Le Dernier Jour d’un Condamné
Le Dernier Jour d’un condamné, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 701-705).


XLVIII

D’une chambre de l’hôtel de ville.


De l’hôtel de ville !… — Ainsi j’y suis. Le trajet exécrable est fait. La place est là, et au-dessous de la fenêtre l’horrible peuple qui aboie, et m’attend, et rit.

J’ai eu beau me roidir, beau me crisper, le cœur m’a failli. Quand j’ai vu au-dessus des têtes ces deux bras rouges, avec leur triangle noir au bout, dressés entre les deux lanternes du quai, le cœur m’a failli. J’ai demandé à faire une dernière déclaration. On m’a déposé ici, et l’on est allé chercher quelque procureur du roi. Je l’attends, c’est toujours cela de gagné.

Voici :

Trois heures sonnaient, on est venu m’avertir qu’il était temps. J’ai tremblé, comme si j’eusse pensé à autre chose depuis six heures, depuis six semaines, depuis six mois. Cela m’a fait l’effet de quelque chose d’inattendu.

Ils m’ont fait traverser leurs corridors et descendre leurs escaliers. Ils m’ont poussé entre deux guichets du rez-de-chaussée, salle sombre, étroite, voûtée, à peine éclairée d’un jour de pluie et de brouillard. Une chaise était au milieu. Ils m’ont dit de m’asseoir ; je me suis assis.

Il y avait près de la porte et le long des murs quelques personnes debout, outre le prêtre et les gendarmes, et il y avait aussi trois hommes.

Le premier, le plus grand, le plus vieux, était gras et avait la face rouge. Il portait une redingote et un chapeau à trois cornes déformé. C’était lui.

C’était le bourreau, le valet de la guillotine. Les deux autres étaient ses valets, à lui.

À peine assis, les deux autres se sont approchés de moi, par derrière, comme des chats ; puis tout à coup j’ai senti un froid d’acier dans mes cheveux, et les ciseaux ont grincé à mes oreilles.

Mes cheveux, coupés au hasard, tombaient par mèches sur mes épaules, et l’homme au chapeau à trois cornes les époussetait doucement avec sa grosse main.

Autour, on parlait à voix basse.

Il y avait un grand bruit au dehors, comme un frémissement qui ondulait dans l’air. J’ai cru d’abord que c’était la rivière ; mais, à des rires qui éclataient, j’ai reconnu que c’était la foule.

Un jeune homme, près de la fenêtre, qui écrivait, avec un crayon, sur un portefeuille, a demandé à un des guichetiers comment s’appelait ce qu’on faisait là.

— La toilette du condamné, a répondu l’autre.

J’ai compris que cela serait demain dans le journal.

Tout à coup l’un des valets m’a enlevé ma veste, et l’autre a pris mes deux mains qui pendaient, les a ramenées derrière mon dos, et j’ai senti les nœuds d’une corde se rouler lentement autour de mes poignets rapprochés. En même temps, l’autre détachait ma cravate. Ma chemise de batiste, seul lambeau qui me restât du moi d’autrefois, l’a fait en quelque sorte hésiter un moment ; puis il s’est mis à en couper le col.

À cette précaution horrible, au saisissement de l’acier qui touchait mon cou, mes coudes ont tressailli, et j’ai laissé échapper un rugissement étouffé. La main de l’exécuteur a tremblé.

— Monsieur, m’a-t-il dit, pardon ! Est-ce que je vous ai fait mal ?

Ces bourreaux sont des hommes très doux.

La foule hurlait plus haut au dehors.

Le gros homme au visage bourgeonné m’a offert à respirer un mouchoir imbibé de vinaigre.

— Merci, lui ai-je dit de la voix la plus forte que j’ai pu, c’est inutile ; je me trouve bien.

Alors l’un d’eux s’est baissé et m’a lié les deux pieds, au moyen d’une corde fine et lâche, qui ne me laissait à faire que de petits pas. Cette corde est venue se rattacher à celle de mes mains.

Puis le gros homme a jeté la veste sur mon dos, et a noué les manches ensemble sous mon menton. Ce qu’il y avait à faire là était fait.

