LE
DERNIER AMOUR

QUATRIÈME PARTIE[1].



Je savais dès lors tout ce qu’il m’importait de savoir : le passé de cette liaison, le présent, les aspirations vers l’avenir ; le degré actuel de sincérité, de lucidité ou d’entraînement de l’un et de l’autre coupable, les audaces, les sophismes, les craintes et les espérances, je savais tout. Mon rôle changeait de phase. Je n’avais plus à m’éclairer, l’enquête était finie ; j’avais à examiner la cause en moi-même et à prononcer le jugement. Mais, quelque irrité et indigné que je fusse, j’étais un homme trop réfléchi pour ne pas voir qu’avant de juger les coupables il fallait juger l’importance du délit, et avant cela encore juger l’espèce humaine. Il fallait même remonter plus haut et se perdre dans la contemplation de l’infini, car nous ne pouvons définir l’homme sans mettre Dieu en cause.

Je ne pouvais procéder que d’après mes propres lumières, et je n’avais pas attendu jusqu’à ce jour pour me fixer dans ma croyance. Ni spinosiste, ni cartésien, je procédais pourtant en grande partie, comme tous les hommes de mon temps, de l’un et de l’autre système, et je m’étais complété par la doctrine du progrès, qui semble devoir accorder les deux doctrines. En effet, s’il est certain que Spinosa ait raison en faisant la liberté et la responsabilité de nos consciences moins absolues que ne l’admet Descartes, et si Descartes a raison aussi d’étendre, plus que ne le fait Spinosa, le domaine de cette responsabilité et de cette liberté, nous ne trouvons ni chez l’un ni chez l’autre le dernier mot de cette grave question. Le catholicisme est cartésien en ce sens qu’il admet la responsabilité absolue, partant le châtiment éternel. — Le catholicisme ne résout donc rien, puisque le châtiment éternel est repoussé par la raison, par le sentiment et même par l’expérience, procédant par analogie. Les nouvelles philosophies admettent toutes une notion supérieure, et il ne faut être ni bien érudit, ni bien subtil pour être frappé de la vérité qui se dégage des principales études de notre époque. C’est une vérité claire, basée sur l’expérience, c’est-à-dire sur la critique de l’histoire des hommes, et qui a cette rare puissance d’expansion que la raison et le sentiment l’acclament aussitôt.

L’homme n’est ange ni bête, eût dit Pascal. — Nous disons en somme aujourd’hui la même chose, et nous le disons tous ou à peu près tous ; l’homme subit en grande partie la fatalité de ses instincts, son âme n’est pas absolument libre ; en certains cas, beaucoup trop fréquens pour qu’on les dise exceptionnels, cette âme n’est même pas du tout libre. Et pourtant Spinosa est sinon condamné, du moins dépassé et rectifié. L’homme est un agent moral. Quand il n’est pas, en tant qu’individu, responsable de ses pensées et de ses actes, il est susceptible, en tant que membre de l’humanité, de le devenir. L’espèce a été créée perfectible : l’homme est donc virtuellement libre ; chaque siècle, chaque heure de son existence ôte une écaille de ses yeux, adoucit une rudesse de son instinct, développe une lumière de sa raison, une puissance de son cœur.

Cela ne paraît pas toujours dans l’ensemble, mais cela est. Même aux époques qui semblent pencher vers la décadence, un travail souterrain répare en préparant. La vie de l’humanité a ses hivers plus ou moins rudes, ses printemps reviennent toujours, et, comme le milieu de l’homme progresse insensiblement, l’homme, qui a la sensibilité, progresse sensiblement et insensiblement à la fois.

Une société peut être gangrenée, elle peut se dissoudre et disparaître. La vérité a marché quand même. N’eût-elle qu’un représentant debout, elle existe, elle se répandra, elle formera des sociétés nouvelles. Les cataclysmes ne détruisent pas les lois divines, ils n’altèrent pas plus l’essence des choses morales et intellectuelles qu’ils n’altèrent l’essence physique. Non-seulement ces vérités ne périssent pas, elles montent et s’épurent.

La conséquence de mon humble philosophie personnelle était bien facile à déduire. Si les coupables que j’avais à juger étaient, à n’en pouvoir douter, deux esclaves de l’instinct, deux victimes de leur organisation excessive ou défectueuse, ils n’en étaient pas moins deux êtres intelligens qu’une meilleure éducation et un milieu plus propice eussent pu aiïranchir de la servitude de leurs appétits. En méprisant jusqu’au dégoût la fantaisie maladive qui leur avait fait méconnaître le bonheur conjugal pour se jeter dans les bras adultères l’un de l’autre, j’étais obligé de me rappeler que j’avais devant les yeux un homme qui eût pu, avec l’aide d’une autre destinée sociale, devenir un très honnête homme, une femme qui, dès l’enfance, préservée par l’amour paternel des dangers de l’isolement, eût pu rester pure et ne pas subir, le reste de sa vie, la fatalité morale et physique d’une première faute. La liberté morale subsiste ; mais elle peut être étouffée chez l’individu par l’absence de secours intellectuels, par la contagion despotique du mal.

Devant ce problème, je n’avais pas à examiner la question suprême du mariage et à me demander si l’indissolubilité qui le frappe était praticable pour le sentiment. Il redevenait une question de fait, d’ordre public. L’adultère caché échappait au contrôle du législateur. L’époux redevenait juge dans sa propre cause. Je me voyais investi d’un droit terrible ; mais tout droit est corrélatif d’un devoir. Je cherchai à bien définir et à bien connaître mon devoir.

Nous marchons tous, et quelques-uns de nous très vite. J’avais dépassé mon demi-siècle. Le temps n’était plus où je me plaisais à la lecture d’un roman intitulé Jacques, qui a fait quelque bruit et qui m’a ému dans ma jeunesse. C’était une œuvre de pur sentiment que l’auteur a refaite plusieurs fois sous d’autres titres, et avec des réflexions, on pourrait dire des acquisitions nouvelles qui ont dérouté les critiques inattentifs. J’avais assez bien compris l’ensemble de son œuvre et suivi la marche de ses idées. Donc l’opinion de Mme Sand, ou pour mieux dire ses aperçus et ses recherches n’étaient pas sans importance pour moi. Mes instincts se rapportaient assez aux siens, et j’avais lu et commenté Jacques comme tout mari tant soit peu littéraire l’a lu et commenté en son temps.

C’était une époque encore agitée par l’irruption des vues passionnées du romantisme, l’époque provenant des René, des Lara, des Werther, des Oberman, des Childe Harold, des Rolla, types des meurtris, des désespérés ou des fatigués de la vie. Jacques était un petit bâtard de cette grande famille de désillusionnés qui avaient eu leur raison d’être, historique et sociale. Il entrait dans le roman, déjà pâli par les déceptions ; il croyait pouvoir revivre à l’amour et il ne revivait pas. Il était l’Oberman du mariage, ou plutôt le mariage n’était pour lui que la goutte de fiel qui fait déborder la coupe. Il se tuait pour laisser aux autres un bonheur dont il ne se souciait plus, auquel il ne croyait pas. S’il avait en lui quelque instinct de grandeur, c’était son désintéressement de la vie. Impropre à la lutte, il n’acceptait pas le devoir ; mais il se faisait justice, et la morale du livre eût pu être celle-ci : — puisque tu ne sais pas vouloir, tu n’as pas le droit de vivre. On a voulu l’aire de ce roman me thèse pour ou contre le mariage. Je crois que l’on s’est beaucoup trompé. L’auteur ne s’élevait pas si haut et n’en cherchait pas si long. Il était jeune, et il appartenait à une littérature qui n’avait pas encore vieilli.

J’ai dit que mes instincts de jeunesse avaient répondu à ceux de Jacques. Plus tard, ils avaient été ravivés par le dénoûment d’un très beau drame d’Alexandre Dumas, le Comte Hermann, un Jacques plus vivant, plus instructif et plus audacieux que celui de Mme Sand, car il s’immolait par pur héroïsme, sans avoir ressenti d’avance le dégoût de la vie. En somme, ces martyrs volontaires de l’amour trahi n’étaient pas fous. Tout cœur généreux déçu dans sa foi éprouve immédiatement la soif de mourir.

À l’époque que je vous raconte, ces fictions littéraires eussent pu trouver encore en moi un écho de sentiment. J’avais été romantique comme tout le monde, j’étais, je suis resté romanesque ; la raison de l’âge mûr n’avait pas plus émoussé ma sensibilité que ne l’a fait depuis le poids de la vieillesse. Il est donc certain que, si j’eusse écouté la voix qui sanglotait au fond de mon cœur et celle qui murmurait des imprécations dans mes rêves, j’aurais monté à la prairie de la Quille, et j’aurais cherché dans le glacier voisin la mort ignorée que me souhaitait mon rival, et qu’eût acceptée ma femme.

Mais j’étais devenu un homme. La lâcheté ou plutôt l’inutilité du suicide m’était apparue, en même temps que la notion du devoir s’était agrandie et formulée. Je sortis vainqueur de la tentation qui me guettait dans le trouble du sommeil. Éveillé et lucide, je ne m’y arrêtais même pas un instant.

Un autre personnage de l’auteur de Jacques eût pu venir, plus tard ou plus tôt, m’influencer quelque peu. Valvèdre ne recommence pas Jacques. L’infidélité de sa femme rend la vie à son cœur. Il couve et garde un autre amour. La question du divorce est soulevée. Les personnages appartiennent à cette législation et peuvent en profiter. L’époux trahi ne croit pas devoir rompre des liens qui établissent sa protection sur sa femme. Il l’assiste à sa dernière heure, il ne se remarie que quand il peut donner une autre mère à ses enfans. L’adultère cette fois a puni et tué l’épouse. L’époux a triomphé de la colère et de la douleur.

Ma situation n’était point la même, tant s’en faut. Tant qu’elle avait réussi à me tromper, ma femme ne m’avait pas rendu malheureux, et aucune autre ne devait plus me présenter l’idéal d’une meilleure existence. À quoi pouvais-je désormais me rattacher dans la vie qu’on venait de briser ? À rien autre qu’au devoir, un devoir aride, effrayant et sans aucune compensation tangible.

Ce devoir, quand ma conscience l’eut élucidé, n’était ni de châtier ni d’absoudre. Comme il est impossible d’apprécier la dose de résistance intellectuelle et morale qu’une conscience humaine plus ou moins éclairée peut opposer à la violence brutale de l’instinct, il est impossible au philosophe et au physiologiste de prononcer avec certitude une condamnation quelconque en matière criminelle. Le législateur l’a reconnu en séparant le juge du bourreau d’une manière radicale. Le jury vote sur l’existence ou la non-existence de l’acte qui emporte telle ou telle peine. Le magistrat ne juge rien ; il applique un texte de loi : tout repose sur un calcul de probabilités plus ou moins réussi.

On serait embarrassé pour soi-même de décider pourquoi l’on fut lâche ou brave un tel jour. L’examen de conscience d’une âme vraiment délicate est parfois un travail sérieux et qui nous laisse quelques doutes. Comment donc faire ce travail pour un autre, eussiez-vous toute sa confiance, et fussiez-vous assuré de sa sincérité ?

Je ne pouvais donc pas châtier ce que mon cœur et ma raison condamnaient pourtant sévèrement. Le crime seul tombait sous la coulpe de mon blâme, le droit de punir les coupables m’échappait. Je ne pouvais pas davantage absoudre. Les mêmes raisons s’y opposaient. Je savais avoir affaire à deux êtres très intelligens sous plus d’un rapport, et à qui les bons conseils et les bons exemples n’avaient pas toujours manqué. Il y avait eu une dose de lumière et de liberté dans ces âmes, même dans celle de Tonino. Ils méritaient à coup sûr de sanglans reproches et quelque rude leçon.

Cela suffisait bien à mon ressentiment légitime ; outre que je n’admets pas la peine de mort, je n’ai jamais eu le goût de tuer, de frapper ou de torturer. Je me fais d’ailleurs une telle idée de la dignité humaine que je ne connais pas d’expiation comparable à celle de se voir flétri à bon droit parle dédain d’un homme juste.

D’ailleurs, eussé-je eu, selon moi, le droit de tuer mon rival, je ne l’eusse pas fait. Il était père de famille, et sa femme l’idolâtrait. Elle était pure et vraiment digne et dévouée, cette Vanina. Elle nourrissait une innocente créature à qui l’on avait donné mon nom et que ma bouche avait bénie. Je me représentais l’horreur d’une scène de violence dont cette famille eût pu être témoin et victime. Je me souciais fort peu de ce que l’on pourrait railler en moi, si l’on venait à découvrir le secret qui souillait mon intérieur. Un homme qui se respecte aussi scrupuleusement que je l’ai fait toute ma vie sait très bien qu’il aura sa revanche devant l’opinion. Ce n’était pas, on l’a bien vu, pour préserver ma réputation, c’était pour empêcher le public d’avilir et de briser ma malheureuse femme, que j’avais réduit par la force Sixte More au silence.

Quand je me fus mis en présence du blâme à infliger et de la leçon à donner, je dus séparer les deux causes et faire une distinction entre les coupables.

Lequel était le plus coupable ? Par le fait et en apparence, c’était Tonino. La perversité de ses instincts était flagrante ; mais, comme intelligence et comme raisonnement, il était très inférieur à Félicie. Sa conscience avait été moins avertie ; son éducation morale, entreprise tardivement par moi, avait été interrompue et vite effacée par les circonstances. S’il trouvait dans sa femme une tendresse aveugle, il n’y trouvait aucune résistance sérieuse à ses mauvais penchans, aucune vive lumière pour se diriger. Il était réellement l’élève et la création de Félicie. C’est elle seule qui eût pu le rendre chaste, sincère et désintéressé. Elle n’avait pu lui donner la droiture et la chasteté qu’elle n’avait pas ; le désintéressement qu’elle avait, elle n’avait pas su le lui faire aimer et comprendre. Au lieu d’agir sur lui par l’esprit, elle l’avait laissé réagir sur elle par les sens. Le jour où j’avais surpris cet enfant de son cœur baisant ses cheveux, j’avais surpris aussi un sourire mêlé à la répression, un sourire ému et lascif qui ne m’avait pas trompé et que je n’aurais jamais dû absoudre. C’était peut-être le premier encouragement involontaire donné à cette passion dont elle devait subir la honte ; mais à coup sûr dès ce jour-là Félicie appartenait à son prétendu fils adoptif, le sentiment d’adoption maternelle était profané et devenait une triste et lâche imposture.

Hélas ! oui, cette femme était moins excusable que son complice. Si celui-ci avait eu l’initiative de l’attaque, il avait obéi à l’instinct viril, à la curiosité délirante de la puberté, à une première explosion des sens que Félicie avait subie jadis à ses dépens et dont elle connaissait bien le danger. Elle n’avait su ni réprimer cette explosion chez Tonino, ni l’épurer par une franche acceptation de l’avenir qu’il rêvait. Il était trop jeune, trop inconsistant, m’avait-elle dit alors, pour qu’elle pût songer à en faire son mari. Il fallait pourtant ou l’éloigner sans retour et sur l’heure, ou l’éloigner provisoirement et sanctifier sa passion par une promesse.

