Le Diable à Paris/Série 3/Clichy

Le Diable à ParisJ. HetzelVolume 3 (p. 137-140).
CLICHY

C’est tout un monde. — Vous qui entrez, laissez entrer avec vous l’espérance ! vous êtes dans une prison d’un jour. Là, vous n’entendez ni le grincement des verrous, ni même le cri du remords. Le remords de la prison pour dettes, c’est tout au plus le regret, tout au plus le repentir. On pense à ce qu’on a perdu, à ce qu’on retrouvera bientôt, on se rappelle les jours de fête, les nuits de bal, les chansons, les festins, les belles paroles, les bons vins, le sourire agaçant, le cheval dans l’arène, la belle dame mollement, penchée sur le devant de sa loge, et qui semblait dire : Regardez-moi, j’appartiens à ce beau jeune homme ! Tels sont les joyeux records qui vous mènent à Clichy ; le char numéroté qui vous traîne est payé par votre créancier lui-même. Bah ! dites-vous, la dette est une bonne fille un peu tigresse qu’il me sera facile d’apprivoiser ! Que de fois elle m’a montré ses dents et ses griffes, et que de fois j’en suis venu à bout par un bon mot, par une promesse en l’air, par un tendre regard à la femme de mon prêteur ! La dette me saisit au corps aujourd’hui ; eh bien, à son aise ! et qu’elle fasse à sa guise ; d’ailleurs, j’ai besoin de solitude et de silence. Enfermez-moi, je le veux bien ; j’emporte, pour me consoler, mon poëme commencé, et les dettes de Fanny, ma lionne, partie, on ne sait où, avec mon dernier écu et mon dernier cheval !

Ainsi l’on arrive, presque en chantant, dans l’élégant déshabillé du matin, jusqu’à ce palais entre deux jardins, qui longe le parc de Tivoli, ombrages si chers aux vagabondes amours. Facilis descensus Averni. Et en effet, le sentier qui conduit à Clichy est des plus faciles : doux sentier semé de fleurs, d’espérances et de folies. Allons, un peu de patience et de courage ! Vous souffrez, jeunes gens, mais pour de bonnes causes, pour de beaux yeux, pour de beaux jours, pour avoir eu, au delà de votre part légitime, votre bonne part dans les sourires des jeunes femmes, dans la mousse pétillante du vin de Champagne, dans le luxe, dans le voyage, dans les plaisirs, dans les diamants, dans le velours ; vous avez mené la vie à grandes guides, on vous demande un instant de repos, quoi de plus utile ? quoi de plus juste ? et ne trouvez-vous pas aussi quelque ennui à vous promener tous les matins à cheval, à dîner tous les jours au Rocher, à vous amuser tous les soirs au théâtre, à courir le bal toute la nuit ? De bonne foi, à ce jeu impitoyable de toutes les heures, votre vie entière se fût perdue, votre jeunesse s’évanouissait déjà ! Donc bénissez la main prévoyante qui vous arrête dans ces prodigalités insensées ; votre père lui-même, vous voyant sur cette pente glissante, n’eût pas mieux fait que de vous condamner à quelques mois de diète, de patience, de sagesse et de repos.

Les joyeux captifs ! ne les plaignez pas, ils n’ont besoin ni de vos consolations ni de votre pitié. Laissez la fantaisie les entourer de ses prévenances, laissez l’imagination changer ces cellules en boudoirs. La plupart du temps l’amitié s’arrête sur ce seuil si peu terrible ; l’amour, au contraire, qui aime les obstacles, franchit soudain ces barreaux et ces grilles ; voyez-les passer, légères comme les Grâces d’Horace au clair de la lune de mai, ces pauvres anges de la rue du Helder. Tendres cœurs ! sensibles cœurs ! elles ont ruiné, et ruiné sans remords comme sans prévoyance, ces victimes innocentes de la dette ; mais à présent que le jeune homme est en prison, les voilà qui lui reviennent plus belles que jamais et plus empressées, l’œil brillant, le sourire à la lèvre, en robe modeste, bien chaussées, bien gantées ! Soudain chacun fait place à cette beauté qui passe ; on les traite comme des sœurs de charité qui vont visiter le grenier du pauvre. — Est-elle assez jolie ? Elle remplit l’espace des odeurs de sa chevelure, le silence, du craquement de son soulier, la longue galerie, du feu de son regard. — Où va-t-elle ? — Elle va… là ! dans cette cellule mystérieuse. — Le prisonnier la reconnaît à son pas, à son souffle, pendant que la foule des curieux s’éloigne, sur la pointe des pieds, de ce cachot plein de bonheur. — Honnête et hospitalière maison !