Alors le prêtre s’est approché avec son crucifix.

— Allons, mon fils, m’a-t-il dit.

Les valets m’ont pris sous les aisselles. Je me suis levé, j’ai marché. Mes pas étaient mous et fléchissaient comme si j’avais eu deux genoux à chaque jambe.

En ce moment la porte extérieure s’est ouverte à deux battants. Une clameur furieuse et l’air froid et la lumière blanche ont fait irruption jusqu’à moi dans l’ombre. Du fond du sombre guichet, j’ai vu brusquement tout à la fois, à travers la pluie, les mille têtes hurlantes du peuple entassées pêle-mêle sur la rampe du grand escalier du Palais ; à droite, de plain-pied avec le seuil, un rang de chevaux de gendarmes, dont la porte basse ne me découvrait que les pieds de devant et les poitrails ; en face, un détachement de soldats en bataille ; à gauche, l’arrière d’une charrette, auquel s’appuyait une roide échelle. Tableau hideux, bien encadré dans une porte de prison.

C’est pour ce moment redouté que j’avais gardé mon courage. J’ai fait trois pas, et j’ai paru sur le seuil du guichet.

— Le voilà ! le voilà ! a crié la foule. Il sort ! enfin !

Et les plus près de moi battaient des mains. Si fort qu’on aime un roi, ce serait moins de fête.

C’était une charrette ordinaire, avec un cheval étique, et un charretier en sarrau bleu à dessins rouges, comme ceux des maraîchers des environs de Bicêtre.

Le gros homme en chapeau à trois cornes est monté le premier.

— Bonjour, monsieur Samson ! criaient des enfants pendus à des grilles.

Un valet l’a suivi.

— Bravo, Mardi ! ont crié de nouveau les enfants.

Ils se sont assis tous deux sur la banquette de devant.

C’était mon tour. J’ai monté d’une allure assez ferme.

— Il va bien ! a dit une femme à côté des gendarmes.

Cet atroce éloge m’a donné du courage. Le prêtre est venu se placer auprès de moi. On m’avait assis sur la banquette de derrière, le dos tourné au cheval. J’ai frémi de cette dernière attention.

Ils mettent de l’humanité là dedans.

J’ai voulu regarder autour de moi. Gendarmes devant, gendarmes derrière ; puis de la foule, de la foule, et de la foule ; une mer de têtes sur la place.

Un piquet de gendarmerie à cheval m’attendait à la porte de la grille du Palais.

L’officier a donné l’ordre. La charrette et son cortège se sont mis en mouvement, comme poussés en avant par un hurlement de la populace.

On a franchi la grille. Au moment où la charrette a tourné vers le Pont-au-Change, la place a éclaté en bruit, du pavé aux toits, et les ponts et les quais ont répondu à faire un tremblement de terre.

C’est là que le piquet qui attendait s’est rallié à l’escorte.

— Chapeaux bas ! chapeaux bas ! criaient mille bouches ensemble. — Comme pour le roi.

Alors j’ai ri horriblement aussi, moi, et j’ai dit au prêtre :

— Eux les chapeaux, moi la tête.

On allait au pas.

Le quai aux Fleurs embaumait ; c’est jour de marché. Les marchandes ont quitté leurs bouquets pour moi.

Vis-à-vis, un peu avant la tour carrée qui fait le coin du Palais, il y a des cabarets, dont les entresols étaient pleins de spectateurs heureux de leurs belles places. Surtout des femmes. La journée doit être bonne pour les cabaretiers.

On louait des tables, des chaises, des échafaudages, des charrettes. Tout pliait de spectateurs. Des marchands de sang humain criaient à tue-tête :

— Qui veut des places ?

Une rage m’a pris contre ce peuple. J’ai eu envie de leur crier :

— Qui veut la mienne ?

Cependant la charrette avançait. À chaque pas qu’elle faisait, la foule se démolissait derrière elle, et je la voyais de mes yeux égarés qui s’allait reformer plus loin sur d’autres points de mon passage.