Mais non ; elle s’était éprise en ce temps-là d’un autre qui ne songeait point à elle. Elle avait vu en moi un être qui lui avait paru très supérieur à Tonino et à elle-même. Elle m’avait aimé avec son orgueil et par besoin de chercher sa réhabilitation plus haut que dans son milieu. — M’avait-elle vraiment aimé ? Pourquoi non ? Elle avait eu l’aspiration au vrai, la curiosité de l’esprit, comme Tonino avait eu celle des sens. Je me rappelle l’ardeur avec laquelle ses yeux m’interrogeaient quand je parlais devant elle, puis ses questions, ses objections, son ergotage, ses soumissions enthousiastes, ses luttes renaissantes, les révoltes et les abandons de son âme troublée, ses inintelligences systématiques, ses élans généreux, ses feintes humilités, ses sourdes colères, ses lassitudes affectées, ses réveils spontanés, tout ce monde de pensées et de sentimens que nous avions remué ensemble dans nos longs entretiens et dans nos irréprochables tête-à-tête. Elle avait alors énormément pris sur elle, soit qu’elle eût joué une habile comédie, soit qu’elle eût sincèrement résolu de dompter ses instincts, car elle m’avait semblé la plus chaste des femmes, et jamais impureté secrète ne fut mieux cachée.

Même dans l’effusion d’amour sanctionnée par le mariage, Félicie avait su jouer son rôle. Elle avait soigneusement gardé avec moi le charme de la pudeur, et, en y songeant bien, je concevais qu’elle eut pu comprendre et goûter à son tour le charme des voluptés exquises sans s’imposer l’effort de la ruse. Il y avait tout un côté de son être, délicatement perfectible, par lequel elle appréciait la passion vraie, la sainteté de l’amour exclusif. N’était-elle pas d’autant plus criminelle de vouloir compléter sa vie par les acres plaisirs de l’adultère ?

Peut-être regardait-elle ceci comme un droit. L’idée admise par certaines écoles philosophiques de développer l’être dans toutes ses manifestations et de le satisfaire dans tous ses appétits avait pu être admise aussi par cette femme incertaine et troublée ; mais aucune doctrine de liberté, quelque cynique qu’elle fût, n’a jamais admis l’imposture systématique. Les partages de sentiment, les promiscuités les plus éhontées ne se sont jamais mises en principe sous la protection d’un époux trompé. Félicie avait regardé comme un grand bienfait de mon affection, comme un grand honneur rendu par moi à son caractère, le mariage qui nous liait. Elle ne voulait pas renoncer à ces avantages. Elle les conservait au prix du mensonge : pouvait-elle se croire innocente et seulement excusable ?

Elle avait des remords, mais insuffisans pour la retirer du mal. Elle avouait elle-même qu’aux jours de sa passion satisfaite elle avait été insouciante comme un oiseau et s’était sentie pure comme une fleur ! Elle était entrée alors dans cet état de l’âme que, ne l’ayant pas connu, je ne pouvais pas juger : l’enivrement absolu. Ce qui me la faisait paraître plus lâche et plus inique était-il précisément ce qui devait me rendre plus compatissant et plus miséricordieux ? Quand on rencontre un homme ivre, près de tomber dans l’eau ou de se faire écraser par les voitures, on sait bien qu’il a perdu la force et la raison par sa faute, et cependant on le retire du danger, la pitié faisant taire le mépris ou le dégoût. Hélas ! l’ivrogne aussi croit développer sa vitalité et compléter son rêve en détruisant son intelligence. Pour le philosophe impassible, il n’y a là qu’un imbécile qui se trompe.

Comme les sauvages qui ne savent pas que l’ivresse conduit à la mort ou à l’imbécillité, Félicie avait voulu boire l’eau de feu ; mais les pauvres Indiens ignorent-ils réellement le désastre qui les attend ? iVe voient-ils pas succomber leurs frères ? Une première expérience faite sur eux-mêmes ne les éclaire-t-elle pas ? Et pourtant on voit de nobles races s’éteindre ainsi tout entières. L’Indien est beau, brave, intelligent. L’héroïsme se traduit chez lui en cruauté, la sobriété stoïque aboutit à l’intempérance. Il a l’hospitalité antique, et vous n’êtes pas en sûreté chez lui, car il a l’imagination déréglée, et, pour un rêve qu’il a fait la nuit, il assassine l’hôte qu’il chérissait la veille.

J’étais forcé de comparer Félicie à ces natures généreuses, mais incultes, qui offrent l’effrayant accord des dons sublimes et des perversités farouches. Nous n’avons qu’un critérium pour juger les autres et nous-mêmes. Plus l’être est développé en intelligence et favorisé de la nature, moins ses fautes nous paraissent pardonnables, et il ne nous semble pas que Dieu, dont la conception ne se déduit pour nous que de l’examen et du sentiment de notre propre justice, puisse avoir une autre justice que nous.

Mais n’est-ce pas là une erreur fatale et qui fait injure à la divine mansuétude de celui qui ne punit pas ? Punir ! je crois vous l’avoir dit déjà plus d’une fois, c’est la plus amère douleur d’une âme gén^éreuse. L’homme qui se plaît à rendre le mal pour le mal, qui trouve sa volupté dans les supplices qu’il inflige ou voit infliger, l’inquisiteur qui sourit au bûcher, le juge qui triomphe en arrachant une condamnation à mort, Dieu les renie sans doute cent fois plus que leurs victimes, fussent-elles cent fois coupables. Comment admettre Dieu insensible à la douleur, si on l’investit des devoirs du juge ? Et pourtant le souverain bien ne peut pas souffrir ! Donc nous avons sur Dieu les notions les plus contradictoires. Nous avons besoin de concevoir sa justice basée sur les mêmes erremens que la nôtre, et s’il l’exerçait à notre manière, nous perdrions tout amour et tout respect pour lui.

Je m’abîmais dans ces méditations douloureuses, et peu à peu la douleur portait ses fruits amers, mais toniques pour les âmes droites. La pitié l’emportait sur l’indignation en ce qui concernait Félicie. Quant à son complice, je devenais de plus en plus dédaigneux et glacé. Sa souriante perversité le dégradait tellement à mes yeux que je voyais de moins en moins en lui un de mes semblables. Pour Félicie, ce mot des bonnes gens qui apprécient les mérites évanouis me revenait machinalement aux lèvres : Quel dommage ! Pour Tonino, en me rappelant tout le passé, je me disais : Cela devait être !

Pour celui-ci, aucun chcàtiment profitable n’étant admissible, il n’y avait à lui appliquer que les mépris de la répression. Je me me rendis chez lui et je lui parlai ainsi : — Vos discussions d’intérêt avec ma femme me fatiguent et me blessent. Je ne veux pas que son repos soit plus longtemps troublé par vos projets de fortune. Vous lui contestez un remboursement dont j’exigerai qu’elle vous tienne quitte. Vous lui demandez, pour d’autres entreprises, une somme que je vous accorde de sa part ; mais c’est à une condition : vous partirez dès ce soir pour le pays qu’il vous plaira de choisir à cent lieues au moins d’ici. Vous préparerez un établissement provisoire ou définitif d’ici à six semaines, et dans six semaines j’y conduirai votre femme et vos enfans. À partir du moment où nous voici, vous ne reverrez pas Félicie, ou devant elle je vous infligerai l’outrage que méritent ceux qui manquent à leur parole, car vous allez me donner la vôtre, si vous voulez toucher les vingt mille francs que vous lui demandez, et recevoir la quittance des cinq mille que vous lui devez.

Tonino était pâle comme la mort. Il comprenait, il avait un tremblement convulsif d’épouvante, mêlée h une certaine joie inquiète. 11 voulut parler, je l’interrompis.

— Donnez-vous votre parole ?

— Mais…

— La donnez-vous ?

— Je la donne.

— Parlez à votre femme. Prenez votre bâton et votre sac de voyage. Je veux vous voir partir, vous avez un quart d’heure.

— Ma femme va être bien inquiète, je ne sais comment lui dire…

— Appelez-la ici. Je lui parlerai moi-même. . — Monsieur Sylvestre…

— Ne prononcez pas mon nom. Obéissez.

Il obéit.

— Vanina, dis-je à la jeune femme, je fais partir votre mari pour une affaire qui ne souffre pas une minute de retard. Sa fortune, l’avenir de vos enfans dépendent de ce voyage, et la promptitude assure absolument le succès. Ne vous alarmez de rien, réjouissez-vous au contraire. Gardez pendant quelques jours le secret sur ce départ. Votre mari vous écrira de sa première étape, et dans six semaines vous serez réunis, j’en réponds.

Tonino confirma mes paroles, embrassa sa famille avec agitation, prit quelque argent et boucla son sac de voyage. Nous partîmes sur la route d’Italie.

— C’est par là que vous allez ? lui dis-je.

— Oui, je veux aller d’abord dans mon pays pour donner un air de vraisemblance à mon voyage.

— C’est bien vu ; mais votre pays est trop près, je ne vous permets pas d’y rester plus de vingt-quatre heures.

— J’irai en Vénétie. Nous avons là des parens éloignés, un reste de famille. J’ai besoin d’une notoriété quelconque pour m’établir.

— Allez.

— Comment recevrai-je là la somme et la quittance ?

— Je vous les porterai en vous conduisant Vanina et vos enfans.

— Mais toutes les choses que je laisse ? mes affaires en train, mon bétail, mon mobilier ?

— Je me charge de tout comme si vous étiez mort, et que j’eusse à liquider la situation de votre famille.

— Il y aura bien du préjudice !

— On vous le paiera.

— Vous consentez à ce que je vous écrive ?

— Non. Vous n’écrirez qu’à votre femme. Toute infraction à mes volontés annulera mes promesses.

— J’obéirai, dit-il. Voulez-vous me permettre de vous remercier ?

— Je vous le défends au contraire.

Il hésita un instant à s’éloigner et tenta je ne sais quelle comédie. Il plia le genou devant moi et pleura de vraies larmes. Il pleurait à volonté, comme les femmes.

— Relevez-vous, lui dis-je, et partez !

— Eh bien ! s’écria-t-il, frappez-moi, crachez-moi à la figure, foulez-moi aux pieds. J’aime mieux cela que votre indifférence.

Je lui tournai le dos. Il prit son parti et disparut.

Je retournai auprès de Félicie, je ne lui dis rien. Je vaquai hmes occupations habituelles. J’étais bien sûr que Tonino ne lui écrirait pas. Il la redoutait ; peut-être la haïssait-il. Dans tous les cas, il s’applaudissait d’un dénoûment qui l’enrichissait au gré de son ambition, en le délivrant du tourment de feindre la passion qu’il n’éprouvait plus. Quant à la honte que je lui infligeais, elle était sans doute déjà bue.

Quelques jours s’écoulèrent dans un calme apparent. J’avais remarqué chez Félicie des phases de douceur et de tranquillité que je m’expliquais mainteiiaut. Elle éprouvait par intervalles le besoin d’oublier Tonino, et presque toujours, après une entrevue orageuse, elle évitait de penser à lui et s’abstenait d’en parler. Sa nature fiévreuse exigeait ces phases de repos. Quand les forces étaient réparées, elle s’agitait de nouveau pour le revoir en secret, ou pour s’occuper ostensiblement de ses affaires et de sa conduite.

Je laissai passer ces quelques jours, et quand elle me dit qu’elle était inquiète des enfans et s’étonnait de n’en pas entendre parler, je lui appris que Tonino était parti.

— Parti ? où donc ?

— Pour très loin et pour ne pas revenir.

Elle tomba sur son siège comme foudroyée.

— Qu’avez-vous donc ? lui dis-je en lui prenant la main.

Je n’oublierai jamais l’expression de ses yeux clairs et profonds, qui me demandaient avec une terreur ingénue :

— L’avez-vous tué, et allez-vous me tuer aussi ?

Et comme mon regard, à moi, ne lui révélait rien d’effrayant, elle eut un sourire égaré, et joignit les mains comme pour rendre grâce à Dieu de ne s’être pas trahie.

Il faut admirer comme les coupables sont parfois stupides, et comme ils croient aisément se jouer des honnêtes gens !

Elle ne comprit rien à mon air tranquille et me demanda en balbutiant l’explication de l’étrange nouvelle que je venais de lui apprendre.

— Ma chère amie, lui dis-je, il fallait en finir avec une situation pénible. Vous m’avez caché, par générosité, vos peines secrètes ; mais je les ai depuis longtemps pénétrées.

Elle se crut encore perdue.

— Ah oui ! s’écria-t-elle en tombant comme prosternée devant moi, vous savez tout, je le vois bien !

— Pourquoi cette attitude de repentir ou de désespoir ? repris-je : de quoi et à qui demandez-vous pardon ?

Elle se releva, effrayée de son trouble, et recommença à me regarder étrangement.

— Vous n’avez, repris-je, aucun tort que je sache dans cette situation, ou, si vous en avez envers Tonino, je ne puis en être juge. J’ai vu que ce jeune homme était très mécontent de son sort malgré tous les sacrifices que vous aviez faits pour le satisfaire. Vous vous êtes plainte amèrement à moi de son ingratitude, et je vous ai vue redouter le préjudice que son ambition pouvait vous porter. J’ai réiléclii et je l’ai interrogé. J’ai su ce quil voulait. Il est dégoûté du pays et de sa condition actuelle. Il veut de l’argent comptant et sa liberté. Je lui ai conseillé de partir, il est parti. Je lui ai promis l’argent dont il vous disait avoir besoin, vous le lui enverrez. Vous serez ainsi délivrée de ses plaintes et de vos impatiences, de ses obsesssions et de l’indignation qu’elles vous causaient. Vous ferez un sacrifice nécessaire à votre repos et au mien, sacrifice qui me paraît peu de chose auprès des avantages que vous en retirerez sous tous les rapports.

Je m’étais préparé à tout en parlant ainsi, et pourtant l’effet de ma déclaration me surprit extrêmement. Au lieu de se résigner à un arrêt si modéré et de comprendre qu’elle ne pouvait pas trop payer le silence et l’éloignement de son complice, Félicie se révolta contre le sacrifice d’argent que je lui imposais. Elle si généreuse et si désintéressée, car elle l’était toujours, elle se sentit humiliée d’avoir à compter avec celui dont elle avait subi la flétrissure, et qui, de la prière et de la soumission, semblait passer au commandement et à la menace. Sa richesse avait été une puissance, une arme entre ses mains, et plus encore, hélas ! un moyen de séduction ou d’intimidation qu’elle avait sans doute rougi de compter pour quelque chose dans ses honteuses amours, et qui avait pourtant compté pour beaucoup, elle me le laissait voir !

Elle défendit donc avec énergie le seul moyen qui lui restait de ramener l’ingrat à ses pieds ; oui, elle défendit son argent avec âpreté, assurant que je m’étais trompé sur la gravité de ses discussions avec Tonino, et que je ne pouvais pas parler sérieusement en la condamnant à céder à des exigences aussi déplacées. — D’ailleurs, ajouta-t-elle, vous vous trompez encore bien plus, si vous croyez que nous aurons acheté la paix. Tant qu’il me restera un pré ou un champ, il rêvera de me le faire vendre pour l’aider dans ses spéculations. Plus il obtiendra, plus il comptera obtenir, et avant deux ans vous le verrez revenir ici pour nous supplier.