Mais, hélas ! ces dettes de la jeunesse sitôt faites, sitôt payées, ne sont pas seules à habiter ce Clichy de la joie et des amours. À côté de ces classes qui chantent, tel homme est là, non pas en expiation de ses folies, mais en récompense d’un rude, austère et obstiné travail. Il a lutté cruellement, il a été vaincu dans la lutte. À cette heure, il lui faut donner cinq ans de sa vie et de sa liberté pour satisfaire les rois de l’industrie et du commerce. Ah ! si ce malheureux pouvait, en échange de sa liberté, donner une once de sa chair ! — Il en offrirait une livre que sa prison ne s’ouvrirait pas. Celui-là, il faut le traiter avec respect : il est malheureux ; il a laissé dans sa pauvre maison une femme, des enfants, quelquefois un vieux père, et le voilà séparé de ces êtres si chers, privé de tout, même de travail ! À l’aspect de cet infortuné compagnon de sa captivité volontaire, plus d’un jeune imprévoyant va comprendre que la dette n’est pas seulement un jeu de couplets et de vaudeville, et qu’un homme d’honneur peut verser des larmes cruelles, même sous les verrous de Clichy.

Les oppositions et les contrastes sont la loi vivante du roman, de l’histoire, de l’étude des mœurs ; si donc vous voulez être un moraliste aimable et nécessaire à la fois, montrez-nous les habitants de Clichy tels qu’ils sont à chaque heure de la journée ; on vient, on s’en va, on arrive ; celui-ci pleure, celui-là rit aux éclats ; soyez juste pour l’un et pour l’autre. Montrez-nous ces haillons et ces élégances, — les princes et les marchands, — la mère de famille chargée de consolations et de tendresses, et la maîtresse qui ne s’inquiète guère que du dîner d’aujourd’hui ! Surtout, dans votre galerie, gardez-vous d’oublier la cheville ouvrière de cet univers du papier timbré, le roi de ces domaines de la contrainte, — l’usurier !

Et enfin, qui que vous soyez, vous les hôtes de ces limbes éclairés qui ne sont pas le jour, qui ne sont pas la captivité pourtant, rassurez-vous : avec la patience, vous êtes sûrs d’être libres, et de rester triomphants sur les ruines de votre créance. — O homme heureux, qui désormais ne doit rien à personne, qui ne doit même pas son dîner d’hier, même pas son loyer d’aujourd’hui ! — Consolez-vous, tel jour, à telle heure, et sans que rien s’y oppose ni personne, quelqu’un viendra qui, sans vous demander billets, lettres de change, gage, caution, sans même exiger un grand merci ! payera immédiatement, rubis sur l’ongle, toutes vos dettes, le capital, les intérêts, les frais, tout ; tout, absolument tout. — Ce quelqu’un-là vous dira : Soyez libres ! Et vous voilà, joyeux, retrouvant Paris plus beau que vous ne l’avez laissé, les femmes plus jeunes, l’art renouvelé, mille joies inconnues, mille fêtes incroyables, des livres, des tableaux, des comédiennes nouvelles, cent mille choses imprévues à aimer, à admirer, à applaudir.

Le temps, c’est son nom ! ce grand homme, ce grand-père, cet oncle d’Amérique qui paye toutes les dettes de l’homme en peine, ce bienveillant gardien de Clichy dont les mains sont pleines d'exeat, il ne faut pas trop s’y fier ; car, voyez-vous, c’est le plus abominable usurier qui soit au monde. Figurez-vous que pour vingt misérables millions de notre monnaie, il a pris à M. Ouvrard cinq années de sa vie ! — Vingt millions pour cinq ans ! Fi donc ! on n’est pas plus juif que cela. À ce prix-là, jeunes gens, si vous étiez sages, vous ne donneriez pas une heure de votre jeunesse et de votre liberté !

jules janin.

La prison pour dettes n’existe plus. Ce souvenir de barbarie n’est plus que de l’histoire, mais ces charmantes pages si sensées de Janin, aussi bien que les dessins de Gavarni, ne sauraient passer et méritaient d’être conservées.

(Note de l’éditeur.)