Le Dernier Baiser
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 201-204).
LE
DERNIER BAISER[1]

À M. H. DE CONFÉVRON.


Puisque chacun, madame, a narré son histoire,
Dit Tristan, à mon tour ! .. Au fond de ma mémoire
J’en garde une, et tandis qu’on prépare le thé,
Je vais vous la conter dans sa simplicité.
Le souvenir m’en est doux comme un tête-à-tête
Avec un vieil ami qu’on retrouve et qu’on fête.
Elle bat un rappel de jeunesse en mon cœur,
Comme on dit qu’un bon vin rappelle son buveur…
 
C’était pendant les jours gris d’une fin d’octobre,
Et je touchais à l’âge où l’homme devient sobre
Forcément, n’ayant plus pour suivre le plaisir
Que le souffle trop court d’un impuissant désir.

Le front se dégarnit et la barbe grisonne,
On exhale une triste et rance odeur d’automne ;
C’est navrant… Bref, j’avais le spleen et m’étais mis
Au vert, loin du Paris viveur, chez des amis ;
Dans un village obscur, tout arrosé d’eau vive
Et couronné de bois, qu’on appelle Auberive.
Le pays est charmant, sauvage, intime et frais,
Plein de fleurs, embaumé du parfum des forêts.
Seul, un grand bâtiment à mine sépulcrale
Fait tache et l’assombrit : c’est la Maisan centrale,
— Une prison bâtie au milieu des jardins
Abbatiaux d’un vieux couvent de bernardins. —
Des femmes que le vice ou le crime a damnées,
Comme au fond d’une tombe y vivent des années,
N’ayant que les chéneaux des toits pour horizons
Et ne sachant plus rien des jours ni des saisons.
Enfermée à vingt ans dans cet enfer de Dante,
Plus d’une en sort ridée et la tête branlante ;
Plus d’une, après des mois de silence absolu,
Quand sa grâce est signée et son temps révolu,
Arrive au clair soleil, épeurée et honteuse,
Comme un oiseau de nuit qui d’une aile boiteuse,
Bat les airs et se cogne aux murs.

Or, le hasard
Fit justement qu’au jour marqué pour mon départ,
L’une d’elles sortait, sa peine étant finie.
« Cette nuit, vous aurez galante compagnie,
Me dit le conducteur sur son siège campé
Et d’un clin d’œil narquois me montrant le coupé,
La Centrale a lâché ce soir une hirondelle,
Et vous voyagerez tête à tête avec elle,
Ne vous en plaignez pas pourtant… Elle est, ma foi,
Jeunette et fort jolie… Un vrai morceau de roi ! »

La libérée était déjà dans la voiture.
Très jolie, en effet : vingt-cinq ans, la figure
Mignonne, avec de beaux grands yeux d’un bleu rêveur ;
Le teint avait la mate et morbide pâleur
D’une plante poussée à l’ombre d’une cave,
Mais les lignes étaient d’une grâce suave,
Et le buste moulait son exquise beauté
Sous le corsage étroit d’une robe d’été ;

— Pauvre robe de toile en maint endroit crevée
Qu’elle portait jadis au jour de l’arrivée,
Et que, d’après la règle et malgré la saison,
Elle avait dû remettre en quittant la prison. —
Sans relever les yeux et sans ouvrir la bouche,
Dans son coin déjà sombre, elle restait farouche.
Et moi, me demandant quelle perversion
Précoce ou quel sauvage éclat de passion
L’avait, si jeune, avec sa mine virginale,
Jetée en ce bourbier de la Maison centrale,
Je sentais s’amollir mon cœur de vieux garçon.

Le jour tombait. La pluie, avec un lent frisson,
Jonchait de débris morts la boueuse traverse
Où nos chevaux trottaient lourdement sous d’averse.
Dans le coupé, dont les carreaux étaient cassés,
L’air pénétrait plus âpre, et les membres glacés
De l’enfant, grelottaient sous la mince lustrine
De son corsage usé couvrant mal la poitrine.
Ses dents claquaient, son corps, sur lui-même plié,
Tremblait comme la feuille au vent… C’était pitié !
Enlever lestement ma pelisse et l’étendre
Sur ce corps féminin si tremblant et si tendre,
Ce fut, vous le pensez, l’affaire d’un moment.
Elle balbutiait, et le saisissement
Paralysait les mots sur ses lèvres timides ;
Mais ses yeux expressifs aux prunelles humides
Dans l’ombre me criaient un éloquent merci…
Quand la bonne fourrure épaisse eut réussi
À réchauffer sa chair déjà tout engourdie,
L’enfant posa son bras sous sa tête alourdie,
Puis s’endormit… Et moi… Mon Dieu, j’en fis autant
Et jusqu’au petit jour le courrier cahotant,
À travers les bois noirs et la plaine pierreuse,
Nous berça chastement dans sa caisse poudreuse.

Vers l’aube, dans mon coin m’éveillant en sursaut,
Je sentis sur mes doigts un souffle moite et chaud,
Et je vis à mes pieds la blonde pécheresse
Qui pressait sur mes mains sa bouche avec tendresse,
Et pleurait… Pour payer mon très léger bienfait,
Elle me prodiguait les seuls biens qu’elle avait :

Ses caresses. » Ma foi, jamais, je vous le jure,
L’amour ne m’a donné jouissance plus pure
Que le baiser naïf et désintéressé
De cette pauvre enfant, honteuse du passé,
Et me remerciant d’avoir su voir en elle
La femme malheureuse et non la criminelle ! ..

Nous étions arrivés, et j’avais cru devoir,
En la quittant, parler de courage et d’espoir :
« Elle était jeune encor, le travail purifie,
Elle pouvait par lui régénérer sa vie… »
Je lui serrai la main, puis, dans le jour mouillé
Qui filtrait, terne et froid, du fond d’un ciel brouillé,
Ayant vu lentement son fin profil de vierge
S’enfoncer sous le porche enfumé d’une auberge,
Je partis, mieux portant et meilleur, réchauffant
Mon cœur au souvenir de ce baiser d’enfant,
Le plus délicieux, — et le dernier, — madame,
Qui soit tombé pour moi les lèvres d’une femme.


ANDRE THEURIET.

  1. Ces vers font partie d’un recueil qui paraîtra prochainement chez Alph. Lemerre édition et qui aura pour titre le Livre de la Payse.