Le Diable à Paris/Série 1/Une bonne fortune parisienne

UNE BONNE FORTUNE PARISIENNE

histoire d’un appartement de garçon à louer
racontée à des amis par un avocat
par p.-j. stahl
I

Quand du collège, où j’avais fréquenté les Grecs et les Romains, j’eus à faire mon premier saut dans le monde, je trouvai sur le seuil, m’attendant au passage, un de mes anciens, un des héros de la grande cour, un vieux de vingt ans qui m’avait laissé sur les bancs à faire ma philosophie, l’année précédente, pour précipiter d’autant son entrée dans l’univers parisien. Mon ami René avait toute une année scolaire, un siècle d’avance sur moi : il se fit fort de terminer promptement mon éducation, de m’apprendre ce que je n’aurais jamais appris au collège, disait-il, de me faire enfin et bientôt connaître la vie — dans toutes ses profondeurs !

J’étais timide alors…

L’auditoire toussa.

Plus timide que vous n’êtes enrhumés, mes amis, reprit l’avocat ; le vrai courage commence toujours par la peur.

« Eh quoi ! dis-je à René, tu connais des dames et il faudra que j’en connaisse aussi ! Je n’oserai jamais. J’aime mieux doubler ma philosophie. »

Et mon ami de rire ! mais quel rire ! grand Dieu ! celui de Méphistophélès combiné avec le sourire fatal de don Juan, ni plus ni moins ! et encore ces personnages n’étaient-ils que de candides enfants à côté du sombre René.

À quarante ans on est rarement blasé, mais à vingt ans on l’est toujours. René l’était, cela va sans dire.

« Hélas ! j’ai trop vécu, me disait-il. La vie n’a plus rien à m’apprendre, j’ai vidé la coupe jusqu’à la lie ; quel triste breuvage ! Que ne puis-je t’inoculer gratis mon expérience et t’éviter ainsi d’avoir à mordre aux fruits amers de l’arbre de la science ! Mais non, chacun veut, chacun doit voir par ses yeux ce qui l’attend ici-bas ; ne pouvant mieux faire, je recommencerai la route avec toi et te guiderai. Suis-moi donc. »

René était riche. Quoiqu’il fût blond et de ce blond nonchalant et paresseux qui est le blond féminin, c’était une nature active, enthousiaste, fiévreuse, presque turbulente. Le suivre n’eût pas été facile, s’il eût fallu le suivre à pied ou même en omnibus, selon mes petits moyens, car il allait bon train ; mais René me fit comprendre que quand on a partagé pendant huit ans pensums et retenues on est frères, que ce qu’il avait était à moi, par conséquent ; et que, puisqu’il avait des chevaux, j’avais des chevaux, et de l’argent, j’avais de l’argent aussi.

J’essayai de résister à l’entraînement de cette doctrine ; ce communisme eût été plus de mon goût si j’eusse dû être, dans l’arrangement proposé, celui qui donne et non celui qui prend. Mais une larme brilla dans l’œil bleu de René quand il vit mes hésitations. Il me rappela pathétiquement que pendant de longues années il avait accepté sans scrupule au collège, comme un complément nécessaire à la supériorité de son appétit sur le mien, la ration de pain de mes goûters. Je compris que ma fierté lui semblait un déni d’amitié et que j’allais ajouter à son désenchantement de toutes choses. Je m’attendris et je fus vaincu.

Il résulta de cette défaite que, pendant deux ans, j’oubliai que j’aurais à défendre un jour la veuve, l’orphelin et les banquiers malheureux, pour demeurer le compagnon indispensable du plus candide et du plus fou des hommes.

René était très-joli garçon, de la beauté alors à la mode ; il était pâle et même un peu vert, ce qui était à cette époque de romantisme le comble de la distinction ; il avait l’air intéressant d’un poitrinaire et une constitution robuste, double avantage. Il s’ensuivit que s’il était fort coureur il n’en était pas moins couru. Ah ! mes amis, que de succès et dans tous les prix, soit au propre, soit au figuré ! Que de ravages nous fîmes, lui et moi, non-seulement dans les jardins publics, mais encore dans quelques parterres particuliers !

C’est pendant ces deux années que j’ai appris à connaître les formes variées sous lesquelles l’amour peut s’offrir à quiconque ne songe pas encore à en faire la clef de voûte d’un établissement solide.
II

Ce que je vis alors, je n’ai eu garde de l’oublier.

On aura beau exalter l’amour pour l’amour, il en est de lui comme de l’art pour l’art. Aimer ou écrire à tort et à travers, sans but d’avenir, ce n’est pas l’emploi, c’est le gaspillage de ses forces. Qu’on poétise tant qu’on voudra les appétits du cœur, les maladies de l’âme et le libertinage de l’esprit, qu’on idéalise la débauche, qu’on la pare, qu’on la quintessencie même si l’on peut, il n’en restera pas moins vrai que tant qu’on n’a pas rencontré en face de soi la femme à laquelle on n’oserait pas exprimer un autre désir que celui-ci : « Madame ou mademoiselle, je voudrais bien être votre mari, » on ne se doute pas de ce que c’est qu’une vraie femme.

Faites, par exception, d’une maîtresse un ange, un séraphin, un archange, un objet rare, ce ne sera jamais, quelle que soit votre bonne volonté, qu’un ange déclassé, qu’un séraphin en voie de perdition, qu’un archange de pacotille, qu’un objet rare ayant un défaut, tache ou fêlure, et diminué ainsi des trois quarts de sa valeur première. Car enfin, il faut bien qu’on se le dise et que les dames que cela peut intéresser consentent à l’entendre, quatre-vingt-dix fois sur cent, la maîtresse d’un homme a oublié quelque chose pour en arriver à n’être que sa maîtresse, et, ce quelque chose ne fût-il qu’un mari, c’est beaucoup. Qu’est-ce donc quand, par-dessus le mari, c’est un enfant, une famille, c’est-à-dire tout ce qu’on se doit à soi-même, tout ce qu’on doit aux autres ? Et pourtant, à qui d’entre les faibles mortels n’est-il pas arrivé, au moins une petite fois dans sa vie, de se mettre en frais d’amour de première classe là où des sentiments de seconde catégorie eussent été déjà de la prodigalité ?

Chacun m’accordera qu’il n’est pas facile de faire durer l’amour, même dans les meilleures conditions possibles, celles du mariage, par exemple, — les seules, quoi qu’en disent les gens qui n’y ont pas suffisamment réfléchi, les seules où, soit matériellement, soit moralement, il puisse trouver un air respirable. Pourquoi durerait-il dans des conditions détestables ?

Vous semez la plante délicate de l’amour dans une terre excellente et bien préparée, elle y trouve une exposition convenable, et les soins nécessaires… Six fois sur dix cependant elle végète ! et vous voudriez qu’en la laissant tomber dans quelque ruelle sombre où le soleil n’a jamais eu ses entrées, où l’on ne peut la cultiver que par des procédés artificiels, vous voudriez qu’elle se métamorphosât en immortelle ! Ceci n’est pas soutenable.

Dieu me garde de médire systématiquement des pauvres êtres qui, dans le voyage de la vie, délaissent la grande route pour nous suivre ou nous précéder dans les sentiers perdus du sentiment. Mais de ces équipées, mais de ces échappées au bout desquelles tôt ou tard la terre finit par manquer sous vos pas, que peut-il jamais advenir ? On a découvert, j’y consens, que toutes les femmes, et même les pires, peuvent être parfaites pendant cinq minutes ! La triste affaire, cependant, que ces rencontres d’où il ne peut rester à chacun, finalement, que de la stupeur ! Le devoir ne fut-il qu’une lanterne, gardons-la, cette humble lanterne, pour éviter les fondrières.

III

René et moi nous venions d’atteindre cet âge où tout pas fait hors de la vie commune semble une conquête, où l’on ne croit pouvoir prouver sa force que par ses écarts, où l’on imagine que la liberté ne consiste qu’à faire ce qui est défendu. Il y avait d’ailleurs en ce temps-là comme une folle croisade contre tout. Le besoin de respirer était si grand, que pour respirer mieux on brisait les fenêtres. C’était un assez beau temps. Nous avions la tête à l’envers, l’air était plein d’utopies absurdes, mais généreuses, dont la plus impraticable nous eût trouvés prêts au martyre. Ces époques trop chaudes inquiètent les contemporains : c’est un tort, elles sont toujours fécondes. Je les préfère aux temps froids, et si je ris d’elles aujourd’hui, c’est comme on rit de ce qu’on a aimé et de ce dont on a été ; ce n’est certes pas pour prôner le givre et le verglas.

