Le Diable à Paris/Série 1/Prologue

PROLOGUE



(La scène se passe dans l’autre monde.)
COMMENT IL SE FIT
QU’UN DIABLE VINT À PARIS
et comment ce livre s’ensuivit
(P.-J. Stahl.)
Facilis descensus Averni.
« Il n’est que trop aisé de descendre aux enfers. »
Virgile.
I

De quoi ne se lasse-t-on pas ? — Il arriva qu’un jour, las sans doute de siéger, une fourche en main, sur son trône d’ébène, Satan s’ennuya si fort, qu’il voulut à tout prix se désennuyer. La chose n’est pas plus facile aux enfers que sur la terre, et après avoir essayé de mille moyens sans réussir à autre chose qu’à augmenter son mal, il allait se résigner à s’ennuyer davantage, quand l’idée lui vint de visiter toutes les parties de son immense empire.

« Bien pensé, sire, dit à l’oreille de Satan un diablotin qui n’était pas plus haut en tout qu’une coudée, et qui venait de sauter sans façon sur les royales épaules ; l’ennui n’a pas de si longues jambes qu’on le croit, et il y a peut-être moyen de courir plus vite que lui. »

Or, pour le dire en passant, ce diablotin était quelque chose comme le secrétaire particulier, ou, si vous l’aimez mieux, l’âme damnée de Satan, qui, dans un jour de bonne humeur, l’avait du même coup attaché à sa personne et surnommé Flammèche. Pourquoi Flammèche ? Mais s’il fallait tout expliquer, rien ne finirait. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que, fort de l’approbation de Flammèche, Satan, qui n’avait qu’une demi-confiance dans son idée, finit par la trouver excellente, voire la meilleure qui lui fût jamais venue « Car enfin, se disait-il, quand bien même mon voyage ne devrait pas être un voyage d’agrément, je devrais encore le faire dans l’intérêt de mon gouvernement. Il y a longtemps que mes sujets ne m’ont vu, il peut être d’un bon effet que leur monarque se montre à eux.

— Ne fût-ce que pour leur faire voir, dit Flammèche, que vous n’êtes ni si vieux ni si noir qu’on veut bien le leur dire tous les jours. »
II

Satan fit donc ses malles, — après quoi, il se mit en route,


non comme le premier venu assurément, mais avec un cortège digne de sa puissance, et qui se composait du prince son fils, un grand diable déjà plus ennuyé que son père,


et d’une incroyable quantité de diables et d’archidiables, de demi-diables et de doubles diables, tous hauts dignitaires de l’enfer, qui l’accompagnaient d’ordinaire dans ces sortes de tournées royales. Quant à Flammèche, il se cacha, selon sa coutume, dans les plis du manteau de son maître, et, selon sa coutume aussi, il s’y endormit. Les devoirs variés de sa charge ne l’obligeaient pas à autre chose.

III

Pour dire que Satan perdit son ennui dans son voyage, et dans quelle partie de ses États il eut le plus à s’applaudir de son idée ou le plus à s’en repentir, voilà ce qu’on ne saurait préciser, la géographie de l’enfer n’ayant encore été faite par personne. Toujours est-il qu’après avoir parcouru dans tous les sens ces espaces sans limites que peuplent les âmes des habitants des mondes que nous ne connaissons pas et dont se font de si étranges idées les gens qui ont de l’imagination :

Physiciens jonglant avec les planètes,
Astrologues et nécromanciens,
Ingénieurs rêvant des ponts pour relier les astres entre eux,
Astronomes


en quête des éclipses,
Poëtes et peintres peuplant le zodiaque à leur guise,

Satan se tourna vers sa suite en diable qui n’est pas encore tout à fait guéri de son mal ; et, d’un ton qui n’avait rien de flatteur pour notre planète, il dit « Il ne faut rien faire à demi ; je m’aperçois que dans notre course à travers nos États nous avons oublié ce petit département dans lequel sont reléguées les âmes des habitants de cette fille imperceptible du chaos qu’on appelle la Terre ; orientons-nous de notre mieux, reprenons notre vol et réparons notre oubli.

— Sire, dit une voix dans le cortége, les âmes des hommes sont bien bavardes ; Votre Majesté n’a-t-elle pas eu assez de harangues…

— Mon fils, répondit Satan, ne dites point de mal des harangues ; le pouvoir est au bout de toutes ces paroles et il est bon de dire ou de laisser dire, de temps en temps, quelques mots, à ceux qu’on gouverne, — quand on les sait assez discrets pour s’en contenter. »

Satan avait dit ; et, déployant ses ailes, il se dirigea vers le point le plus obscur de l’horizon ; le cortége infernal, se frayant à sa suite un chemin à travers la foule des corps célestes qui parsèment l’infini, laissa bientôt derrière lui les milliers d’univers que la main de Dieu


seul a comptés, et arriva dans ces lieux habités par le vide où la fantaisie des poëtes a placé les enfers.
IV
l’antichambre
DE L’ENFER


uand on apprit, dans le sombre empire, que Satan en personne allait l’honorer de sa présence, l’émotion fut au comble. Des fêtes publiques furent décrétées. Tous les travaux furent interrompus.
Ixion cessa de tourner sa roue, dont le progrès des temps avait fait une petite rôtissoire à café.
Le cruel amour cessa d’embrocher des cœurs.
Le fouet des mégères resta suspendu sur la tête de leurs victimes.

Les ciseaux des Parques ne purent se refermer sur le fil fatal.

Ces vieilles dames effarées crurent un instant que l’âge avait paralysé leurs doigts crochus. Cette trêve de la mort ne fit de mal à personne. Elle eut même son contre-coup heureux sur la terre. L’univers respira.

Deux grandes nations allaient en venir aux mains, qui auraient été peut-être bien embarrassées de dire pourquoi elles s’allaient égorger. Leurs armées s’arrêtèrent subitement, et ce fut à qui applaudirait le plus chaleureusement d’un bout du monde à l’autre à cette grève tant désirée des coups de fusil. La Paix essaya un sourire… et la Discorde recula. Les fiancées, les sœurs et les mères essuyèrent leurs larmes, et les ouvriers des villes et des champs ressaisirent, joyeux, les instruments de leurs travaux.

Minos, Éaque et Rhadamanthe furent tenus de déclarer que toutes les causes étaient remises à huitaine.

Les paperasses rentrèrent dans les cartons des procureurs. Les dossiers purent faire un petit somme. Si cela fit l’affaire de ces magistrats redoutés d’avoir devant eux quelques jours de vacances, cela ne fit pas tout d’abord celle de tous les plaideurs. Gentilshommes et manants, rapières et gourdins furent renvoyés dos à dos.

Il ne manque pas de gens toujours pressés d’être écorchés sous le prétexte qu’il serait bien bon de pouvoir égratigner les autres. J’imagine pourtant que les moins entêtés s’aperçurent bientôt qu’il n’était si bon procès qui valût un arrangement à l’amiable.

En même temps s’organisèrent des réjouissances publiques :


on ouvrit des jeux de boules et des concerts en plein vent ou les sages


et les demi-dieux à la retraite purent faire briller leurs petits talents.

Des théâtres furent établis dans les contre-allées de la célèbre promenade des Champs-Élysées.

Des drames du genre le plus pathétique et le plus nouveau se déroulèrent devant les yeux émerveillés de la foule des grands hommes de tous les temps. Polichinelle et le commissaire firent fureur. La tragédie antique et la tragédie moderne étaient évidemment dépassées.

