Le Département des estampes à la Bibliothèque nationale/03

LE
DEPARTEMENT DES ESTAMPES
A LA BIBLIOTHEQUE NATIONALE

III.
LE DÉPARTEMENT DES ESTAMPES DEPUIS LE COMMENCEMENT DU XIXe SIÈCLE[1].


I.

Le plan d’après lequel on établissait dans les collections du département des estampes les divisions qui subsistent encore était, nous l’avons dit, celui que Heinecke avait tracé. Toutefois, si bien conçu qu’on le jugeât et qu’il fût en réalité, ce plan ne pouvait être suivi sans d’assez notables modifications. Ainsi, après avoir partagé en douze sections l’ensemble des recueils qu’il s’agissait de distribuer, Heinecke proposait de consacrer la première moitié aux différentes écoles, et la seconde, c’est-à-dire les six autres sections, aux portraits, à la sculpture et à l’architecture, aux habillemens, etc. Rien de mieux si l’on n’avait eu affaire qu’à une quantité restreinte de volumes et de pièces, à l’équivalent de ce que contenait le cabinet confié à la garde de Heinecke, et que celui-ci avait rangé dans un ordre strictement conforme à la méthode qu’il prescrivait ; mais le cadre suffisant pour le classement de la collection de Dresde devenait trop étroit pour la collection de Paris, et l’on aurait couru le risque, en l’adoptant tel quel, de retrouver ensuite difficilement, faute des subdivisions nécessaires, une bonne partie de ce qu’on y aurait fait entrer.

Tout en profitant de l’exemple donné, il fallait donc s’en approprier l’esprit plutôt que la lettre, et pour cela multiplier ou élargir les séries en raison du nombre, de la diversité, de la signification particulière des recueils à classer. C’est ce qui fut judicieusement exécuté. Au lieu des douze sections dont Heinecke voulait qu’on se contentât, on en établit vingt-quatre correspondant chacune à une des lettres de l’alphabet, et comprenant d’abord sous l’étiquette collective d’une même lettre toutes les œuvres analogues par la nature des objets qu’elles représentent, par leurs origines pittoresques ou leur destination scientifique. En outre à ces lettres majuscules déterminant la fonction générale et le caractère typique de chaque section, on ajouta des lettres minuscules, pour créer en quelque sorte autant de compartimens qu’il pourrait y avoir de séries partielles à loger et pour assurer à celles-ci leur existence propre ou leur développement, sans néanmoins les isoler de la classe à laquelle elles appartiennent naturellement à titre de dépendances ou d’annexés. Les recueils de costumes par exemple sont rangés sous la lettre O ; mais, depuis a jusqu’à f six sous-lettres indiquent les groupes particuliers. Les costumes de la France et ceux de toutes les nations aux diverses époques, les habillemens monastiques aussi bien que les costumes des anciens ordres militaires, forment ainsi des collections qui s’avoisinent sans se confondre, et des subdivisions semblables pratiquées dans les autres sections facilitent partout les recherches, en même temps qu’elles se prêtent avec une égale élasticité à de continuelles intercalations. Rien de plus aisé en effet que d’introduire à leur rang, dans quelque catégorie que ce soit, les volumes qui surviennent. Supposons qu’un recueil de costumes français au XIIIe siècle a été acquis aujourd’hui ; le volume à côté duquel celui-ci devrait être installé porte le timbre 0. a. 60, et le chiffre 61 a été inscrit déjà sur une suite de costumes appartenant à une époque moins ancienne ; — il suffira, pour maintenir l’ordre chronologique aussi bien que l’ordre numéral, de timbrer ainsi : 0. a. 60 a le volume qu’il s’agit d’intercaler. Viennent plus tard dix, vingt autres ouvrages sur le même sujet et sur le même temps, ils trouveront leur place à leur tour sans qu’on change rien au procédé. Depuis le premier jusqu’au dernier, ils recevront, suivant la succession alphabétique, une sous-lettre qui, tout en laissant invariables la lettre de signalement et le numéro primitif, caractérisera l’office particulier de chaque volume et, pour ainsi dire, en consacrera l’individualité.

On le voit, grâce à ces divisions générales une fois établies et à ces subdivisions dont les proportions comme le nombre peuvent s’étendre indéfiniment, le désordre dans les places à assigner n’est pas plus possible que l’incertitude dans les recherches. Il n’y aurait de trouble ou d’équivoque que si, au lieu de se conformer, comme on l’a fait depuis plus de soixante ans, à la méthode originairement adoptée, on avait négligé ou l’on négligeait un jour d’en appliquer les principes aux intercalations nouvelles. Que maintenant on critique les choix en vertu desquels une prééminence apparente a été attribuée à telle classe de travaux sur telle autre, — qu’à l’exemple du savant Daunou, qui ne se consolait pas, à propos des livres imprimés, de voir la théologie marquée d’un A au lieu d’un Z, on juge certaines catégories d’estampes improprement rangées au commencement, au milieu ou à la fin de la collection générale, — libre à chacun d’avoir à ce sujet ses aversions ou ses préférences, Suit-il de là qu’une réforme soit nécessaire et que le vieux système de classification se trouve, comme on l’a dit, « en désaccord avec les idées nouvelles, avec le développement des sciences ? » Les intérêts de la science ou de l’art ne sauraient être fort gravement compromis par une application même arbitraire des lettres de. l’alphabet aux diverses matières scientifiques ou aux œuvres des différentes écoles. Pourvu que chaque espèce de documens ait sa place bien déterminée, il importe assez peu que cette place soit en tête ou en queue de la collection.

Est-il besoin d’insister ? Que toutes les branches des connaissances humaines et de l’histoire de l’humanité représentées par la gravure forment chacune une catégorie distincte et partagée elle-même en autant de sections que cette branche aura de rameaux, — que les ouvrages relatifs à une matière spéciale soient par le signe qu’ils portent nettement séparés de ceux qui appartiennent à un autre ordre d’idées et de sujets, — voilà le point capital ; le reste n’est plus guère qu’une affaire de goût, étrangère en réalité aux nécessités du service. C’est parce qu’elle satisfait à cette condition essentielle que la classification adoptée au département des estampes peu après l’époque de la révolution a été maintenue, et devra l’être encore. Nous ne prétendons pas qu’elle supprime toutes les difficultés de détail, que dans la pratique aucune inadvertance ou, le cas échéant, aucune faute n’ait été ou ne puisse être commise. En bibliographie comme ailleurs, il n’est pas de système, si bon qu’il soit, qui préserve absolument des embarras et même, à certains momens, des périls ; ce que nous voulons dire seulement, c’est que celui-ci a en général l’avantage d’être aussi simplement conçu qu’aisément applicable, et que si, au lieu de quelques modifications partielles dont l’usage a démontré la convenance, les mesures prises à l’origine avaient subi plus tard un changement radical, il en serait certainement résulté tout le contraire d’un progrès quant à la facilité des recherches sur place et des communications au public.