Au nombre des chimères de 183., la plus séduisante avait pris corps sous la main du génie, des hommes d’esprit s’en étaient emparés, et elle était devenue la pierre angulaire d’une doctrine, laquelle eut alors des martyrs qui, grâce à Dieu, se portent bien aujourd’hui. On s’était attendri démesurément sur le sort des femmes, non pas sur le sort des femmes qui suivent la voie droite, quelque mérite qu’elles y aient, mais plus spécialement sur le sort des infortunées qui s’égarent dans les chemins de traverse de l’amour. Toute la pitié, toute la charité, tout l’intérêt fut pour celles-ci pendant quelques années. La réhabilitation par l’amour de la femme tombée, l’émancipation du sexe faible, ce fut alors le rêve de tout ce qui était jeune. Ce fut celui de mon ami René.

Pour s’entendre appliquer par quelque moderne Marion ces deux vers du poëte :

De l’autre Marion rien en moi n’est resté ;
Ton amour m’a refait une virginité,


et pour refaire à une âme égarée ce que Didier était parvenu à refaire à Marion, il eût donné sa fortune et sa vie.

À la poursuite de ce rêve sa folie atteignit quelquefois des proportions épiques.

Son prétendu scepticisme avait fondu comme cire aux premières prédications de Ménilmontant. Si le costume saint-simonien lui eût plu, s’il eût été plus étoffé, René fût devenu bientôt un des apôtres visibles de la doctrine ; mais l’uniforme seul lui manqua. Disciple fervent, il portait partout la parole nouvelle et partout la répandait à flots.

René parlait beaucoup et même bien. Quand il tenait un de ses thèmes favoris, il montait par l’émotion jusqu’à l’éloquence, qui peut, plus souvent qu’on ne le croit généralement, se passer de bon sens et de raison.

C’était surtout dans les lieux ouverts à cette partie de la plus belle moitié du genre humain qui semble avoir renoncé à la famille, c’était dans les bals publics qu’il aimait à exercer son singulier talent d’improvisation. Tout prétexte lui était bon pour prêcher son petit évangile. Que de fois j’ai vu les danses s’arrêter, le cercle bizarre des pierrots et des débardeuses se former autour de lui, et l’orchestre être contraint de se taire devant la parole enflammée de ce charmant apôtre !

Que disait-il ? Ce qu’ont dit dans tous les temps les prédicateurs qu’on écoute : « Soyez bons, — la bonté n’est pas une vertu, c’est un devoir ; — la charité envers le prochain n’est qu’une dette ; l’amour est une obligation pour quiconque respire ; — ne méprisez rien en ce monde : le vicieux n’est qu’un malade, le méchant n’est qu’un fou, la femme égarée n’est qu’une mère de famille qui n’a pas trouvé d’emploi ; » et toutes les variations que comportent ces élastiques arguments.

Ces propositions séduisantes, passant par ses lèvres juvéniles, animées par le regard quasi extatique de cette tête fine et aristocratique, prenaient couleur à ce point que son étrange auditoire s’y passionnait et finissait par verser des larmes. Que de triomphes à la fois grotesques et touchants il eut alors, mon pauvre René, dans de bien drôles d’endroits ! Moi qui vous parle, j’ai vu pleurer à sa voix des polichinelles et des titis ; j’ai vu des balocheuses émues baiser le pan de ses habits.

Il fut pendant deux hivers le dieu de toutes les femmes déroutées et leur prophète favori. S’il y eût eu un désert, une Thébaïde aux environs de Paris, pas trop loin des bals Musard et Valentino, pas trop loin de la Chaumière et du Prado, il eût pu s’y faire suivre par la foule des brebis sans pâturages qui cherchent, trop souvent sans le trouver, un brin d’herbe à brouter entre les fentes des pavés de Paris ; et Babylone eût été ainsi purifiée… pour quinze jours !

Il eut des duels fantastiques, qui firent du bruit alors, des duels où il risqua consciencieusement sa vie pour des dames célèbres, qu’on retrouverait peut-être aujourd’hui accroupies dans quelque loge de portier ; des duels sans merci contre des jeunes premiers sans manières, coupables à ses yeux d’avoir manqué d’égards à des femmes qui n’en attendaient pas.

« Je mourrai à la tâche, disait-il, mais je ferai respecter la femme. La pire vaut mieux que nous. Tant que la femme (que ce mot était grand dans sa bouche !), tant que la femme ne sera pas un être sacré en France et pour tous, quelle que soit sa condition, le monde ne retrouvera pas son équilibre. »

Ah ! qu’il en parlait bien des femmes ! de quelle voix pénétrée et suave, et qu’en effet il savait bien aller trouver, jusqu’au fond du limon dont sont faites quelques filles d’Ève, la paillette d’or qui s’y cachait !

Alchimiste téméraire, il consumait le plus pur de son cœur et de ses rentes à souffler sur des cendres froides pour en tirer des flammes, à ramasser des feux éteints pour en faire du diamant. Rien ne le rebutait dans ce genre d’entreprise, encore bien qu’il y laissât souvent la gaieté et la bonne humeur nécessaires à son âge. Que d’expériences je lui ai vu manquer dont il avait espéré un succès complet ! Que de fois la cornue éclata dans ses mains au moment précis où, selon lui, le grand œuvre allait s’accomplir !

Cette manie de purification du vice par l’amour ne laissa pas de faire momentanément quelque tort à la vertu. Au lieu de chercher d’honnêtes femmes là où il y en avait de toutes faites, on en cherchait surtout là où il n’y avait aucune chance d’en rencontrer. Pour quelques pêches miraculeuses pratiquées en eau trouble, que de coups de filet perdus, que de vase remuée ! Pour quelques perles trouvées dans le fumier par des lapidaires intrépides, que d’immondices soulevées ! Pour une brebis sauvée et rachetée, que de bêtes malsaines payées à des prix fous ! Il n’importe ! on cherchait, on fouillait, les cerveaux travaillaient, les cœurs battaient, et comme en somme une fausse passion n’a jamais rassasié un véritable appétit, les passions vraies reprenaient bientôt le dessus ; et comme après avoir essayé de la fausse innocence on en arrivait bientôt à découvrir que la vraie innocence, la bonne, celle qui n’a jamais eu besoin de réparation, est d’un usage infiniment plus sûr et plus agréable à la fois, on retombait bientôt aux pieds de la véritable vertu, et toutes les agitations tournaient en définitive à son profit. On avait pris le plus long pour arriver à la vérité, mais peut-être après ces détours y revenait-on meilleur et plus aguerri.

IV

Au bout de deux ans d’illusions et de désillusions alternatives, la lumière pour moi s’était faite. Las d’errer dans le surnaturel, j’en étais enfin revenu à sentir le besoin de rentrer dans la vie pratique. J’avais fini par faire comprendre à René que, n’ayant que son argent à jeter par les fenêtres, il serait non-seulement honnête, mais sage, que je tentasse de me faire par mon travail une position indépendante, et que ce n’était point en poursuivant en commun nos études d’anatomie morale sur le vif, dans les bals de l’Opéra et dans les coulisses des petits théâtres, que j’arriverais à prendre mes grades à la Faculté de droit et à devenir une des lumières du barreau.

René, dans un jour de bon sens, était tombé d’accord avec moi que notre séparation était nécessaire.

« Eh bien ! lui dis-je, dès aujourd’hui, René, je vais me mettre en quête d’un petit appartement. Ce sera un pied-à-terre pour toi dans le quartier où je le prendrai, et cela te changera de monter mes quatre ou cinq étages. J’ai idée que nous allons adorer ma gouttière. »

Pour faire d’une pierre deux coups et réparer ainsi le temps perdu, j’avais pris la dure résolution de travailler chez un avoué et de faire mon droit en même temps. Or, mon avoué demeurait rue Vivienne ; il était donc bon que je me logeasse le moins loin possible de l’étude, et il fut entendu que je commencerais par explorer le quartier de la Bourse et les rues avoisinantes.

René me proposa de m’aider ou de m’accompagner du moins dans mes recherches.

« Je n’ai rien à faire, me dit-il, cela me distraira. »

Je m’étonnai bien un peu qu’une distraction de ce genre fut du goût de René, mais j’acceptai volontiers son offre.

« Partons, lui dis-je, et partons à pied. Outre qu’il ne serait pas commode de se tenir le nez au vent dans une voiture, et d’en descendre à chaque instant pour faire la chasse aux écriteaux, je prétends, dès aujourd’hui, rompre avec toutes les habitudes que ma situation personnelle ne me permet pas de conserver. »

Nous habitions tout au haut du faubourg du Roule un petit hôtel qui venait à René de sa famille.