Les chevaux de bois se mirent à tourner, montés par ceux des cavaliers du sombre royaume qui avaient gardé le goût de l’équitation.
On ne se refusa pas les pantomimes militaires.
Un tir à la cible fut monté à la grande joie de Guillaume Tell.

Gessler et d’autres tyrans fameux furent soumis, en effigie, aux plus cruelles épreuves.

Les fauteuils-balances, une bien ingénieuse invention, gémirent bientôt sous le poids de l’ombre des grands hommes, et l’on put savoir enfin ce que chacune d’elles devait peser pour la postérité.

Il y eut de grands monarques fort étonnés de se trouver dans la balance de la justice finale, plus légers que certains écrivains qu’ils avaient cru honorer, au delà de leur mérite, pendant leur vie en daignant les appeler dans leur intimité.

On aurait pu entendre s’échanger de singuliers propos entre ces rois de l’esprit et ces rois de la guerre. Nous n’en citerons qu’un :

« Savez-vous quel sera un jour votre plus beau titre de gloire ? disait Voltaire au grand Frédéric ce ne sera pas d’avoir agrandi vos états, mais d’y avoir institué l’éducation gratuite et obligatoire. »

Hercule et Milon de Crotone, dont les membres commençaient à s’ankyloser par l’inaction, purent enfin lutter de force, grâce au jeu, tout nouveau pour eux, du dynamomètre, etc., etc.

Ces deux athlètes durent faire à cette occasion de douloureuses réflexions sur les changements amenés par les mœurs dans les lois qui régissent aujourd’hui l’univers.

Hercules et lutteurs ne seraient-ils plus les arbitres du monde ?

La matière serait-elle vaincue, quand l’esprit ne la conduit pas ?

Qu’estimerait-on les jeux du cirque en des temps où le plus fort ne trouve d’emploi que dans les baraques de saltimbanques ?

Les autorités du lieu se rassemblèrent, et il fut décidé qu’on ferait de son mieux pour recevoir Sa Majesté le Diable.

Tout ce qu’il y avait de peintres et de décorateurs, de tapis et de tapissiers, fut mis en réquisition pour orner la salle, d’ordinaire assez nue, dans laquelle se tenaient, à leur arrivée, — en attendant qu’on leur assignât une destination définitive, — les âmes qui avaient passé de vie à trépas, et le débarcadère de l’enfer se trouva ainsi converti, vu l’urgence, en une salle de trône.

centrer

Pendant les quelques instants qui avaient précédé l’heure désignée pour l’ouverture de la séance on s’arracha coiffeurs, modistes et cordonniers. Les conseillers infernaux les maréchaux les officiers généraux, avaient revêtu leurs plus beaux uniformes, tandis que mesdames les conseillères, les générales et les maréchales, qui, bien entendu, n’avaient pas négligé de se faire belles et de se mettre dans leurs plus petits souliers pour la circonstance, s’attifaient de leur côté.


Ce fut un assaut de toilette, absolument comme si la chose se fût passée sur la terre. Tout ce qui était illustre et chamarré occupa au moment solennel les places indiquées par l’huissier chargé de régler le cérémonial.

Bientôt la voix du héraut introducteur se fit entendre, et Satan entra au milieu d’un profond silence qui fut interrompu tout à coup par les cris de « Vive Satan ! » que poussèrent, au moment où on y songeait le moins, quelques fonctionnaires qui tenaient évidemment à n’être point pris pour des muets.

Nous ne ferons pas ici le portrait de Satan ; nous nous bornerons donc à dire que, depuis le jour où il était tombé du haut des airs, comme une étoile rapide, le prince de l’air, qui jadis brillait à côté des soleils eux-mêmes, était bien changé. D’ailleurs Satan, qui ne manquait pas de coquetterie, avait jugé à propos de prendre pour cette solennité la figure et le costume exigés par la circonstance.

Arrivé au milieu de l’estrade, Satan se découvrit un instant, et fit avec beaucoup de facilité le salut d’usage ; après quoi, s’étant assis et couvert, il tira de sa poche un petit papier, et, plaçant sa main sur son cœur, il s’apprêtait à le lire, quand tout à coup des cris, venus du dehors, s’étant fait entendre :

« Qu’est-ce que cela ? » s’écria Satan.

V
comment il se fit que satan ne put pas lire son discours.

« Sire dit en tremblant le chef des huissiers, la salle dans laquelle vous êtes est celle où viennent tous les jours s’abriter les âmes, à mesure qu’elles arrivent de là-haut, et il y a derrière cette porte tout un convoi de nouveaux venus qui s’impatientent peut-être. Nous allons, s’il vous plaît, les prier de nous laisser en repos et les chasser…

— Pas du tout, dit Satan, qui remit aussitôt, avec un air de satisfaction non équivoque, son discours dans la poche d’où il l’avait tiré ; pas du tout, je n’avais absolument rien de nouveau à vous dire, sinon que tout continue d’aller pour le mieux dans le meilleur des enfers possible, ce que vous savez aussi bien que moi ; si donc vous le jugez bon nous suspendrons la séance, et nous laisserons entrer tous ces braves gens, puisqu’ils sont pressés. Le premier pas des habitants de la terre dans notre monde est quelquefois divertissant, et, soit dit entre nous, l’enfer est un lieu assez peu récréatif pour qu’on ne néglige point de s’y distraire. — D’ailleurs, ajouta-t-il avec quelque gravité, il y a longtemps que nous n’avons eu de nouvelles de la terre, et nous ne serons pas fâchés de savoir ce qui s’y passe.

VI
un convoi d’ames.

Soudain entrèrent pêle-mêle, guidées par l’esprit qui les avait accompagnées depuis leur départ de la terre, pressées et comme des feuilles qu’aurait chassées un vent impétueux, des âmes de tout âge, de tout sexe et de tout rang, et il y en avait un si grand nombre, qu’on aurait eu de la peine à comprendre qu’elles pussent tenir dans la salle, si l’on n’avait su qu’elles n’étaient qu’apparence.

VII

Les unes entraient en pleurant, les autres en riant ; mais la plupart paraissaient si préoccupées de l’événement qui d’un monde les avait jetées dans l’autre, que quelques-unes ne remarquèrent même pas la présence de Satan.

« Pardieu disait d’un ton bourru une âme fort replète, c’est bien la peine d’être mort et de s’être fait enterrer, et d’avoir laissé là-haut ce qu’on avait de meilleur, c’est-à-dire son corps et ses appétits, pour se retrouver ici vivant comme si de rien n’avait été.

— Quoi dit un grand Turc qui arriva brandissant une queue de vache, quoi ! pas de houris ! Par Allah où sont les houris ?

— Pas une, illustre pacha, pas une seule, dit un vieux diable au Turc désappointé.

— Aussi, reprit le Turc, quelle idée ai-je eue de venir mourir en Europe ! dans l’enfer de mon pays, les choses ne se seraient pas passées ainsi.

— Le bel enterrement ! s’écriait un brave bourgeois en toisant ses voisins d’un air protecteur…

— De quel enterrement parlez-vous ? lui dit Flammèche, qui venait de se réveiller.

— Et duquel parlerais-je, répondit l’ombre en se frottant les mains avec quelque suffisance, sinon du mien ?… une messe en musique, des flambeaux d’argent, mille bougies, l’église tout entière tendue de noir ; des voitures vides il est vrai, mais si nombreuses qu’on pouvait à peine les compter ; toutes les cloches en branle, un catafalque magnifique, deux ou trois discours sur ma tombe, lesquels seront, bien sûr, reproduits par les journaux, et enfin une place au Père-Lachaise, une vraie petite maison de campagne ornée d’une colonne de marbre blanc, surmontée d’une urne noire, avec une épitaphe en vers. Quelle gloire quel triomphe ! quelle fumée ! quel enterrement !…

— Mon drame allait être joué ! disait l’un !