L’organisation méthodique du département des estampes, à laquelle on travaillait si activement au commencement de ce siècle, n’avait pas d’ailleurs pour objet unique le classement définitif des richesses que pendant cent quarante ans les acquisitions au nom du roi et les libéralités privées avaient fait affluer à la Bibliothèque. A ces précieux legs du passé s’ajoutaient dans le présent des ressources d’approvisionnement périodique, la nouvelle législation prescrivant aux imprimeurs de livrer gratuitement à la Bibliothèque deux épreuves de chaque estampe récemment sortie de leurs presses. Ce n’est pas que les graveurs ou ceux qui publiaient leurs œuvres eussent été jusqu’alors complètement affranchis de toute obligation de cette espèce. On a vu que dès 1689 un édit de Louis XIV enjoignait, sous peine de confiscation et d’amende, aux « auteurs, libraires, imprimeurs et graveurs, de déposer à la Bibliothèque les exemplaires de leurs livres et estampes ; » mais, sous l’apparence d’une mesure générale, il n’y avait là en réalité qu’une mesure exceptionnelle. Cette condition du dépôt légal ne s’appliquait qu’aux estampes dites « de privilège, » à celles qui devaient se vendre avec l’approbation officielle et jusqu’à un certain point avec la recommandation du roi. Quant à toutes les autres, les artistes ou les marchands qui les mettaient en vente n’avaient à se conformer qu’aux règlemens de police ordinaires ; la faculté pour eux de traiter avec les acheteurs n’était nullement subordonnée à l’acquittement d’une dette quelconque envers la Bibliothèque.

Les choses continuèrent à se passer, ainsi jusqu’à la fin du règne de Louis XVI. En 1793 seulement, une loi de la convention étendit à tous les produits de la gravure l’obligation qui jusqu’alors avait été restreinte aux estampes de privilège, et quelques années plus tard, au temps de l’empire, une nouvelle loi acheva de fixer la jurisprudence sur ce point. Les diverses ordonnances royales intervenues ensuite n’ont que peu sensiblement modifié les textes primitifs. Sauf l’assimilation en 1814 des lithographies aux gravures, les variations n’ont guère porté que sur le nombre des épreuves à remettre à l’état et sur les moyens de constater ou de punir les infractions, en sorte que le dépôt légal s’effectue encore aujourd’hui en vertu des mêmes principes, dans les mêmes limites et les mêmes formes qu’au lendemain du jour où la loi l’avait institué.

Il semblerait bien nécessaire pourtant que certaines parties de cette loi fussent révisées, si, en dehors des intérêts que sauvegardent les exemplaires déposés ailleurs[2], les exemplaires destinés au département des estampes doivent être considérés comme représentant avant tout la cause de l’art et de l’étude. Aux termes de la législation actuelle, c’est à l’imprimeur qui les a tirées qu’incombe le devoir de fournir à la Bibliothèque les deux épreuves qui entreront dans ses collections. Or le dépôt de ces estampes, dont beaucoup ont été faites pour accompagner un texte, s’opère absolument à part du dépôt exigé de l’imprimeur du livre lui-même, d’où il résulte que, faute d’indications sur la destination des pièces, celles-ci se trouvent, au moins momentanément, séparées de l’ouvrage auquel elles appartiennent, et qui parfois a été imprimé à une autre époque ou dans un tout autre lieu ; mais ce n’est là encore qu’un des moindres inconvéniens du régime établi.

L’imprimeur, étant seul astreint au dépôt, ne peut et ne doit livrer les épreuves exigées que dans l’état où lui-même les a obtenues, c’est-à-dire sans les travaux complémentaires qui dans certains cas en détermineront l’aspect et en préciseront la signification. Qu’il s’agisse de pièces destinées à l’enluminure, de planches dont l’intérêt ou le caractère scientifique dépend nécessairement des couleurs qu’on emploiera pour le faire ressortir, peu importe : l’imprimeur se sera mis en règle en déposant les épreuves de ces planches telles que les aura données la pure opération de l’impression. Si, au lieu d’utiles documens de plus, la Bibliothèque n’arrive ainsi à posséder que quelques feuilles de papier noirci qui n’apprendront rien à personne, il lui faudra percevoir sans mot dire cet impôt stérile et reconnaître que les prescriptions de la loi ont été strictement respectées. On pourrait citer à ce sujet plus d’un fait étrange, plus d’un exemple de ce qu’ont parfois de dérisoire les prétendus enrichissemens dus à ce procédé légal. Tantôt c’est la série des Drapeaux et pavillons des différentes nations de l’Europe qui se présente sous la forme d’un recueil au trait, diversifié seulement par la direction ou l’épaisseur des lignes noires encadrant chaque espace promis au pinceau ; tantôt ce sont des vitraux, des mosaïques, des peintures décoratives, dont les ornemens ou les figures se réduisent également à quelques arides contours tracés par le crayon lithographique ou par le burin. Veut-on un exemple plus concluant encore ? Ce serait aussi sur des épreuves en noir qu’il faudrait étudier le Contraste simultané des couleurs par M. Chevreul, si la Bibliothèque n’avait à offrir au public que les exemplaires de ce savant ouvrage qui lui ont été transmis par le dépôt. Tout cela sans doute est aujourd’hui parfaitement licite, parfaitement conforme à la lettre des règlemens : au fond, est-ce raisonnable, est-ce juste ?

On préviendrait sûrement de pareils non-sens, on couperait court à de pareils abus en exigeant, non des imprimeurs, mais des éditeurs eux-mêmes, le dépôt de chaque ouvrage, et de chaque ouvrage dans l’état où il se trouvera au moment de la publication. Plus d’incertitude dès lors sur la destination des pièces gravées ou lithographiées pour accompagner un texte, puisque ces pièces cesseraient d’être fournies une à une, au fur et à mesure de l’impression, et qu’elles n’entreraient à la Bibliothèque qu’à la condition de faire déjà corps avec les volumes auxquels elles appartiennent. Plus de ces images inertes et muettes, de ces squelettes, pour ainsi dire, d’œuvres que devrait vivifier le coloris : les planches faites pour être coloriées ne prendraient place dans les collections de la Bibliothèque qu’après l’achèvement que leur aurait donné le pinceau, puisqu’elles seraient semblables de tous points à celles que l’éditeur mettrait dans le commerce. Enfin, quant aux épreuves des estampes proprement dites, des gravures en taille-douce ou à l’eau-forte intéressant à la fois la réputation des artistes qui les ont faites et l’instruction de ceux qui auront à les étudier, ne saurait-on par des mesures spéciales en subordonner l’acceptation à leur qualité même, aux garanties matérielles que ces épreuves présenteraient ? Dans l’état actuel des choses, il peut arriver et il arrive, — surtout quand il s’agit de pièces d’un certain prix, — que les épreuves les moins propres à séduire les acheteurs, celles qui ont été mal ou médiocrement tirées, deviennent précisément le lot des collections du gouvernement. De ce côté encore, une réforme serait urgente, et nous souhaiterions vivement qu’au lieu de continuer à payer un tribut banal dont la loi fixe seulement la quotité, les déposans à l’avenir fussent plus nettement mis en demeure de satisfaire aux conditions que, dans l’intérêt de l’art et des études, on a le droit d’exiger d’eux.