« Soit, me dit René en me prenant le bras, mais sortons du côté des Champs-Elysées, je te raconterai en route quelque chose que j’ai eu le courage de te cacher depuis un mois, pour m’épargner le mortel chagrin de te voir traiter légèrement peut-être une liaison qui a dès à présent, pour moi, les proportions d’un engagement sérieux : je ne veux pas avoir un secret pour toi au moment de nous séparer. »

Ce début m’inquiéta. J’avais vu René plus solennel, je ne l’avais jamais vu si grave. « J’ai grand’peur, me dis-je, que cette fois mon pauvre René soit plus profondément atteint qu’à l’ordinaire. »

Mes craintes n’étaient que trop fondées.

René, toujours enthousiaste, toujours naïf, avait encore une fois trouvé ce qu’il cherchait, une âme à sauver. Le don Juan d’autrefois était radieux. Le cœur candide de l’homme blasé était comble d’une joie ingénue. Méphistophélès se frottait les mains. Il était aimé !

L’ange — il y a toujours un ange au fond de nos folies — l’ange qui l’aimait avait ou du moins était susceptible d’acquérir toutes les perfections. Cela eût dû aller sans dire, René préféra m’énumérer une à une les richesses que pouvait contenir le trésor dont il avait à m’annoncer la découverte.

Les ailes de la créature céleste qu’il tenait à me décrire avaient peut-être autrefois traîné un peu sur la terre, mais ce n’était pas la peine d’en parler. Grâce à René, d’ailleurs, grâce à l’amour, elle était en train de remonter dans l’azur pour n’en plus redescendre.

« Ah ! mon ami, me dit René, je suis le plus heureux des hommes. Quand tu connaîtras Léocadie…

— Léocadie !

— Joli nom, n’est-ce pas ?

— Je m’y ferai, lui répondis-je ; comme nom d’ange, il m’a un peu surpris, mais va toujours.

— Quand tu la connaîtras, reprit-il, tu comprendras mon bonheur.

— Mais enfin, lui dis-je, d’où t’est-il tombé ce bonheur, est-il sûr que ce soit du ciel ?

— Tu te rappelles, me dit René, qu’il y a un mois la vente d’une ferme que m’avait léguée ma tante me força d’aller à Chartres. L’affaire traîna un peu. Je restai deux mois dans la capitale du pays beauceron. Chartres n’est peut-être pas la ville la plus gaie du monde. Quand je m’en fus donné à cœur-joie de manger du pâté de perdreaux de Lemoine à chacun de mes repas et de voir et de revoir la cathédrale qui est superbe, bien qu’elle soit odieusement gâtée presque partout à l’intérieur ; quand j’eus fait deux jours de suite le tour des promenades plantées de très-beaux arbres, où par parenthèse il n’y a personne pendant la semaine et où il y a trop de monde le dimanche, je me demandai avec terreur ce que je ferais de ma seconde soirée.

« Heureusement, c’était un dimanche : une affiche m’apprit qu’il y avait spectacle extraordinaire. Bocage était à Chartres, Bocage devait jouer Antony, ce vrai père de la Dame aux Camélias. Une dame inconnue, une dame du monde, qui avait consenti à paraître devant le public chartrain, précisément parce qu’elle était complètement étrangère au pays, devait seconder le célèbre artiste parisien et jouer à côté de lui le rôle de Mme d’Hervé. La représentation se donnait au bénéfice de la famille d’un pompier qui venait de périr dans un incendie.

« Qu’on parle encore des pressentiments. J’entrai au théâtre, malgré toutes ces promesses, avec un enthousiasme des plus modérés ; je pris ma place en bâillant, et la toile, cette toile qui me séparait à peine de ma destinée, la toile se leva sans que rien m’avertît que mon cœur devait battre.

« Mais bientôt parut Mme d’Hervé. Ah ! mon ami, quels accents ! quels regards ! quelle âme ! quelle vertigineuse et irrésistible beauté ! Mon entraînement fut tel qu’il se communiqua à la salle tout entière. Mille mains électrisées par les miennes répondirent bientôt à mes bravos par des bravos frénétiques. Un acte, deux actes, et puis le reste de la pièce, se jouèrent ; trois rappels successifs firent de cette représentation un triomphe pour l’artiste inspirée. De la scène, où elle planait sur son public affolé, son regard parvint à me dire qu’elle sentait que ce triomphe elle me le devait en partie. Le rideau tomba. Je demeurais à ma place, comme plongé dans une sorte d’extase. J’étais, à la lettre, foudroyé. S’il n’eût fallu que traverser des flammes pour aller arracher Mme d’Hervé au trop heureux Bocage, je l’eusse fait. Mais il fallait traverser des corridors sombres, des escaliers bizarres, c’était une autre affaire. Je ne sais pas encore par où je passai, mais je me trouvai tout à coup aux pieds de cette admirable créature et dans sa loge…

— Tu es bien là, dis-je à René, en lui demandant la permission de l’interrompre, restes-y un instant. La rue Saint-Louis-d’Antin m’irait assez ; voici un écriteau : Petit appartement de garçon à louer, sur le derrière ; c’est mon affaire. Laisse-moi monter. La maison me convient, et si l’appartement me plaît, je te ferai appeler avant de conclure, pour avoir ton avis.

— Ne sois pas trop long, me dit René ; puisque j’ai commencé, il faut que tu saches tout. »

V

Je montai et je redescendis sans avoir rien fait : l’appartement était sombre, sans air, impossible. Le portier était aimable : c’était beaucoup, mais ce n’était pas assez.

« C’est à recommencer, dis-je à René.

— Quoi ! vraiment, tu veux…

— Tu veux quoi ? lui dis-je, voyant qu’il ne m’avait pas compris.

— Tu veux que je recommence l’histoire de Léocadie ?

— Non, fichtre pas ! je ne veux recommencer qu’à chercher des appartements ; quant à ton histoire, je n’en ai rien perdu : tu étais aux pieds de Mme d’Hervé, qu’est-ce que tu as bien pu y faire ?

— J’ai été droit au but, me répondit René. Je n’avais pas trop préjugé de cette nature d’élite. Mon cœur m’avait dit que j’allais me trouver en présence d’une femme supérieure à laquelle tout ce qui eût été détour eût fait pitié. Je fus donc carré avec elle. J’osai lui dire tout d’abord que je l’adorais, qu’elle avait du génie, que sa place était à côté, au-dessus même de Mme Dorval ; qu’auprès d’elle Mlle Mars n’était qu’une carafe d’orgeat, et que je mettais ma fortune et ma vie à ses pieds pour l’aider à monter jusqu’où l’appelait son talent.

« Elle répondit à ma franchise par une franchise égale. Elle m’avoua sans embarras qu’elle m’avait remarqué à l’orchestre, qu’elle n’avait joué que pour moi, qu’elle m’avait presque attendu à chaque entr’acte, que ma brusque apparition l’avait donc à peine surprise, et qu’au moment même où je m’étais précipité dans sa loge elle se disait : « Pourquoi n’est-il pas déjà là ? » Que conclure de cette étrange et subite sympathie, de cette attraction en quelque sorte magnétique, sinon que nous étions nés l’un pour l’autre, et qu’évidemment nos âmes étaient sœurs ? Nous revînmes ensemble à Paris. Ah ! mon ami, je puis mourir. J’aurai eu, dès ce monde, un avant-goût des amours du ciel. Mais, j’y pense, puisque tu me quittes, pourquoi n’essayerais-je pas, dès que tu auras trouvé un appartement, de décider celle que j’aime à te remplacer à l’hôtel dans celui que tu occupais ? Qui mieux, que Léocadie pourra remplir le vide que va me causer notre séparation ?

— Ne te presse pas, dis-je à René, réfléchis avant de prendre ce grave parti d’une cohabitation subite ; on sait bien comment ça commence, mais non comment cela finit. Mme d’Hervé, avant votre rencontre, demeurait bien quelque part sans doute. Pourquoi dès lors se hâter ?