— Et mon poëme imprimé ! disait l’autre !

Mourir en plein carnaval ! » s’écriait une ombre bizarrement accoutrée.

Et celui-ci « Mes trésors, mes biens, mes terres, mes maisons, mes gens, mes chevaux, mes chiens ! »

Il y en eut un assez simple pour s’écrier « Ô ma maîtresse !

— Que vont-ils devenir sans moi ? disait un ministre qui était parvenu à se faire inhumer avec son portefeuille.

J’ai oublié trente mille francs dans ma paillasse ! s’écriait l’ombre exaspérée d’un mendiant.

— Criez, disait une âme qui se drapait dans son linceul, criez donc ! vous ne crieriez pas tant si, comme moi, vous n’aviez laissé là-haut que la misère ! De ma vie je n’ai été si bien couvert que le jour où l’on m’a donné le linceul des pauvres que voici.

— Ô sort partial murmurait un vieillard, j’avais quatre-vingt-dix ans à peine, et mon voisin, qui en avait quatre-vingt-quinze, est resté, tandis que me voici.

— Toutes les femmes sont infidèles, disait un vieux mari.

— Hélas ! non, disait un autre qui arrivait — suivi de sa moitié !!!

— Les hommes sont des traîtres… nous sommes toutes mortes de chagrin, etc., etc. »

Ces paroles, qu’on n’entendait que confusément, partaient d’une procession de femmes qui gémissaient toutes à la fois ; elles étaient entremêlées de cris et de sanglots ; les larmes, ou peut le penser, ne manquaient pas non plus et ruisselaient jusque sur les pieds de Satan, les plus hardies et les plus éplorées de ces belles victimes s’étant approchées pour chercher à séduire leur juge ou à l’apitoyer sur leur sort.

« Justice ! s’écriaient-elles ; puisque les hommes ne sont pas punis sur la terre, punissez-les monseigneur, et vengez-nous. »

L’une d’elles, plus osée et plus virile que ses compagnes, escaladant une espèce de chaire qui se trouvait là trop à point, entama un discours qui débutait naïvement par ces mots : « Monseigneur, nous sommes des anges… » Mais ce mot ange était tombé comme du plomb fondu dans l’oreille du cortége infernal.

Les anges furent subitement entourés par une légion de diables peu galants qui menaçaient de leur faire un mauvais parti,


quand Satan, que le souvenir d’Ève rendait peut-être indulgent, d’un geste imposa silence à ses suppôts, et, croyant bien faire, décréta qu’à l’avenir ces âmes opprimées seraient séparées de leurs maris pour toute l’éternité.

Mais ce fut alors un tel concert d’imprécations, que c’était à ne pas s’entendre.

« Le remède est pire que le mal, s’écrièrent quelques-uns des anges revenus subitement à leur naturel.

— Que diable voulez-vous donc ? s’écria Satan hors de lui-même ; je mets votre vertu à couvert, vous ne serez plus trompées, et vous n’êtes pas contentes ? »

Mais d’un autre côté :

« Hélas hélas ! qui nourrira mes chers enfants ? disait une ombre qui faisait de vains efforts pour s’échapper.

— Qui me rendra leur doux sourire ? » disait une autre.

Deux petites âmes jumelles, pareilles à celles dont les peintres prêtent les traits aux séraphins eux-mêmes, entrèrent alors comme en se jouant ; mais à peine furent-elles entrées, que, se retournant toutes deux d’un même mouvement, elles se mirent à pleurer en disant : « Maman ! maman !

— Chers petits, leur dit à voix basse Flammèche attendri, prenez patience, elle ne tardera pas à venir. »

Puis vinrent de jeunes vierges vêtues de blanc ; puis quelques jeunes femmes qui avaient encore sur la tête leur couronne de mariée. « La mort, l’affreuse mort nous a séparés ! s’écriaient-elles.

— Dieu vous entend, disait à cette foule désolée l’esprit qui les avait amenées ; mourir n’est rien, il ne s’agit que d’attendre. »

Mais au milieu, beaux et pâles tous deux comme les étoiles au matin, s’avançaient, se tenant étroitement enlacés, un jeune homme et une jeune femme que la mort avait frappés du même coup. « Je t’ai suivie jusqu’ici, disait l’amoureux jeune homme à son épouse bien-aimée ; quand ta mère viendra à son tour, elle retrouvera ta main où elle l’avait placée, dans la mienne.

— Et elle saura dit la jeune fille, que je n’aurais pas choisi une autre fin. »

Quant aux autres, ils poussaient des cris de détresse si lamentable, et leur douleur était si incohérente, qu’on ne pouvait en saisir le sens.

« Silence ! » s’écria l’huissier.

VIII

« Que se passe-t-il donc là-haut ? dit à une ombre, dont le maintien austère le frappa, Satan, qui depuis quelques instants s’était borné à faire quelques mouvements de tête suivant que ce qu’il voyait avait ou n’avait pas piqué sa curiosité, et que veut dire ce sombre visage ?

— Ce qui se passe là-haut est fait pour te plaire, répondit celui à qui s’adressait cette question : le mensonge, la sottise et l’avarice se disputent le monde ; les braves gens ne savent que faire de leur bravoure ; l’intérêt personnel a tout envahi ; où la médiocrité suffit, le mérite s’efface ; l’indifférence en matière politique, c’est-à-dire l’oubli de la patrie, est vantée, prêchée, récompensée, ordonnée ; les mots d’honneur et de vertu sont peut-être encore dans quelques bouches, mais, laissez faire, et ils ne seront bientôt plus nulle part — que dans les dictionnaires et ma foi, ce qu’on peut donc faire de mieux c’est de mourir en souhaitant la postérité des temps meilleurs.

— Vraiment ! dit Satan tu as raison, l’ami, voici de bonnes nouvelles.

— Cette ombre se trompe, nous vivons sous un prince ami de la paix, dit un autre, et tout bien vient de là. Si l’on s’insulte encore, on ne se bat plus du moins ; les arts fleurissent à loisir, la prospérité du pays s’accroît tous les jours les emplois publics sont donnés au plus digne, le fils succède au père, le neveu est placé par son oncle, tout travail a son salaire, chaque chose a son prix connu et fait d’avance, tout s’acquiert, tout se paye, le présent est d’argent et l’avenir est d’or.

— Très-bien, dit Satan d’une voix enjouée ; si tu veux jamais un emploi dans l’enfer, fais-le-moi savoir ; les places que tu as perdues là-haut, tu les retrouveras ici. »

Et s’adressant alors à un troisième « Et toi, que me diras-tu ?

— Rien assurément de ce que vous ont dit ces deux messieurs, répondit celui-ci en se dandinant. Ce qu’on fait là-haut ? Mais qu’y peut-on faire, sinon boire, manger, diner, souper, fumer et dormir ; aller au bois, au cercle, aux eaux ou ailleurs, acheter des chevaux et en revendre ; parier, jouer et être amoureux tant qu’on a de l’argent ; se ruiner enfin corps et biens, puis prendre alors congé de ses créanciers, en laissant pour tout héritage aux héritiers qu’on a, quand on en a, le souvenir d’une vie si belle et si utile ?

— À la bonne heure, dit Satan, voilà un garçon intéressant ! Comment vous nomme-t-on, mon petit ami ? Étiez-vous duc ou marquis, ou seulement fils de bourgeois parvenu ?

