XXIII
Du royaume de Maabar, qui est dans la grande Inde.


Par delà l’île de Seilam, et à soixante milles, on trouve la province de Maabar[1], qui est appelée aussi la grande Inde. C’est une terre ferme et non pas une île. Il y a cinq rois dans cette province, qui est très riche. Dans le premier de ces royaumes, nommé Lar, règne Senderba ; on y trouve des perles en grande quantité. Entre ce continent et une certaine île, il y a un bras de mer presque à sec et vaseux ; en quelques endroits il n’a pas plus de dix pas de profondeur, en quelques autres il n’en a que trois et même deux : c’est là que l’on ramasse les perles. Plusieurs marchands viennent là avec beaucoup de vaisseaux grands et petits, et font descendre des hommes au fond de la mer, et pêchent des coquilles dont on recueille des perles. Ces pêcheurs, quand ils ne peuvent plus rester sous l’eau, reviennent dessus en nageant ; après cela ils replongent de nouveau, ce qu’ils font plusieurs jours de suite. Il y a aussi dans ce bras de mer de grands poissons qui tueraient facilement un homme, si on ne se servait contre eux de l’artifice suivant. Les marchands amènent avec eux de certains magiciens, que l’on appelle « abrajamin » (brahmanes ou prêtres de Brahma) : ces magiciens conjurent ces poissons par leurs enchantements et leur art magique, en sorte qu’ils ne peuvent plus faire de mal à personne. Or pendant la nuit, qui est le temps où les négociants font la pêche des perles, ces magiciens interrompent l’effet de leurs conjurations, de crainte que les voleurs, sentant qu’il n’y aurait pas de danger, ne se jettent dans la mer et n’enlèvent les coquilles avec les perles. Or il n’y a personne que ces enchanteurs qui sache les paroles de cette conjuration. Cette pêche des perles ne se fait pas pendant toute l’année mais seulement pendant les mois d’avril et de mai ; mais on pêche une très grande quantité de perles dans ce peu de temps. Les marchands donnent au roi le dixième, aux magiciens le vingtième et récompensent libéralement les pêcheurs. Au reste, depuis la mi-mai on ne trouve plus de perles en cet endroit, mais on en trouve dans un autre, qui est éloigné de trois cents milles de celui-là ; et on les pêche là pendant les mois de septembre et d’octobre. Les habitants de cette province vont tout nus ; le roi va nu tout comme les autres, portant au col un collier d’or orné de saphirs, de rubis et d’autres pierres précieuses. Il a aussi pendu au col un cordon de soie où il y a cent et quatre pierres précieuses, à savoir des perles de moyenne grosseur, qui est comme une espèce de chapelet, sur lequel il récite pendant la journée autant d’oraisons, qu’il marmotte à ses dieux. Il porte aussi à chaque bras et à chaque jambe trois cercles d’or, où il y a des pierres précieuses enchâssées. Les doigts de ses pieds et de ses mains sont aussi ornés de petites pierres très précieuses, enchâssées aussi dans de l’or.

  1. Malgré l’analogie de nom, il ne s’agit pas du Malabar, mais du Coromandel, qui est au nord-est du cap Comorin, tandis que le Malabar est au nord-ouest, sur la côte opposée, et il en sera parlé plus loin sous le nom de Mélibar. (P.)