La malheureuse se flattait de cet espoir. Je n’hésitai pas à le lui ôter. Je ne voulais pas punir, mais je voulais faire cesser le mal.

— Vous savez, lui dis-je, que Tonino est très poltron. S’il revient, je le menacerai, et cela suffira pour l’éloigner à jamais. Vous n’ignorez pas qu’il est certains hommes qui ne peuvent pas lutter un instant contre certains autres hommes. Je le lui ai fait sentir. Il ne reviendra pas, et il ne vous écrira jamais. Quant à s’adresser à moi pour obtenir d’autres sommes, je doute en effet qu’il y renonce ; mais cela importe peu : je me ferai juge de ses besoins, et s’ils sont réels, vous comprendrez qu’il faut venir à son aide. Quand vous lui donneriez la moitié ou les deux tiers de votre fortune, vous auriez encore de l’aisance, et je ne vois pas pourquoi vous regretteriez, d’enrichir le seul parent qui vous reste.

— Sylvestre, vous êtes fou ! s’écria Feliciehors d’elle-même. Vous méprisez l’argent jusqu’à la folie ! Vous croyez donc que je dois quelque chose à Tonino, quand c’est lui qui me doit tout ? Qu’est-ce que c’est que cette idée-là, de me placer à jamais dans la dépendance d’un ambitieux résolu à me dépouiller ? Où sont les droits de Tonino sur mon existence, sur les fruits de mon travail et du vôtre, sans parler de celui de mon frère, qui devrait nous être sacré ?

— Vous garderez l’île Morgeron votre vie ou du moins ma vie durant, je vous le promets ; mais le reste est superflu pour nos besoins. Nous n’avons ni ambition, ni postérité, ni goûts de luxe, ni infirmités. Nous pourrions vivre de très peu, je vous assure.

— Vous avez l’air de vous moquer. Pourquoi donc cette tendresse soudaine, cette tolérance sans bornes pour Tonino, que vous n’aimiez guère il y a quelques jours ?

— J’ai réfléchi, vous dis-je ; j’ai pris pitié de lui en voyant que vous ne l’aimiez plus vous-même.

— Vous avez vu clair ! Dieu m’est témoin que je ne l’aime pas !

— Eh bien ! que vous ayez tort ou raison, je l’ignore ; mais vous l’avez beaucoup aimé dans son enfance, vous l’avez habitué à compter sur vous. Il n’a compris le travail qu’avec votre aide, l’avenir qu’avec votre garantie. Il n’était pas né stoïque, votre tendresse l’a empêché de devenir homme. Vous pensez qu’il ne la mérite plus, soit ! mais il est trop tard pour que vous lui en retiriez les témoignages et les effets. Pour lui, ces effets et ces témoignages s’appellent argent. Vous êtes forcée de lui donner de l’argent…

— Et si je ne lui en donne pas ?

— Il se plaindra de vous, Félicie… Il dira qu’en d’autres temps vous avez été meilleure pour lui, et comme il va demeurer loin, je ne pourrai pas l’empêcher de vous maudire et de vous accuser à mon insu.

— Ainsi, pour avoir été envers lui une bonne et tendre mère, il faut que toute mon existence lui appartienne ?

— Réfléchissez…

Ce mot fit tomber l’audace ingénue de sa défense. Elle douta de ma simplicité, elle eut un frisson, et, profondément humiliée de sa situation, elle alla ouvrir la fenêtre pour respirer.

— Que voulez-vous ? repris-je, un peu cruel dans ma patience ; il faut savoir payer ses plaisirs en ce monde !

— Ses plaisirs ! s’écria-t-elle effarée.

— Les plaisirs purs comme les plaisirs impurs, tout se paie. Ç’a été pour vous une douce joie d’adopter cet enfant et de vous croire sa mère. Ce bonheur a duré des années : il a constitué des droits au (ils adoptif.

Elle respira. Elle admira ma candeur, mais elle n’osa plus la discuter, et le lendemain, dévorée d’une inquiète curiosité, elle alla trouver la Vanina.

Celle-ci n’était pas tout à fait aussi simple qu’elle le paraissait. Elle était femme à l’occasion, et d’ailleurs Tonino lui avait toujours donné à entendre ou à deviner que Felicie était encore sourdement éprise et jalouse de lui. Si elle ne craignait pas précisément cette rivalité, elle n’en soulfrait pas moins, honnête comme elle l’était, de voir son mari sous la dépendance d’une femme qui, à un moment donné, pouvait lui vendre honteusement ses bienfaits. Voilà en quelle abjection Félicie était tombée dans l’esprit peu développé, mais assez juste de son ex-servante.

C’est là précisément que l’attendait le plus amer de ses châtimens, celui que je n’avais pas songé à lui infliger et dont se chargeait l’inexorable logique des faits. Comme elle interrogeait un peu vivement et d’un ton d’autorité la Vanina sur la manière dont s’était opéré le brusque départ de son mari, sur ce qui s’était passé entre lui et moi à ce moment-là, la jeune femme, à qui j’avais recommandé la discrétion durant quelques jours, refusa de s’expliquer et se mit en révolte ouverte. J’ignore ce qui se passa précisément entre elles et quelles terribles révélations furent échangées. Félicie se mit au lit en rentrant, et je dus appeler le médecin. C’était toujours ce même Morgani qui l’avait soignée dès son enfance.

— Ah ! me dit-il après l’avoir vue, elle a eu une grande émotion.

— Elle vous l’a dit ?

— Elle ne dit jamais rien, et je n’ai besoin de rien savoir quand j’ai tâté son pouls.

— Son mal est-il sérieux cette fois ?

— Cela vous regarde. Consolez-la, et elle résistera au mal chronique qui la menace.

— Vous parlez maintenant d’un mal chronique ? Quel est-il ?

— Il n’est pas déterminé, mais il est innninent, si l’exaspération générale continue.

— Ainsi, mon ami, vous ne voyez rien à faire, et vous venez pour l’acquit de votre conscience ?

— De ma conscience d’ami, car ma conscience de médecin n’a rien à voir dans tout ceci ; mais écoutez-moi avec calme, comme il convient à un époux dévoué et à un philosophe. On me dit que Tonino est parti : faites qu’il ne revienne pas.

— Pourquoi ? expliquez-vous. Je suis aussi calme et aussi sage que vous pouvez le désirer.

— Il faut que je m’explique ? J’aurais cru que vous m’aideriez et que vous étiez pour quelque chose dans le départ du cousin. Eh bien ! n’importe. Sachez que Tonino est amoureux de Félicie, que cela trouble son ménage, et que Félicie est offensée de cet amour, qui persiste en dépit de son indignation.

— Vous êtes mal renseigné, docteur. Tonino n’est pas amoureux de Félicie, son ménage est heureux : donc Félicie n’a pas lieu d’être offensée.

— Alors prenez que je n’ai rien dit. Administrez de légers fébrifuges avec prudence, et tâchez de ramener la gaîté : moi, je croirai que les aveux délirans de votre femme n’ont aucun sens et ne portent sur aucune réalité.

Je m’installai auprès de Félicie. Elle délirait en effet, et je ne devais permettre à personne de surprendre ses paroles. Elle était surtout dévorée de colère contre Tonino et Vanina. Il n’y avait ni regret, ni amour, ni crainte, ni remords dans ses plaintes. Elle n’était malade en ce moment-là que de honte et de dépit.

Dans la nuit, elle s’apaisa et me reconnut. Elle me demanda avec effroi si elle avait parlé dans son sommeil. Je lui dis que non. Elle dormit plus tranquille.

Peu de jours après, elle fut rétablie ; mais ce n’était qu’une guérison relative. La fièvre persistait, peu déterminée, mais incessante. Morgani m’assura que c’était l’état normal d’un pouls exceptionnel. Plus attentif que lui, je constatai une aggravation, et dès lors je résolus de guérir le moral autant que possible.

L’expiation était suffisante, elle était même trop grave, si elle mettait la vie en danger. La répression était complète et absolue. Je ne comptais pas contraindre Félicie à payer toute sa vie les amers plaisirs d’un an d’adultère. Tonino avait très bien compris mon attitude méprisante : il était trop craintif pour tenter rien de nouveau contre moi. Ma misérable femme était donc délivrée de lui. Le fait humiliant de donner de l’argent pour cela était une leçon assez cruelle et assez amère.

Mon devoir était désormais de tenter la réhabilitation de cette âme brisée. Il fallait la mettre à même de sentir, sans trop de blessure, l’aiguillon du repentir, et de lui ouvrir l’horizon d’un avenir plus digne d’elle. Mon ressentiment était apaisé, ma dignité satisfaite. J’étais tout entier à la compassion, j’appartenais à la loi de patience.

Et d’abord je me demandai si, la crise passée, il serait utile à cette conversion de montrer le rôle que j’y jouais. Je reconnus bien vite que c’eût été renouveler l’expiation. Félicie avait eu, en me croyant informé de sa faute, des souleurs d’épouvante telles qu’elle fût, je crois, tombée morte, si je ne l’eusse dissuadée. Ce qu’il y avait de plus horrible à envisager pour cet esprit où l’orgueil combattait la luxure, c’était d’encourir mon mépris. C’était là un si grand désastre pour elle, qu’elle n’y eût pas survécu. Je crois qu’elle ne pouvait pas se représenter l’horreur d’une telle situation, puisqu’elle se laissait si facilement persuader que j’étais sa dupe.

Il importait donc de conserver ce rôle sans m’en lasser, quelque irritant et humiliant qu’il pût être. Demander une confession n’eût pas été seulement tyrannique, cela eût été puéril. Pour se confesser avec sincérité, il faut être repentant ; Félicie n’en était qu’à l’humiliation intérieure. Pour l’amener à l’attendrissement, il eût fallu m’attendrir moi-même. Cela, je ne le pouvais pas sans me dégrader. Montrer mon cœur brisé à cette femme brisée par un autre, c’était une lâcheté impossible.

Elle éprouvait pourtant le besoin de me confier une partie de ses peines, et, si je l’eusse permis, elle m’eût désormais parlé de Tonino à toute heure, aimant mieux en dire du mal que de n’en point parler ; mais je jugeai que ce soulagement était pire que îe silence : je le lui interdis en lui répétant d’un ton sévère et froid qu’il ne fallait pas juger Tonino sur un passé qu’elle avait fait elle-même, mais qu’il fallait voir comment il gouvernerait l’avenir en se voyant seul responsable de sa propre existence et de celle de sa famille. Elle prit d’abord de l’humeur et m’accusa de faiblesse. Elle railla mon optimisme. Je la laissai dire sans répliquer, elle se tut, elle n’osa plus y revenir.

Vanina demanda bientôt à me voir. Elle était pressée de partir. Irritée contre Félicie, elle ne s’expliquait pas ; mais, sans l’interroger, je vis bien que tout était à jamais rompu entre elles. Vanina savait maintenant que cette fortune annoncée par moi à son mari n’était autre chose qu’un don imposé par moi à Félicie, don considérable eu égard à sa petite fortune territoriale. Vanina souffrait de voir Tonino accepter ce bienfait, que sans doute Félicie lui avait repro.*, hé en le lui révélant. Elle voulait partir avec ses deux enfans et une servante, rejoindre Tonino avant qu’il ne se fût établi, l’empêcher de profiter de ma générosité, le forcer à être pauvre au besoin, à travailler avec courage sans rien devoir à personne. — Il y a bien assez ici, disait-elle, pour nous acquitter envers votre femme : qu’elle reprenne tout ce qu’elle nous a donné. Moi, je ne veux plus rien lui devoir. Je suis forte et je suis fière. Je ne crains pas ma peine et je ne suis pas inquiète de mon mari. Il a trop d’esprit pour ne pas faire fortune sans le secours des autres.

Je cherchai à lui faire entendre qu’elle n’avait pas le droit de refuser ce que, de bonne grâce ou non, ma femme donnait à son mari, et par conséquent à ses enfans. D’ailleurs, avant de faire un éclat que Tonino pouvait blâmer et rendre inutile, il fallait le consulter. Elle me promit de prendre patience jusqu’au terme fixé pour mon départ avec elle ; mais elle ne put tenir parole. J’appris le surlendemain qu’elle était partie, avec ses enfans et deux de ses serviteurs, pour la Vénétie, où Tonino était déjà rendu, mais non établi encore.

En apprenant cette nouvelle, Félicie redevint généreuse. Elle s’inquiéta des enfans, de la fatigue du voyage pour cette jeune mère qui nourrissait, du peu d’argent qu’elle pouvait avoir. Elle voulait courir après eux, non pas demander pardon à la Vanina, mais la forcer à l’admirer et à l’aimer encore. Elle faisait des paquets de vêtemens, elle s’agitait. Sa fièvre augmentant, je dus encore la calmer en lui remontrant que la Vanina était forte et résolue, que les enfans étaient robustes, les serviteurs dévoués, et que Tonino leur avait laissé plus d’argent qu’il n’était nécessaire pour un voyage de cent lieues.

Elle s’apaisa, mais bientôt elle me pressa de partir pour tenir ma promesse à Tonino. Elle avait, avec une résolution extrême, réalisé très vite la somme d’argent que je devais porter k son prétendu fils adoptif. Je m’aperçus alors qu’elle se préparait elle-même au voyage, comptant qu’au dernier moment elle me déciderait à l’emmener. Je fis échouer cette combinaison désespérée, dernier effort d’une irrésistible passion. Je lui déclarai que je ne m’intéressais pas assez à Tonino pour aller lui rendre visite. L’empressement de Vanina à partir sans moi, et à mon insu, avait fait échouer la sollicitude que j’avais promise d’avoir pour elle et pour mon filleul. Dégagé de ma promesse en ce qui la concernait, je ne me sentais nullement obligé de porter moi-même à Tonino un don qu’il était beaucoup plus sûr et plus facile de lui faire tenir par un banquier. La chose fut faite comme je la décidais. Tonino reçut le salaire de sa bassesse, et il fut content. Sa femme m’écrivit pour m’annoncer son heureuse arrivée à Venise, son départ pour les terres que Tonino allait affermer, et me dire la reconnaissance qu’elle éprouvait pour moi. Elle n’avait pas réalisé ses projets de fierté, son mari avait dû l’y faire renoncer ; mais elle se vengeait en s’abstenant de nommer Félicie. Je refusai de montrer cette lettre à ma femme ; elle la chereha en vain sur mon bureau, je l’avais brûlée ; Félicie dut se contenter de savoir que l’on était satisfait là-bas. Ce fut un coup de poignard, le dernier. Elle se résigna.