— Monsieur, dit l’ombre, j’étais riche, et mon blason était un écu.

— Pourquoi cet air égaré ? dit encore Satan à un quatrième.

— Un jour, dit celui-ci, je laissai là mes livres, mes chers livres ! — On se battait dans les rues ; la mémoire du passé, les leçons de l’histoire, et je ne sais quelle funeste envie de bien faire, me poussèrent au milieu des combattants. « Vive la liberté ! » m’écriai-je. C’était un crime ; on m’emprisonna : je perdis la raison, — et me voici.

— Ah ! oui, dit Flammèche, la liberté ou la mort. Tu as eu la mort ; de quoi te plains-tu ?

— Allons donc, dit un estafier de l’enfer, on ne meurt plus en prison ; qui te croira ?

— Ton sang n’a pas coulé, et tu demandes de la pitié ? dit une troisième voix ; la mort t’a laissé ta folie.

— Que ne faisais-tu comme ce beau fils ? s’écria Satan avec humeur ; on t’aurait laissé faire. »
IX

« Décidément, dit le roi des enfers découragé, les morts n’ont plus ni esprit ni gaieté ; encore quelques-uns comme ceux-là, et nous regretterons notre ennui ! » Et déjà, mettant la main dans sa poche, il faisait mine d’y chercher son discours, quand la vue d’une ombre qu’il n’avait point encore aperçue vint fort à propos lui rendre quelque espoir.

X

« Eh ! l’ami, dit-il à un petit vieillard qui était affublé d’une longue robe et d’une toque, et dont le regard curieux se promenait sur l’assemblée, que regardez-vous donc comme cela ?

— Je regarde tout, dit le personnage à qui s’adressait l’interpellation de Satan, et n’ai point eu d’autre envie, en venant ici, que celle de pouvoir enfin regarder.

— Réponds-nous d’abord, lui dit Satan, tu regarderas après. Que faisais-tu sur la terre ?

— J’avais l’honneur d’y professer la philosophie, répondit l’ombre.

— Bah dit Satan, toi, philosophe ?

— Mon Dieu, oui répliqua l’ombre, et j’en rends grâce aux leçons d’un frère que j’avais dans la théologie. »

XI
l’ombre d’un professeur de philosophie.

Voyant que Satan semblait disposé à la laisser parler :

« Telle que vous me voyez dit-elle, j’ai passé mes nuits et mes jours à demander à la science ce que c’était que la vie et la mort, ce que nous étions avant, ce que nous deviendrions après.

— Et qu’en penses-tu ? reprit Satan.

— Ma foi, dit l’ombre en remuant la tête, c’est ici ou jamais qu’il faut être sincère : j’avouerai donc que je n’avais guère appris que des choses assez confuses. Parmi les philosophes, la plupart se contentent de définir, ce qui n’est pourtant pas la même chose que d’expliquer.

« Je ne vous parlerai ni de Démocrite, ni d’Héraclite, ni de Thalès, ni de Pythagore, ni d’Aristote, ni de Platon, suivant lesquels l’homme redevient après sa mort un atome rond ou crochu, de l’eau ou du feu, une monade ou une entéléchie, ou bien encore une idée, — ni des sophistes, suivant lesquels on ne sait pas si l’on existe, ni de ceux-ci qui affirment que nous ne sommes ni finis ni infinis, ni de ceux-là qui prétendent qu’on est sphérique ; — mais je vous parlerai de systèmes plus nouveaux. — Un système nouveau a toujours un avantage sur un système ancien, c’est que, sans être bon lui-même, il peut prouver que celui qu’il remplace ne vaut rien, en attendant que même sort lui arrive.

« Suivant les éclectiques modernes, on n’existe que pour les autres, l’âme n’ayant pas connaissance d’elle-même, et il faut avouer que ce n’est pas la peine d’avoir découvert l’œil intérieur pour conclure si obscurément.

« Suivant les panthéistes…

— Passons, dit Satan.

— Suivant les idéalistes, reprit le philosophe…

— Passons, passons, dit encore Satan.

— Suivant Kant…

— Passons, vous dis-je ! s’écria Satan.

— Suivant Maupertuis, reprit le savant un peu troublé, pour être immortel, il faut être hermétiquement enduit de poix-résine.

— Très-bien ! dit Flammèche.

— Suivant Swedenborg… Mais, suivant celui-ci, je n’y ai rien compris, bien qu’il m’ait extrêmement intéressé…

— Par mes cornes ! dit Satan, dont l’impatience allait croissant, assez de philosophie, je vous prie, nous ne sommes point ici à l’école ; vos systèmes anciens et vos systèmes nouveaux m’ont tout l’air de se valoir.

— C’est pourtant de toutes ces erreurs que se compose la vérité, dit le philosophe ; mais j’obéirai à Votre Majesté. »

Puis reprenant son discours :

« Suivant les amants, on est éternellement assis à l’entrée d’une clairière traversée par un pâle rayon de la lune, sous un arbre où chante un rossignol qu’on ne voit pas, non loin d’un clair ruisseau, et on attend sa maîtresse, — qui ne manque jamais de venir.

« Suivant les mélancoliques, on lit perpétuellement des inscriptions sur les tombeaux.

« Suivant les bourgeois, on rentre dans le sein de la nature. Qu’est-ce que le sein de la nature ?

« Suivant un grand nombre, on redevient ce qu’on était avant de naître, c’est-à-dire une charade, une énigme.

« Suivant d’autres enfin, ceux qui vont quelquefois à l’Opéra, l’enfer est un lieu plein d’escaliers, du haut desquels montent et descendent sans cesse des légions de diables et de pécheresses très-gaies et fort agiles.

« Suivant…

— Suivant ! suivant ! dit Satan exaspéré ; tout ce que vous savez doit-il nécessairement commencer par cet insupportable mot ? Que diable, mon cher, variez votre formule, ou taisez-vous !

— Je savais encore quelque chose de la mythologie grecque ou romaine, dit le pauvre savant intimidé. Nous avons de gros et de petits livres qui nous ont conservé la mémoire et l’image de tous ses symboles, dont on aurait grand tort de médire, car ils sont charmants et clairs, quoique poétiques. Je suis fâché, sire, de ne pas vous avoir apporté quelques-uns de ceux qui figuraient dans ma bibliothèque. Le dernier paru, un bijou littéraire, auquel il ne manque que des images, le Dictionnaire de la Mythologie de M. Ordinaire, un savant spirituel, ce qui, dit-on, est rare, vous aurait certes intéressé. Je connaissais donc de nom Pluton et Proserpine ; à vrai dire, je ne m’attendais pas précisément à les retrouver ici, mais je ne me serais pas plaint de les y rencontrer.

« Des cinq fleuves de l’enfer païen, le Styx, le Cocyte, l’Achéron, le Phlégéthon et le Léthé, j’aurais regretté le dernier, s’il est vrai toutefois qu’un verre de son eau m’eût pu débarrasser de tout ce dont j’ai si inutilement chargé ma mémoire. Je n’aurais pas été fâché de ne trouver ici Éaque, Minos et Rhadamanthe qu’en peinture ; ils me paraissent tout à fait propres à décorer les murs. Pour Clotho, Lachésis et Atropos, j’aurais été très-aise de voir d’un peu près de quelle substance se compose le fil de vie de la quenouille chargée d’hommes de celle-ci, et de quel métal est faite la paire de ciseaux de celle-là.

« La barque à Caron m’a toujours paru un moyen de transport naïf et agréable. J’avoue que cela m’eût diverti de voir la figure du vieux nautonier vous ramenant, au lendemain d’un bal masqué, une cargaison de Pierrots et autres types parisiens.

