Le Diable à Paris/Série 3/Ce qui disparaît de Paris
Encore quelques jours, et les Piliers des Halles auront disparu, le vieux Paris n’existera plus que dans les ouvrages des romanciers assez courageux pour décrire fidèlement les derniers vestiges de l’architecture de nos pères ; car, de ces choses, l’historien grave tient peu de compte.
Quand les Français allèrent en Italie soutenir les droits de la couronne de France sur le duché de Milan et sur le royaume de Naples, ils revinrent émerveillés des précautions que le génie italien avait trouvées contre l’excessive chaleur ; et, de l’admiration pour les galeries, ils passèrent à l’imitation. Le climat pluvieux de ce Paris, si célèbre par ses boues, suggéra les piliers, qui furent une merveille du vieux temps. On eut ainsi, plus tard, la place Royale.
Chose étrange ! ce fut par les mêmes motifs que, sous Napoléon, se construisirent les rues de Rivoli, de Castiglione, et la fameuse rue des Colonnes.
La guerre d’Egypte nous a valu les ornements égyptiens de la place du Caire. — On ne sait pas plus ce que coûte une guerre que ce qu’elle rapporte.
Si nos magnifiques souverains, les électeurs, au lieu de se représenter eux-mêmes en meublant de médiocrités la plupart de nos conseils en tout genre, avaient, plus tôt qu’ils ne l’ont fait, envoyé quelques hommes d’art ou de pensée au conseil général de la Seine, depuis quarante ans, il ne se serait point bâti de maison dans Paris qui n’eût eu pour ornement, au premier étage, un balcon d’une saillie d’environ deux mètres. Non-seulement alors, Paris se recommanderait aujourd’hui par de charmantes fantaisies d’architecture, mais encore, dans un temps donné, les passants marcheraient sur des trottoirs abrités de la pluie, et les nombreux inconvénients résultant de l’emploi des arcades ou des colonnes auraient disparu. Une rue de Rivoli peut se supporter dans une capitale électrique comme Paris ; mais sept ou huit donneraient les nausées que cause la vue de Turin, où les yeux se suicident vingt fois par jour. Le malheur de notre atmosphère serait l’origine de la beauté de la ville, et les appartements du premier étage posséderaient un avantage capable de contre-balancer la défaveur que leur impriment le peu de largeur des rues, la hauteur des maisons et l’abaissement progressif des plafonds.
À Milan, la création de la commission del ornamento, qui veille à l’architecture des façades sur la rue, et à laquelle tout propriétaire est obligé de soumettre son plan, date du xie siècle. Aussi, allez à Milan ! et vous admirerez les effets du patriotisme des bourgeois et des nobles pour leur ville, en admirant une multitude de constructions pleines de caractère et d’originalité.
Les vieux Piliers des Halles ont été la rue de Rivoli du xve siècle, et l’orgueil de la paroisse Saint-Eustache. C’était l’architecture des îles Marquises : trois arbres équarris posés debout sur un dé ; puis, à dix ou douze pieds du sol, des solives blanchies à la chaux faisant un vrai plancher du moyen âge. Au-dessus, un bâtiment en colombage, frêle, à pignon, quelquefois découpé comme un pourpoint espagnol. Une petite allée, à porte solide, longeait une boutique, arrivait à une cour carrée, un vrai puits qui éclairait un escalier de bois, à balustres, par lequel on montait aux deux ou trois étages supérieurs. Ce fut dans une maison de ce genre que naquit Molière ! À la honte de la ville, on a reconstruit une sale maison moderne en plâtre jaune, en supprimant les piliers. Aujourd’hui les Piliers des Halles sont un des cloaques de Paris. Ce n’est pas seulement la seule des merveilles du temps passé que l’on voie disparaître.
Pour les flâneurs attentifs, ces historiens qui n’ont qu’un seul lecteur, car ils ne publient leurs volumes qu’à un seul exemplaire ; puis, pour ceux qui savent étudier Paris, mais surtout pour celui qui l’habite en curieux intelligent, il s’y fait une étrange métamorphose sociale depuis quelque trentaine d’années. À mesure que les existences grandioses s’en vont, il en est de petites qui disparaissent. Les lierres, le lichen, les mousses, sont tout aussi bien balayés que les cèdres et les palmiers sont débités en planches. Le pittoresque des choses naïves et la grandeur princière s’émiettent sous le même pilon. Enfin, le peuple suit le souverain. Ces deux grandes choses s’en vont bras dessus bras dessous pour laisser la place nette au citoyen, au bourgeois, au prolétaire, à l’industrie et à ses victimes. Depuis qu’un homme supérieur a dit : Les rois s’en vont ! nous avons vu beaucoup plus de rois qu’autrefois, et c’est la preuve du mot. Plus on a fabriqué de rois, moins il y en a eu. Le roi, ce n’est pas un Louis-Philippe, un Charles X, un Frédéric, un Maximilien, un Murât quelconque, le roi, c’était Louis XIV ou Frédéric II. Il n’y a plus au monde que le Czar, qui réalise l’idée de roi, dont un regard donne ou la vie ou la mort, dont la parole ait le don de création, comme celle des Léon X, des Louis XIV, des Charles-Quint. La reine Victoria n’est qu’une dogaresse, comme tel roi constitutionnel n’est que le commis d’un peuple à tant de millions d’appointements.