Nous entrâmes alors dans une nouvelle phase d’existence conjugale. La première, jusqu’à la chute de l’épouse, avait été belle et pure. La seconde, leurre odieux pour moi, avait été pour elle un avilissement suivi d’expiation. La troisième, celle de la réhabilitation, commençait pour elle ; qu’allait être pour moi cette entreprise terrible ? Je ne m’étais pas encore demandé si j’aimais toujours ma femme, et à quel point je souiïrais de sa trahison. Je n’avais pas voulu m’occuper de moi-même, sentant bien que, le jour où je me laisserais aller à la douleur, je n’aurais plus la force nécessaire pour accomplir mon devoir. Sans doute il est des âmes assez fortes pour porter à la fois le sentiment du devoir et celui de la douleur ; moi, je n’étais pas un stoïque proprement dit, ne l’oubliez pas. J’étais, j’ai toujours été tendre. Quand j’ai du courage, et j’en ai quelquefois, c’est à la condition de m’abstraire de ma personnalité, de me considérer comme une machine obéissante, agissant sous l’empire d’une volonté supérieure à moi. C’est ma manière d’être religieux, chacun a la sienne, résultant des ressources que lui offre son organisation.

Je peux donc m’anéantir en quelque sorte jusqu’à un certain point, me rayer de mes propres comptes, ou du moins me compter pour un zéro n’ayant de valeur que par rapport aux chiffres qui doivent régler la conduite et la destinée. Je peux, à un moment donné, quand je plie sous une vive souffrance, sous une extrême fatigue ou sous un suprême chagrin, prononcer sur moi cet arrêt temporaire, il est vrai, mais énergique et utile : jjeu importe ! C’est comme une suspension de sensibilité que je peux m’imposer à moi-même dans les très grandes crises, non dans les petites. Il y a de cela chez tous les hommes. On sait moins réagir contre une contrariété que contre un désastre. Ceux qui se sont un peu observés en se sentant vivre savent que leurs faiblesses trouveront l’occasion d’être rachetées par quelque inspiration de grandeur, et il leur serait difficile de croire qu’un principe divin de force, de sagesse et de bonté ne plane pas au-dessus d’eux pour rendre leur tâche possible, leur bon vouloir profitable.

J’avais donc traversé et supporté l’épreuve horrible des premiers jours sans égarement et sans faute. Pendant près de deux mois, tout entier à l’action, je m’étais interdit et préservé de trop souffrir. Je ne m’étais pas écrié une seule fois en levant les bras contre le ciel : Suis-je assez malheureux !

Le moment de la réaction où l’esprit se détend, où il faut bien le laisser se détendre sous peine de le voir se briser, approchait inévitablement. Félicie provoqua elle-même la crise amère.

Sa santé se rétablissait à vue d’œil. Il semblait que ma fermeté tranquille l’eût délivrée du démon qui l’avait possédée ; elle ne feignait plus d’oublier Tonino, elle l’oubliait réellement. J’étudiais les soubresauts de souffrance que lui causait son nom quand on le prononçait devant elle, le calme, l’espèce de bien-être moral et physique où elle se plongeait, quand des journées entières se passaient sans qu’elle fût forcée de se rappeler son existence. Je mettais tous mes soins à prolonger ces jours d’oubli nécessaires à sa guérison intellectuelle. Le fantôme s’évanouit très vite, et le repentir commença.

Je m’en aperçus au redoublement de soins et de soumission dont je fus l’objet. Félicie avait été dissimulée avec audace et résolution, mais elle n’avait pas été réellement hypocrite. Plus clairvoyant, j’eusse deviné alors aux mille excuses assez plausibles, mais un peu monotones qu’elle m’avait données de ses fréquentes préoccupations, une gêne secrète et des invraisemblances dans nos rapports intimes. Dans ce temps-là, elle n’avait pas simulé l’amour avec moi, elle en avait ajourné l’expression, comme si, ayant toute la vie pour m’aimer, elle eût voulu ménager la fraîcheur de sa tendresse. Délicat comme ceux qui aiment véritablement, je n’avais pas voulu l’interroger sur sa réserve ; j’avais attendu le retour de l’effusion, me disant que le provoquer c’était risquer de l’imposer, et qu’il ne faut jamais condamner la femme à manifester l’enthousiasme qu’elle n’éprouve pas.

Quand elle se sentit libre de revenir à moi, elle s’étonna de me trouver’à mon tour inintelligent et préoccupé. Elle épia mon assiduité au travail, mon ardeur à la promenade, l’accablement d’un sommeil chèrement acheté par des semaines de réflexion et d’insomnie, et un jour elle s’écria en pleurant : — Vous ne m’aimez plus !

— Je vous aime plus que jamais ! lui répondis-je en prenant dans mes mains sa tête brûlante, qu’elle cachait dans ma poitrine ; mais quand mes lèvres s’approchèrent de son front pour le purifier par le pardon de l’amour, une force invincible roidit mes bras. Je tins cette pauvre tête dégradée à distance de la mienne sans qu’il me fût possible de les rapprocher l’une de l’autre, et cette force contre laquelle je luttais en vain fut si convulsive que Félicie, effrayée, s’écria : — Oh ! que vous me faites de mal ! Vous voulez donc me tuer ?

Je la lâchai et je m’enfuis. Que s’était-il passé en moi ? Je ne pouvais m’en rendre compte. Le ciel m’est témoin qu’en disant à cette femme : « Je vous aime plus que jamais, » je croyais lui dire la vérité. J’avais eu une si fervente résolution de lui pardonner, que je ne doutais pas de moi-même. J’étais paternel, j’étais évangélique dans ce moment-là. Je croyais recevoir dans mon sein l’enfant prodigue, rapporter au bercail sur mon épaule la brebis égarée ; mais en surprenant, au lieu d’un rayon de reconnaissance, un éclair de volupté dans ces yeux d’azur, je ne sais quelle secrète horreur s’était emparée de moi, comme si j’allais, en partageant un désir sacrilège, souiller la plus noble victoire de l’âme, le pardon de la cliarité !

C’est alors que je compris enfin ce qui s’était brisé en moi. Je m’étais cru ravivé et renouvelé par les eiïorts de ma volonté ; je croyais pouvoir sauver cette âme sur laquelle j’avais juré de veiller et d’étendre la protection infatigable de l’amour. L’amour m’échappait. .. Le dégoût s’emparait de moi à la pensée d’unir mes lèvres à ces lèvres souillées, de confondre dans un baiser l’âme d’un homme sans reproche et celle d’une femme avilie. Qui d’elle ou de moi était devenu un cadavre ? L’abîme du tombeau s’était ouvert entre nous ; à la pensée de le franchir, tout mon être se révoltait. Ah ! c’est bien elle qui était morte ! En simulant la vie, le spectre devenait effrayant ; c’était l’ombre de mon passé qui se levait devant moi pour me dire : Unissons-nous dans la mort ! — Mais la mort est sacrée ; elle est le lit nuptial des âmes qui se sont chéries saintement. Elle n’est pas la couche ardente des amans enivrés. Point d’arrivée et point de départ pour les étapes de la vie éternelle, elle s’exprime par le majestueux abandon de la personnalité apparente. Elle a ses lois à paît, aussi mystérieuses que celles de Dieu même, et si cette loi est l’amour encore, c’est avec dés manifestations que les hommes ne connaissent pas.

Qu’y avait-il de commun désormais entre la chair de l’amante de Tonino et la mienne ? Ce lien était rompu. Comment avais-je pu me flatter de le renouer ? Toutes les eaux du Léthé, toutes les eaux du ciel même ne pouvaient laver la souillure de cette chair profanée. Était-ce préjugé ? Je me posai sincèrement la question. Je m’élevai aux plus hautes intuitions de l’idéal. Je vis la figure de Jésus traçant ces mots sublimes : « que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Je ne la vis pas conduiï^ant au lit de l’époux outragé la femme adultère. Oubli et pardon, oui, dans le sens de la charité ; mais dans celui de l’hyménée, non… cela est impossible à la nature humaine, à moins d’une grossièreté d’appétit dont l’homme civilisé rougit, s’il y succombe !

Je m’efforçai de rêver l’état de sainteté absolue, l’oubli entier, complet, formel, de l’égoïsme et du sentiment de la propriété. Ma femme m’aimait encore, je le voyais bien ; elle m’avait toujours aimé ; elle avait été fascinée, envahie, égarée ; elle n’attendait pour redevenir pure que le retour de ma tendresse sans bornes. C’était le signe de ma confiance en elle qui seul pouvait lui rendre la confiance en elle-même ; c’était l’acte de foi par lequel notre union devait être renouvelée et à jamais dégagée de l’entrave du mal.

— Pourquoi ne serais-je pas un saint ? me disais-je. N’ai-je pas fait le plus difficile ? N’ai-je pas terrassé la colère et bu la douleur ? N’ai-je pas traversé le désespoir et vaincu l’orgueil ? J’ai agi en philosophe, en ami, en homme religieux, en homme du monde ; je ne me suis pas cru délié de mes sermons ; j’ai été le père spirituel de cette âme enfant, de cette organisation sauvage dont je n’avais pas prévu, mais dont j’ai subi les écarts et les déchaînemens. J’ai épuisé ce calice jusqu’à la dernière goutte, et au moment de recueillir le fruit de ma sagesse et de ma bonté voilà que la haine remonte, et qu’au lieu de donner le baiser de paix mes lèvres frémissent d’horreur et d’épouvante ! Est-ce que je redeviens l’homme irréfléchi, vulgaire, instinctif que j’ai résolu de ne pas être ?

Je retournai auprès de Félicie pour la rassurer au moins sur la bizarrerie de mes manières. Si je lui laissais deviner ce qui se passait en moi, elle était perdue ; elle mourait de douleur et de honte, ou elle faisait pis : elle se rejetait éperdue dans le rêve de son impure passion. Il fallait lui ôter ce doute, lui paraître aussi naïf, aussi aveugle que l’idiot dont je jouais le rôle avec héroïsme. J’y réussis en montrant un enjouement qui me déchirait le cœur ; je la fis sourire. Il y avait une légère nuance de mépris dans ce sourire à demi triste, à demi perfide. La femme n’admire plus l’homme qu’elle ne craint pas un peu. Je vis poindre ce dédain, et je le supportai…

Il s’effaça pourtant. Félicie était trop passionnée pour se guérir d’un amour sans se rejeter dans un autre. Elle pouvait oublier Tonino, avec l’espérance de retrouver en elle l’enthousiasme qu’elle avait eu pour moi. Elle était prête à subir cet enthousiasme ; il fallait le faire renaître, mais pour cela il fallait l’éprouver !

Je ne parle pas ici à mots couverts dans l’intention prude et libertine de faire deviner plus que je ne veux ou peux dire. Le mariage dévoilé a son impudeur pour ceux qui n’y voient qu’une série de plaisirs faciles, sans y faire entrer l’amour vrai, le grand amour. Cette manière de l’envisager n’était pas la mienne ; je n’avais épousé Félicie ni par convenance, ni par amitié, ni par galanterie. Je l’avais aimée d’amour, c’est-à-dire avec tout mon être ; idées, affections, sympathies physiques, tout ce qui était moi lui avait appartenu. Nous n’étions pas assez jeunes l’un et l’autre pour ne pas prévoir que les sens s’éteindraient avant l’estime et la tendresse réciproques. L’amour vit encore par le souvenir des joies pures, et c’est la foi au passé qui le rend impérissable ; mais ôtez la foi et l’estime, la tendresse ne peut plus se manifester saintement par le plaisir. Pour reprendre comme maîtresse agréable l’épouse souillée, il faut abjurer l’amour et rire de soi-même. Je ne pouvais pas être si bon plaisant que cela : j’avais trop sincèrement aimé !

Il eût donc fallu pouvoir oublier ! Elle le pouvait, elle ; elle le voulait. Elle se haïssait peut-être elle-même, mais elle croyait pouvoir tout réparer, et moi qui ne l’avais pas haïe, moi qui croyais aussi à la réhabilitation toujours possible, je ne pouvais chasser l’image de l’adultère interposée entre nos deux images et les empêchant de se confondre.

Alors commença une lutte funeste. La malheureuse voulut reprendre son empire ; elle crut que, rassasié de bonheur tranquille, j’entrais dans la phase de paresse intellectuelle où l’on n’a plus soif d’idéal, et où l’on retombe dans les habitudes de caractère que l’on avait avant de rêver le bien suprême. Elle fut plus habile et plus patiente que je ne l’en eusse crue capable. Elle feignit de respecter les études où je feignais, moi, de m’absorber, pour lui cacher mes angoisses. Elle se fit craintive, émue, coquette de modestie et de chasteté comme aux jours où je me défendais de partager son amour ; c’est par l’humilité qu’elle m’avait vaincue, elle crut me vaincre encore en ne m’adressant ni plainte ni reproche, et en essuyant à la dérobée les larmes que lui arrachait mon apparente préoccupation.

Je fus ému peu à peu de cette douceur, et je saluai en moi l’émotion comme la bonne nouvelle. C’est peut-être la grâce qui descend sur moi, me disais-je. Peut-être vais-je oublier le passé, peut-être un matin ou un soir quelque rayon luira sur ma triste nuit de désespérance. Je reverrai cette figure chérie que je ne peux plus me représenter. Elle aura retrouvé son nimbe, son profil pur, la virginité de son attitude. Mme Sylvestre aura disparu à jamais ; Félicie Morgeron, la fille biblique, élégante et pudique, avec sa cruche sur la tête, reviendra de la fontaine en me disant : « bois, » et je ne saurai plus que sa main m’a versé le poison du mensonge.

Ah ! la revoir ainsi, ne fût-ce qu’un instant, j’aurais donné pour cela le reste de ma vie ! Il y avait des jours où j’étais tenté de me fouiller le cœur avec mon canif pour en extirper le souvenir, ce ver rongeur qui m’empêchait d’espérer.

Il arriva, ce jour fatal que je demandais si naïvement à la destinée. Félicie était allée à l’église, non pour prier, elle ne croyait réellement à rien au-delà de la vie, mais pour rêver ou se recueillir, peut-être pour essayer de croire. J’écrivais quand elle entra parée, animée, vraiment belle et rajeunie. Je la regardai. Elle s’agenouilla et me dit : — Vous souvenez-vous d’un air que j’improvisai par hasard il y a trois ans, et qui vous parut, vous me l’avez dit plus tard, révéler, proclamer et imposer l’amour ? Je l’avais oublié, je n’ai jamais pu le retrouver. Il vient de me revenir à l’église : voulez-vous l’entendre ?

— Non ! lui dis-je vivement, sans trop savoir ce que je disais.

Je me repentis de ma réponse. Si elle n’en pénétra pas le sens, elle le pressentit à sa manière.

— Vous n’aimez plus rien du passé, me dit-elle abattue et comme brisée ; c’est ma faute, je vous le laisse trop oublier.

Je n’oubliais rien, je craignais de retrouver mes souvenirs enlaidis et dénaturés ; mais, voyant que je l’avais affligée, je la priai de réveiller la voix endormie du précieux violon. Elle s’y refusa, disant que j’y mettais de la complaisance, et qu’elle se contenterait de fredonner l’air à demi-voix pour me le rappeler.