Ces inconvéniens du dépôt légal ne se sont d’ailleurs manifestés que peu à peu. Soit que dans la première ferveur de leur zèle les déposans tinssent à honneur d’assurer autant qu’il dépendrait d’eux les bienfaits de la nouvelle loi, soit qu’un contrôle administratif qui n’existe plus s’exerçât alors sur les épreuves déposées, — celles-ci apportaient à la Bibliothèque un contingent d’autant plus sérieux que le nombre des œuvres était plus restreint et l’esprit dans lequel elles avaient été faites moins dépendant des habitudes que devaient généraliser de notre temps les développemens d’une industrie frivole et les nouveaux moyens de reproduction mécanique[3]. Ni ces lithographies et ces vignettes publiées au jour le jour, ni ces photographies de toute sorte qui chaque semaine envahissent plusieurs portefeuilles ne se mêlaient autrefois aux produits de l’art véritable, aux travaux diversement recommandables que les graveurs venaient d’achever. En entrant à la Bibliothèque, les planches dues au burin de Desnoyers par exemple ou les livraisons du Musée Napoléon n’avaient pas à subir le contact de ces produits vulgaires dont le flot submerge presque aujourd’hui les témoignages du talent ou de la pensée scientifique. Tout n’était pas, cela va sans dire, également précieux, également utile, parmi les pièces que le dépôt procurait alors au département des estampes ; mais il y avait là, ne fût-ce qu’en raison de la qualité des épreuves, un ensemble d’œuvres digne de l’hospitalité reçue. Ce qui devait plus tard n’être à peu près pour la Bibliothèque que la cause d’un encombrement périodique pouvait à bon droit paraître dans les premières années de ce siècle un moyen d’en augmenter les richesses et un élément de progrès.

Cependant quelques donations, quelques acquisitions plus ou moins importantes, avaient, depuis l’installation du dépôt, maintenu à côté de ce nouveau privilège les traditions auxquelles le département des estampes avait dû jusque-là sa prospérité et ses développemens continus. Dès l’année 1801, un négociant du Havre, M. Lamotte, lui faisait don de « 2,600 morceaux choisis parmi les plus estimés de sa collection. » En 1805, la mise en vente du cabinet de Saint-Yves permettait à Joly fils de réparer une partie des échecs subis par son père lors de la vente Mariette, et l’œuvre complet de chacun des deux Beham, plusieurs belles épreuves des planches gravées par Bolswert et par Masson, d’autres précieuses pièces encore qui avaient appartenu à Mariette, venaient ainsi combler après coup quelques lacunes et diminuer d’autant les regrets. Enfin en 1811 la vente d’une collection d’estampes formée à l’origine par Israël Silvestre, et incessamment augmentée depuis plus d’un siècle par les descendans de cet habile graveur, fournissait à la Bibliothèque l’occasion d’enrichir ou de compléter les œuvres des maigres les plus éminens des diverses écoles et d’acquérir à peu de frais un certain nombre de spécimens très intéressans de l’art au XVe siècle. L’acquisition de tant de pièces précieuses avait notablement augmenté les œuvres des peintres et des graveurs ; celle qui fut faite à la même époque de toutes les études, de tous les plans laissés par le célèbre Robert de Cotte et par son fils Jules-Robert, apportait un supplément plus considérable encore aux séries topographiques et aux recueils sur l’architecture déjà conservés au département des estampes. On sait l’importance et le nombre des travaux exécutés sous la direction de ces deux artistes, successivement héritiers du titre de premier architecte du roi, dont avait été revêtu leur beau-frère et leur oncle, Jules-Hardouin Mansart. Depuis la chapelle du palais de Versailles jusqu’à l’église de Saint-Roch à Paris, depuis l’appropriation des bâtimens de l’hôtel de Nevers au logement de la Bibliothèque royale jusqu’à la construction d’une multitude de palais, de châteaux, en France ou à l’étranger, — tous les souvenirs des entreprises qu’ils avaient menées à fin l’un et l’autre, — tous les détails relatifs aux immenses tâches dont ils avaient été chargés, se trouvaient consignés dans une série de pièces dont le nombre s’élevait à plus de 3,000, sans compter les devis, les mémoires et autres papiers d’affaires contenus aujourd’hui dans six gros portefeuilles. À côté de ces documens authentiques sur l’histoire intime de deux talens, d’autres indications se rencontraient sur les travaux accomplis par les architectes les plus renommés du même temps et de la même école. Il n’y a pas d’exagération à dire que l’architecture française, dans ce qu’elle a produit de principal depuis la seconde moitié du XVIIe siècle jusque vers le milieu du siècle suivant, pourrait être appréciée à sa valeur lors même qu’on ne consulterait pour l’étudier que les recueils provenant de la collection de Cotte, — comme, dans un autre ordre d’art et de travaux, les croquis de Gabriel de Saint-Aubin d’après les tableaux de chaque salon, croquis conservés aussi au département des estampes, suffiraient pour donner une idée exacte des doctrines et des goûts propres à l’école de peinture contemporaine.

Trois années après celle où le département des estampes s’était enrichi d’une partie de la collection de Silvestre et de la collection de Cotte tout entière, l’empire en s’écroulant livrait la Bibliothèque aux revendications qu’allaient poursuivre jusqu’en 1816 les représentans des puissances dépossédées de leur bien. Certes les œuvres d’art réclamées au nom de ces gouvernemens étrangers ne devaient pas laisser ici les mêmes vides que dans les galeries de tableaux et de statues au Louvre, et nous avons dit déjà que, sauf un certain nombre de pièces flamandes ou hollandaises, ce qui fut restitué par le département des estampes n’eut pas pour effet de l’appauvrir beaucoup. Néanmoins cet épisode de son histoire est trop triste en soi pour que, tout en reconnaissant le droit en vertu duquel les reprises étaient exercées, on ne se rappelle pas sans amertume un fait dont le souvenir se lie de si près à celui des revers et des malheurs de la France.


II

La période comprise entre les commencemens du règne de Louis XVIII et la fin du gouvernement de juillet ne fut signalée pour le département des estampes par aucun grand événement comparable aux bonnes fortunes passées, par aucune de ces éclatantes conquêtes dont la munificence royale et les libéralités privées avaient depuis plus d’un siècle entretenu la tradition. Tout se borne pendant ces trente-trois années à des acquisitions ou à des donations partielles, tout se résume dans les accroissemens que procure à la collection nationale, suivant les occasions, la vente publique ou la cession gratuite de certaines pièces diversement précieuses. C’est ainsi que, de 1817 à 1838, la mise aux enchères des gravures composant les collections du comte Rigal, de Denon, de M. Révil, permet au conservateur du département des estampes de travailler à compléter les œuvres des maîtres italiens, allemands ou hollandais. Six ans plus tard, en 1844, la vente d’une des plus belles collections particulières formées à Paris depuis le XVIIIe siècle, la vente du cabinet Debois[4], achève d’offrir des ressources dont on s’empresse de profiter ; l’année suivante, l’acquisition de plus de 19,000 pièces sur la révolution, recueillies par M. Laterrade, vient ajouter à l’Histoire de France, telle qu’elle existait depuis Fontette, un supplément qu’augmenteront encore, à quelque temps de là, d’autres pièces sur la même époque réunies et cédées par les mêmes mains.