Les trois ordres anciens sont remplacés par ce qui s’appelle aujourd’hui des classes. Nous possédons les classes lettrées, industrielles, supérieures, moyennes, etc. Et ces classes ont presque toutes des régents, comme au collège. On a changé les tyrans en tyranneaux, voilà tout. Chaque industrie a son Richelieu bourgeois qui s’appelle Laffitte ou Casimir Périer, dont l’envers est une caisse, et dont le mépris pour ses mainmortables n’a pas la grandeur d’un trône pour endroit !
En 1813 et 1814, époque à laquelle tant de géants allaient par les rues, où tant de gigantesques choses s’y coudoyaient, on pouvait remarquer bien des métiers totalement inconnus aujourd’hui.
Dans quelques années, l’allumeur de réverbères, qui dormait pendant le jour, famille sans autre domicile que le magasin de l’entrepreneur, et qui marchait occupée tout entière, la femme à nettoyer les vitres, l’homme à mettre de l’huile, les enfants à frotter les réflecteurs avec de mauvais linges ; qui passait le jour à préparer la nuit, qui passait la nuit à éteindre et rallumer le jour selon les fantaisies de la lune, cette famille vêtue d’huile sera entièrement perdue.
La ravaudeuse, logée, comme Diogène, dans un tonneau surmonté d’une niche à statue faite avec des cerceaux et de la toile-cirée, est encore une curiosité disparue.
Il faut faire une battue dans Paris, comme en fait un chasseur dans les plaines environnantes pour y trouver un gibier quelconque, et passer plusieurs jours avant d’apercevoir une de ces fragiles boutiques, autrefois comptées par milliers, et composées d’une table, d’une chaise, d’un gueux pour se chauffer, d’un fourneau de terre pour toute cuisine, d’un paravent pour devanture, pour toiture, d’une toile rouge accrochée à quelque muraille, d’où pendaient de droite et de gauche deux tapisseries, et qui montraient aux passants, soit une vendeuse de mou de veau, d’issues, de menues herbes, soit un rapetasseur, soit une marchande de petite marée.
Il n’y a plus de parapluies rouges, à l’abri desquels fleurissaient les fruitières, que dans les parties de la ville destituées de marchés. On ne revoit ces immenses champignons que rue de Sèvres. Quand la ville aura bâti des marchés là où les besoins de la population les demandent, ces parapluies rouges seront inexplicables, comme les coucous, comme les réverbères, comme les chaînes tendues d’une maison à l’autre au bout des rues par le quartainier, enfin comme tout ce qui disparait dans le mobilier social. Le moyen âge, le siècle de Louis XIV, celui de Louis XV, la Révolution, et bientôt l’Empire, donneront naissance à une archéologie particulière.
Aujourd’hui, la boutique a tué toutes les industries sub dio, depuis la sellette du décrotteur jusqu’aux éventaires métamorphosés en longues planches roulant sur deux vieilles roues. La boutique a reçu dans ses flancs dispendieux, et la marchande de marée, et le revendeur, et le débitant d’issues, et les fruitiers, et les travailleurs en vieux, et les bouquinistes, et le monde entier des petits commerces. Le marroniste, lui-même, s’est logé chez les marchands de vin. À peine voit-on de loin en loin une écaillère qui reste sur sa chaise, les mains sous ses jupes, à côté de son tas de coquilles. L’épicier a supprimé le marchand d’encre, le marchand de mort aux rats, le marchand de briquets, d’amadou, de pierre à fusil. Les limonadiers ont absorbé les vendeurs de boissons fraîches. Bientôt un marchand de coco sera comme un problème insoluble quand on verra sa portraiture originale, ses sonnettes, ses belles timbales d’argent, le hanap sans pied de nos ancêtres, ces lis de l’orfévrerie, l’orgueil des bourgeois, et son château-d’eau pomponné, cramoisi de soieries, à panaches, dont plusieurs étaient en argent.