Alors elle chanta tout bas, presque dans m.on oreille, et, bien qu’elle n’eût pas de voix et chantât rarement, elle mit tant de charme et d’émotion dans son accent voilé, qu’une larme vint au bord de ma paupière au souvenir de cet air qui m’avait pour ainsi dire ouvert le cœur et l’esprit à l’amour la première fois qu’elle me l’avait fait entendre. Je me rappelai les circonstances où cette magie s’était emparée de moi, je revis le paysage où j’étais, la mâle et douce figure de Jean m’apparut et me sourit. Un souffle printanier glissa dans ma chevelure, et je me sentis tout jeune, comme à l’instant où cette vibration magnétique du violon de Tonino Monti avait embrasé l’air que je respirais. Je crus au miracle, comme un homme qui a déjà senti la transformation miraculeuse et qui n’en croit pas le retour impossible. Félicie s’était remise à genoux près de moi en chantant ; j’oubliai le spectre, j’étreignis la femme, je crus étreindre l’amour.

Mais ce n’était que le rêve, l’amour physique qui fait sentir plus odieusement l’absence de l’amour moral. Le réveil fut affreux, car l’ivresse trompeuse m’arracha des sanglots, et Félicie comprit enfin que je savais tout !

Elle feignit de croire à une excitation nerveuse, et me laissa seul sans m’interroger. Moi j’étais trop troublé pour m’apercevoir de sa découverte ; j’étais certain de n’avoir pas laissé échapper un mot qui trahît mon désespoir ; j’étais brisé, mais je n’avais pas été lâche. Je n’avais pas insulté la femme qui me brisait. Qui sait, me disais-je, si cette révolte de ma conscience ne sera pas la dernière ? L’amour a le don du miracle : ne peut-il faire taire l’esprit ?

Mais alors je me représentais Félicie savourant dans les bras de son amant l’ivresse qu’elle venait de goûter dans les miens, et se disant ce que je ne pouvais jamais me dire : Le plaisir est tout l’amour, ii esi plus fort que tout, la conscience n’est rien devant lui ! Elle avait vécu de ce blasphème et elle allait en vivre encore, puisqu’elle trahissait le souvenir de l’amant sans aucun trouble, pour demandera l’époux l’enivrement de même nature, sauf à comparer après quel vin était le plus capiteux et provoquait le mieux l’athéisme du cœur, dernière ressource d’une mauvaise conscience et d’un instinct perverti.

J’eus beau m’efforcer de l’excuser, je sentis qu’elle me devenait, non pas odieuse, car la haine est un amour encore, mais étrangère sous un certain aspect. Cette femme n’était plus mienne par la chair. Sa beauté ne me parlait plus. J’eusse eu le droit de lui chercher un autre époux, que je l’eusse cherché avec sollicitude et bonté, comme on le cherche pour une parente, pour une fille, sans concevoir une jalousie possible. L’amour qu’elle venait d’obtenir de moi me parut un égarement bestial dont je fus honteux, irrité contre moi-même. Si j’eusse été dominé par des instincts violens et impétueux, il devenait évident pour moi que je l’eusse étranglée après la crise.

C’était donc à un paroxysme de férocité, c’était donc au meurtre que me conduisait la vaine tentation du pardon complet ! Le meurtre révoltait tout mon être, à ce point que je me sentis défaillir ; mais tout aussitôt une réaction terrible me fit tourner ma rage contre moi-même. Je déchirai ma poitrine avec mes ongles, j’avais besoin de haïr et de torturer quelqu’un, je me détestais et je me prenais moi-même pour victime. Quand je me vis couvert de mon propre sang, j’éprouvai un soulagement étrange, comme celui d’une bête de proie satisfaite et repue. Ce fut une grande révélation pour moi. L’homme le plus doux et le plus civilisé peut avoir des momens de fureur féline où il ne s’appartient plus, et où il est capable d’agir sans conscience de ses actions. En voyant le mal physique que je venais de me faire sans le sentir, j’eus peur de moi comme d’un ennemi plus fort que moi. J’étais donc capable, à un moment donné, de subir cette démence et de l’exercer sur un autre ? Et sur quel autre tomberait-elle, si ce n’est sur la malheureuse qui provoquait les appétits du tigre ?

Je songeai à fuir ; c’était le plus lâche des palliatifs. Je m’interrogeai sévèrement. Ma loyauté intérieure me répondit : Aucun danger, aucune colère, aucune vengeance possible pour celui qui n’impose pas silence à une conscience éclairée et timorée comme la tienne ; mais malheur à toi, si tu veux boire l’eau de feu qui a enivré ta femme ! Ce breuvage-là ne peut pas s’assimiler à un tempérament sain et fort comme le tien. Les gens bien trempés ne supportent pas les excitations factices. Tu as voulu vaincre la nature en toi-même. La nature qui ne s’est pas laissé fausser par le mal est une sainteté et une logique. Elle répugne au sophisme, elle rejette les alimens empoisonnés, quant même ils sont cachés sous l’huile et le miel. Tu t’es trompé par excès de bon vouloir. Tu as voulu être plus doux que Dieu même, qui, selon toi, ne châtie point. £n cela, tu n’as point compris la profondeur et la beauté des lois qu’il a instituées et qu’il ne transgresse, jamais. Ces lois attachent la punition immédiate au mal que l’homme se fait à lui-même. Tu t’es déchiré la poitrine, tu saignes. Tu as voulu boire la sainte volupté dans un vase souillé, la douleur s’est emparée de toi. Tu as cru que la pitié pouvait ramener l’amour, la haine s’est déclarée. Ouvre les yeux et humilie-toi, disciple trop naïf et trop ambitieux de l’idéal ! L’idéal n’est une vérité qu’à la condition de rester dans la voie de la nature. L’amour dans l’homme est un idéal aussi. Il est l’aspiration à l’assimilation de deux êtres différens dans un acte de foi commune. Réduit au plaisir des sens, il n’est plus l’amour. Il est l’appétit qui engendre l’oubli, la lassitude et même l’aversion s’il y a abus, car la nature est sage et logique dans ses fonctions matérielles aussi bien que dans ses fonctions intellectuelles. Ne jouez pas avec l’amour est un grand mot dont le sens va bien au-delà de ce qu’il semble indiquer. Il ne menace pas seulement de brûler celui qui en approche sans défiance, il condamne à être dévoré celui qui s’y jette sans savoir qu’il faut la foi pour affronter le feu sacré. Appétit bestial, il énerve ; enthousiasme aveugle, il égare ; amitié sans discernement, il écœure. Il veut être à la fois plaisir, vénération et tendresse pour vivifier et le tremper les âmes et les corps ; mais il ne renaît pas de ses cendres. Qui l’a laissé éteindre ne peut pas le ranimer. Si tu lisais dans le cœur de ta femme adultère, tu verrais qu’elle n’aime plus ni le mari, ni l’amant, et que ses efforts pour s’aimer elle-même seront impuissans désormais. Elle ne peut plus connaître l’amour. Il ne se présentera plus à elle qu’à travers la souffrance du désir ou l’effroi du châtiment. Ses yeux, en plongeant dans les tiens, y cherchent en vain la volupté ; ils y liront toujours la sentence de mort, le mépris qu’elle mérite et que tu ne peux pas lui épargner. Cette femme est punie par toi, malgré toi, c’est la loi, et tu es forcé de la subir aussi bien quelle. Tu avais deviné cela dès le premier jour en décrétant que tu ne la punirais pas ; tu sentais bien qu’elle était déjà punie. Tu as fait ton devoir, pourquoi veux-tu le dépasser, l’annuler par conséquent ? Pourquoi veux-tu transformer le pardon en récompense, et vaincre en toi le dégoût, cette chose vraie et forte qui vient, comme le désir légitime, des hautes réglons de l’équité naturelle ? Va, le détachement n’est pas une simple lassitude physique qu’un peu de volonté surmonte. C’est le profond repos qu’exige l’être après les luttes suprêmes. Ce n’est pas un épuisement de la charité, c’est celui de la vaine sensibilité qu’une certaine paresse de cœur entretient en nous. C’est une protestation que notre dignité nous impose sous peine de nous abandonner.

Je me rendis à cette voix qui parlait en moi, et de moi à moi-même. C’était le vrai moi humain, complet et sûr de lui, qui réclamait son droit à la vie normale.

Oh ! non, non, pensais-je, ce n’est pas un préjugé, ce n’est pas une tyrannie que de vouloir être aimé exclusivement quand on a vraiment aimé ainsi soi-même, et que rien n’a excusé ni seulement motivé la trahison. On a avili mon amour, on l’a condamné au partage, … car Félicie avait menti à son amant ! Elle était revenue à moi plus d’une fois durant sefe amours avec lui, et on m’avait conduit les yeux fermés dans un temple d’impureté où j’avais cru embrasser l’autel de la chasteté conjugale. Devais-je pardonner cela ? Non, puisque je ne devais pas l’oublier ? Et puisque je ne le pouvais pas malgré des efforts de dévouement où ma raison avait failli se briser, c’est que la nature ne le voulait pas. Dieu ne pouvait pas faire le miracle que je lui avais demandé, Dieu ne fait pas de choses insensées.

Je retrouvai le calme ; je revins prendre mon repas avec ma femme. Je lui parlai avec une douceur plus grande encore que de coutume. Elle m’avait cru malade, disait-elle, elle était inquiète de moi. Ne pouvais-je lui expliquer les larmes et les cris qui m’étaient échappés dans ses bras ? Je ne le pouvais pas sans mentir. Je ne voulais pas mentir davantage ; je ne voulais pas parler non plus. Ne pouvions-nous pas nous entendre sans entrer dans d’odieuses explications ?

— Soyez certaine, lui dis-je, que si j’ai quelque grand chagrin intérieur, ce qui est toujours possible dans une vie quelconque, je le surmonterai et ne vous le rendrai pas insupportable. Je vous demande seulement de ne pas m’interroger quand je souffre, et de ne jamais rien craindre de ma part. Vivez aussi heureuse que possible, et ne me regardez pas avec cet air d’épouvante qui me fait injure. Si vous avez aussi quelque chagrin secret, ne l’envenimez pas par des frayeurs inutiles. Je veille sur votre réputation, sur votre sécurité, sur votre indépendance. Aucune catastrophe, aucune lutte ne vous menace. Désormais je n’ai qu’une préoccupalion, qui est le rétablissement stable de votre santé, la dignité et la tranquillité de votre vie ; je vous l’ai prouvé, je vous le prouverai toujours, et, loin qu’il m’en coûte, ce sera ma suprême consolation dans les épreuves qui pourront survenir.

Elle m’écouta en silence, la tête penchée sur son assiette. Nous étions à table, la bouilloire chantait dans l’âtre. Elle se leva et me servit le café. Sa main ne tremblait pas, ses mouvemens étaient libres, son regard était fier et froid. Elle eût semblé à tout autre que moi n’avoir pas compris ; mais loin de là, je fus effrayé de sa tranquillité apparente. Était-elle offensée de ma douceur ? Avais-je été trop explicite ? Ne fallait-il pas l’être assez pour qu’elle n’osât plus revendiquer l’amour ?

Nous passions toujours la soirée ensemble, je lui faisais la lecture quand elle me le demandait. Elle me le demanda ce soir-là, je la priai de choisir elle-même le livre. Elle m’apporta les Affinités électives de Goethe, et je commençai à lire, redoutant quelque projet de discussion amenée par le choix étrange de cette lecture ; mais je vis bientôt qu’elle ne m’écoutait pas. Elle avait pris son aiguille et ne s’en servait pas. Ses yeux étaient fixés sur la table, ils se fermèrent, elle dormait.

Elle était sujette, comme toutes les personnes actives, levées avec le jour, à ces lassitudes soudaines. Je baissai la voix peu à peu, je fermai le livre, je la regardai. Elle était pâle, mais elle dormait avec une respiration égale, et elle reposa ainsi près d’une heure sans faire un mouvement. Son pouls était calme et seulement un peu faible quand elle s’éveilla.

— Est-ce que vous me croyez malade ? me dit-elle. Je ne le suis pas.

— Non, mais il vous faudrait revenir aux toniques durant quelques jours. Vous n’êtes pas aussi forte que de coutume.

— Vous n’y connaissez rien, reprit-elle avec une certaine brusquerie ; je ne me suis jamais mieux portée. J’ai besoin de repos, voilà tout. Permettez-moi de me retirer.

Elle rangea ses boîtes avec le plus grand soin, alla parler à ses servantes, donna des ordres pour le lendemain, selon son habitude, et revint pour fermer les contrevents de la salle. Je ne lui laissais jamais prendre ce soin elle-même. Je l’en empêchai donc, disant qu’elle n’avait pas besoin de me rappeler l’heure.

— Bah ! me répondit-elle avec une aigreur singulière, cela vous ennuie de songer à ces choses-là ! Allez travailler là-haut. Je suis sûre qu’il y a longtemps que vous voudriez être seul.

— Qu’avez-vous, Félicie ? lui dis-je en lui prenant la main. Vous ai-je montré quelque lassitude de votre société, quelque impatience de me retirer ?

— Non, répondit-elle avec une amertume croissante. J’ai tort ! C’est vous qui avez toujours raison, n’est-ce pas ?

Elle me quitta sur ces mots cruels et si profondément injustes que la stupeur m’empêcha d’insister pour savoir ce qui se passait en elle.

Au bout d’un instant, craignant qu’elle ne fût malade, j’allai frapper à la porte de sa chambre ; elle était enfermée. — Laissez-moi reposer, dit-elle, je n’ai rien, j’ai sommeil. Quel mal y voyez-vous ?

Ainsi elle repoussait mon amitié en reconnaissant qu’elle ne possédait plus mon amour. Je devais m’attendre à cela chez un caractère aussi tendu, et j’en fus néanmoins très surpris. Je croyais mériter plus d’égards, sinon de reconnaissance. La haine allait-elle naître dans ce cœur tumultueux qui ne savait pas s’attendrir et se fondre ?

Je montai à mon appartement, dont je laissai les portes ouvertes, afin de pouvoir lui porter secours, si ce dépit aboutissait à une crise de chagrin ou de souffrance quelconque. J’ouvris, comme toujours, beaucoup de livres sur ma table, afin d’avoir l’air occcupé et paisible, si on venait me surprendre. C’était un rôle arrangé depuis trois mois, car je ne travaillais pas, cela m’eût été impossible. Je passais les heures de ma veillée et une grande partie de mes nuits à méditer douloureusement sur la veille et sur le lendemain.

J’étais donc très attentif à ce qui se passait dans la maison. J’entendis les servantes fermer les portes d’en bas et se retirer dans leurs chambres. Félicie marcha un peu chez elle, et le silence se fit. Chez les gens nerveux et chez presque toutes les femmes, la fatigue se manifeste par l’excitation. Sans doute Félicie avait reçu une vive commotion intérieure en me voyant pleurer. Elle avait dû pleurer aussi ; elle était brisée. Après une bonne nuit de sommeil, car il semblait qu’elle dormît, elle serait plus douce, plus vraie, et s’il fallait en venir à une explication, je la trouverais mieux disposée à me rendre justice.

Dans cet espoir un peu vague, brisé moi-même et n’ayant plus la force de commenter l’attitude iniquement absurde qu’elle semblait vouloir prendre, je m’assoupis, les coudes sur ma table. Je ne voulais pas me coucher sans m’être assuré par une attente raisonnable que je pouvais dormir sans crainte.