Tandis qu’à défaut de ces coups de fortune instantanés, si fréquens autrefois, le département des estampes trouvait au moins dans ce qui lui venait du dehors les moyens d’accroître graduellement ses richesses générales, les travaux qui se poursuivaient à l’intérieur utilisaient pour l’étude et mettaient en quelque sorte en culture régulière un champ particulier, demeuré jusqu’alors à peu près infécond. A côté des recueils topographiques donnés jadis par Lallemant de Betz, une autre série beaucoup plus abondante dont les collections de Gaignières avaient fourni les premiers élémens et qu’avaient successivement augmentée plusieurs milliers d’autres pièces provenant de l’abbaye de Saint-Victor, des cabinets des deux de Cotte, de l’abbé de Tersan[5], de M. Morel de Vindé, un fonds immense de documens dessinés ou gravés sur les édifices, les villes, les plus humbles hameaux même de la France, était resté presque sans emploi, faute d’avoir reçu un classement rigoureux et une place fixe dans une suite reliée en volumes. Isolées les unes des autres, renfermées, au moment de leur entrée à la Bibliothèque, dans des portefeuilles où le format du papier était à peu près le seul principe de classification, ces diverses collections topographiques, au lieu de former, comme la collection sur l’Histoire de France, un ensemble méthodiquement divisé, ne présentaient guère qu’un amas confus de pièces tantôt doubles, tantôt rapprochées au hasard, en tout cas qu’un certain nombre de séries nécessairement aussi incomplètes chacune que matériellement indépendantes les unes des autres.

On entreprit de réunir tous ces fragmens, de combiner tous ces matériaux, de fondre enfin dans une seule suite et de répartir, conformément aux divisions du territoire, tout ce qui pouvait fournir un l’enseignement sur chaque point ou chaque monument de la France. Les pièces concernant un département ou une ville, distribuées en autant de groupes que ce département compte de cantons et cette ville d’arrondissemens ou de quartiers, trouvèrent ainsi leur place invariable, et se succédèrent dans un ordre logique. À force de recherches patientes et de scrupuleuses comparaisons, on réussit à rétablir l’exacte signification d’une multitude de plans anonymes ; on restitua tel tombeau, maintenant conservé dans un musée, à l’église ou au cloître qui le possédait autrefois, on rapprocha l’image de tel château qui n’existe plus de la vue du paysage au milieu duquel il s’élevait ou des ruines dont sa chute a jonché le sol. En un mot, ce qui relève de l’art aux différentes époques, comme ce qui tient à la configuration naturelle des lieux, est représenté dans cette collection intitulée Topographie de la France, sur le modèle de laquelle on a constitué au département des estampes la topographie des autres pays : collection si riche qu’elle ne remplit pas moins de 350 volumes in-folio et de 50 grands portefeuilles[6], collection si généralement utile, que de toutes celles dont le public demande chaque jour la communication il n’en est point de plus habituellement consultée.

La première pensée de ce vaste travail et l’honneur de l’avoir accompli appartiennent à un homme qui, attaché depuis 1795 au département des estampes, n’a pas cessé pendant soixante années de participer plus activement que personne à tout ce qui s’y est fait, d’exercer sur toutes les déterminations une influence prépondérante. Bien que M. Duchesne n’ait été revêtu du titre officiel de conservateur qu’au bout de près d’un demi-siècle, bien que ses services jusqu’à cette époque se soient en apparence confondus avec ceux que rendaient ou qu’étaient censés rendre les deux fonctionnaires auxquels il était hiérarchiquement subordonné, c’est lui en réalité qui dirigea le département des estampes avant que Joly fils eût cessé d’en être le chef et pendant toute la durée de la gestion nominale de M. Thévenin[7]. Vers la fin de sa vie en effet, Joly se reposait presque complètement sur M. Duchesne du soin de pourvoir aux nécessités présentes ou de prendre pour l’avenir telles mesures qui conviendraient. Retiré dans sa maison de campagne, il ne se montrait plus que rarement à la Bibliothèque, à titre de surveillant honoraire en quelque sorte ou de haut fonctionnaire en tournée d’inspection. Quant à M. Thévenin, quoique plus souvent présent au département des estampes, il restait d’habitude aussi étranger à ce qui se passait autour de lui qu’aux détails de l’administration proprement dite, et s’en rapportait, pour la discipline à maintenir comme pour la conclusion des affaires, à un homme dont il avait au moins le bon goût de reconnaître hautement l’expérience et le zèle. Aussi, lorsqu’à la mort de M. Thévenin M. Duchesne se vit enfin appelé à la place dont il remplissait depuis si longtemps les fonctions, n’y eut-il de changé pour lui que le titre accompagnant son nom. Cette autorité, qui lui appartenait déjà par la force des choses, il ne fit que continuer de l’exercer sans avoir, comme par le passé, à se dérober sous la responsabilité d’autrui, et quand il succomba en 1855, un de ses collègues dans un autre département put rappeler avec raison que, si le moment de la justice officielle s’était bien fait attendre pour M. Duchesne, la justice que lui rendaient le public, les artistes et les fonctionnaires eux-mêmes qu’il suppléait avait devancé de beaucoup cette heure de réparation tardive. M. Duchesne, avant de mourir, eut du moins la satisfaction de voir se réaliser un vœu qu’il avait formé dès l’époque où la Bibliothèque était rentrée en possession de toutes les dépendances de l’ancien palais Mazarin, et dont il avait depuis lors poursuivi l’accomplissement avec une sorte de passion, bien justifiée d’ailleurs par l’insuffisance du logis où le département des estampes avait été relégué au temps de Joly père et de l’abbé Bignon. La galerie au rez-de-chaussée de ce palais, occupée depuis 1828 par une partie des collections composant le département des cartes géographiques[8], venait enfin d’être évacuée pour faire place aux collections. du département des estampes, et l’installation de celles-ci, achevée vers la fin de l’année 1854, avait été pour M. Duchesne un succès d’autant mieux apprécié qu’il avait dû l’acheter au prix de plus longs efforts et en dernier lieu d’une véritable lutte contre des résistances d’ailleurs peu explicables.

