Voyage de Marco Polo, Texte établi par Eugène MüllerDelagrave (p. 306-307).
XLIX
Du pays des Ténèbres.


Il y a encore un autre pays bien plus avant dans le septentrion que ceux dont nous venons de parler, car c’est tout à fait à l’extrémité. On appelle ce pays-là Ténébreux, parce que le soleil n’y paraît pas pendant une grande partie de l’année[1], de sorte que les ténèbres n’y règnent pas seulement pendant la nuit, mais aussi pendant le jour. Il ne paraît qu’un faible crépuscule fort obscur ; les hommes de ce pays-là sont beaux, grands, de bonne corpulence, mais pâles de couleur. Ils n’ont ni roi ni prince, vivent en bêtes et font tout ce qui leur plaît, sans s’embarrasser de civilité ni d’humanité. Les Tartares, qui sont voisins de cette nation, font souvent des courses dans ce pays Ténébreux, leur enlèvent leurs bêtes et tout ce qu’ils rencontrent, et leur causent bien d’autres dommages. Et comme ces brigands sont en fort grands dangers dans leur irruption, à cause de la nuit, qui tombe incontinent et qui pourrait les surprendre, voici la ruse dont ils se servent pour l’éviter. Quand ils sont résolus à faire quelqu’une de ces courses, ils amènent avec eux des cavales avec leurs poulains, qu’ils laissent à l’entrée du pays avec des gardes, ne menant avec eus que les cavales. Et quand ils reviennent avec leur butin et que la nuit les surprend, alors, par le moyen de leurs cavales, qui s’empressent de retourner à leurs poulains, ils retrouvent leur chemin sans aucune difficulté. Car ils lâchent dans ce temps-là la bride à leurs cavales et les laissent aller à leur volonté. En quoi je trouve qu’ils ont raison de leur faire cette gracieuseté, vu le service considérable qu’elles leur rendent. Car la nature les porte tout droit à l’endroit où sont leurs poulains, et par ce moyen les hommes retrouvent leur chemin, qu’ils n’auraient pu trouver sans l’assistance de ces bêtes. Les habitants de ce pays-là ont aussi diverses sortes d’animaux dont ils tirent de précieuses pelisses, qu’ils portent dans les autres pays et dont ils tirent un grand profit.

  1. On sait que les régions boréales ont chaque année en hiver une nuit de plusieurs mois et en été un jour de même durée.