Vers minuit, je fus rappelé à moi-même par le son du violon. Félicie jouait l’air qu’elle m’avait chanté le matin. Elle le commença avec la pureté et la largeur qui caractérisaient son jeu remarquable. Puis tout à coup elle dénatura la mélodie, et, attaquant avec âpreté je ne sais quelle autre idée, elle s’égara dans une suite de divagations pénibles. Elle semblait par momens vouloir en vain se rappeler le motif retrouvé dans la journée, en d’autres momens elle semblait le rejeter avec dédain et vouloir exprimer un ordre de sentimens contraires. Mon imagination surexcitée eût pu interpréter ces divagations musicales comme une sorte de récit symbolique qu’elle voulait me faire de ses orages, de sa chute et de son désespoir ; mais je cherchai en vain la vraie note de la douleur, elle n’y était pas. C’était plutôt celle de la colère ; sa plainte ressemblait à une malédiction. Cette voix âpre du violon froissé et fouetté par l’archet frémissant me faisait un mal horrible. Je crois que j’eusse préféré les plus atroces paroles. Félicie déployait une habileté d’exécution que je ne lui connaissais pas, mais je sentais que son esprit était impuissant à rendre une émotion saine. Sa musique était folle, ses idées heurtées, incompréhensibles, comme si elle eût eu l’intention de faire souffrir sans s’avouer vaincue par la souffrance.

Elle le fut enfin, car elle jeta le violon brusquement, et il me sembla qu’il se brisait en tombant. Je vis sur le massif d’arbres, en face de la maison, passer le reflet d’une lumière qui changeait de place dans sa chambre ; mais Félicie marchait sans faire aucun bruit, comme une ombre.

Une grave inquiétude s’empara de moi. Je me demandai si ce chant bizarre, au milieu de la nuit, était un cri de révolte ou un adieu éperdu. Allait-elle essayer de fuir pour rejoindre Tonino ? Mais Tonino ne voulait plus d’elle, j’en étais sûr. Se faisait-elle illusion sur son dégoût, ou prétendait-elle, par je ne sais quel parti extrême, le forcer encore à jouer la passion pour obtenir le repos de son ménage ?

Je descendis sans bruit l’escalier, et dans l’obscurité je m’assis sur la dernière marche, près de sa porte. Elle ne pouvait pas faire un mouvement sans que je l’entendisse. À aucun prix, je ne voulais la laisser courir à sa honte et à sa perte. Chassée par Vanina, abandonnée par Tonino, elle n’aurait plus de refuge que dans le suicide, car je ne me sentais plus le courage de tolérer de nouveaux égaremens.

Il me sembla entendre pétiller du feu dans sa cheminée. Je m’avançai sur le balcon, et je vis en effet une raie de fumée sur le ciel clair et constellé. Elle brûlait sans doute des papiers, car nous étions en plein été, et à moins d’être très souffrante elle ne pouvait avoir besoin de se réchauffer. Une brise qui rabattit un instant cette fumée me fit saisir une odeur acre qui n’était pas celle du papier, mais plutôt celle du linge brûlé. Je revins près de sa porte, j’entendis qu’elle ouvrait le verrou comme si elle se disposait à sortir. Ne voulant pas que sa fuite, si elle l’avait résolue, reçût le moindre commencement d’exécution, je fis du bruit avec mes pieds pour l’avertir de ma présence, et je lui parlai à travers la porte, encore fermée, pour lui demander si elle était malade. — Non, répondit-elle d’une voix résolue ; entrez si vous voulez !

— Pourquoi ne dormez-vous pas ? lui dis-je en entrant ; il faut que vous souffriez beaucoup, puisqu’en vous retirant vous éprouviez le besoin de dormir.

— Je ne souffre pas, dit-elle, vous le savez bien ; vous avez dû entendre que je faisais de la musique, puisque vous ne vous êtes pas couché.

— J’étais inquiet de vous. Nous nous sommes quittés hier soir comme nous ne nous quittons jamais, vous m’avez froidement retiré votre main, et vous paraissiez irritée. Si je vous ai offensée, sachez que je n’avais pas, que je n’ai jamais eu d’intention cruelle envers vous. Je vous le jure, ne me croyez-vous pas ?

— Sylvestre ! s’écria-t-elle d’une voix sourde et âpre, vous pouvez jurer tout ce qu’il vous plaira, je ne vous croirai plus. Vous me haïssez au point que tantôt vous avez voulu vous ôter la vie. Montrez-moi votre poitrine ! Ah ! vous voyez que vous ne le voulez pas ! Eh bien ! je ne sais pas si vous êtes profondément ou légèrement blessé. Je crois que ce n’est pas dangereux, puisque vous voilà ; mais ce qui est sérieux, c’est le chagrin qu’il faut avoir pour se déchirer comme vous l’avez fait. Tenez ! je viens de brûler votre chemise que vous aviez ôtée en rentrant et jetée dans un coin de votre chambre sans vous soucier de ce que nos servantes penseraient de ces effroyables taches de sang. Le hasard m’a fait trouver cela, et je suis tombée comme morte, ne comprenant pas, croyant d’abord que quelqu’un avait tenté de vous assassiner. En revenant à moi, je me suis retracé votre désespoir de ce matin. Vous aviez cédé à mes caresses, à un reste d’amour, à un désir d’homme qui vit seul et triste depuis longtemps, et puis tout de suite l’horreur de moi vous est revenue, et, comme une espèce de saint ou une espèce de fou que vous êtes, vous vous êtes martyrisé la poitrine pour punir le cœur qu’elle contient d’avoir battu pour moi un instant ! Vous voyez bien que je suis un monstre à vos yeux, et que vous feriez mieux de m’abandonner et de me fuir, ou de m’accabler de coups et d’injures que de me laisser voir et deviner le mal que’ je vous fais en vivant près de vous. Voyons, laissez-moi partir. Je ne peux plus rester ici, je serais méprisée de tous, car votre chagrin saute aux yeux. Tout le monde me demande pourquoi vous êtes si changé et tout à coup si vieilli. Vous ne vous apercevez pas que depuis deux mois vos cheveux sont devenus tout gris ? El cette chemise déchirée et sanglante que j’ai fait disparaître, comment eût-on expliqué cela ? Croyez-vous que le départ de Tonino n’ait pas fait parler ? Vous vous imaginez avoir agi bien prudemment ! Il y avait mieux que cela à faire, allez ! Il fallait agir en homme qui aime. Il fallait tuer ce misérable que je hais, que je haïssais déjà, que j’ai toujours haï peut-être, et, après vous être vengé, il fallait me battre, me fouler aux pieds, me cracher à la figure, après quoi vous m’auriez pardonné, et vous m’aimeriez à présent comme avant ma faute, tandis qu’avec votre patience et votre vertu vous ne vous êtes pas exhalé (sfogato), et vous gardez sur le cœur un ressentiment qui vous étouffe et ne s’en ira jamais. Ce que je vous dis vous étonne, vous me trouvez sauvage. Eh bien ! vous ne l’êtes pas, vous ; aussi vous n’aimez pas, car l’amour est sauvage, et vouloir le moraliser c’est n’y rien comprendre et ne l’avoir jamais ressenti.

Elle parla longtemps encore en italien sur ce ton de reproche et d’invective, raillant ma conduite, méconnaissant ou dédaignant mon caractère, dépeignant l’amour dont elle prétendait être l’avocat ou la prêtresse avec des expressions mêlées de cynisme et de poésie vulgaire à la manière de Tonino. Elle était de son école depuis qu’elle avait été à son école. La corruption des mœurs avait porté ses fruits, elle avait gagné le cœur ; ce cœur était gangrené, perverti, monstrueusement ingrat. D’une âme généreuse, d’une tête intelligente, d’une vie de force, de reconnaissance, de travail et de dévouement, il ne restait qu’une vanité de femme irritée et des désirs maladifs sans objet déterminé, puisqu’elle était désormais à qui voudrait la prendre.

Je r écoutais en silence, avec stupeur. Le mépris entrait en moi et pesait sur ma pensée comme un bloc de glace. Je la regardais, je la trouvais laide dans sa beauté maigre et ardente. Demi-nue devant moi, elle ne songeait point à se couvrir, et sa nudité me choquait, moi son mari, comme une effronterie. La pitié me quittait. Elle n’était même plus ma pupille ou ma protégée ; c’était pour moi comme une vieille maîtresse qui m’avait quitté par caprice, qui revenait à moi par ennui, et dont la galanterie malsaine me trouvait rassasié et indifférent.

Je ne pus lui répondre un seul mot : le dégoût est muet ; il ne peut pas réveiller le chagrin ni la colère. Il n’y avait plus de langage possible entre nous. Nous ne nous serions pas compris. Je me levai pour la quitter.

— Ainsi, me dit-elle exaspérée, il vous est indifférent que je parte ou que je reste ?

— Je vous défends de partir, répondis-je froidement.

— Vous m’en empêcherez par la force, vous ? allons donc !

— Je ne porterai jamais la main sur vous ! J’appellerai vos gens les plus dévoués, je leur montrerai que vous êtes folle, et ils vous empêcheront de courir à votre déshonneur.

— Et vous me ferez enfermer ?

— Je vous enfermerai, s’il le faut.

— Dans une maison de fous ?

— Dans votre propre maison. Vous êtes assez riche pour être bien soignée et bien gardée.

— Et vous resterez là comme geôlier en chef ?

— Je resterai à mon poste.

— Dix ans, vingt ans ?

— Toute ma vie, s’il le faut.

— Et si je deviens folle furieuse ?

— N’étant ni fou, ni furieux, moi, je vous ferai traiter avec une inaltérable douceur.

Elle éclata de rire. Ce rire affreux entra dans mon cœur comme une blessure mortelle, la dernière. Il palpita de douleur un instant et s’éteignit.

— Je ne veux pas partir, reprit Félicie avec une tranquillité épouvantable. — Vous n’avez pas besoin de tant de vertu. Est-ce que vous allez me surveiller ?

— Je sais que ce serait inutile, si vous étiez bien décidée à fuir : mais il serait toujours facile de vous rejoindre et de vous ramener, puisqu’on sait où vous iriez.

Elle s’élança sur moi, tomba à genoux et s’écria : — Sylvestre ! un mot de colère, je t’en conjure ; un seul mot de haine contre Tonino et de jalousie contre moi ! sois homme ! maudis ton rival et punis ta femme ! Je croirai alors que tu m’aimes, et je t’adorerai !

— Ne m’adorez pas, lui dis-je. Je ne pourrais pas vous rendre ce que vous me donneriez.

Je la quittai ainsi. La mesure était comble. Le lendemain, je la retrouvai debout, vaillante, active, et comme étrangère au drame de cette nuit horrible. Elle avait toute sa présence d’esprit, elle commandait, elle travaillait, elle rangeait ; elle était aimable par momens avec ses gens, et avec moi, devant eux, presque enjouée. Pensait-elle à mes menaces et voulait-elle me montrer qu’il ne serait pas aisé de la faire passer pour folle, si elle prenait la fuite ? Je fus révolté de cette lâcheté. Elle savait que jamais je ne la traduirais comme coupable devant un tribunal. Allait-elle travailler à se faire haïr, à me mettre hors de moi, à lasser ma patience, à me rendre méchant ? Me créer des torts envers elle était sa dernière ressource.

Elle l’essaya et elle échoua. Je me renfermai dans une politesse et dans une habitude de déférence inexpugnable. Le savoir-vivre est une forteresse dont les gens mal élevés ne connaissent pas la solidité. Félicie fut vaincue et par momens touchée de ma patience à toute épreuve. Hélas ! je n’y avais plus aucun mérite. Rien de sa part ne pouvait plus m’offenser, ni seulement m’émouvoir. Je ne l’aimais plus.

Et pourtant j’acceptais une tâche de dévouement qui pouvait absorber le reste de ma vie. Je ne pouvais ni ne voulais oublier que Jean Morgeron m’avait, par sa confiance et son amitié, légué cette tâche dont il m’avait donné le noble exemple. Félicie m’avait aimé autant qu’il était en elle d’aimer. Son affection m’avait rajeuni et enivré quelque temps ; j’avais eu, grâce à elle, deux ans de bonheur, illusoire par le fait, mais réel pour moi, puisque j’avais eu la foi. De plus elle m’avait associé à une vie de bien-être dont je n’éprouvais nullement le besoin, mais qu’elle m’avait faite aussi douce et aussi honorable en apparence que possible.

Tout cela était gâté, souillé ; mais, en m’engageant devant Dieu et devant les hommes à accepter et à garder ce que je croyais être un honneur et un bien, l’amour et les soins de cette femme, j’avais perdu, ce me semble, le droit de proclamer que c’était un mal et une honte. Je ne pouvais le constater qu’en secret ; le lui dire à elle-même n’eût servi qu’à exaspérer la cruauté de ma situation.

Mon mariage avec elle était une erreur de mon jugement, une folie et une sottise pour parler le langage de la vie pratique. Il faut savoir subir les conséquences de ses propres fautes, et quand on n’a à se reprocher qu’un excès de candeur et de probité, on souffre de ses déceptions sans trop d’amertume, puisqu’on n’a point à en rougir vis-à-vis de soi.

J’avais été encore plus loin dans mon aveuglement. Je m’étais intéressé à Tonino, j’avais cru à sa sincérité. Je l’avais fait rentrer au bercail. Je m’étais livré pieds et poings liés à ce voleur de grand chemin, que, comme don Quichotte, j’avais eu le ridicule espoir de relever et purifier. Tout en pensant à ce type de l’idéal chevaleresque, je reconnaissais qu’il était plus grand que moi, car j’avais ouvert les yeux, et lui il ne les ouvrait pas. Jusqu’à la mort, il étreignait sa chimère : sublimité d’autant plus touchante qu’elle était plus inutile. Je n’étais réellement pas plus un fou incurable que je n’étais un saint absolu. J’étais un homme et je ne voulais pas cesser de l’être. Si la patience me semblait toujours un devoir, la fierté désormais me paraissait un devoir tout aussi sérieux. Ni vengeance ni faiblesse, voilà le cercle où je parvins à me renfermer.

En me sentant plus fort qu’elle, grâce à ce qu’elle appelait mon inertie, Félicie renonça bientôt à la pensée de lutter. Elle craignait d’ailleurs beaucoup le scandale, et quand elle s’était vantée à mol jadis de ne faire aucun cas de l’opinion, elle se mentait à ellemême. Quand elle vit que, malgré ses prévisions, rien de nos malheurs domestiques n’était ébruité, elle travailla à paraître heureuse et me sut gré de la déférence de mon attitude vis-à-vis d’elle ; mais le mal était trop profond pour être guéri par le traitement normal que dictait la logique naturelle. L’ennui s’empara de Félicie, et le besoin d’échapper à cette souffrance intolérable pour elle se fit sentir avec violence. Elle se reprit de folle passion pour moi, et m’imposa le supplice de lutter contre ses reproches, ses injures et ses pleurs.

