La Légende des siècles/Le Détroit de l’Euripe

Le Détroit de l’Euripe
La Légende des sièclesCalmann-Lévy1 (p. 89-94).


LE DÉTROIT DE L’EURIPE




 
Il faisait nuit ; le ciel sinistre était sublime ;
La terre offrait sa brume et la mer son abîme.
Voici la question qui se posait devant
Des hommes secoués par l’onde et par le vent :
Faut-il fuir le détroit d’Euripe ? Y faut-il faire
Un front terrible à ceux que le destin préfère,
Et qui sont les affreux conquérants sans pitié ?
Ils ont une moitié, veulent l’autre moitié,

Et ne s’arrêteront qu’ayant toute la terre.
Demeurer, ou partir ? Choix grave. Angoisse austère.
Les chefs délibéraient sur un grand vaisseau noir ;
Bien que ce ne soit pas la coutume d’avoir
Des colloques la nuit entre les capitaines,
La guerre ayant déjà des chances incertaines,
Et l’ombre ne pouvant dans les camps soucieux,
Qu’ajouter à la nuit des cœurs la nuit des cieux,
Bien que l’heure lugubre où le prêtre médite
Soit aux discussions des soldats interdite,
On était en conseil, vu l’urgence. Il fallait
Savoir si l’on peut prendre une hydre en un filet,
Et la Perse en un piège, et forcer les passages
De l’Euripe malgré l’abîme et les présages.
Les hommes ont l’énigme éternelle autour d’eux.
Devait-on accepter un combat hasardeux ?
Les nefs étaient à l’ancre autour du grand navire.
Les mâts se balançaient sur le flot qui chavire,
L’aquilon remuait l’eau que rien ne corrompt ;
Et sur la poupe altière où veillaient, casque au front,
Les archers de Platée, hommes de haute taille,
Thémistocle, debout en habit de bataille,
Cherchant à distinguer dans l’ombre des lueurs,
Parlait aux commandants de la flotte, rêveurs.

— Eurybiade, à qui Pallas confie Athène,
Noble Adymanthe, fils d’Ocyre, capitaine

De Corinthe, et vous tous, princes et chefs, sachez
Que les dieux sont sur nous à cette heure penchés ;
Tandis que ce conseil hésite, attend, varie,
Je vois poindre une larme aux yeux de la patrie ;
La Grèce en deuil chancelle et cherche un point d’appui.
Rois, je sais que tout ment, demain trompe aujourd’hui,
Le jour est louche, l’air est fuyant, l’onde est lâche ;
Le sort est une main qui nous tient, puis nous lâche ;
J’estime peu la vague instable ; mais je dis
Qu’un gouffre est moins souvent sous des pieds plus hardis
Et qu’il faut traiter l’eau comme on traite la vie,
Avec force et dédain ; et, n’ayant d’autre envie
Que la bataille, ô Grecs, je la voudrais tenter !
Il est temps que les cœurs renoncent à douter,
Et tout sera perdu, peuple, si tu n’opposes
La fermeté de l’homme aux trahisons des choses.
Nous sommes de fort près par Némésis suivis,
Tout penche, et c’est pourquoi je vous dis mon avis.
Restons dans ce détroit. Ce qui me détermine,
C’est de sauver Mégare, Égine et Salamine,
Et je trouve prudent en même temps que fier
De protéger la terre en défendant la mer.
L’immense roi venu des ténèbres profondes
Est sur le tremblement redoutable des ondes,
Qu’il y reste, et luttons corps à corps. Rois, je veux
Prendre aux talons celui qui nous prend aux cheveux,
Et frapper cet Achille à l’endroit vulnérable.
Que l’augure, appuyé sur son sceptre d’érable,

Interroge le foie et le cœur des moutons,
Et tende dans la nuit ses deux mains à tâtons,
C’est son affaire ; moi soldat, j’ai pour augure
Le Glaive, et c’est par lui que je me transfigure.
Combattre, c’est démence ? Ah ! soyons insensés !
Je sais bien que ce prince est effrayant, je sais
Que du vaisseau qu’il monte un démon tient la barre ;
Ces Mèdes sont hideux, et leur flotte barbare
Fait fuir éperdûment la flottante Délos ;
Ils ont bouleversé la mer, troublé ses flots,
Et dispersé si loin devant eux les écumes
Que l’eau de l’Hellespont va se briser à Cumes ;
Je sais cela. Je sais aussi qu’on peut mourir.


Un prêtre.


Ce n’est point pour l’Hadès, trop pressé de s’ouvrir,
Que la nature, source et principe des choses,
Tend sa triple mamelle à tant de bouches roses ;
Elle n’a point pour but le monstrueux tombeau ;
Elle hait l’affreux Mars soufflant sur son flambeau ;
Tendre, elle donne, au seuil des jours pleins de chimères,
Pour berceuse aux enfants l’espérance des mères,
Et le glaive farouche est par elle abhorré
Quand elle fait jaillir des seins le lait sacré.

Thémistocle.

Prêtre, je sais cela. Mais la patrie existe.
Pour les vaincus, la lutte est un grand bonheur triste
Qu’il faut faire durer le plus longtemps qu’on peut.
Tâchons de faire au fil des Parques un tel nœud
Que leur fatal rouet déconcerté s’arrête.
Ici nous couvrons tout, de l’Eubée à la Crète ;
C’est donc ici qu’il faut frapper ce roi, contraint
De confier sa flotte au détroit qui l’étreint ;
Nous sommes peu nombreux, mais profitons de l’ombre ;
La grande audace peut cacher le petit nombre,
Et d’ailleurs à la mort nous irons radieux.
Montrons nos cœurs vaillants à ce grand ciel plein d’yeux.
Si l’abîme est obscur, les étoiles sont claires ;
Les heures noires sont de bonnes conseillères,
Ô rois, et je reçois volontiers de la nuit
L’avis sombre qui fait que l’ennemi s’enfuit.
Par le tombeau béant je me laisse convaincre ;
Consentir à mourir c’est consentir à vaincre ;
La tombe est la maison du pâle sphinx guerrier
Qui promet un cyprès et qui donne un laurier ;
Elle se ferme au brave osant heurter sa porte ;
Car, devant un héros, la mort est la moins forte.

C’est pourquoi ceux qui sont imprudents ont raison.
Les deux mille vaisseaux qu’on voit à l’horizon
Ne me font pas peur. J’ai nos quatre cents galères,
L’onde, l’ombre, l’écueil, le vent, et nos colères.
Il est temps que les dieux nous aident, et d’ailleurs
Nous serons pires, nous, s’ils ne sont pas meilleurs.
Nous les ferons rougir de nous trahir. Le sage,
C’est le hardi. Vaincu, moi, je crache au visage
Du destin ; et, vainqueur, et mon pays sauvé,
J’entre au temple et je baise à genoux le pavé.
Combattons. —

Combattons. — Comme s’ils entendaient ces paroles
Les vaisseaux secouaient aux vents leurs banderolles ;
Deux jours après, à l’heure où l’aube se leva,
Les chevaux du soleil dirent : Xercès s’en va !