« Quant à Cerbère, ce petit chien à trois gueules, pour croire qu’il a jamais vécu, je voudrais le voir ici même, ne fût-il qu’empaillé, la philosophie fait peu de cas des phénomènes.

« D’après les Hindous, j’aurais dû, avant d’arriver, me faire servir un carafon d’amrita, cette ambroisie qui donne l’immortalité, et dont le dépôt est dans la lune.

« J’aurais pu croire encore qu’il y a dans le paradis six cents millions de nymphes ou ampsaras plus ravissantes les unes que les autres, sans oublier l’arbre paridjata, dont les fleurs répandent un parfum qui s’étend du zénith au nadir.

« Je me serais attendu à voir Votre Majesté d’une couleur verte, habillée de vêtements rouges, montée sur un buffle, la bouche garnie de dents faites pour effrayer tout l’univers.

« Son greffier aurait eu pour nom Thchitraponpta, et j’aurais fait le chemin qui me séparait de cet empire, montre en main, en quatre heures quarante minutes.

« J’aurais vu ramper ici une incroyable quantité de serpents.

« Parmi ces messieurs qui viennent d’arriver comme moi, les uns auraient été jetés dans les bras d’une femme rougie au feu, et les autres, obligés de manger des balles de fer brûlantes ; ceux-ci auraient été lancés dans des fosses remplies d’insectes dévorants, et ceux-là auraient eu un ventre excessivement large, et la bouche aussi petite que le trou d’un aiguille.

— Continue, dit le Diable en encourageant du geste l’orateur, qui ne s’était jamais vu à pareille fête ; je ne suis pas fâché d’apprendre ce qui se dit de moi dans votre petite planète.

— Grand prince, reprit l’ombre avec enthousiasme, chez les peuples Scandinaves, — mais les scandinaves ne savent ce qu’ils disent, — l’enfer a la réputation d’être un lieu d’une obscurité complète, gouverné par une déesse (Héla), dont le palais s’appelle la misère ; le lit, la douleur ; la table, la faim.

« S’il fallait les en croire, deux corbeaux partiraient tous les matins du ciel et reviendraient tous les soirs raconter à Odin ce qu’ils ont vu et entendu dans le monde.

« En Chine, Ti-Kang, dieu des enfers, a sous ses ordres, comme un roi constitutionnel, huit ministres et cinq juges. — Les criminels sont jetés dans des chaudières d’huile bouillante, coupés par morceaux, sciés en deux, dévorés par des reptiles ou des chiens, grillés et torréfiés à petit feu. — En revanche, il s’y trouve deux ponts, l’un d’or et l’autre d’argent, et tous deux fort étroits, qui conduisent à la félicité.

« Mahomet ne m’a rien appris, sinon que dans l’enfer existe un arbre, l’arbre Zacoum, dont les fruits sont des têtes de diables ; j’ai vu aussi dans le Coran pourquoi tous les coqs chantent tous les matins à la même heure, et pourquoi aussi… Mais en voici bien assez pour vous prouver qu’au milieu de ces avis divers il est malaisé de faire un choix.

« Quand j’eus tout compulsé, tout remué, sans pouvoir arriver à une conclusion quelconque, il me vint un beau jour une idée qui me parut lumineuse et qui l’était peut-être. Je brûlai aussitôt mes livres et les monceaux de papiers de toutes sortes que j’avais amassés autour de moi, et je me dis : « Il est, pardieu, bien étonnant que je n’y aie pas pensé plus tôt, et que personne n’y ait songé avant moi ! Cette vérité, « que j’ai la sottise de chercher dans mes livres et dans toutes les cavités de mon cerveau, tout le monde sait, et les enfants eux-mêmes savent qu’elle habite au fond d’un puits, — sans doute parce que les hommes l’y ont jetée ; — allons l’y chercher ! » Sur quoi, je mis ma robe de chambre, et allai donner de la tête dans le puits de notre maison.

« J’y trouvai la mort, laquelle est peut-être la vérité que je cherchais.

« Mais je m’arrête, ajouta-t-il, car je m’aperçois, au maintien calme et réfléchi de cette illustre assemblée, qu’il n’a rien manqué à mon discours, et que mon succès est complet.

XII

— Peste soit du bavard ! » dit Satan en laissant échapper un geste de joie quand l’ombre eut cessé de parler. Mais il n’en était pas quitte encore, et, quoi qu’il en eût, force lui fut d’entendre une nouvelle ombre qui, pendant le discours du pauvre professeur, s’était avancée jusque sur les degrés de l’estrade, en donnant, tant que dura ce discours, les marques de la plus vive indignation.

« Sire, dit cette ombre, ne jugez point les philosophes ni la philosophie sur les propos de ce bonhomme, qui n’a jamais su évidemment ce que philosopher voulait dire. S’il se trouve encore là-haut quelques âmes candides courant sur les chemins arides de la science après la sagesse, elles n’ont pour auditeurs que la foule ; mais les véritables représentants de la philosophie ont mieux compris leur mission : ce n’est ni dans les livres, ni sous des amas de notes, et encore moins au fond des puits, qu’ils ont cherché la vérité, mais bien sur les marches des trônes, où les passions populaires l’avaient forcée de se réfugier ; amants courageux des gouvernements constitués, les partis vaincus ont senti ce que pesait leur colère, et les rois eux-mêmes ont appris, — à leurs dépens, — que, s’ils servaient le pouvoir, c’était par amour pour le pouvoir lui-même et non par un sot attachement pour celui qui l’occupe ; les philosophes…

— Les philosophes !… s’écria Satan, j’en ai par-dessus la tête, des philosophes et de la philosophie. S’il résulte quelque chose de ce que vous m’avez tous débité, c’est que rien au monde ne saurait vous mettre d’accord, et que le chaos s’est réfugié dans la cervelle humaine. Voyons, dit-il en s’adressant, en désespoir de cause, non plus à une seule, mais à toutes les âmes réunies dans un coin de la salle, laquelle d’entre vous répondra sensément a ma question ? »

Mais la question n’avait pas encore été posée, qu’il s’éleva une grande rumeur parmi les âmes, — et chacune ayant la prétention d’être celle qui pouvait le mieux répondre, il fallut l’emploi de la force pour rétablir le silence.

« Où avais-je la tête, dit alors Satan, de penser que je pourrais apprendre quoi que ce soit de vous par vous-mêmes ! »

Puis s’adressant au guide qui avait escorté le convoi :

« Or çà, de quelle partie de la terre arrivent tous ces gens-là ?

— De Paris, répondit le guide.

— De Paris ! s’écria Satan ; quoi ! et le Turc aussi ?

— Le Turc aussi, répliqua le guide. Il y a de tout à Paris.

— Parbleu, reprit aussitôt Satan, j’en aurai cette fois le cœur net. Il y a assez longtemps que je veux savoir ce que c’est que ce Paris, pour que je m’en passe aujourd’hui même la fantaisie. — Quel dommage, dit-il, que je ne puisse planter là et mes États et surtout mes sujets ! Un voyage dans Paris, voilà un voyage à faire ! »

Et s’étant tourné vers sa suite, son regard tomba sur Flammèche, qui, n’ayant pas prévu le mouvement de Satan, baillait alors outre mesure.