Ma vie devint un enfer, et par momens je sentis ma raison se troubler ; mais je vainquis l’enfer et ses larves. Je me mis à travailler sérieusement, à m’instruire pour mon propre bien, à élever mon caractère par la saine nourriture de l’esprit. Je ne cessai pas pour cela de veiller sur ma malheureuse compagne ; je la soignais comme un malade, assidûment, consciencieusement, et avec une alternative d’indulgence et de sévérité, selon que je voyais l’opportunité d’une méthode ou de l’autre. Elle avait quelquefois besoin d’être grondée comme un enfant pour être empêchée de s’exaspérer. D’autres fuis il fallait laisser passer la crise. Ces palliatifs gagnaient du temps. J’espérais toujours que le temps, c’est-à-dire l’âge, amènerait le calme. Un an se passa ainsi.

Un jour, elle me parut distraite et sombre ; le lendemain et le surlendemain, elle le fut davantage. Elle se portait cependant aussi bien que possible. Je lui proposai une excursion pour la distraire, et contre mon attente elle accepta sans discuter. Nous partîmes en carriole avec un seul domestique qui conduisait un bon cheval. Nous descendîmes le versant des Alpes italiennes. Elle continua d’être morne et absorbée, mais elle fut très douce, et après trois jours de promenade sans fatigue et sans émotion elle revint chez elle sans plaisir et sans chagrin apparens. Elle se coucha de bonne heure en rentrant, et rien ne put me mettre sur mes gardes. Je me couchai aussi dans la chambre au-dessus de la sienne. La maison, haute et étroite, n’était pas distribuée de manière que nos appartemens fussent contigus.

Il y avait si longtemps que son humeur emportée et fantasque ne m’avait laissé de répit, que je dormis profondément cette nuit-là.

Le matin, comme le premier rayon du soleil frappait sur mes rideaux, je me levai suivant ma coutume. Félicie était ordinairement plus matinale que moi, elle était debout dès la pointe du jour. Je fus surpris, en descendant, de ne pas l’entendre remuer ; j’approchai l’oreille de sa serrure. J’entendis sa respiration plus égale et plus forte que de coutume. C’était le signe d’un bon sommeil. Je marchai légèrement, et je descendis au jardin. Quelques instans après, je vis passer le vieux médecin qui commençait sa tournée. Je l’appelai, et nous causâmes de la santé de Félicie. Il m’approuva de l’avoir fait promener et me conseilla de réitérer les excursions. Il l’avait vue quelques jours auparavant, il la trouvait très bien. Je crus devoir lai dire pourtant qu’elle était plus triste que de coutume et comme indifférente à tout ce qui d’ordinaire réagissait sur elle. Je lui fis même observer que ses fenêtres n’étaient pas encore ouvertes. C’était la première fois que je la voyais dormir aussi tard. Enfin je le priai d’attacher son cheval à la porte et d’attendre un peu avec moi que ma femme fût visible. Il y consentit.

Une demi-heure s’écoula. Nous parlions d’elle. — Vous avez suivi mon conseil, me disait Morgani ; vous avez, par je ne sais quel moyen et sous je ne sais quel prétexte, — cela ne me regarde pas, — empêché le retour de Tonino ; vous avez bien fait. Ce drôle lui a causé de grands chagrins, et si elle n’eût été une femme forte comme elle l’est, il eût pu l’entraîner dans de grands malheurs. À présent tout va bien : elle est calme, vous voyez, elle dort le matin. Elle vous paraît morne, c’est l’activité fébrile qui cède. Ne vous inquiétez pas, vous l’avez soignée et traitée avec l’intelligence du dévouement. Vos peines ne seront pas perdues ; bientôt vous en recueillerez le fruit.

Ainsi parlait le médecin, et Félicie ne s’éveillait pas. Il s’étonnait de mon inquiétude ; je le priai de m’attendre. Je rentrai dans la maison, j’allai frapper à la porte de Félicie ; on ne me répondit pas. Les servantes alarmées me dirent qu’elles avaient déjà frappé inutilement, que la maîtresse était enfermée, qu’elle ne dormait pas, car elles l’avaient entendu remuer, mais qu’elle ne voulait pas répondre et qu’elles ne savaient que faire.

J’enfonçai la porte. Félicie était assise sur un fauteuil auprès de la table, la tête appuyée sur ses mains, les membres tellement roidis que je ne pus changer son attitude ; puis tout à coup le corps s’assouplit, la peau brûlante se refroidit rapidement, la tête se laissa relever, les yeux s’ouvrirent, et les lèvres articulèrent des mots confus.

Morgani, attiré par le bruit que j’avais fait pour enfoncer la porte, s’élança vers moi et me dit : — De l’air, de l’air ! elle étouffe. Pendant que j’ouvrais la fenêtre, Félicie expirait dans ses bras. Le docteur éperdu me montra d’un geste expressif une lettre ouverte et un verre vide sur la table. Je respirai d’abord le verre, il avait contenu du laudanum. Je jetai les yeux sur la lettre : elle était adressée à Tonino ; je m’en saisis, je la cachai dans ma poche.

— Il faut la lire, me dit Morgani.

— Elle n’est pas pour moi.

— N’importe, il faut savoir si elle s’est donné la mort volontairement.

— Il n’y a pas à en douter, repris-je en lui présentant le verre ; mais ne pensez pas à cela maintenant. Agissez, agissez vite ! la mort n’est peut-être qu’apparente.

Tout fut inutile, Félicie était morte. La mort a cela de grand et de sacré qu’elle raie comme d’un trait de plume les comptes les plus impossibles à régler durant la vie ; on sent tellement le souffle de Dieu passer en soi en voyant s’accomplir ce mystère, que tout souvenir terrestre, tout ressentiment fondé s’efface dans le recueillement du pardon. La mort rend tout à coup respectable l’être dégagé des étreintes de la souffrance ; elle met la pâleur de l’ascétisme et la tranquillité du juste sur les fronts dévastés par le vice et dans les traits naguère contractés par la fureur. Doublement coupable dans la vie et dans la mort, puisqu’elle finissait par le suicide, Félicie, couchée dans ses draps blancs et couverte de fleurs, était redevenue si belle et si pure que je baisai respectueusement son front et ses mains glacées sans me rappeler le mal qu’elle m’avait fait et sans me préoccuper de celui qu’elle voulait me faire en quittant volontairement la vie.

Sans doute il y avait là un dernier, un sanglant reproche qu’elle croyait devoir m’atteindre. Je ne voulus pas le savoir, je ne voulus pas y songer avant d’avoir rendu à son corps les honneurs de la sépulture. Je veillai près du lit funèbre, j’imposai silence aux cris, aux questions, à toutes les manifestations bruyantes. Morgani me marqua beaucoup d’affection et ne me quitta presque pas. Il était inquiet de ma résignation et craignait une réaction violente. Il craignait aussi autre chose ; quand nous revînmes du cimetière, il me parla ainsi : — Je n’ai pu cacher aux autorités légales la cause de la mort. Non-seulement vous, mais encore toutes les personnes qui entouraient et servaient cette pauvre femme sont tellement à l’abri du soupçon que l’on a consenti à me laisser attribuer cette mort à une attaque d’apoplexie foudroyante, dont au reste l’aspect du cadavre offrait les symptômes frappans. Je m’engage sur l’honneur à ne dévoiler le secret du suicide que dans le cas où la justice croirait devoir faire des recherches ultérieures. Cela n’arrivera pas, si quelque personne malintentionnée ne s’en mêle pas ; mais je crois Tonino capable de tout. Il faut que vous lisiez la lettre que votre femme lui a écrite au moment de se tuer. Je l’exige pour vous, pour moi, pour la vérité. Dans ce dernier écrit, elle doit avoir exprimé sa résolution de mourir ; c’est une preuve de votre innocence dont vous ne devez pas vous dessaisir pour la mettre dans les mains d’un homme qui sera votre ennemi, s’il croit n’y rien risquer, et si son intérêt l’exige.

Le nom de Tonino me fit hausser les épaules. — Tonino étant le seul héritier de ma femme, répondis-je, ne deviendrait mon ennemi qu’en cas de contestation de ma part, et il n’en sera pas ainsi.

— Et pourquoi donc ? Votre femme doit avoir pris des dispositions pour vous assurer sa fortune ou tout au moins l’usufruit.

— Ma femme savait que ces dispositions seraient un outrage pour moi. Elle ne les a pas prises.

— Un outrage ! s’écria le docteur ; pourquoi donc un outrage ?

— Parce qu’elle avait commis une faute dans sa jeunesse et que je l’avais épousée à la condition de ne rien recevoir d’elle ni durant sa vie, ni après sa mort.

— Vous êtes fou, dit Morgani, mais logique dans votre folie, et je vous respecte. Sylvestre !… Mais qu’allez-vous devenir ?

— Rien. Je resterai ce que je suis : un homme qui aime le travail et qui n’a pas besoin de bien-être.

— Mais l’âge viendra, malheureux ! votre santé a souffert dans ces derniers temps.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Je vous jure que je ne connaîtrai pas la misère ou que je la subirai sans qu’elle paraisse.

— Comment ferez-vous ?

— Je ne demanderai rien à personne et ne me plaindrai jamais.

— Venez, Sylvestre, venez demeurer avec moi. Je suis seul, j’ai quelque aisance. Je vous apprendrai la médecine, vous m’apprendrez tout le reste. Nous vivrons et mourrons ensemble, ce sera moins triste que de vivre et de mourir seuls.

— Merci, mon ami ; mais je ne saurais rester dans ce pays. Il faut que je le quitte et n’y revienne jamais.

— Oui, je comprends. Pourtant… ne maudissez personne ! ne haïssez pas le souvenir de votre femme !

— Je ne le hais pas. Pourquoi supposez-vous…

— Sylvestre, c’est assez dissimuler vis-à-vis l’un de l’autre ! Vous saviez tout, elle me l’a dit la dernière fois que je lui ai parlé. Moi aussi je savais tout, et depuis longtemps. Il faut savoir pardonner ; il y a des fatalités d’organisation devant lesquelles le médecin est forcément matérialiste… Et si je vous disais que, vousmême, vous avez subi cette fatalité en causant le dégoût de la vie qui a porté votre femme au suicide ?

— Elle vous l’a dit ?

— Non, mais elle m’a répété trois fois : a II ne peut plus m’aimer ! »

— S’est-elle plainte de mes reproches, de mes emportemens ?

— Oh ! bien au contraire ! Elle vous rendait pleine et entière justice ! C’est pourquoi je vous répète : Lisez la lettre et gardez-la ; elle contient probablement quelque allusion à une faute dont vous voulez certainement annuler tout vestige.

— Mais si c’est un testament en faveur de Tonino, comme tout me porte à le croire ?

— Eh bien ! qu’importe ? Dans ce cas, vous le remettrez fidèlement et vous saurez ce que vous faites.

L’avis était bon. Quand je fus seul, j’ouvris la lettre, qui était à peine pliée et nullement cachetée. Félicie avait certainement voulu que cet écrit passât sous mes yeux.

lettre de félicie.

« Plus d’espoir, plus du tout… Il ne m’aime plus, il ne m’aimera plus jamais ! Son cœur est mort, nous l’avons tué. Depuis un an, je lutte pour retrouver son affection ou pour éteindre celle que j’ai pour lui ; je m’efforce de le haïr, par momens je le hais. Une femme peut-elle pardonner le plus sanglant des outrages, l’indifférence ? Et pourtant je vais mourir pour qu’il me pardonne, à moi ! Morte, il me plaindra peut-être, il aura peut-être quelque regret, quelque pitié, il se souviendra de m’avoir aimée, il oubliera mon crime ; il me gardera dans son cœur, purifiée par le châtiment qu’il n’a pas voulu m’imposer et que je me serai infligé à moi-même. La mort ! c’est tout ce que je peux faire, puisque ma vie ne peut rien réparer. J’ai voulu t’écrire cela. Je ne veux pas que tu croies que je meurs pour toi et que je te regrette. Non, je te méprise et te maudis. Et ne crois pas non plus que je sois en colère contre toi ; j’ai essayé de te pardonner et de t’aimer encore ; que n’ai-je pas essayé depuis un an pour échapper à l’horreur de l’isolement ! Tout a été inutile. Le dégoût que j’inspirais à Sylvestre, j’ai senti que je l’éprouvais pour toi. Lâche ! tu vas venir recueillir mon héritage, n’est-ce pas ? Tu vas habiter ma maison, ta femme dormira dans mon lit à tes côtés ! et toi, tandis qu’elle reposera à ta droite, verras-tu à ta gauche le cadavre que je serai tout à l’heure ?

« Oh ! mon Dieu, mourir déjà, moi jeune encore et si forte, si remplie de volonté ! Je ne peux pas m’imaginer ce que c’est que d’être mort. Je me jette dans l’inconnu comme quelqu’un qui se précipiterait dans les ténèbres, sans savoir s’il tombe dans un abîme ou dans le vide. Peut-être ne tombe-t-on pas du tout ! On se retrouve peut-être debout et actif, devant quelque tâche nouvelle, avec d’autres êtres, d’autres souffrances, d’autres idées. Ah ! pourvu qu’on oublie cette vie que je vais quitter ! Je n’ai pas d’autre désir, oublier ! Ne plus savoir que je suis souillée et méprisée ! À ce prix, j’accepterais avec joie les plus atroces tortures et même les îeux et les épouvantes de l’enfer.

« Ah ! je ne sais pas s’il y a un Dieu, mais je sens qu’il y a une justice, car j’ai été bien punie. Après avoir été si heureuse, si aimée, si honorée, se voir seule et dédaignée, et sentir qu’on ne peut plus rien pour reconquérir l’estime !

« Il n’y pouvait rien non plus, lui ! il voulait m’aimer, il y avait entre lui et moi quelque chose qui le repoussait. Il me l’avait bien prédit que, le jour où il ne m’estimerait plus, je lui deviendrais étrangère et indifférente. Tout cela, c’est ma faute. J’aurais dà t’épouser et te tromper pour lui. Tu me l’aurais pardonné, toi qui n’as pas de cœur et que l’argent console de tout. Voilà ce que je pense de toi, voilà mon adieu. Il le lira, lui à qui je n’ose plus parler. Il crachera sur ton nom et sur mon héritage, qui salirait ses mains pures ; mais il ne crachera pas sur ma tombe. Il y mettra des fleurs, une larme peut-être !… Ah ! Sylvestre, si vous saviez comme je vous aimais !.. Mais vous ne pouvez pas le croire, vous ne comprenez pas qu’on aime et qu’on trahii^se… — Vous… non, je ne veux pas lui parler, je l’irriterais. Tout ce qui est moi vivante lui est amer et repoussant. Allons, il faut mourir. J’ai horreur de la mort pourtant, et je n’aurais jamais cru en venir là ! J’ai été si souvent et si longtemps malade que je comptais sur elle pour me délivrer de mes tourmens… Mais je guéris, je ne souffre plus de mon corps, et mon âme me torture. Il faut que je me la donne à moi-même, cette mort dont j’ai peur !… Eh bien ! raison de plus : si j’avais envie de mourir, si je me sentais épuisée, infirme, lasse d’agir, où serait le courage, où serait ma punition ?

