faut pas oublier que la secrète religion palladique s’empare graduellement de l’esprit de ses fidèles et ainsi les aveugle de la façon la plus complète. En me quittant, Justus Hoffmann me disait :

— Somme toute, nous avons été fort malmenés par les maleachs ; mais ce qui me console, c’est qu’en définitive l’avantage, dans cette escarmouche entre nos bons esprits et ceux d’Adonaï, les nôtres ont eu évidemment la victoire et nous vengent à cette heure dans les cieux infinis… Avez-vous constaté avec quelle soudaineté et quelle puissance nous avons été finalement débarrassés de nos persécuteurs par les légions invisibles de notre Dieu ?…

Je ne lui répondis pas, tant je fus stupéfait d’un tel raisonnement ; mais, franchement, peut-on rêver un tel degré d’aberration ?