— Tu me le demandes ! me dit René, tu n’as jamais aimé ! Mais en dehors même du désir bien naturel à tout homme qui aime de tenir tout entier dans sa main l’objet de sa passion, j’ai une raison plus grave de vouloir Léocadie ailleurs qu’où elle est. Sais-tu où et avec qui vit cette femme aux pieds de laquelle tout Paris tombera un jour ? Dans une mansarde, avec une pauvre vieille camarade de théâtre, dont elle partage la misère. C’est toute une histoire que cette existence. Le mari de Léocadie, car Léocadie est mariée, son mari était dans le commerce, sa femme vivait heureuse et honorée. Tout à coup une crise imprévue bouleversa leur fortune et culbuta leur maison. M. X… était tout à la fois un homme faible et cynique. Il disparut un beau matin, laissant à sa femme, pour tout, adieu, un mot où il lui disait qu’il lui rendait sa liberté, qu’elle ne le reverrait jamais, qu’elle était intelligente, qu’elle était belle, que c’étaient deux capitaux pour un… enfin des monstruosités. Loin de perdre la tête, Léocadie se roidit contre la tempête et parvint presque à la dominer. Elle avait reçu une éducation à la fois solide et brillante ; elle se fit institutrice, elle ne refusa aucun travail, elle donna des leçons de tout. Elle vivait ainsi dans une médiocrité laborieuse, quand se déclara sa vocation pour le théâtre. Elle abandonna dès lors ses leçons pour se livrer à l’étude approfondie de son art. Il y a une volonté de fer dans cette frêle enveloppe. Depuis plus d’une année, elle eût pu débuter sur une des scènes de Paris ; elle a le courage de résister à cette tentation, et se contente de jouer de loin en loin en province pour s’exercer et reconnaître ainsi ses forces sans se compromettre sur le terrain définitif de la lutte. Elle ne veut paraître à Paris qu’avec éclat. C’est en vain que ses ressources s’épuisent, elle persiste, et rien n’ébranle son courage. Ajoute à cela que le lâche abandon de son mari lui a donné un tel mépris pour l’humanité, qu’elle s’est juré de tout faire plutôt que de remettre jamais son sort entre les mains d’un homme quel qu’il soit. Mes prières…

— Pardon si je t’interromps, dis-je à René ; mais nous voici place Louvois, et j’aperçois tout autour une guirlande d’écriteaux ; c’est bien le diable si je ne trouve pas dans tout cela mon affaire. Cela m’irait assez, une place : on n’a pas de vis-à-vis, on est plus chez soi. Par où vais-je commencer ?

Par ici, me dit René en m’indiquant un écriteau. La maison est supportable : il n’y a pas de cour, tous les appartements doivent donner sur le devant ; au moins tu verras clair. Allons, fais vite, et appelle-moi de là-haut par une fenêtre si l’affaire s’arrange. J’allume un cigare, et quand tu descendras je te dirai le reste, c’est-à-dire mes projets pour l’avenir ; quant au passé, tu sais à peu près tout : ce n’est pas long à dire, le bonheur sans tache. »

VI

J’avais à peine fait quelques pas sous la porte cochère de la maison que m’avait désignée René, que le portier sortit de sa loge comme un dogue de sa niche.

Je n’ai point oublié le superbe regard que jeta sur moi ce personnage quand je lui demandai à visiter le petit appartement qu’il avait à louer au quatrième.

« Dites au cintième, me dit-il d’un ton rogue et gourmé, il y a un entre-sol. On ne trompe pas le monde ici.

— Montons toujours, j’ai de bonnes jambes, lui répondis-je.

— Que monsieur me suive pour lors ; mais, que monsieur le sache, j’ai eu aussi des jambes ; tout le monde en a eu, des jambes, dans son temps ; monsieur ne sera pas toujours jeune non plus. »

Nous montons un étage, puis deux ; mon cerbère s’arrêta pour souffler, et l’interrogatoire suivant commença :

« Monsieur est garçon ?

— Oui.

— Tout à fait garçon ?

— Tout à fait.

— C’est que la maison n’admet que des personnes qui ont des principes, et je préviens monsieur…

— C’est bon, lui dis-je non sans humeur, je vous comprends, je suis prévenu. »

Je pris les devants et l’ascension continua. Le portier me suivait majestueusement, lentement, posément, accentuant lourdement chaque marche avec un flegme irritant. Quand nous fûmes arrivés au troisième :

« Monsieur n’a pas de chien ? me dit-il.

— Non.

— Pas de chat ? pas de perroquet ? pas d’enfant ? pas de piano ?

— Non.

— Monsieur joue peut-être du cornet à piston ?

— Non.

— Ou de la clarinette ?

— Je ne joue de rien.

— Monsieur fume-t-il la pipe ?

— Non.

— Monsieur rentre-t-il souvent à des heures indues ?

— Non.

— Monsieur découche-t-il ?

— Non.

— Monsieur fait peut-être son ménage lui-même ? ajouta-t-il en jetant sur ma tenue, une tenue du matin, un regard sournois.

— Eh non ! répondis-je.

— Pour lors, tant mieux pour monsieur, dit-il, surtout si ma femme consent à le faire.

— Si votre femme est raisonnable et propre, je pourrai, en effet, m’arranger d’elle.

Mme Pirard est raisonnable avec les personnes qui le sont, et elle est propre avec un chacun, me dit M. Pirard en ôtant sa casquette, par respect sans doute pour le beau nom que portait sa femme.

— Monsieur déjeune-t-il chez lui ? dit-il encore.

— Oui, mais cela n’est un embarras pour personne ; un pain d’un sou et un verre d’eau, voilà mon ordinaire.

— Pour lors, monsieur, me dit le dogue s’arrêtant tout net et se posant sur ses pattes de derrière, ne montons pas plus haut. Ma femme me disait encore ce matin : « Monsieur Pirard, tant pis pour toi si tu « prends pour le cintième des locataires que je n’aurai pas à leur-z-y faire « des déjeuners à la fourchette, ton déjeuner s’en ressentira. » Descendons, monsieur, descendons, vous ne feriez pas l’affaire de ma femme.

— Que le diable vous emporte ! m’écriai-je. C’était bien la peine de me laisser monter jusqu’ici.

— Voilà encore ce qui n’irait pas à Mme Pirard, dit M. Pirard ; des vivacités avec moi… elle ne les souffrirait pas ! Elle me respecte et veut qu’on me respecte aussi. Mme Pirard n’aime que les personnes civilisées.

— Que le diable emporte aussi Mme Pirard ! ajoutai-je exaspéré.

— C’est en parlant comme cela des dames des concierges qu’on devient un Lacenaire et même un républicain, monsieur, me dit M. Pirard.

— Que t’est-il arrivé ? s’écria René quand je le rejoignis ; tu es rouge comme un coq.

— Rien ; j’ai fait de la politique avec cet animal de portier, et cela m’a animé.

— Bah ! me dit-il, quelle idée ! Et l’appartement ?

— Passons à un autre.

— Pour cette fois, reprit René, je monte avec toi. J’en ai assez de faire le pied de grue sur les trottoirs ; mais laisse-moi porter la parole. Je plais aux portiers et j’arrangerai mieux que toi ton affaire.

« Je me tromperais fort, ajouta-t-il en me montrant une sorte de petite terrasse au milieu de laquelle pendait un écriteau, si cet écriteau ne nous indiquait pas le paradis que tu cherches. Ça a l’air gentil et gai là-haut.

— Soit, lui dis-je, montons ensemble, je ne parlerai plus aux portiers, mais, par compensation, tu ne me parleras de Léocadie que quand nous serons redescendus. Je t’écouterais mal en me livrant à l’examen des lieux où je vais peut-être, et pour longtemps, enterrer ma trop brillante jeunesse.

— C’est entendu, me dit-il ; mais quand nous aurons visité cet appartement, tu m’appartiendras ; nous irons déjeuner au café Cardinal : je te donnerai une omelette aux rognons pour deux, il n’y a pas d’arêtes là dedans et tu pourras m’écouter tout en mangeant. »

Jamais je n’avais vu René plus gai ; le plaisir de débarrasser son cœur du seul secret qu’il eût eu pour moi l’avait comme allégé.

« Et dis-toi bien une chose, ajouta-t-il en traversant lestement la place pour arriver à la maison que nous avions en vue, c’est que ce n’est pas un conseil qu’il me faut, mais ton approbation pleine et entière, mais des félicitations ! Je veux que dans quinze jours tu sois aux pieds de Léocadie ; tu verras ! tu verras ! Ah ! si elle était libre !

— Que ferais-tu ? lui dis-je.

— Ce que je ferais ? Je l’épouserais, parbleu !

— Tu l’épouserais !…

— Et ce ne serait pas long, reprit-il. Ne sommes-nous pas convenus cent fois qu’il n’y avait de mariages de raison que les mariages d’inclination ? Ne suis-je pas riche pour deux ?

— Riche pour deux, oui, et amoureux pour dix, je le vois bien, » répondis-je en essayant de rire.

VII

Mais déjà René était en conversation intime avec mon futur concierge : je ne tardai pas à comprendre, en l’écoutant, toute la supériorité de ses manières sur les miennes en ce qui concerne les portiers. Le premier mot échangé entre ce nouveau Cerbère et René avait été une pièce de vingt francs. Exaltée par ce préambule, la portière, une femme encore jeune et d’un extérieur avenant, coupa la parole à son mari, ne s’en rapportant qu’à elle, sans doute, de répondre à des locataires qui parlaient si bien la langue aimée des portiers.