Trois ans auparavant (1851), il avait eu une autre joie. Un amateur avec lequel il n’était pas habituellement en relation, M. le docteur Jecker, léguait à la Bibliothèque « toutes les gravures parmi celles de sa propre collection que la Bibliothèque ne posséderait pas, » soit que ces gravures fissent absolument défaut dans les œuvres des maîtres, soit qu’elles n’y fussent représentées que par des épreuves d’un état inférieur. 48 pièces d’une grande valeur, dont plus de 22 dues au burin des graveurs du XVe siècle ou au burin de Marc-Antoine, vinrent ainsi enrichir quelques-uns des recueils las plus précieux. Vers la même époque, un autre amateur à qui le département des estampes allait être redevable de nouveaux bienfaits, M. His de La Salle, se dessaisissait spontanément de cette épreuve unique jusqu’ici du Bossuet de Drevet, que les musées étrangers envient à notre collection nationale presque autant que telle rare estampe plus vieille d’un ou deux siècles. Enfin en 1854 l’acquisition, au prix de 38,000 francs, de plus de 60,000 portraits qu’un libraire très honorablement connu, M. Debure, avait réussi à rassembler était un succès trop considérable pour ne pas couronner dignement la carrière de M. Duchesne. Cependant la fusion de la collection Debure avec les collections de même espèce déjà conservées à la Bibliothèque ne fut opérée qu’après lui, et d’ailleurs suivant un principe tout différent des procédés de classement dont il avait le respect ou l’habitude. Ceci exige quelques explications.

On a vu que le premier fonds de portraits constitué au département des estampes, en dehors des morceaux de ce genre contenus dans l’œuvre de chaque maître, avait été la collection léguée en 1712 par Clément et composée de 18,000 pièces. Depuis lors, grâce aux acquisitions ou aux donations successives, ce fonds s’était accru d’un nombre au moins double de portraits appartenant à tous les temps et à toutes les écoles, en sorte qu’au moment où l’on acquérait la collection Debure, celle que possédait la Bibliothèque comprenait déjà environ 55,000 pièces, — sans parler des portraits insérés ailleurs à titre d’œuvres d’art, ni des recueils formant une série à part, comme les volumes donnés autrefois par Lallemant de Betz. Or la méthode appliquée par Clément au classement de sa collection n’avait pas cessé de faire loi au département des estampes pour tout ce qui était survenu depuis le commencement du XVIIIe siècle, c’est-à-dire que chaque nouveau portrait avait été introduit dans la division spéciale à laquelle semblait le rattacher directement la patrie, le rang, le genre de notoriété individuelle du personnage représenté. Non-seulement tous les portraits d’hommes nés en France composaient une catégorie distincte des séries réservées aux personnages étrangers, mais cette section générale se partageait elle-même en plusieurs divisions correspondant chacune à un ordre de fonctions ou de privilèges, à un des degrés de la hiérarchie sociale. Ainsi, depuis les rois et les princes de sang royal jusqu’aux membres des assemblées judiciaires ou législatives, depuis les maréchaux de France jusqu’aux simples officiers, depuis les prélats jusqu’aux moines, tous ceux qui avaient exercé un ministère ou une profession trouvaient place parmi leurs pairs dans des cadres une fois établis et sous une étiquette commune. En outre, à côté de ces personnages officiels, à côté de ces représentans réguliers pour ainsi dire de notre société politique ou civile, se plaçaient d’autres groupes formés d’hommes qui s’étaient plus ou moins signalés par leurs travaux, par leurs talens, par des témoignages quelconques de force ou d’activité intellectuelle. Des volumes ou des portefeuilles renfermaient, classés suivant l’ordre chronologique, les portraits des savans, des littérateurs, des artistes, que notre pays avait vus naître depuis le XVIe siècle. Enfin d’autres portefeuilles ou d’autres volumes avaient été réservés aux images des hommes dont les noms n’éveillent que des souvenirs de difformité morale ou physique, aux bandits célèbres aussi bien qu’aux nains et aux bouffons de cour, aux visionnaires ou aux imposteurs de toute espèce comme aux. culs-de jatte et aux idiots. Les portraits des personnages étrangers étaient distribués suivant le même mode de classement. Pour l’Italie, la série s’ouvrait par les papes et se terminait par les poètes, les artistes et les « hommes de divers états. » Pour les Pays-Bas, c’étaient les princes et gouverneurs qui figuraient en première ligne, puis on arrivait de groupe en groupe aux « bourgeois et négocians, » et ainsi de suite pour les autres pays.

Au premier aspect, rien de plus juste que ces distinctions matérielles entre des personnages de classe ou de nature si différente, rien de plus propre à établir partout le bon ordre et à simplifier les recherches. Dans combien de cas pourtant le choix de la place à assigner ne se compliquera-t-il pas de certaines difficultés inhérentes à la diversité des services rendus ou des fonctions remplies par le même homme ! Comment éviter que ce classement ne soit déterminé par des préférences arbitraires ? Voici quelques exemples des inconvéniens et parfois des non-sens que peut entraîner l’application trop personnelle du système de classification méthodique. A l’époque où ce système prévalait au département des estampes, quelqu’un demande à voir le portrait de Rabelais. Naturellement les recueils consacrés aux écrivains français du XVIe siècle sont communiqués d’abord au demandeur, qui toutefois n’y trouve pas l’image de l’auteur de Pantagruel. Peut-être ce portrait aura-t-il été classé parmi ceux des ecclésiastiques, si légers qu’eussent dû paraître les droits du curé de Meudon à se trouver en semblable compagnie : là encore les recherches n’aboutissent point. Elles restent tout aussi infructueuses lorsqu’on parcourt la suite des portraits de médecins. Enfin, après bien des tâtonnemens et des mésaventures, on arrive à découvrir Rabelais relégué parmi les diplomates ; le souvenir apparemment de son séjour à Rome comme secrétaire du cardinal du Bellay lui avait valu cette place imprévue. Une autre fois c’est le cabaretier Ramponneau, celui qu’au XVIIIe siècle on appelait « le roi des porcherons, » qu’il faut aller chercher ou plutôt que le hasard fait rencontrer dans la série des Personnages monstrueux. Même fantaisie souvent dans les décisions prises à l’égard de nos contemporains. Il n’y a pas longtemps encore, un économiste éminent, membre de l’Institut et du sénat, ne figurait ni à l’un ni à l’autre de ces titres dans les collections de portraits conservés au département des estampes ; il se trouvait, — le croirait-on ? — confondu avec les Criminels célèbres, probablement en mémoire du procès intenté aux saint-simoniens en 1832 et de la condamnation à un an de prison qui s’ensuivit.