En entrant sur le Pont-au-Change, j’ai par hasard jeté les yeux à ma droite en arrière. Mon regard s’est arrêté sur l’autre quai, au-dessus des maisons, à une tour noire, isolée, hérissée de sculptures, au sommet de laquelle je voyais deux monstres de pierre assis de profil. Je ne sais pourquoi j’ai demandé au prêtre ce que c’était que cette tour.

— Saint-Jacques-la-Boucherie, a répondu le bourreau.

J’ignore comment cela se faisait ; dans la brume, et malgré la pluie fine et blanche qui rayait l’air comme un réseau de fils d’araignée, rien de ce qui se passait autour de moi ne m’a échappé. Chacun de ces détails m’apportait sa torture. Les mots manquent aux émotions.

Vers le milieu de ce Pont-au-Change, si large et si encombré que nous cheminions à grand’peine, l’horreur m’a pris violemment. J’ai craint de défaillir, dernière vanité ! Alors je me suis étourdi moi-même pour être aveugle et pour être sourd à tout, excepté au prêtre, dont j’entendais à peine les paroles, entrecoupées de rumeurs.

J’ai pris le crucifix et je l’ai baisé.

— Ayez pitié de moi, ai-je dit, ô mon Dieu ! — Et j’ai tâché de m’abîmer dans cette pensée.

Mais chaque cahot de la dure charrette me secouait. Puis tout à coup je me suis senti un grand froid. La pluie avait traversé mes vêtements, et mouillait la peau de ma tête à travers mes cheveux coupés et courts.

— Vous tremblez de froid, mon fils ? m’a demandé le prêtre.

— Oui, ai-je répondu.

Hélas ! pas seulement de froid.

Au détour du pont, des femmes m’ont plaint d’être si jeune.

Nous avons pris le fatal quai. Je commençais à ne plus voir, à ne plus entendre. Toutes ces voix, toutes ces têtes aux fenêtres, aux portes, aux grilles des boutiques, aux branches des lanternes ; ces spectateurs avides et cruels ; cette foule où tous me connaissent et où je ne connais personne ; cette route pavée et murée de visages humains… J’étais ivre, stupide, insensé. C’est une chose insupportable que le poids de tant de regards appuyés sur vous.

Je vacillais donc sur le banc, ne prêtant même plus d’attention au prêtre et au crucifix.

Dans le tumulte qui m’enveloppait, je ne distinguais plus les cris de pitié des cris de joie, les rires des plaintes, les voix du bruit ; tout cela était une rumeur qui résonnait dans ma tête comme dans un écho de cuivre.

Mes yeux lisaient machinalement les enseignes des boutiques.

Une fois, l’étrange curiosité me prit de tourner la tête et de regarder vers quoi j’avançais. C’était une dernière bravade de l’intelligence. Mais le corps ne voulut pas ; ma nuque resta paralysée et d’avance comme morte.

J’entrevis seulement de côté, à ma gauche, au-delà de la rivière, la tour de Notre-Dame, qui, vue de là, cache l’autre. C’est celle où est le drapeau. Il y avait beaucoup de monde, et qui devait bien voir.

Et la charrette allait, allait, et les boutiques passaient, et les enseignes se succédaient, écrites, peintes, dorées, et la populace riait et trépignait dans la boue, et je me laissais aller, comme à leurs rêves ceux qui sont endormis.

Tout à coup la série des boutiques qui occupait mes yeux s’est coupée à l’angle d’une place ; la voix de la foule est devenue plus vaste, plus glapissante, plus joyeuse encore ; la charrette s’est arrêtée subitement, et j’ai failli tomber la face sur les planches. Le prêtre m’a soutenu. — Courage ! a-t-il murmuré. — Alors on a apporté une échelle à l’arrière de la charrette ; il m’a donné le bras, je suis descendu, puis j’ai fait un pas, puis je me suis retourné pour en faire un autre, et je n’ai pu. Entre les deux lanternes du quai, j’avais vu une chose sinistre.

Oh ! c’était la réalité !

Je me suis arrêté, comme chancelant déjà du coup.

— J’ai une dernière déclaration à faire ! ai-je crié faiblement.

On m’a monté ici.

J’ai demandé qu’on me laissât écrire mes dernières volontés. Ils m’ont délié les mains, mais la corde est ici, toute prête, et le reste est en bas.