« Le petit appartement que monsieur va voir est charmant, dit-elle ; il se compose de trois pièces et d’une petite antichambre. Il y a deux entrées, l’une à droite, l’autre à gauche, sur le palier, ce qui est bien commode. Le salon s’ouvre sur une petite terrasse, d’où l’on a de l’air et de la vue, et où l’on peut avoir des fleurs. L’appartement est encore occupé, mais il sera libre dans quinze jours. Il est habité depuis trois mois par un artiste qui chante, je crois, aux Champs-Elysées, un homme très-drôle, que le propriétaire a trouvé trop gai pour la maison. Monsieur n’est pourtant pas plus regardant qu’il ne faut, mais la maison serait devenue impossible avec un locataire comme celui-là. C’est un homme qui joue de tout ce qui fait du bruit, de l’orgue, de la trompette, du cor et du tambour. Ce ne serait encore rien, mais il fait des armes toute la journée ; croiriez-vous qu’il avait eu l’idée de faire un tir au pistolet sur sa terrasse ? C’est plein de lances et de fusils chez lui.

— Bravo ! dit René ; avec un prédécesseur comme celui-là, mon ami n’aura pas de peine à passer pour un saint.

— Mais, dis-je, ce locataire est-il sorti ? je ne voudrais pas le déranger au milieu de ses exercices.

— Il est parti en disant qu’il allait à sa répétition, répondit la concierge. Il ne doit rentrer que sur le tard et m’a chargée d’en prévenir une personne qu’il attend, pour le cas où elle arriverait trop tôt ; mais j’ai ses clefs, et si ces messieurs le veulent, je vais les accompagner.

— Très-bien, et dépêchons-nous, me dit René ; il est onze heures et demie, et j’ai faim. »

Quand nous fûmes arrivés sur le palier :

« Entrez, messieurs, nous dit la concierge, mais ne faites pas trop d’attention à l’état dans lequel peut se trouver l’appartement. C’est un désordre forcé avec le locataire qui l’occupe ; tout ce qui devrait être sur les tables est par terre, et tout ce qui pourrait rester par terre est sur les tables. Je prie ces messieurs de ne toucher à rien : il y a des pistolets aussi chez ce diable d’homme, et je tremble toujours que tout ça ne parte quand je fais l’appartement.

— Bon, bon, dit René gaiement, nous connaissons ça, soyez tranquille, Il m’intéresse, votre toqué de locataire ; je suis curieux de voir son perchoir. »

Nous avions examiné la première et la seconde pièce : un vrai musée comique. Les murailles étaient couvertes de caricatures fixées au mur avec des épingles : des Gavarni, des Cham, des Berlall, des Dantan et des Daumier. René riait aux éclats en lisant les légendes. « Beau Louvre, disait-il, à l’usage d’un paillasse. » Je le laissai absorbé dans cette désopilante inspection, et, plus impatient, j’ouvris les fenêtres de ce qui allait être ma terrasse, pour voir quel air avait le voisinage et quel effet pouvaient produire d’en haut les statues de la jolie fontaine Louvois, alors assez nouvelle.

Je fus retenu sur la terrasse par un attroupement qui s’était formé autour de deux bateleurs. Ces deux artistes en plein vent s’étaient pris de querelle avec des militaires. Le public s’était partagé en deux camps : on se battait, on criait ; la garde arriva. En vrai badaud j’attendais le dénoûment, pourtant facile à prévoir, de cette bagarre, quand un cri, un cri terrible, un cri qui ne pouvait être qu’un cri de désespoir ou d’agonie, un de ces cris lamentables qui glacent le sang dans les veines de quiconque les entend, vint jusqu’à moi.

La concierge me regarda tout interdite.

« Monsieur a-t-il entendu ? s’écria-t-elle.

— D’où peut venir cet horrible cri ? lui dis-je.

— Il me semble, me répondit-elle en pâlissant, que cela est venu de la chambre à coucher, de celle où a dû passer votre ami, car il n’est plus là.

— René ! m’écriai-je en me précipitant dans l’appartement, René !

— Là, cette porte, me dit la concierge ; entrez le premier, monsieur, je n’oserais pas… »

Quel spectacle ! Je n’oublierai de ma vie cette heure terrible ; mon pauvre, mon cher René était renversé sur un divan, les yeux à demi fermés, le regard atone, la pâleur de la mort sur la figure ; une de ses mains crispées serrait convulsivement la crosse d’un pistolet, son visage était couvert de sang.

Je me jetai à genoux devant lui :

« Qu’as-tu, René ? lui dis-je, parle-moi, réponds-moi ; ce sang… ce pistolet… qu’est-il arrivé ? qu’as-tu fait ? »

Par un effort suprême, le moribond rouvrit un instant les yeux.

« Je me suis tué, dit-il. Léocadie !… Ah !!! »

Il perdit connaissance et tomba comme une masse inerte dans mes bras. Je le portai sur le lit et j’essayai d’étancher le sang qui coulait d’une blessure qu’il avait à la tempe droite. La concierge avait couru chercher un chirurgien. Grâce au ciel, il y en avait un qui demeurait dans la maison.

Quand l’homme de l’art arriva, il y eut dix minutes d’une attente qui me parut un siècle. Il voyait bien par où était entrée la balle, mais il ne se rendait pas compte de la route qu’elle avait pu prendre. Il envoya chercher sa trousse. Lorsqu’il eut sondé la plaie :

« Quel cas étrange ! dit-il à son aide qui venait d’entrer ; la balle ne paraît pas avoir pénétré dans le cerveau. Les parois osseuses ne sont point défoncées, voilà le trou qu’elle a fait cependant, où peut-elle être ?

« Pardieu, ajouta-t-il après s’être livré à un examen minutieux, par-dieu, je ne me trompe pas, ce ne peut être qu’elle que je sens là, sous mon doigt, entre la mâchoire et l’oreille. Mais comment s’y est-elle prise pour descendre si bas ? Elle s’est donc creusé un tunnel ?

« C’est égal, dit-il en s’adressant à moi, si je peux ravoir la balle sans faire d’incision, si elle veut bien reprendre la route qu’elle a déjà faite, si aucun accident nerveux trop grave ne se déclare, il n’y a rien de perdu peut-être, et votre ami pourra se vanter d’avoir joué à un jeu auquel quatre-vingt-dix-neuf autres sur cent auraient perdu la vie. »

Sans une contraction spasmodique, et en quelque sorte intermittente, qui révélait que René respirait encore, quand la sonde pénétrait dans sa blessure, on eût dit que nous n’avions plus sous les yeux qu’un cadavre.

L’opération fut faite avec l’aide d’une petite pince et d’une sorte de crochet fort mince que l’habile praticien maniait avec une dextérité que je ne pus m’empêcher d’admirer. Je vois encore ces mains habiles, agissant lentement, mais sûrement, sur la balle, pour ménager les fibres délicates et si nombreuses qui s’entre-croisent autour des tempes, et la balle, remontant peu à peu par l’ouverture qu’elle avait faite, comme si elle eût obéi à une puissance mystérieuse, comme le fer obéirait à l’aimant. Quelques mouvements convulsifs, que j’avais le cruel devoir de comprimer, des cris instinctifs, étouffés, signalaient seuls la présence de la vie dans le pauvre patient. Quand la balle fut dans les mains de l’opérateur, je respirai. Il envoya chercher de la glace ; il en plaça sur le front du malade, et par-dessus des compresses sur la plaie même.

« Et maintenant, dit-il, un calme absolu ; pas d’émotion surtout ! Si le malade revient à lui, il se peut qu’il ait perdu la mémoire, qu’il ait le délire ; calmez-le par de bonnes paroles, gardez-vous de le contredire, dites-lui qu’un accident l’a mis dans cet état. Pas de visites surtout, et espérons. Vous pouvez avoir confiance dans la personne qui m’assiste comme, en moi-même. Je m’en vais presque tranquille ; je reviendrai ce soir. »

Ce ne fut que quand la première émotion fut passée, ce ne fut que lorsque je me trouvai au pied du lit où gisait mon pauvre ami, et forcé d’attendre dans le silence et du temps seul la réponse à mes angoisses, que je me rappelai tout à coup que nous étions dans le domicile d’un étranger. Je donnai l’ordre à la concierge de m’appeler quand le maître du logis se présenterait. Je ne doutais pas que, quel qu’il fût, il ne consentît à nous céder la place.

VIII

J’avais cru tout d’abord à un accident. J’avais pensé que René, trouvant des pistolets et ne les croyant pas chargés, les avait maniés imprudemment. Mais après les paroles qui lui étaient échappées, l’illusion n’était pas possible. Je l’avais bien entendu :

« Je me suis tué, avait dit René.

« Je me suis tué ! » Qu’avait-il pu se passer dans ce cerveau, pour que l’idée de la mort s’en fût instantanément emparée ? Ce suicide étrange, comment s’en rendre compte, de la part d’un homme qui venait de se déclarer en plein bonheur, qui, deux minutes avant de se livrer au dernier acte de désespoir, hâtait avec une vivacité juvénile l’heure prochaine de son déjeuner ?