« Tu bailles, lui dit Satan, donc tu t’ennuies ; et si donc tu t’ennuies, il pourra te convenir de faire un petit voyage. Il s’agit d’aller de ce pas à Paris, des expéditions de ce genre ne sont pas sans précédents. Tu y seras, sous la forme qu’il te plaira de choisir, mon correspondant et mon ambassadeur, et tu auras soin, si tu tiens à mes bonnes grâces, de m’écrire toutes les semaines pour m’en donner des nouvelles. Je prétends apprendre de toi tout ce qui s’y passe, et, qu’une fois tes notes envoyées, on sache ici de Paris tout ce qu’il est bon, tout ce qu’il est, diaboliquement parlant, possible d’en savoir.

« Et maintenant, voici mes pleins pouvoirs ; va et sois exact.

— Sire, disposez de moi, » dit Flammèche, que l’idée de ce voyage avait complètement réveillé.

XIII

Satan s’étant alors découvert :

« Messieurs les Diables, la séance est levée, dit-il.

— Sire, et le discours ? s’écria alors l’assemblée tout entière.

— Mes amis, mes bons amis, mes chers amis, dit Satan en remerciant du geste les assistants, les discours comme celui que j’ai été sur le point de vous débiter ne vieillissent pas : celui-ci ne sera donc pas perdu pour vous, et, avec votre permission, je vous le garderai pour ma prochaine visite.

— Vive Satan ! » s’écria alors l’assemblée enthousiasmée, comme si ces dernières paroles eussent laissé dans toutes les oreilles des sons enchanteurs.

Après quoi, le cortège ayant quitté la salle, les choses reprirent en enfer leur cours accoutumé, l’immense tabatière dans laquelle venaient de se passer toutes ces choses se referma, et ce ne fut pas sans plaisir que les régisseurs, les machinistes, les trucs et les décors de l’enfer, que cette journée laborieuse paraissait avoir mis sur les dents,


purent enfin, tout en se reposant, se communiquer, dans le secret des coulisses, leurs petites observations critiques et politiques sur les incidents de la cérémonie.
XIV
comment ce livre s’ensuivit.

On ne sut pas d’abord comment Flammèche était venu à Paris : si ce fut à pied ou à cheval ; s’il s’était mis en route sur un des manches à balai de l’enfer ; s’il avait quitté les sombres demeures sur ce long cheveu de Satan qui, d’après le Dante, est la seule route qu’on puisse prendre pour s’en échapper ;


s’il apparut tout d’un coup, comme Robin des Bois, au milieu des éclairs et du tonnerre, au-dessus des innombrables tuyaux de cheminées, paratonnerres et girouettes qui donnent un si fantastique aspect aux toits de notre capitale ; ou si enfin il sortit de terre par la seule volonté de son maître et au moyen d’une de ces trappes dont on aurait tort de se faire faute quand on tient à sa disposition les mille et un trucs de l’enfer. Mais le fait est qu’on l’aperçut un beau matin fumant, d’un air mélancolique, une cigarette sur cette partie du boulevard des Italiens qui est le premier lieu du monde pour ceux des Parisiens qui ne voient le monde que là où ils sont.

Je dois dire qu’on ne fut bien édifié sur l’emploi des premières heures passées par Flammèche parmi nous qu’en voyant s’étaler un jour aux vitres des libraires et des marchands d’estampes une série de dessins représentant, sous ses aspects les moins flatteurs, Paris et les Parisiens vus du haut en bas : les premières impressions de voyage de Flammèche.

Il paraît constant que l’envoyé du diable, avant de prendre pied sur notre planète, avait cru prudent de flâner un peu au-dessus de la grande fourmilière parisienne pour en reconnaître les abords.

À la vue de ses habitants s’offrant soudain à lui en raccourci, Flammèche avait été pris d’un accès d’hilarité moqueuse qui ne scandalisera que ceux à qui il n’est jamais arrivé de planer, ne fût-ce qu’en pensée, au-dessus de leurs semblables, et, dans la ferveur de son zèle, il avait esquissé, parmi les milliers de sujets qui se présentaient à son observation, ceux qui lui parurent les plus capables d’arracher un sourire à son vieux maître.

Ce fut ainsi qu’il traça successivement le tableau : 1o d’une des scènes terribles qui signalent l’ouverture de la chasse dans la plaine Saint-Denis ;

2o de la place Vendôme avec sa célèbre colonne ;
3o d’un superbe tambour-major dominant son régiment comme un peuplier qui aurait poussé au milieu d’un champ de blé


(nous oserons dire en passant qu’en faisant le portrait d’un aussi bel homme, Flammèche crut avoir fait celui d’un généralissime) ; 4o de Paris

le matin quand il appartient encore exclusivement aux cuisinières,
aux porteurs d’eau, aux garçons épiciers et aux bouchers ;
5o d’un cercle de badauds amassés autour d’un Paillasse ;
6o d’un jeune couple matinal donnant des petits sous à un singe très-agile, chargé des intérêts d’une troupe de joueurs de vielle et de chiens savants. Monsieur et madame venaient de passer leur robe de chambre ; l’air était frais, la nuit avait été bonne. Un bon déjeuner les attendait.

La Catharina et son champêtre refrain arrivaient à point. Les petits musiciens étaient à la fois drôles et gentils ; avec les sous tombèrent de la croisée quelques biscuits et des morceaux de sucre.

Cette scène de bonne entente conjugale de deux époux, inaugurant gaiement la journée par un acte de charité, avait déjà éveillé dans l’esprit de Flammèche l’idée qu’une planète qui n’est pas peuplée uniquement de célibataires peut offrir à ses habitants des agréments ignorés de l’enfer ; et cette réflexion avait été encore fortifiée par la vue de deux amoureux qui semblaient se dire de très-près, sur la terrasse d’un jardin, des choses extrêmement tendres.

« On peut donc être heureux ici bas, rien qu’en s’aimant, » avait pensé Flammèche, devenu rêveur.

Toutefois, ayant remarqué au pied du mur qui soutenait la terrasse une figure sombre, enveloppée d’un grand manteau, celle d’un jaloux sans doute, il fut obligé de reconnaître qu’il pouvait y avoir quelque ombre à ces charmants tableaux.

Mais quand d’un nouveau coup d’aile il se trouvait porté par grand hasard au-dessus de l’Hippodrome, quand il eut aperçu une sorte de déesse toute reluisante d’or et de paillettes, voltigeant comme une flamme vive sur le dos d’un cheval lancé au galop quand les fanfares d’un bruyant orchestre, quand les applaudissements des spectateurs affolés eurent monté jusqu’à lui, Flammèche oublia tout,


je crois (que Satan me pardonne !), je crois que cet ingénu du royaume des ombres eût donné sans barguigner sa part de l’enfer pour prendre la place de l’écuyer poussif, qui, le fouet à la main, semblait régler les destinées de la créature incomparable dont la grâce l’avait foudroyé.

Il put encore tracer d’une main fiévreuse la scène féerique qu’il avait sous les yeux ; mais, son croquis achevé, le crayon tomba de ses doigts, et, du haut des airs, s’exhala de sa poitrine un si énorme soupir ;


qu’un gros nuage en fut traversé, et que les Parisiens, croyant un subit orage, s’armèrent soudain de tous leurs parapluies.

Peu s’en fallut que, dans l’étrange émoi qui l’avait saisi, Flammèche ne reprit son vol pour fuir à jamais cette terre d’abord dédaignée où il se sentait en face de sensations si nouvelles et de dangers inconnus.

Flammèche regrettait-il l’enfer et ce qu’il y avait laissé ? Non ; car il s’était aperçu, dès le premier coup d’œil, que tout agréable qu’il eût trouvé jusqu’alors d’être un Diable de quelque valeur, d’avoir des cornes et d’être le favori de Satan, — un peu d’air et de liberté pouvait remplacer bien des choses.