D’aussi étranges méprises ne sont plus possibles aujourd’hui. Depuis quelques années, l’ordre alphabétique appliqué déjà par M. Debure au rangement de la collection qu’il avait formée a été substitué à l’ancienne méthode pour le classement des portraits, quels qu’ils fussent, appartenant à la Bibliothèque, et dès lors le danger a disparu de toute interprétation erronée, de toute répartition arbitraire. Une seule série, sans distinction de pays ni de date, de sexe ni de caractère, comprend maintenant toutes les pièces distribuées autrefois en une infinité de classes spéciales. La collection Debure, devenue par sa constitution même le noyau de cette collection générale ou plutôt de ce dictionnaire d’iconographie universel, a été fondue comme les autres dans un ensemble de 700 volumes contenant, depuis A jusqu’à Z, plus de 120,000 portraits de tous formats, gravés, lithographies ou dessinés. Il n’y a eu d’exception, outre les portraits composant en tout ou en partie l’œuvre d’un maître, que pour certains recueils formant chacun une suite invariable, un corps d’ouvrage qu’il eût été déraisonnable de démembrer, — les portraits par exemple des députés aux états-généraux ou à l’assemblée constituante, ou ceux des députés à l’assemblée élue en 1848.

Dira-t-on qu’un classement rigoureusement alphabétique a le tort d’associer les uns aux autres, au moins pour le regard, les personnages les plus dissemblables, les souvenirs les plus contraires, qu’il y a quelque chose de choquant à voir séparés seulement par l’épaisseur d’un feuillet le portrait d’un homme de génie et le portrait d’un homme dont la mémoire est infâme, l’image d’un héros et celle d’un assassin ? Mais en quoi le rapprochement serait-il plus malséant ici que dans les dictionnaires historiques et les biographies universelles où l’on peut rencontrer sur la même page les noms de Raphaël et de Ravaillac, de Cartouche si de Catinat ? Il ne s’agit pas d’ailleurs, dans une collection de ce genre, de résumer la vie de ceux qui y figurent, d’en recommander les souvenirs à la vénération ou au mépris ; il s’agit simplement de fournir des témoignages tout extérieurs, des renseignemens plus ou moins authentiques sur la physionomie et les traits d’un personnage donné. Le point essentiel, l’unique affaire est de mettre chacun à même d’obtenir ces renseignemens sans perte de temps, sans incertitude sur l’endroit où il aura chance de les trouver. Or en pareil cas l’ordre alphabétique est préférable à tout autre parce que pour celui qui prépare le champ des recherches, comme pour celui qui doit chercher, il détermine, en dehors de toute appréciation personnelle et par le seul fait de l’orthographe d’un nom, la place exacte, nécessaire, inévitable, qu’occupera l’image de l’homme à qui ce nom aura appartenu.

Sans doute, malgré l’extrême simplicité du principe et des moyens généraux d’application, quelques difficultés de détail pourront se présenter encore. Si, comme cela est admis aujourd’hui au département des estampes, l’on prend pour règle dans le classement alphabétique la prééminence de la qualification nobiliaire sur le nom même du personnage représenté, il arrivera peut-être que, faute de se rappeler le titre qu’aura porté ce personnage, si connu qu’il soit d’ailleurs, tel d’entre nous ne réussira pas sans quelque peine à en trouver le portrait dans une collection ainsi classée. Tout va de soi quand il s’agit, comme pour la marquise de Maintenon, pour la marquise de Pompadour, de titres popularisés par l’histoire ou par l’usage ; mais semblera-t-il aussi naturel à quiconque voudra voir le portrait de Diane de Poitiers ou le portrait de Gabriel)e d’Estrées de demander ceux de la duchesse de Valentinois et de la duchesse de Beaufort ? Pour prendre un exemple plus près de nous et certes dans un ordre de célébrité fort différent, le nom de Monge est resté présent à toutes les mémoires : se souviendra-t-on aussi généralement de celui du comte de Peluse ? Et pourtant, la règle une fois posée, on ne saurait l’enfreindre sans introduire le désordre ou tout au moins une fâcheuse inégalité, sans retomber dans ces procédés de répartition capricieuse dont nous signalions tout à l’heure le danger. Il est facile d’ailleurs, au moyen de renvois, de venir en aide à ceux qui oublient ou qui ignorent, et d’inscrire sur le feuillet réservé au nom patronymique l’indication du nom de terre ou de fief, de la distinction honorifique quelconque qui aura décidé de la place assignée dans un autre volume au portrait absent de celle-ci.

L’heureuse innovation provoquée par l’entrée de la collection Debure au département des estampes avait été précédée d’une autre au moins aussi utile, et qui devait avoir la plus sérieuse influence sur l’organisation même du service et sur les moyens d’étude. Depuis l’époque où le cabinet formé par l’abbé de Marolles était devenu la propriété de la Bibliothèque jusqu’aux années voisines de celle où la collection Debure allait être acquise à son tour, toutes les pièces propres à composer l’œuvre d’un artiste ou un ensemble de documens sur une matière avaient été successivement reliées en raison de leur origine ou de leur destination commune. Comment arriver néanmoins à constituer si bien chacun de ces recueils que la série des estampes méritant d’y figurer fût complète, la somme des renseignemens définitive, et que cette reliure fixe, en scellant pour ainsi dire l’histoire d’un talent ou les élémens d’information sur un sujet, marquât irrévocablement les limites dans lesquelles les études devaient se circonscrire ? Il fallait bien faire la part des omissions involontaires, des découvertes futures, des rôdes, pressentis ou non, que le temps et les occasions permettraient de remplir. Aussi, chaque fois qu’on formait un nouveau volume, avait-on soin de laisser çà et là un certain nombre de pages blanches, en prévision de ce qui pourrait survenir : sage précaution et en réalité la seule qu’il y eût à prendre, mais le plus souvent précaution insuffisante, puisqu’elle n’assurait aux pièces dont ce volume se trouverait un jour ou l’autre enrichi ni leur place exacte dans l’ordre des sujets, ni leur importance relative quant à la chronologie des ouvrages sortis de la main d’un peintre ou d’un graveur. Une scène mythologique gravée d’après Raphaël, une scène de genre d’après Rubens, un paysage d’après Poussin pouvait, faute d’un feuillet vacant dans la série des sujets analogues traités par chacun de ces maîtres, occuper forcément une des pages destinées aux scènes sacrées ou aux portraits ; telle vignette gravée par Nanteuil lorsqu’il n’avait (encore que l’âge et l’habileté naissante d’un apprenti risquait, en arrivant trop tard, de ne trouver place qu’au milieu des chefs-d’œuvre produits par l’éminent artiste vers la fin de sa carrière.

A plus forte raison, les embarras et les inconvéniens étaient-ils graves là où la nature même et le nombre des pièces à introduire déconcertaient nécessairement tout calcul préalable et ne relevaient guère que du hasard. Une évaluation approximative des lacunes que l’avenir comblerait progressivement dans l’œuvre d’un maître semblait possible à la rigueur parce qu’on savait à peu près ce que ce maître avait fait ; mais le moyen de déterminer à l’avance l’espace qu’exigeraient les accroissemens partiels ou généraux d’une collection de portraits, de pièces topographiques ou historiques ? Comment deviner que telle classe de modèles, tel coin de pays, tel ordre de faits, inspirerait plus de travaux et fournirait un jour plus de documens que tel autre ? Et, lors même que les pièces insérées après coup n’auraient amené aucun désordre, aucune interversion dans le classement, que faire de celles qui surviendraient encore ? Chaque volume primitif une fois rempli, il ne restait plus d’autre ressource que de rejeter dans des volumes de supplément ce surcroît imprévu de matériaux ; de là d’inévitables complications dans les recherches et des difficultés d’autant plus grandes que les fragmens ainsi disséminés étaient plus nombreux.