La chambre où le plus funeste des hasards nous avait conduits n’avait rien de funèbre. Quel fantôme, invisible pour tout autre, avait donc pu apparaître dans cette chambre aux yeux de mon cher René ? Elle était bien telle que l’avait dépeinte la concierge : une chambre d’artiste, d’artiste de bas lieu, du désordre partout, un désordre burlesque, des fleurets, des plastrons, de vieilles armes ébréchées et rouillées, des instruments de musique, une guitare pendue à la muraille à côté d’un costume de marquis, une perruque à queue rouge sur un guéridon, quelques essais de peinture, des tableaux sans cadre accrochés au mur ; sur le lit, un masque et un faux nez ; par terre, aux pieds de René, une miniature. Rien, rien là dedans, semblait-il, qui pût conduire à une pensée de mort une imagination exubérante sans doute, mais où l’enthousiasme du beau et du bon l’emportait de beaucoup sur les idées mélancoliques.

Léocadie ! ce nom qui le matin m’avait fait sourire quand pour la première fois René l’avait prononcé devant moi, ce nom avait été aussi, je m’en souvenais bien, le dernier qu’eût murmuré sa bouche avant son évanouissement, le dernier qui dût sortir de ses lèvres peut-être. Était-ce alors un adieu à la femme aimée, ou bien, revenant ainsi à ce moment suprême, ce nom n’était-il pas plutôt une suprême objurgation et comme l’explication du fait qui allait terminer sa vie ?

C’était à s’y perdre.

J’étais plongé dans ces douloureuses réflexions, quand, en interrogeant le pouls de René, j’aperçus dans sa main gauche, entre ses doigts fermés, un papier taché de sang.

Je parvins à rouvrir, à détendre cette main que la douleur, que la colère peut-être avait roidie, et j’en tirai l’étrange lettre que voici, explication trop claire de ce qui venait de se passer :

à monsieur hector, artiste dramatique.
« Mon gros chien,

« Fais le mort pendant quelque temps encore, prends patience. Mon apôtre va comme sur des roulettes. Il est sérieusement riche ; il est bon enfant, et, sans être plus bouché qu’un autre, il est d’une incommensurable crédulité. Les affaires sont si faciles avec lui, que c’en est honteux. Meubles, maisons, voitures, rentes, professeurs, claqueurs, et du respect par-dessus le marché, j’aurai tout avec lui. Il n’y a de trop que le respect.

« Le jour où ce bel innocent est tombé à mes genoux du haut des clochers de Chartres, je lui ai fait au pied levé des contes de l’autre monde ; il a tout cru.

« Que c’est bête à moi de lui avoir dit, pour faire ma tête, que j’étais mariée ! il était fichu, ayant le reste, de me demander ma main par-dessus le marché. Dis donc, Totor, sais-tu un moyen de se défaire d’un mari qui n’a jamais existé ?

« Mais je ris ; quant à ça, je n’en voudrai jamais assez à un homme pour le conduire à cette extrémité. J’ai pour principe qu’il ne faut faire que le mal qui peut passer.

« Il y a des moments où, devant la confiance sans bornes de ce grand, de ce charmant bébé, il me prend des scrupules : je lui voudrais plus de défense. D’autres fois, je me dis, quand je le vois, pour tout ce qui n’est pas moi, aussi et plus avisé que n’importe qui : « Ce n’est pas possible ; c’est un garçon qui fait la bête pour me faire poser ! Un de ces matins, il va me dire : « Veux-tu finir ? » Mais non, René m’aime, il m’aime autant et plus encore qu’il ne croit. Expliquez-vous donc ça ! Quel malheur pour un homme que des amours si aveugles ! Si j’étais pire que je ne suis, pourtant, voilà un garçon dont il ne resterait rien dans six mois ; mais je me connais, je le lâcherai un jour ou l’autre. Je n’aurai peut-être jamais eu pour lui un bon sentiment que ce jour-là : je veux qu’un loup me croque s’il m’en sait gré quand cela arrivera.

« Après tout, je lui ai rendu service ; une autre l’aurait ruiné tout à fait, je ne le ruinerai qu’à moitié, et pour son argent je l’empêcherai du moins d’être un niais pour le restant de ses jours. C’est lui qui ne coupera pas dedans souvent après moi !

« Devine ou il m’a menée hier ! Au sermon ! au sermon de M. X***, un fier artiste qui aurait fait un fameux jeune premier si ça avait tourné du côté théâtre au lieu de tourner du côté église. Et avant-hier, à la sainte messe ! Crois-tu que cela fasse plaisir, toi, d’entrer dans les églises avec des consciences chiffonnées comme les nôtres et de se trouver devant Celui qu’on ne peut pas tromper, à côté de ceux qu’il faut qu’on trompe ?

« Je me dis quelquefois que si j’avais rencontré ce René à seize ans !… Mais aujourd’hui c’est du petit-lait.

« Tu me revaudras ce temps de retraite, mon Totor. Ça me reposera de retrouver tout autour de moi ta grosse face rebondie. Ton secret pour m’aller, c’est que tu ne vaux ni pis ni mieux que moi, c’est que nous nous connaissons depuis A jusqu’à Z, c’est que je n’ai plus rien ni à te cacher ni à te montrer ; et si ce n’est pas divin, c’est commode. Être en scène ailleurs qu’au théâtre, se tenir dans le tête-à-tête comme si le rideau était levé et le lustre allumé, quelle scie ! C’est de l’argent gagné que celui qu’on gagne en mentant jour et nuit ! Il doit y avoir des métiers plus doux qu’on aurait bien dû m’apprendre.

« Ah çà ! Hector, est-ce que par hasard j’aurais une espèce de talent ? Mon René n’en veut pas démordre, et, quand je l’entends parler juste des autres, il m’arrive de me dire que ça ne serait pourtant pas impossible que de ce côté-là il vît clair, même pour moi. Il me semble quelquefois que si je n’avais pas honte de dire de belles choses comme si je les pensais, je n’irais, en somme, pas plus mal qu’une autre. Je t’assure qu’en province, quand il n’y a que les banquettes et que je me risque, ça va presque bien. Je me touche quelquefois jusqu’à me faire pleurer. Pourquoi ne ferais-je pas pleurer mon prochain ? il est moins dur.

« C’est dans un de ces moments-là que j’ai mordu messire René. Quelle farce ! Malheureusement, ce n’est pas tous les jours fête, et, ici, on me rirait au nez si je me lançais.

« C’est égal, ce serait bon de grimper un peu et d’être quelque chose faute d’avoir pu être quelqu’un.

« C’est comme toi, monsieur Hector, tu pourrais te redresser si tu voulais ; tu chantes pas mal, va, et tu es si drôle ! Si l’argent du jeune René pouvait nous servir à remonter sur nos bêtes, le René aurait eu sa raison d’être. Car, quant à thésauriser, ni moi ni toi nous n’y parviendrons. Voyons, veux-tu travailler ? veux-tu trimer pour de bon ? Je travaillerai et je trimerai. Je t’offre des maîtres. Tu es si jeune, mon gros Totor ! ça me tracasse pour toi dix fois plus que pour moi, l’idée d’un mauvais avenir. Les chutes des femmes, ça n’étonne personne, il y a toujours quelqu’un qui les ramasse, ne fut-ce que pour les porter à l’hôpital ; mais un homme dans le ruisseau, je ne peux pas voir ça. Il n’y a pas assez d’excuses. Va voir un chanteur ; j’irai, moi, chez M. Samson ! Est-ce que tu veux passer ta vie à érailler ta voix dans la fumée ? Ce serait donc pour finir, comme les aveugles, par chanter sur les ponts avec un caniche pour caissier ? Oui, travaillons, et comme ça mon philosophe en sera arrivé à ses fins, il m’aura fait du bien. Pauvre garçon, son intention est bonne ; mais qu’est-ce que tu veux ? l’amour qu’on ne partage pas, ça rend féroce. On tuerait un homme comme un poulet pour s’épargner un regard tendre, et les trois quarts du temps on aimerait mieux des coups qu’une caresse.

« La singulière chose que les jeunes gens d’aujourd’hui ! Ils n’étaient tout de même pas comme ça avant les glorieuses. Qu’est-ce qu’ils ont donc mangé pendant les trois jours ? Il n’y en a pas un qui laisse les femmes tranquilles. Voilà le sixième qui veut me sauver ! Est-ce qu’on leur donne des médailles ?