Les charlatans, ces héros de la place publique, font aujourd’hui leurs exercices dans la quatrième page des journaux à raison de cent mille francs par an, ils ont des hôtels bâtis par le gaïac, des terres produites par des racines sudorifiques ; et de drôles, de pittoresques, ils sont devenus ignobles. Le charlatan, bravant les rires, donnant de sa personne, face à face avec le public, ne manquait pas de courage, tandis que le charlatan caché dans un entre-sol est plus infâme que sa drogue.
Savez-vous quel est le prix de cette transformation ? Savez-vous ce que coûtent les cent mille boutiques de Paris, dont plusieurs coûtent cent mille écus d’ornementation ?
Vous payez cinquante centimes les cerises, les groseilles, les petits fruits qui jadis valaient deux liards !
Vous payez deux francs les fraises qui valaient cinq sous, et trente sous le raisin qui se payait dix sous.
Vous payez quatre à cinq francs le poisson, le poulet, qui valaient trente sous.
Vous payez deux fois plus cher qu’autrefois le charbon, qui a triplé de prix !
Votre cuisinière, dont le livret à la caisse d’épargne offre un total supérieur à celui des économies de votre femme, s’habille aussi bien que sa maîtresse quand elle a congé !
L’appartement qui se louait douze cents francs en 1800 se loue six mille francs aujourd’hui. La vie, qui jadis se défrayait à mille écus, n’est pas aujourd’hui si abondante à dix-huit mille francs
La pièce de cent sous est devenue beaucoup moins que ce qu’était jadis le petit écu !
Mais aussi, vous avez des cochers de fiacre en livrée qui lisent, en vous attendant, un journal écrit sans doute exprès pour eux.
Mais aussi l’État a eu le crédit d’emprunter le capital de quatre fois plus de rentes que n’en devait la France sous Napoléon.
Enfin, vous avez l’agrément de voir sur une enseigne de charcutier : « Un tel, élaive de M. Yéro, » ce qui vous atteste le progrès des lumières.
La Débauche n’a plus son infâme horreur, elle a sa porte cochère, son numéro rouge feu qui brille sur une vitre noire. Elle a des salons où l’on choisit comme au restaurant, sur la carte, entre Sémiramis, Dorine, l’Espagne, l’Angleterre, le pays de Caux, la Brie, l’Italie ou la Nigritie. La police a soufflé sur tous les romans en deux chapitres et en plein vent.
On peut se demander, sans insulter Son Altesse impériale l’Economie politique, si la grandeur d’une nation est attachée à ce qu’une livre de saucisses vous soit livrée sur du marbre de Carrare sculpté, à ce que le gras-double soit mieux logé que ceux qui en vivent !
Nos fausses splendeurs parisiennes ont pour produit les misères de la province ou celles des faubourgs. Les victimes sont à Lyon, et s’appellent des canuts. Toute industrie a ses canuts.
On a surexcité le besoin de toutes les classes, que la vanité dévore. Le quo non ascendam de Fouquet est la devise des écureuils français, à quelque bâton de l’échelle sociale qu’ils fassent leurs exercices. Le politique doit se demander, avec non moins d’effroi que le moraliste, où se trouve la rente de tant de besoins. Quand on aperçoit la dette flottante du Trésor, et qu’on s’initie à la dette flottante de chaque famille qui s’est modelée sur l’État, on est épouvanté de voir qu’une moitié de la France est à découvert devant l’autre. Quand les comptes se régleront, les débiteurs avaleront les créanciers.
Telle sera la fin probable du règne dit de l’Industrie. Le système actuel, qui n’a placé qu’en viager, en agrandissant le problème, ne fait qu’agrandir le combat. La haute Bourgeoisie offrira plus de têtes à couper que la Noblesse ; et si elle a des fusils, elle aura pour adversaires ceux qui les fabriquent. Tout le monde aide à creuser le fossé, sans doute pour que tout le monde y tienne.Les ruines de l’Église et de la Noblesse, celles de la Féodalité, du Moyen-Age, sont sublimes et frappent aujourd’hui d’admiration les vainqueurs étonnés, ébahis ; mais celles de la Bourgeoisie seront un ignoble détritus de carton-pierre, de plâtres, de coloriages. Cette immense fabrique de petites choses, d’efflorescences capricieuses à bon marché ne donnera rien, pas même de la poussière. La garde-robe d’une grande dame du temps passé peut meubler le cabinet d’un banquier d’aujourd’hui. Que fera-t-on en 1900 de la garde-robe d’une reine Juste-Milieu ?… Elle ne se retrouvera pas, elle aura servi à faire du papier semblable à celui sur lequel vous lisez tout ce qui se lit de nos jours. Et que deviendra tout ce papier amoncelé ?