Nous dirons même que c’était avec une sorte de plaisir qu’usant de son pouvoir il avait changé sa figure de l’autre monde contre un visage humain, et caché sous des bottes vernies — ses pieds fourchus, qui auraient pu faire peur même à l’intrépide écuyère. Et personne assurément, si ce n’est peut-être Satan lui-même, n’aurait pu reconnaître sous sa nouvelle forme de dandy parisien le Diablotin dont nous avons dit quelques mots dans le courant de ce récit.

Mais, ainsi que tous les esprits infernaux qui avant lui étaient venus visiter notre globe, Flammèche, en s’affublant de nos airs et de nos habits, n’avait pu se dispenser de prendre en même temps sa part de nos faiblesses. — Ce qui le prouve, c’est qu’à la première occasion il était devenu — amoureux !

Il s’ensuivit que le jour où il lui fallut mettre la main à la plume pour envoyer son premier bulletin à Satan, après avoir en vain remué ses notes et ses souvenirs, il ne put rien tirer de son encrier, après ses premiers croquis, qu’un billet doux qui sentait trop bon et n’était point à l’adresse de l’enfer.

Le propre de l’amour étant d’être exclusif de tout ce qui n’est pas lui-même, — dans ce Paris si divers et si multiple, l’enfer, dans la personne de son représentant, avait fini par ne distinguer qu’une femme, la célèbre Mlle Brinda.

Une seconde tentative pour reprendre son œuvre commencée n’ayant eu pour résultat qu’un second billet doux, toujours à l’adresse de Mlle Brinda : « Pardieu ! se dit Flammèche, ne puis-je donc à la fois satisfaire et mon maître et ma maîtresse ? Ce que j’aurais à dire à Satan, un autre ne peut-il le dire à ma place ? Ce qui manque à Paris, sont-ce les gens qui écrivent, qui racontent, qui dessinent, qui critiquent, enfin ? Ne puis-je demander à chacun de ces crayons, de ces plumes, de ces grattoirs et de ces canifs célèbres, un de ces services qu’entre Diables et hommes de lettres on ne saurait se refuser, c’est-à-dire un peu ou beaucoup d’aide, suivant que mon mal ira en croissant ou en diminuant ? et la chose ainsi faite par eux : comme par moi-même, et mieux que par moi-même assurément, Satan aura-t-il le plus petit mot à dire ? Qu’y aura-t-il perdu ? Rien, et bien au contraire.

« Quant à moi, j’y aurai gagné d’être amoureux tout à mon aise ; — et fasse mon étoile, ajouta-t-il en soupirant, que… »

Mais il n’acheva pas sa pensée.

S’étant donc mis en route aussitôt, Flammèche rencontra partout l’accueil que devait nécessairement lui mériter sa qualité d’envoyé de l’enfer. Les uns trouvèrent piquant d’entrer ainsi, dès ce monde, en relation avec Satan lui-même ; les autres y virent un côté utile, l’amitié d’un Diable pouvant tôt ou tard être mise à profit. Bref, chacun mit à sa disposition, ceux-ci leur plume, ceux-là leur crayon.

À quelques jours de là une grande réunion eut lieu, dans laquelle Flammèche exposa ce que Satan attendait de lui. Dix plans furent proposés, dont le moins bon était excellent ; mais par cela même le choix devenait difficile, et sur la proposition d’un des membres les plus respectés de l’assemblée, il fut décidé que, pour sortir d’embarras, on n’en suivrait aucun. Il se dit à cette occasion les choses les plus ingénieuses et les plus sensées contre les méthodes et contre les classifications, qui alourdissent tout sans rien éclairer, contre la règle enfin, et contre la raison elle-même.

« Paris est un théâtre dont la toile est incessamment levée, dit l’illustre écrivain qui avait conclu contre les méthodes, et il y a autant de manières de considérer les innombrables comédies qui s’y jouent qu’il y a de places dans son immense enceinte. Que chacun de nous le voie donc comme il pourra, celui-ci du parterre, celui-là des loges, tel autre de l’amphithéâtre : il faudra bien que la vérité se trouve au milieu de ces jugements divers. D’ailleurs, souvent un beau désordre…

Est un effet de l’art ! cria l’assemblée tout entière ; ceci est connu foin des méthodes ! »

Un point fut dès lors résolu, c’est que, comme garantie d’impartialité, on prendrait pour devise ce mot d’un ancien :

« Tu parleras pour ; — tu parleras contre ; — tu parleras sur. »

Il fut décidé aussi, sur l’avis de Flammèche, que, — pour satisfaire aux idées d’ordre qu’il connaissait à Satan, — des notes scientifiques et autres seraient jointes au dernier article avec une table raisonnée des matières, de façon à satisfaire les esprits sérieux de l’enfer, au cas où il pourrait se trouver des esprits sérieux en enfer.

S’étant alors approché d’un meuble de forme assez bizarre, monsieur l’ambassadeur pressa un ressort qui fit ouvrir un tiroir entièrement noir. sur lequel on vit flamboyer tout d’un coup, écrits en lettres de feu, ces mots : tiroir du diable.

« Chers messieurs, dit l’envoyé de Satan, tout ce que vous destinerez à mon maître, mettez-le sous enveloppe avec ces mots en suscription : Tiroir du Diable, jetez-le en l’air par-dessus votre tête et ne vous inquiétez pas du reste.


Vos manuscrits viendront d’eux-mêmes et sans le secours de personne à leur destination ; et soyez tranquilles, si nombreux qu’ils soient, ils seront tous examinés, un à un, avec l’intérêt qu’ils ne pourront pas manquer de mériter.


Ceci dit, Flammèche ayant gracieusement salué l’assistance, la conférence fut déclarée dissoute. Flammèche se croyait seul, quand il s’aperçut qu’un petit homme de mine originale était resté en arrière dans un des coins de l’appartement.

« Que faites-vous là, mon ami ? dit-il à ce visiteur obstiné.

— Monsieur, répondit le petit homme, j’ai une bonne idée… et si je suis demeuré plus longtemps qu’il ne pouvait paraître convenable de le faire, c’est que je tenais à vous l’offrir. Mes confrères, qui sortent d’ici, sont à coup sûr la fleur des lettres et des arts. M’est avis cependant que malgré tous leurs talents ils ne réussiront pas, même en se cotisant, à remplir complètement le but que vous vous proposez.

Paris n’est pas, comme eux, né d’hier ; Paris a deux mille ans, et, de tout temps, les gens d’esprit s’en sont occupés. Mon idée est qu’a tout ce que vont écrire pour vous ces messieurs il ne serait pas mauvais d’ajouter, ne fut-ce que pour pouvoir en faire la comparaison, ce qu’ont dit de Paris, dans le passé, des gens qui les valaient bien. J’ai l’honneur d’être un érudit, et j’ai des cartons pleins de petites notes où sont consignées les opinions des personnages et des écrivains fameux de tous les temps et de tous les pays sur Paris et les Parisiens, depuis César jusqu’à nos jours. Je mets ces précieux cartons à votre disposition.

— Bravo, dit Flammèche, le vieux est souvent le nouveau en matière littéraire. Vous viderez donc vos cartons au profit du tiroir du diable, mon cher monsieur, et Satan deviendra pour autant votre obligé.