« Et quelle jolie manière ils ont de le faire, notre salut ! Entre nous, excepté la musique, qui vaut mieux, la chanson est la même, et cela ressemble comme deux gouttes d’eau, leur procédé, au procédé par lequel on nous perdait avant la révolution. Malgré ça, ce petit imbécile de René m’attendrit avec ses systèmes sur nous autres. Je ne sais pas si c’est sur les nerfs ou sur autre chose que ça me tape ; mais ça m’agace, ce qu’il me récite. Le fait est qu’on devrait bien s’occuper de notre sort dans les gouvernements, et ne pas nous abandonner uniquement à la charité des gens vicieux. Naître sur le trottoir et y mourir, ça peut passer : mais y chercher à dîner… c’est roide ! Est-ce que ce n’est pas terrible de penser que s’il n’y avait que des sages dans les rues, il n’y aurait pas moyen d’exister ?

« Allons, Hector, assez de bêtises, arrêtons les frais et mettons-nous à piocher. Ma tante m’a dit, le jour où elle m’a flanquée sur le pavé (j’avais treize ans) : « Didie, tu as appris à lire en quinze jours, à écrire en un mois, et l’orthographe en lisant des vaudevilles ; tu peux prétendre à tout. » Ma vieille tante devait s’y connaître.

« J’entends dire que l’art est une religion ; eh bien ! va pour la religion de l’art ! Puisqu’elle permet le péché, c’est la seule qui puisse nous convenir.

« Dans ce bas monde il faut avoir une idée fixe. Ayons-en une. Il n’y a rien d’heureux comme les gens pour qui les vessies sont des lanternes. Ils voient clair la nuit, leur tête est pleine d’étoiles, ils ont dans le cerveau un ciel complet ; tout ce qui touche à leur idée est superbe, leur maîtresse est la lune, leur ami est le soleil. René a la chance d’être si parfaitement toqué, qu’il y a de par le monde un monsieur, un simple monsieur, qu’il considère comme le vrai Dieu. Je lui ai demandé son nom d’homme à son dieu, il me l’a dit et ça m’a fait rire. Mais lui il est resté sérieux comme un âne qu’on étrille ! Eh bien ! c’est là le bonheur, et ce bonheur-là, qui consiste à mettre sa joie dans une baliverne quelconque, il est à la portée de tout le monde et même à la nôtre. Faute de mieux, arrangeons-nous-en donc.

« Mais ce n’était pas pour nous faire un sermon que je t’écrivais ; c’était pour laisser passer la pluie et pour t’envoyer mon portrait. Je ne sais pas si cette figure-là est la mienne, mais elle est diablement jolie. René a voulu m’avoir, même en peinture, et il a si bien payé le peintre, que celui-ci, galamment, a fait deux portraits au lieu d’un de Mlle Didie, et en cachette m’a donné le second. Il pensait bien qu’un original comme ta servante ne devait pas être embarrassé de trouver le placement de sa copie.

« J’ai dit : « Bon ! voilà l’affaire à Totor. »

Et si je ne suis pas là,
Mon portrait, du moins, y sera.

« Mais mon portrait n’est que pour te mettre en goût : je n’y tiens plus, dès demain je prends ma volée du côté de la place Louvois ; il y a trop longtemps que je ne t’ai vu, aussi ! attends-moi donc. J’arriverai vers dix heures du matin. Habille-toi en marquis pour me recevoir, et bats aux champs quand je ferai mon entrée dans ton palais. Il convient de faire rire encore une fois ton propriétaire.

« Si tes nombreuses affaires t’empêchaient d’être libre, écris-le-moi, et, comme toujours, signe Uranie.

« Quelle bonne idée j’ai eue de faire de toi une femme de lettres ! cela me permet de laisser traîner notre correspondance, ingénieuse manière de gagner la confiance en faisant semblant d’en montrer. Raconte-moi que tu as quelque chose à lire au directeur des Délassements, et que comme tu as un rôle pour moi, tu me pries de t’accompagner chez lui ; cette histoire nous donnera le temps d’aller déjeuner chez le père Lathuille.

« Adieu, Mossieu Totor, tâchez d’être gai pour votre Léocadie, depuis un mois submergée dans le sérieux contre sa vocation.

« Léocadie. »

« 1er P. S. — Ça m’amuse de me cacher pour faire mes fredaines. Ça me fait croire que je suis une femme honnête.

« 2e P. S. — Il pleut toujours, mais mon sac est vidé et mon encrier à sec.

« 3e P. S. — Dis donc, Totor, tu garderas mon portrait. Il n’y a pas de diamants autour. »

Je comprenais tout. Nous étions dans l’appartement de M. Hector ; de plus, en même temps que cette lettre, en même temps que la preuve de la folie et du néant de ses amours, et avant que la réflexion lui eût rendu le sang-froid que la découverte qu’il venait de faire lui avait ôté, une arme s’était malheureusement trouvée sous la main de René.

Le hasard fait certes plus de romans que tous les romanciers du monde.

IX

Il y eut un épilogue à cet événement. L’état de René demeura inquiétant pendant quinze jours ; mais ces quinze jours écoulés, sa convalescence fut rapide. Une chose me fut particulièrement agréable dans cette prompte convalescence, c’est qu’elle fut double en quelque sorte, et que l’esprit se rétablit en même temps que le corps.

Quand fut fermée la petite cicatrice qu’avait laissée à sa tempe le passage de la balle à son aller et dans son retour, René n’était plus amoureux, et ce qui me prouva que la guérison était réelle, c’est qu’elle s’opéra sans qu’une seule malédiction sortit de ses lèvres contre Mlle Léocadie.

Il fut près de trois semaines sans prononcer son nom. Il s’était contenté de me demander si je n’avais pas trouvé quelque part, après sa tentative de suicide, une lettre signée d’elle et de me prier de la lui rendre.

La fièvre étant passée, je fis ce qu’il désirait. Je vis pendant plusieurs jours, et à plusieurs reprises, René lire et relire silencieusement cette longue épître dont tous les mots, comme il me le dit plus tard, étaient une brûlure sur sa plaie. Je le laissai faire, j’étais décidé à ne pas entamer le premier ce chapitre. Un matin, il m’en épargna la peine.

« Mon cher ami, me dit-il, j’ai été un sot. Mais ce n’est pas la plus utile révélation qui soit sortie pour moi de la lecture de la lettre de Mlle Léocadie à M. Hector. Ce qui en est ressorti encore, c’est que je n’ai vraiment pas le droit de garder rancune de ce qui s’est passé à cette demoiselle. Ce n’est pas sa faute si j’ai pris du noir pour du blanc. Ma folie ne peut faire son crime. Qu’on en veuille à une femme bien élevée, instruite dans la vertu, ayant conscience du bien et du mal, de vous trahir, de mentir, de jouer un rôle et de cacher le vice sous les dehors du bien, je le comprends ; mais pourquoi en voudrais-je à Léocadie ? Je me suis bien plus trompé qu’elle ne m’a trompé. Toute sa faute a été de me laisser mon erreur. Eh bien, de cette faute, je l’absous. Si je comprends bien la lettre de Mlle Didie à M. Totor, ce couple fantastique n’est peut-être pas perdu sans retour. Mais au lieu de le sauver par l’amour qui est un égoïsme dans son genre, puisqu’il ne donne rien pour rien, c’est par la charité que j’aurais dû entreprendre de le remettre sur ses pieds. Il est possible de faire remonter quelques degrés de l’échelle à ces deux êtres qui, à défaut du reste, ont de l’intelligence, et de cela je n’entends pas démordre. Seulement, au lieu de donner toutes mes pensées à Mlle Didie, je prétends les partager entre elle et son Totor. Ce pittoresque personnage m’intéresse. Si ce que j’en devine par la manière dont parle de lui une femme qui n’est pas bête est vrai, M. Hector est un bohémien, mais un bohémien de la bonne espèce, un bohémien qui ne déclame pas, un bohémien gai. Dussions-nous être accrochés à une médaille dans l’esprit de Mlle Léocadie, entreprenons ce double sauvetage.

« Je soupçonne que tu as dû voir, depuis que je suis dans ce lit, la Mme d’Hervé dont j’avais rêvé d’être l’Antony, et son Antony véritable ; si j’ai bien compris le sens de la correspondance qui a illuminé ma situation, je suis chez ce pauvre diable et je lui fais tort de son lit depuis bientôt quinze jours, après lui avoir fait tort d’autre chose pendant un mois. Qu’as-tu appris ? qu’as-tu vu ? qu’as-tu fait ? et comment tout s’est-il arrangé de ce côté ? Dis-le-moi, et n’aie pas peur de me troubler. Mon coup de pistolet n’a été qu’un coup de sang, suivi d’une saignée ; le cerveau est complètement dégagé et je puis tout entendre.

— Premièrement, lui répondis-je, en ce qui concerne M. Hector, rassure-toi, tu ne lui as fait aucun tort. Il est logé.

— Pardieu, me dit René, je suppose bien que tu n’as pas laissé coucher dans la rue un homme dont je suis l’hôte, après tout, et que tu as fait généreusement les choses pour l’indemniser de cette violation de domicile.