Le moyen pris, il y a un peu plus de vingt ans, pour opérer à cet égard une réforme avait, entre autres mérites, celui d’être facilement applicable. Par un mécanisme très simple, par l’action combinée de deux baguettes ou tringles intérieurement adaptées au dos d’un volume en forme de portefeuille et de quelques vis destinées à rapprocher ou à écarter plus ou moins ces baguettes entre lesquelles les feuillets doivent être introduits, on se donnait, suivant les besoins, la double faculté de placer chaque pièce précisément à son rang, et, dans le cas où une erreur aurait été commise, de la réparer en retirant le feuillet mal à propos inséré, sans rien endommager pour cela, sans compromettre la conservation du reste. En un mot, contrairement aux résultats invariables, à la répartition fixe qu’impose la reliure ordinaire, ce mode de reliure mobile permettait d’augmenter ou de diminuer à volonté le contenu de chaque volume, de le modifier, de le renouveler incessamment. On conçoit les avantages d’un pareil procédé tant pour la composition première que pour les développemens futurs des recueils, et quelles ressources illimitées il offre au point de vue déclassement général ou des remaniemens partiels. Aussi fit-il bientôt fortune au département des estampes, où il a été, où il est continuellement appliqué soit à la formation de collections nouvelles, soit à la reconstitution d’anciennes collections, comme la Topographie de la France où les occasions d’intercaler une ou plusieurs pièces se présentent presque chaque jour.

C’est à un artiste bien connu d’ailleurs par la fécondité de son crayon et l’élégance facile de sa manière que l’on doit l’idée et la mise en pratique de ce perfectionnement décisif. Avant d’être attaché à la Bibliothèque, M. Achille Devéria avait établi en reliure mobile les volumes qui composaient sa collection particulière. Devenu conservateur-adjoint du département des estampes pendant les dernières années de la vie de M. Duchesne, puis conservateur titulaire après la mort de celui-ci, il étendit son système au classement de notre collection nationale, et lorsqu’à son tour il mourut en 1857, plus de mille volumes in-folio ainsi constitués prouvaient avec quel zèle il avait déterminé un progrès qu’il ne resterait plus à son successeur qu’à poursuivre. Le souvenir de cette utile réforme, de ce service rendu dans le présent et dans l’avenir, n’est pas au surplus le seul qui subsiste à la Bibliothèque des travaux accomplis par M. Devéria. Sans parler de l’ordre qu’il introduisit dans plusieurs séries ouvertes autrefois un peu à l’aventure et depuis longtemps négligées, les recueils qui lui avaient appartenu, et qui formaient une suite de 565 volumes ou portefeuilles, vinrent après lui s’ajouter aux collections du département des estampes, en attendant que celui-ci achevât d’être enrichi par une donation du plus haut prix et d’une importance à tous égards exceptionnelle.

La collection dont la Bibliothèque se trouvait ainsi appelée à prendre possession six ans après que l’acquisition avait été faite des recueils laissés par M. Devéria, cette collection, plus rare encore que volumineuse, lui était léguée par un homme qui avait consacré sa vie presque tout entière à en rechercher, à en réunir, à en épurer de plus en plus les élémens. Bien avant d’entrer au département des estampes, l’admirable ensemble de pièces sur l’histoire de France que contenaient les portefeuilles de M. Hennin était célèbre dans le monde des savans et des artistes, comme l’avait été le cabinet de l’abbé de Marolles ou celui de Béringhen, du vivant même de ces deux curieux. Toutefois, avec quelque libéralité que le possesseur de cette belle collection l’eût mise jusqu’à son dernier jour à la disposition de quiconque avait besoin de la consulter, l’acte généreux par lequel il en faisait don à la Bibliothèque assurait à tant de documens précieux une publicité infiniment plus vaste. Ce qui avait été le lot de quelques regards privilégiés devenait maintenant le bien de tous, et depuis le peintre ou l’historien en quête de renseignemens positifs sur un personnage ou sur un fait jusqu’au dessinateur de vignettes, jusqu’à l’écrivain ne recherchant que le trait de mœurs intimes et l’anecdote, chacun se trouvait en mesure d’exploiter à son gré une mine d’autant plus riche qu’elle était sans mélange, et qu’aucun élément parasite n’en avait d’avance altéré ou interrompu les filons.

Beaucoup plus scrupuleux que Fontette, qui, comme on l’a vu, prenait à peu près de toutes mains ce qu’il entendait mettre en œuvre, M. Hennin ne consentait à recueillir et à employer que des matériaux sévèrement choisis. Sa collection, comprenant environ 25,000 estampes ou dessins, renfermés aujourd’hui dans 169 volumes, est exclusivement composée de pièces contemporaines des scènes retracées. Rien que d’incontestable dès lors et d’absolument authentique dans les renseignemens qu’elle fournit. Entre les 2,000 estampes par exemple reproduisant les événemens du règne de Henri IV, on n’en trouvera pas une qui n’ait été gravée au lendemain pour ainsi dire du fait représenté. Depuis les campemens ou les combats sous les murs de Paris jusqu’à l’assassinat du roi, depuis les portraits gravés par Léonard Gaultier et Thomas de Leu jusqu’aux complaintes illustrées et aux canards qui se débitaient dans les rues, l’image d’un épisode politique ou d’un personnage, d’une action de guerre ou d’une cérémonie civile, n’a été admise à figurer dans ce recueil rigoureusement historique qu’autant qu’elle était l’œuvre d’un homme directement informé, d’un sûr témoin. Suit-il de là que la collection léguée par M. Hennin n’ait qu’un caractère archéologique, qu’elle tire tout son prix de certains témoignages spéciaux, qu’en un mot elle nous enseigne l’histoire à l’exclusion ou au préjudice de ce qui relève de l’art et intéresse les souvenirs du talent ? Ce serait se méprendre beaucoup que de lui attribuer une signification indépendante du mouvement et des progrès de notre école à partir de ses origines jusqu’à la moitié da XIXe siècle à peu près. Le mérite de la plupart des estampes, à ne les considérer qu’au point de vue de l’exécution, la beauté des épreuves ou la rareté des états, et, là où se rencontrent des dessins, la finesse ou l’habileté du faire, — tout est de nature à renseigner les artistes aussi utilement que les érudits, à alimenter les études les plus diverses et à satisfaire aux recherches, quels qu’en soient le principe et l’objet.