— Ce n’est pas tout, dit le petit homme, tout ce qu’on va écrire et dessiner pour vous, cela ne peut pas rester sous le boisseau. Il n’est pas d’artiste pour qui l’argent vaille la publicité, parce que, pour qui fait état de l’approbation publique, la publicité ressemble toujours un peu à la gloire. C’est un livre, et même un grand livre, un livre tout au moins curieux et singulier que vous allez faire ; or, un livre ne s’édite pas, ne se manifeste pas tout seul. Il vous faut un éditeur.

— Qu’est-ce que vous entendez par ce gros mot : un éditeur, mon brave homme ?

— J’entends, répondit le petit homme, quelqu’un qui a pour fonction de s’enrichir ou de se ruiner à la place des auteurs en se chargeant de faire imprimer leurs œuvres, de les répandre dans le public ou de les garder en magasin quand le public répond : « Non ! » à toutes ses avances.

— Le métier est-il bon ? dit Flammèche ?

— Cela dépend, dit le petit homme ; il y a quelques éditeurs très-riches, beaucoup sont pauvres. C’est une profession dangereuse que celle qui consiste à demander un prix quelconque à un public blasé et méfiant d’une feuille de papier imprimée. Il y a de fort bons livres qui ne se vendent pas, Excellence ; heureusement qu’il en est d’exécrables dont la foule capricieuse raffole.

— Alors cela fait compensation, dit Flammèche en riant.

— Pas toujours, répondit le petit homme. Les livres qui se vendent sont des oiseaux rares, on en compte un sur cent ; l’opération du libraire ne ressemble à aucune autre. Le beau papier blanc lui coûte deux francs le kilo. Quand il a dépensé quatre francs en plus pour enrichir ce kilo de papier de belles gravures et d’un beau texte imprimé à grand frais, si le public n’en veut pas, le kilo de papier imprimé et illustré, qui finalement a coûté six francs au libraire, ne représente plus que quatre sous chez l’épicier. C’est peut-être la seule industrie où la main-d’œuvre fasse perdre plus des trois quarts de sa valeur à la matière première.

— Diantre ! dit Flammèche, je plains les éditeurs.

— Je ne les plaindrais pas, dit le petit homme, et leur métier serait d’or, si, par un procédé quelconque, on pouvait rendre aux montagnes de papier imprimé qui s’accumulent dans leurs magasins leur blancheur première ; malheureusement le secret reste à trouver. Je ne sais pas, en vérité, à quoi pensent messieurs les chimistes. Quel service ils rendraient aux lettres et à l’humanité si, de tout le papier inutilement noirci de stériles chefs-d’œuvre, ils pouvaient refaire, par un lavage quelconque, de beau papier blanc bien innocent ! Mais ce n’est pas tout. Quand le livre est imprimé, il faut le faire connaître, l’annoncer, ce qui est ruineux, et le répandre, ce qui n’est pas une petite affaire. Cent mille prospectus ne pèsent pas une once devant l’incrédulité publique ; et puis, s’il faut tout vous dire, la France, qui est le pays le plus spirituel de l’Europe, est celui qui lit le moins. Le Français, le Parisien surtout, n’est vraiment curieux que de lui-même. Quand un vrai Parisien spirituel est tout seul, il a, en somme, la société qui lui convient le mieux, il est avec quelqu’un qui lui plaît, qui l’ennuie moins qu’un autre, qui ne lui fait que des histoires à son gré, et qui ne le force à aucun travail qui le contrarie. Un livre est toujours un peu un professeur de quelque chose, une sorte de redresseur de torts. Le Parisien n’aime pas cela. Rien ne peut lui ôter de la tête que ce qu’il sait le mieux, c’est ce qu’il n’a jamais appris. Bref, nous sommes charmants seigneurs, mais ignorants comme des carpes.

— Vous n’êtes pas vaniteux, du moins, dit Flammèche.

— Qui sait ? dit le petit homme : l’ignorance est peut-être une fatuité, et la pire de toutes.

« Mais revenons-en à nos moutons. Prenez un éditeur, Excellence ! Puisque c’est nécessaire, c’est qu’évidemment cela est bon à quelque chose. De deux choses l’une : ou l’œuvre que vous commencez aura un grand succès, et l’honneur vous en reviendra ; ou elle n’en aura pas, et vous aurez la consolation de vous dire que c’est la faute de votre éditeur. L’amour-propre trouve toujours son compte à mettre un intermédiaire, un tampon entre elle et le public.

« Je vous propose l’éditeur des Animaux peints par eux-mêmes.

— Il ne négligera rien pour le succès ? dit Flammèche.

— Rien, dit le petit homme, son intérêt n’est-il pas de réussir ? Comme tous ses confrères, il sait que tout n’est pas encore assez pour éveiller l’attention d’un public que mille choses à la fois sollicitent, et qui, ne sachant plus à quel livre se vouer, au milieu de l’avalanche des productions de toutes sortes qu’on lui offre, finit trop souvent, à son grand dommage, par ne plus lire du tout. Si vous avez un éditeur,


Paris sera, dans huit jours, inondé, pavé de prospectus ; les journaux seront bourrés de belles annonces où l’on ne dissimulera aucune des


qualités de votre livre, les murailles couvertes d’affiches, et dans les rues on distribuera des avis qui ne seront pas pour lui faire du tort. Bref l’on ne parlera, pendant vingt-quatre heures, que du Diable à Paris. Les théâtres s’empareront de votre type dessiné par Gavarni, et des idées qu’ils trouveront à leur convenance dans celles de vos collaborateurs. Or, être volé dans les choses d’imagination c’est la gloire suprême.

— À la bonne heure, dit Flammèche ; je vois que je n’aurai pas grand’chose à faire, et je ne vous cacherai pas que dans l’état d’esprit où je suis c’est précisément ce dont je me sens le plus capable. » Le petit homme s’étant retiré, Flammèche respira. Il se trouvait soulagé d’un si grand poids, qu’il prit la plume d’une main presque légère pour écrire à Satan :

Sire,

Nous avions tort de faire fi des hommes ! ces pygmées sont des géants, et à côté de leurs femmes, ces géants eux-mêmes ne sont que des pygmées.

Sire, Paris est le plus beau fleuron de votre couronne, et je serai bientôt en mesure d’envoyer successivement à Votre Majesté un compte rendu fidèle de ces mille choses gaies et de ces mille choses tristes dont se compose l’univers parisien, — toutes choses contre lesquelles votre ennui ne saurait tenir, — sans oublier ce que vous aimez tant, — des images à toutes les pages !

Notre œuvre, du reste, est pour faire du bruit dans le monde entier et je puis promettre à Votre Majesté que dans peu elle sera satisfaite.

Flammèche.
Puis, ayant cacheté sa lettre, il la jeta en l’air en lui disant : « Va au Diable ! »

Et elle y alla.

« Ma foi ! bien pauvre qui ne saurait promettre, » dit Flammèche en riant.

Et là-dessus il se coucha.

Le lendemain, l’envoyé de Satan se leva frais et dispos. « Baptiste, dit-il à son valet de chambre, — qui s’appelait Baptiste, selon la coutume des valets de chambre, — ouvre le tiroir que tu sais et apporte-moi ce que tu y trouveras. »

Paris est la ville du monde où l’on dort le moins, c’est pourquoi tout s’y fait vite. Le tiroir était déjà plein, — tant la nuit avait été féconde.

Le premier manuscrit qui tomba sous la main de Flammèche portait ce titre :

PARIS

« À la bonne heure, dit-il : mon maître, qui aime l’ordre, sera servi à souhait. Avant de voir les détails, n’est-il pas juste de considérer l’ensemble ? »

Le premier bulletin qu’on envoya à Satan, et à l’éditeur du Diable à Paris, ce fut donc celui qui va suivre.

p.-j. stahl.