Le Diable à Paris/Série 3/Sous les marronniers des Tuileries

SOUS LE MARRONNIER DES TUILERIES
PAR OCTAVE FEUILLET

SCÈNE PREMIÈRE.
deux bourgeois.

premier bourgeois. — Qu’y a-t-il, compère ? vous avez la mine douloureuse, ce matin.

second bourgeois. — Mais vous semblez singulièrement triste vous-même, père Mathias.

premier bourgeois. — C’est que je viens de reconnaître que je m’étais trompé sur la vocation de mon fils.

second bourgeois. — J’ai de mon côté le même sujet d’affliction.

premier bourgeois. — Cela est singulier. Mon fils, dès son bas âge, n’aimait rien tant que de compter sur ses doigts, et de plier les mouchoirs de sa mère. Je le vouai au commerce.

second bourgeois. — C’est comme le mien, père Mathias. Rien de plus clair en apparence que sa vocation. Il ne pouvait souffrir d’être habillé autrement qu’en artilleur, et dès huit ans il battait du tambour de façon à surprendre tout le monde. Je l’ai fait étudier pour être militaire.

premier bourgeois. — Eh bien ! croiriez-vous que mon drôle n’a jamais pu discerner le mètre de l’aune, ni le coton de la soie ? c’est ce que vient de me déclarer son patron.

second bourgeois. — Le mien vient de prendre la fuite dans une escarmouche.

premier bourgeois. — Et cependant mon fils est rempli de moyens.

second bourgeois. — Cela ne m’étonne pas, père Mathias, car le mien est plein de courage. Adieu. (Ils s’éloignent.)
SCÈNE II.
Deux étrangers arrivent de deux côtés opposés et s’arrêtent devant le marronnier, dont ils considèrent le feuillage naissant. — 20 mars.

premier étranger, à part. — Il est en fleur. Rien n’est plus vrai. C’est un arbre merveilleux.

second étranger, à part. — Ces Français sont un peuple fanfaron ; il n’y a pas plus de fleurs que sur ma main, à cet arbre.

premier étranger, à part. — Je le croyais moins élevé.

second étranger, à part. — C’est Un petit arbre, à tout prendre.

premier étranger, à part. — Ma foi, je suis bien aise de l’avoir vu.

second étranger, à part. — Je ne le voudrais pas dans mon jardin, quand le roi me l’offrirait. (ils s’éloignent.)

SCÈNE III.
un général et sa femme.

le général. — Il me semble que nous pourrions nous asseoir là, si vous le trouvez bon, Nancy.

nancy. — N’avez-vous pas un ordre à prendre au château ?

le général. — Précisément. — J’irai dans un moment, et vous m’attendrez là deux minutes. (Ils s’assoient sous le marronnier.) Ces premiers jours de printemps sont intolérables.

nancy. — Ce n’est pas ce que disent les poëtes, mon cher général.

le général. — Je voudrais qu’on leur mît un sac sur le dos, à vos poëtes, ma chère, pour leur apprendre à juger les choses.

nancy. — C’est une mesure fort désirable, monsieur.

le général. — À propos, est-il vrai que j’aie autant bruni qu’on le dit, — en Afrique ?

nancy. — Vous ?

le général. — Oui, moi.

nancy.nancy. — Bruni ?

le général. — Sans doute. On m’en a fait compliment hier, et je vous avoue que j’en serais charmé.

nancy. — Pourquoi cela ?

le général. Parce que cela sied à un homme, — surtout lorsqu’il est militaire, et qu’il a la barbe noire. Est-ce votre avis ?

nancy. — Oui, général. — Qu’est-ce qui nous salue, là-bas ?

le général. — C’est Beaudouin. Le pauvre diable ! savez-vous ce que lui vient de faire sa femme ?

nancy. — Pas du tout.

le général. — C’est très-plaisant. Mais je ne puis guère me permettre de vous en faire part.

nancy. — Comment vouliez-vous alors, monsieur, que je l’eusse appris d’un autre ?

le général. — C’est juste. — Au reste, voici ce que c’est. Vous savez, Nancy, que les histoires d’aides de camp séducteurs sont aussi connues que celles du vol à l’américaine. — Eh bien ! ne voilà-t-il pas Beaudoin qui présente son aide de camp à sa femme, et qui lui donne place à la table, au feu, et…

nancy. — Général, c’est un conte de bivouac, ceci.

le général. — Bref, ma chère, le dénoûment est mêlé de circonstances tellement inouïes, que les meilleurs amis de Beaudouin, et je suis du nombre, ne savent à quel saint se vouer pour ne pas lui rire au nez.

nancy. — Je ne comprends pas que l’on rie d’un mari trompé, à moins qu’il ne soit lui-même un homme à bonnes fortunes.

le général. — Oui, sans doute. Mais Beaudouin, ma chère, c’est une exception. Je vous dis qu’il y a des détails qui dérideraient un podestat, (Il rit.) __ Ah ! tenez, Nancy, voici Lespars, de qui je vous ai parlé.

nancy. — Qui ça, Lespars ?

le général. — Qui était mon aide de camp il y a deux mois.

nancy. — Ah ! c’est possible.

le général. — Comment, c’est possible ! — Je me suis tué avant-hier à vous conter l’histoire de sa blessure près d’Ouchda ! C’est lui qui fit ce beau coup de sabre avec un chef kabyle.

nancy. — Je croyais que vous m’aviez-dit qu’il était mort.

le général. — Non, puisque le voilà.

nancy. — Qui ? est-ce ce jeune homme en gilet blanc ?

le général. — Non, — pas celui-là ; plus près de la statue, là, une fine tête, de petites moustaches relevées.

nancy. — Il n’a pas une tournure militaire.

le général. — Rien n’est plus trompeur que la mine du gaillard. Si vous l’entendiez parler, c’est une jeune fille. — Il faudra que je vous le présente, si vous le permettez.

nancy. — Je veux bien. Seulement vous m’aurez bientôt présenté tout votre régiment, si vous n’y prenez garde.

le général. — Allons, ma chère ! un de plus ou de moins, qu’importe ?

nancy. — On peut aller loin avec ce principe.

le général. — Je vais vous le chercher. Il vous tiendra compagnie pendant que j’irai au château ; voulez-vous ?

nancy. À votre guise, général, (le général revient l’instant d’après, suivi de Lespars.)

le général. — Ma chère, c’est Lespars, de qui je vous ai parlé.

nancy. — Ah ! monsieur ! — Veuillez vous asseoir.

le général, bas, à Lespars. — Ne vous laissez pas intimider : elle est excellente au fond. — (Haut.) Je vais au château, Nancy. Monsieur vous servira de porte-respect. Excusez-moi, Lespars, je reviens tout à l’heure.

(Le général s’éloigne.)
SCÈNE IV.
nancy, lespars.

nancy. — Pourquoi n’êtes-vous pas venu cette nuit, mon ami, et pourquoi me demander un rendez-vous sous ce marronnier ?

octave feuillet.