— Hélas ! lui dis-je, je n’ai rien eu à faire, je n’ai rien pu faire pour M. Hector. La Providence y a pourvu.

— S’il est arrivé quelque malheur à M. Hector, me dit René, ne ris pas. Ce nom est marié dans mon esprit au nom de Léocadie, il se lie à un fait qui, quoi qu’il arrive, aura une influence sur ma vie, et je regarderais comme une vraie disgrâce… Voyons, M. Hector n’est pas mort ?

— Non, répondis-je à René ; quelle idée as-tu là ?

— Mais enfin où est-il ? à l’hôpital peut-être, ou malade dans quelque coin ?

— Pas plus à l’hôpital qu’au cimetière.

— Dieu soit loué ! tu m’avais fait peur, s’écria l’excellent René ; mais parle donc !

— Eh bien ! lui dis-je, M. Hector est à Clichy. Le pauvre diable n’a pas reparu chez lui, depuis que, grâce à ta lubie, son logis est devenu le nôtre, et ce n’est qu’hier que Mlle Léocadie a appris sa mésaventure. Le Totor ne manque pas d’une certaine fierté ; ce n’est qu’a la dernière extrémité qu’il s’est décidé à faire savoir à son amie qu’enlevé subitement par un garde du commerce, au moment où il sortait d’une répétition, il se trouvait depuis ce temps-là sous clef.

« Ce n’est qu’hier aussi, et pas plus tôt, que je suis parvenu à trouver Mlle Léocadie, qui avait, en venant s’informer de M. Hector, refusé d’abord de donner son adresse à la concierge. N’ayant reçu ni lettre de M. Hector, ni lettre de M. René, elle s’était crue abandonnée tout à coup du genre humain, et, bien que cela l’eût d’abord étonnée, cette âme forte avait fini par en prendre son parti : « J’en ai tant vu dans ce genre ! » m’a-t-elle dit. Ce n’est qu’hier, enfin, par conséquent, qu’elle a su ce qui te concernait. Je dois ajouter que son attitude en écoutant mon récit a été convenable…

— Pour ce qui est de M. Totor, me dit gaiement René, c’est bien. Son mal n’est pas sans remède : je briserai ses fers ! Mais parle-moi de Léocadie : qu’en penses-tu ? que dis-tu de mes projets ?

Mlle Léocadie n’est pas la femme que tu avais rêvée, tant s’en faut, lui répondis-je, mais je ne crois pas impossible qu’elle soit ce que tu la juges depuis que tes yeux sont ouverts. Je m’attendais à trouver une conversation cynique et tant soit peu débraillée, comme le style de sa lettre à ton rival ; point ; elle m’a, sans poser, reçu en femme intelligente qui sait au besoin se montrer comme il faut. Elle est fort belle, de la beauté qui convient surtout au théâtre ; l’œil est noir, hardi et même un peu dur, mais on sent qu’il peut s’adoucir et que toutes ses flèches doivent porter. La voix est bien timbrée, flatteuse au besoin, rarement tendre, mais je la crois susceptible, dans la colère ou l’ironie, de devenir très-dramatique. Si pour de bon elle veut travailler, mon avis est qu’il peut en effet y avoir en elle l’étoffe d’une comédienne.

— Cela me suffit, dit René ; dès que je serai sur pied, nous nous mettrons à la besogne. Léocadie comprendra et secondera nos efforts. Ses épanchements avec M. Hector m’en répondent. En la mettant en bonnes mains, elle fera son chemin au théâtre, et je me trouverai moins bête quand tout Paris l’applaudira. »

Je fis, à la prière de René, une seconde visite à Léocadie, et lui exposai les intentions de mon ami sur elle et son plan.

« J’accepte tout, me dit-elle ; remerciez pour moi ce brave enfant. Je crois qu’il est enfin dans le vrai en ce qui me touche. La femme est perdue, mais on peut sauver l’artiste. Il ne dépendra ni de moi ni d’Hector, auquel je suis heureuse de voir qu’il s’intéresse, de donner raison à ses prévisions. Par exemple, car je veux être franche, dites à René que je ne lui promets pas de devenir jamais une sainte. Croit-il que ce puisse être impunément qu’une femme, même forte, ait toute sa vie vécu de raccrocs et d’aventures ? Mais si le cœur que chacun nous prend et que chacun nous rend, Dieu sait dans quel état ! si ce cœur ne se pétrifiait pas dans nos poitrines, si le don incessamment répété de tout notre être ne nous devenait pas forcément une chose indifférente, au lieu d’être les rebuts de la société, nous mériterions d’en être considérées comme les martyrs.

« La passion de l’art s’est éveillée trop tard en moi. L’esprit eût pu conserver la chair ; mais la chair a faim, la chair a soif, la chair a froid avant que ne s’ouvrent les appétits de l’esprit. Le moyen de ne pas les écouter quand, d’autre part, rien ne nous soutient, ni père, ni mère, ni vrais amis, ni bonnes leçons, ni bons exemples ?

« Et c’est à nous que tout ce qui est jeune vient demander de l’amour, pourtant ; à nous ! Ne dirait-on pas que les cannes et les cravaches de ces messieurs sont autant de baguettes de Moïse, et qu’il doit leur suffire d’en frapper jusqu’aux rochers pour que l’eau pure en jaillisse ?

« Mais, dites-moi donc un peu quelle chose cocasse est la vie ! N’admirez-vous pas que le bien sorte du mal ou le mal du bien, presque également, presque indifféremment ?

— Sans votre presque, lui dis-je, votre petite phrase, mademoiselle, eût été un beau blasphème. Travaillez beaucoup, remontez un peu sur votre bête, comme vous le disiez à votre camarade Hector, et vous verrez bientôt, à n’en pouvoir douter, que dans ce monde, si incohérent, si biscornu qu’il puisse apparaître quand on le voit d’où vous le regardez, le bien est encore la règle et le mal l’exception. Jugez-en un peu par ce qui vous arrive. Vous n’avez de plus que vos pareilles que de l’intelligence, et déjà l’on vous compte comme un mérite ce qui n’est qu’un don de la nature. Croyez que les plus malheureux en ce monde ont encore leur sort dans leurs mains, et que beaucoup font un naufrage complet à qui le port aurait pu s’ouvrir s’ils avaient entrepris de lutter contre la tempête.

— Amen ! me dit Léocadie en riant ; que l’avenir me prouve cela, et je ne demande pas mieux que de le croire ; mais c’est égal, c’est un fier appoint dans la vie que de naître en terre ferme : nous le savons, nous qui sommes nées sur des barques en détresse. »

X

Vous avez tous connu, messieurs, dit l’orateur, celle qui s’appelait Léocadie. Vous l’avez applaudie sous un nom qu’elle a rendu célèbre. Ce nom, je ne vous le dirai pas. Léocadie n’est plus au théâtre, elle y a laissé la réputation d’une artiste hors ligne et d’une femme qui, par un contraste assez frappant dans la vie des comédiennes, avait à la ville plus d’esprit que de sensibilité, bien qu’au théâtre elle fût tout flamme. — M. Hector est devenu un chanteur bouffe remarquable ; il a fait fortune en Italie, sous un nom italien. Londres, Saint-Pétersbourg et Paris ont aimé tour à tour l’ancien baryton en plein vent. Léocadie lui est restée fidèle à sa façon.

« Quand nous serons par trop vieux, Hector et moi, m’écrivait-elle il y a quelques mois, nous nous retirerons à la campagne. Nous nous ferons fermiers et nous doterons des rosières. »

Quant à René, il s’est marié, il a eu des enfants, il a été député influent et éloquent sous le règne de Louis-Philippe, et aujourd’hui il n’est plus rien. Il a renoncé à la vie publique et vit heureux de la vie de famille. Il gâte sa femme et ses enfants qui le lui rendent bien. La dernière fois que je l’ai vu, le plus jeune de ses petits garçons, mettant son petit doigt sur la cicatrice qui lui est restée à la tempe, lui demanda qui avait fait « ce bobo-là à son petit père. »

Au lieu de lui répondre, René l’embrassa.

« Quand on pense, dit-il, que pour les gens qui sont venus au monde riches et bien portants comme moi le bonheur serait si facile, et que les trois quarts des fils de famille ne savent ni le saisir ni le garder, c’est à se demander à quoi sert l’argent ! J’ai envie de me ruiner sur mes vieux jours pour faire le bonheur de mes mioches ; je les forcerais ainsi à travailler. Entre la bohème riche et la bohème pauvre, entre la vie de M. Hector autrefois et celle de M. René avant sa première mort, je serais bien embarrasse de faire un choix. La raison n’était à coup sûr ni d’un côté ni de l’autre, mais les circonstances atténuantes, j’en ai bien peur, se trouvaient plutôt du côté du pauvre cabotin que du côté du riche héritier. »

p.-j. stahl.