«… C’est fini, j’ai bu. Vais-je souffrir ? Sera-ce long ? Je sens de la force à présent, je vois clair dans ma vie, je n’ai pas d’excuse. Sylvestre, admirable ; toi, infâme ; moi… l’orgueil m’a empêché d’accepter ma déchéance. J’ai sans doute commis un grand crime ; mais à quoi bon s’humilier, puisque rien ne peut l’effacer ? La mort seule… Ah ! mourir vite ! — Oui… bientôt. Je ne peux plus penser. — Tout est lourd. Tout m’écrase. L’air m’écrase. Tout me… rien ne… Félicie… trente-deux ans… morte le… je ne sais plus. »

Je relus plusieurs fois cette lettre navrante, je la recopiai pour la conserver, et j’envoyai l’original, comme lettre de faire-part, à celui dont l’amour avait tué Félicie.

Je me demandais cependant avec effroi si je n’étais pas, autant que lui, le meurtrier de cette infortunée. Par le fait, hélas ! oui ! Si j’avais pu.lui rendre mon amour, elle eût pu vivre. Je ne croyais plus au sien ; il était mêlé, depuis une année, de trop de colère et de ressentiment. L’orgueil blessé avait amené la haine et le désespoir. Si j’avais su feindre, je l’aurais sauvée ; mais il est des natures qui ne peuvent pas mentir et qui l’essaieraient en vain. Pouvais-je me reprocher de n’être pas un hypocrite ? Et même, au-delà de la mort, pouvais-je faire grâce à cette femme qui n’avait pas voulu accepter la conséquence inévitable de son égarement, et qui semblait chercher à me punir de sa faute en m’infligeant un éternel remords ?

Je fis grâce pourtant. Je sentis dans ce suicide le côté mal éclairé, mais réel, d’une grandeur native. Félicie avait aspiré à l’idéal sans le bien connaître. Elle avait eu soif d’honneur, elle avait cru qu’on peut le perdre et le retrouver, puisque, déjà déchue, elle avait gagné mon respect et reçu ma foi. Elle n’avait pas été libre de réfléchir au jour de la seconde chute, et après cette chute elle avait été moins libre encore de comprendre sa situation et la mienne. La lumière de l’âme ne traverse pas impunément certaines ténèbres. La conscience s’oblitère, le flambeau intérieur pâlit de plus en plus. Dans ce demi-jour de sa raison et de son affection pour moi, elle avait espéré se purifier par une mort qu’elle jugeait héroïque, et dont l’athéisme n’avait pas empêché l’épouvante. Cela était affreux, mais elle avait certes cru faire le contraire d’une lâcheté, puisqu’elle comptait sur le sacrifice de sa vie pour se racheter à mes yeux. Pauvre Félicie !

Je rangeai avec un soin respectueux la chambre où elle avait dormi son dernier sommeil, et quand la nuit fut venue, je remplis son dernier vœu en portant des fleurs sur sa tombe. J’y pleurai de toute la pitié de mon âme, et je lui envoyai avec ferveur le pardon absolu qui peut et doit franchir l’horizon de cette vie.

Je me retirais, vers minuit, quand je trouvai un homme qui s’effaçait pour ne pas se croiser avec moi à la porte du cimetière. Je le reconnus malgré le soin qu’il prenait de se cacher. C’était Sixte More. — Pourquoi m’éviter ? lui dis-je. Il n’y a plus de mauvais souvenirs au seuil de ce triste lieu.

Il se jeta dans mes bras en pleurant ; il avait beaucoup aimé Félicie.

— Monsieur Sylvestre, dit-il en m’emmenant un peu plus loin au dehors, il faut que vous sachiez tout. Ce n’est pas la bassesse de son amant, ce n’est pas la fierté de son mari, c’est moi, ce sont mes menaces qui l’ont tuée !

— Ce n’est pas vrai. Sixte, c’est impossible ! vous n’avez pas manqué à votre serment ?

— Je n’avais pas juré de ne lui rien dire, à elle ! J’étais libre de lui remontrer sa faute et de lui reprocher le malheur de ma vie. Le hasard nous a mis en présence l’un de l’autre, il y a huit jours, dans un endroit désert où elle errait un peu en folle et où je confesse, que je n’ai pas cherché à l’éviter. J’étais malheureux, allez ! malheureux par elle, et depuis si longtemps ! Il m’a bien fallu lui dire qu’elle avait trompé un homme juste, qu’elle regrettait un misérable, et que, si elle était ma femme, je la couperai par morceaux. Elle a eu peur de moi. Elle a voulu m’adoucir, et elle m’a rendu encore plus fou, car elle a été coquette et elle a menti. Elle a prétendu m’avoir aimé, elle m’a donné à entendre qu’elle pourrait m’aimer encore. J’ai bien vu son manège, je l’ai appelée lâche. Enfin… tuez-moi, si vous voulez ; à présent je suis dégoûté de la vie, moi aussi ; je ne me défendrai pas. Cette femme m’avait ôté la raison. Elle m’a rendu coupable envers vous qui m’aviez épargné et traité en homme. Elle ne m’aimait certes pas, elle me l’a dit ensuite. Elle n’a plus voulu me revoir. Elle m’a écrit qu’elle se tuerait. Je n’y ai pas cru, et elle s’est tuée. Eh bien ! vengez-vous sur moi. Cette femme avait des passions terribles ; elle avait déjà été à moi avant d’être à Tonino et à vous. Je voulais l’épouser ; c’est elle qui m’a refusé en me mettant au défi de la trahir. Tuez-moi, vous dis-je, ou plutôt laissez-moi vivre encore huit jours, car j’ai un devoir à remplir ; il faut que j’en finisse avec celui qui nous a outragés tous les deux.

— Parlez encore, répondis-je, je ne veux pas de réticences, je veux savoir si je n’ai aucun reproche à me faire de la mort de cette malheureuse. Dans cet endroit désert, il y a quinze jours, elle s’est donnée à vous ?

— Oui.

— Par peur de vos menaces ?

— Par peur de mes révélations ; mais je ne la menaçais pas de cela, j’étais lié par ma parole.

— De quoi donc la menaciez-vous ?

— D’aller chercher querelle à Tonino afin de pouvoir le tuer.

— Et vous avez mis pour condition à votre pardon qu’elle vous appartiendrait ?

— Non ! cela je le jure devant Dieu, non ! je ne faisais pas de conditions, je ne lui demandais rien, je ne voulais rien d’elle. C’est elle qui m’égarait le cœur et l’esprit avec des regards et des paroles auxquels un homme follement épris ne peut pas résister. Donc c’est moi qui suis coupable, mais pas avec préméditation, et quant à vous… eh bien ! vous êtes coupable aussi, vous, à votre manière, je ne peux pas dire autrement… Il fallait redevenir l’amant de votre femme. Ses passions ne se seraient pas égarées.

— Un mot encore. Vous êtes exalté, mais vous êtes sincère. Après avoir reçu les derniers embrassemens de cette femme que vous n’estimiez pas, que vous êtes-vous dit l’un à l’autre ? L’avez-vous bénie du bonheur qu’elle venait de vous donner ? Vous a-t-elle promis d’avoir confiance en vous ? Vous êtes-vous quittés, elle touchée de votre amour, vous fier de vous-même ? Y a-t-il eu dans vos âmes un moment, un seul moment d’oubli du passé et d’espoir de réconciliation dans l’avenir ?

— Non ! nous avions tous deux de la rage, de la honte et de la haine. Je lui ai dit : Va-t’en, ne me parle pas ! Je te jetterais dans le torrent.

— Et elle alors ?

— Alors elle, se cachant la figure avec ses mains, elle s’est enfuie sans se retourner.

— Et depuis vous avez pourtant demandé à la revoir ?

— Pour l’assassiner, oui, c’était devenu mon idée fixe.

— Eh bien ! Sixte, voilà l’effet de l’amour qui survit à l’estime, et voilà pourquoi je n’ai pas voulu, je n’ai pas dû redevenir l’amant de ma femme. Allez-vous-en. Ne profanez pas sa tombe par vos adieux. Vous n’avez pas le droit de prier pour elle. Je vous défends d’approcher de la terre où elle repose. Je vous défends aussi de vous venger de Tonino. Je ne puis punir ni lui ni vous, sans attenter à la mémoire de Félicie dans l’estime publique. C’est la seule chose qui lui reste. Que ses secrets soient morts avec elle. Au nom du Dieu clément qui a repris son âme et dont nous ne connaissons pas les desseins sur elle, je vous commande de laisser vivre Tonino. Félicie n’appartient plus ni à lui, ni à vous, ni à moi.

Sixte baissa la tête et se retira en silence. Je ne l’ai jamais revu.

Je voulus encore absoudre celle dont je venais d’apprendre un nouvel égarement. J’allai cueillir une poignée de fleurs dans le pré voisin, et je retournai les répandre sur sa fosse en lui disant : « Oublie ma blessure et que Dieu guérisse la tienne ! »

Le lendemain, je vécus comme dans un rêve, presque sans conscience de ce qui se passait autour de moi. On me demandait des ordres, et je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. Enfin je fis un effort pour secouer cette torpeur. Je donnai toutes les clés et la gouverne de toutes choses au plus ancien et au plus honnête de nos serviteurs, après quoi, ne prenant avec moi que quelques hardes nécessaires et mes papiers personnels, j’allai attendre chez le docteur le droit de m’en aller, sans que mon départ ressemblât à une fuite.

Trois jours après, Tonino arriva. Il n’osa demander à me voir, et pourtant, dès qu’il se vit maître des biens dont il avait peut-être craint d’avoir à partager avec moi la jouissance, il s’effraya de sa richesse mal acquise et songea à m’offrir une pension. Cette dernière lâcheté lui vint à l’esprit. Morgani savait trop quelle serait ma réponse pour se charger de la commission, il lui refusa dédaigneusement de m’en parler.

Dès que je sus Tonino en possession de la fortune des Morgeron, j’embrassai le docteur et je partis en secret. J’étais aimé dans le pays, et je ne voulais pas de scènes d’adieux, je ne voulais pas qu’on plaignît ma pauvreté, qu’on admirât mon désintéressement, qu’on me rendît compte des faits et gestes du nouvel héritier, et qu’on crût m’être agréable en le dénigrant. À certaines tristesses il faut la solitude, à certaines fiertés le silence. Je m’en allai par le glacier, après avoir pris quelques momens de repos aux chalets Zemmi. Le soleil était chaud, mais j’évitai l’ombre du rocher de la Quille. Il y avait là pour moi un souvenir empoisonné. Je regardai le ciel, les cimes, les aigles qui planaient, les bois de la région inférieure qui me cachaient la maison et l’île, la prairie mollement ondulée sous mes pieds, et au loin les massifs superposés des Alpes italiennes. Tout cela était beau et grand. La nature était innocente de mes maux. Je n’avais reçu d’elle que des sourires, des enseignemens et des forces. Je n’avais plus un seul ami sur la terre, car, moi aussi, j’étais mort pour tous ceux avec qui je venais d’être doux, humain et juste pendant cinq ans.

Ne devant et ne voulant jamais les revoir, jamais leur donner signe de vie, jamais rien savoir de ce qui se passerait sur ce coin de terre où j’avais compté finir mes jours, j’allais être un peu regretté et vite oublié. On ne s’occupe guère de ceux qui ont du courage et qui ne veulent pas qu’on les plaigne. Donc je me retrouvais après cinq ans aussi seul, aussi inconnu, aussi livré à moi-même que le jour où j’avais dormi à l’auberge du Simplon et rencontré le pauvre Jean.

Tous mes liens alors étaient brisés dans la vie et dans la société. Ils l’étaient de nouveau et plus encore. Tout pour moi était le passé, rien n’était l’avenir. Il est peut-être impossible de se figurer une existence plus amère, une situation plus alarmante.

Eh bien ! je repris mon paquet et mon bâton ferré, je marchai sur la glace, et puis sur le gazon des sentiers, et puis sur la poussière des routes. Je marchai jusqu’au soir, et, le soir venu, je dormis sans rêver. Et le jour suivant je vis lever le soleil éblouissant dans un site sublime ; alors je ne sais quelle vigueur morale et physique rentra dans tout mon être. Je retrouvai cet élan de joie mystérieuse qui m’avait surpris le jour de la découverte de mon malheur. Je me sentis heureux d’exister, heureux d’avoir à recommencer à vivre, heureux même d’avoir déjà vécu.

Moi heureux ? Pourquoi ? De quoi ? Comment cela pouvait-il être ? Étais-je donc un cœur glacé, un stupide égoïste ? Non ; je ne crois pas. Je ne me faisais pas d’illusions sur la difficulté de vivre encore, car, quelque chose qui pût m’arriver, une existence nouvelle quelconque allait me créer de nouveaux devoirs. Je ne possédais absolument rien, et, ne fût-ce que le devoir de travailler, il allait falloir m’y soumettre le lendemain, peut-être le jour même. Tout homme nouveau que j’allais rencontrer et à qui j’aurais affaire serait un étranger pour moi, et il allait falloir établir un lien moral entre cet homme et moi ; ce serait une lutte, quel que fût cet homme. Il y avait vingt chances contre une que j’inspirerais la méfiance d’abord, comme tout homme sans appui et sans ressources qui demande du travail.

Rien de tout cela ne me causait le moindre effroi, j’avais la force et la volonté de travailler, je savais travailler. J’étais certain de me rendre utile et de forcer les autres à m’être utiles par conséquent. N’eussé-je pas eu la force d’assurer ma vie, rien n’était si simple que de me coucher dans un fossé et d’y mourir en paix, si aucun passant de bon cœur ne m’eût relevé. Ma situation morale et sociale offrait cet avantage que la mort ne pouvait pas être un malheur pour moi. De quoi donc pouvais-je me réjouir en sentant rentrer en moi la force d’être encore moi, tant qu’il plairait à Dieu que je fusse un habitant de ce monde ?

Je vais essayer de vous le dire : je n’étais pas mécontent de moi. J’avais sans doute manqué de prévoyance, de pénétration, de charme suffisant pour convaincre, de science morale et intellectuelle pour guérir ; mais, n’étant pas orgueilleux et ne voyant en moi qu’un homme ordinaire, je pouvais me rendre ce témoignage que j’avais tiré de mon propre fonds tout ce qu’il m’était possible de consacrer au vrai et au bien. J’avais commis des fautes de jugement, jamais mon cœur ne s’était égaré, et tout ce qui constitue l’être moral avait fait ce qu’il avait pu faire de mieux, aucune passion mauvaise n’avait terni la conscience.

La conscience, mes enfans ! s’écria le vieux Sylvestre en achevant son récit et en se levant avec la vigueur d’un jeune homme malgré ses soixante-quinze ans ; la bonne conscience est ce quelque chose de vrai et de lucide, ce pur talisman, ce classique miroir de l’âme qui fait paraître les choses telles qu’elles sont : la nature belle, l’homme perfectible, la vie toujours acceptable, et la mort souriante.

George Sand.


Palaiseau, 15 mai 1866.
  1. Voyez la Revue du 1er  et du 15 juillet, du 1er  août.