La collection Hennin est donc une source d’informations unique ou plutôt un véritable monument décrit d’ailleurs dans ses détails par celui-là même qui l’avait élevé et qui y a trouvé en grande partie les matériaux de l’ouvrage dont il achevait le dernier volume bien peu de temps avant sa mort[9]. Est-il besoin d’ajouter que cette collection a été conservée au département des estampes telle qu’elle était au sortir des mains qui l’avaient formée ? Rompre l’unité d’un pareil ensemble eût été au moins imprudent, et lors même que M. Hennin ne se fût pas prononcé d’avance à ce sujet, aucun changement n’eût été essayé, aucune modification introduite par l’impossibilité où l’on se serait trouvé de faire mieux qu’il n’avait fait. Tout devait se borner, tout se borna effectivement à la reliure de ces pièces si judicieusement classées et, la série entière une fois répartie dans les volumes, à la mise en service immédiate.


III

La donation faite en 1863 par M. Hennin clôt, dans l’histoire du département des estampes, la liste des actes de libéralité les plus considérables. Certes depuis l’époque où ce précieux legs a été recueilli, le dévoûment des hommes en situation de concourir à l’accroissement de notre collection nationale n’a pas plus manqué que par le passé, le zèle des bienfaiteurs ne s’est pas ralenti, et tout récemment encore un amateur à qui la Bibliothèque était redevable déjà de plus d’un bon office se procurait à ses frais, pour la lui offrir, une rare estampe de Marc-Antoine, qu’elle ne se trouvait pas à ce moment en mesure d’acquérir ; un autre, M. Gatteaux, de l’Institut, échangeait contre le médiocre exemplaire que possédait le département des estampes un exemplaire qui lui appartenait du célèbre recueil dit le Jeu de cartes d Italie, et qui avait une valeur vénale dix fois plus grande. Ce que nous prétendons dire seulement, c’est que la tradition de ces dons en bloc, de ces générosités énormes, fondée par Clément et par Gaignières au commencement du XVIIIe siècle, a eu jusqu’à présent pour dernier représentant le digne et patient érudit qui voulut à son tour consacrer ses longs travaux par un trait éclatant de sollicitude pour les études à venir et de munificence patriotique. Qui aurait cru alors que ces nouveaux trésors, en augmentant la somme des richesses accumulées au département des estampes, augmenteraient aussi les inquiétudes du public appelé à en profiter et les douloureuses préoccupations de ceux qui en avaient la garde ? Encore quelques années, et la collection Hennin comme le reste, comme ces milliers de volumes remplis des plus belles œuvres de l’art, allait être menacée de destruction par les feux qu’allumeraient dans Paris les canons d’un ennemi prêt à lancer la mort jusque sur les choses qui forment en quelque sorte le patrimoine du genre humain.

N’y avait-il là qu’une crainte imaginaire ? Ce qui venait de se passer à Strasbourg, le bombardement systématique de la bibliothèque et du musée, ne justifiait que trop les alarmes, et l’on pouvait sans calomnie présumer que l’expérience qui avait si bien réussi sur les plus nobles édifices d’une autre ville serait ici renouvelée au premier jour. Aussi, dès le commencement du mois de septembre 1870, des mesures étaient-elles prises à l’intérieur de la Bibliothèque pour préserver du danger, pour lui disputer tout au moins les inappréciables monumens de la science et de l’art que contient ce grand établissement. A ne parler que du département des estampes, une partie de ce qu’il possède fut mis à l’abri des obus dans un souterrain ; mais qu’était ce moyen restreint de salut en comparaison des périls auxquels l’ensemble des collections était condamné à rester exposé sur place ? D’ailleurs, en prétendant sauver ainsi quelques-uns des recueils les plus précieux, ne courait-on pas le risque de les retrouver un jour irréparablement altérés par l’humidité ? Pour tout le reste, il fallait se contenter des précautions, hélas ! insuffisamment rassurantes, auxquelles les circonstances et les lieux permettaient de recourir. On garnit les fenêtres des galeries de volets en tôle et de sacs remplis de terre, on se munit de pompes et d’ustensiles de toute sorte pour arrêter, au moment venu, les progrès d’un incendie, on organisa le personnel en brigades de surveillance et de service qui fonctionnèrent nuit et jour. Rien ne fut omis de ce qui semblait, en cas de malheur, présenter quelque chance d’un sauvetage au moins partiel ; mais quelle amertume dans ces lugubres soins, quelles angoisses dans l’attente d’un désastre qui pouvait d’un instant à l’autre anéantir l’œuvre de tant de siècles, en ruiner la gloire, interrompre pour jamais l’histoire de la pensée humaine ! On en croira celui qui écrit ces lignes : il a connu ces mortelles tristesses, pressenti les douleurs de ce deuil. Lorsque, suivant son devoir, il rassemblait, pour essayer de les soustraire au péril, quelques-unes des raretés de premier ordre, quelques-uns des morceaux d’élite qui résument la marche de l’art et en marquent les principaux progrès, c’était le cœur navré qu’il songeait, en les contemplant une dernière fois, à ce qu’une bombe prussienne ferait bientôt peut-être de ce legs des âges, de ces reliques du génie ou du talent ; c’était d’une main tremblante d’émotion qu’il refermait sur elles la caisse préparée pour les recevoir, comme si la mort eût déjà fait son œuvre, et qu’il vînt d’ensevelir un cadavre dans le cercueil. — Cependant des jours plus douloureux encore allaient succéder à ces sinistres jours, des dangers plus terribles que ceux auxquels la Bibliothèque avait échappé pendant le siège allaient renouveler en les augmentant les angoisses, et menacer de si près ces murs à peine saufs des attaques à distance qu’on dut désespérer un moment de les voir une seconde fois préservés.

Chacun de nous ne sait que trop par quels actes de féroce démence le mois de mai 1871 a été signalé à Paris, et avec quelle frénésie parricide des meurtriers de l’honneur national et du passé, des hommes qui n’avaient de passion que pour la ruine, de foi que dans le néant, livraient aux flammes les monumens coupables à leurs yeux de perpétuer les souvenirs de notre histoire, de glorifier l’art français, de rappeler les grandeurs de notre civilisation. Avant les jours souillés par ces abominables forfaits, qu’était-il toutefois advenu de la Bibliothèque, et comment s’était écoulé pour elle l’intervalle qui sépare de la fin du siège la fin du régime de la commune ?

Jusqu’au moment où la torche des incendiaires allumait dans des édifices voisins le feu qui devait dévorer des richesses du même genre que les siennes, la Bibliothèque avait pu paraître, sinon à l’abri des invasions révolutionnaires, au moins à l’abri des violences sur les choses et des ravages matériels. Les usurpations de pouvoir même étaient demeurées d’abord plutôt nominales qu’effectives, et, sauf, intrusion de deux ou trois « délégués » qui se succédèrent à partir du 1er avril et qu’ils entrevoyaient de temps en temps, les fonctionnaires de l’établissement n’avaient eu à souffrir pendant les six premières semaines aucune atteinte à leurs droits, aucune restriction à la pratique de leurs devoirs. Une note rédigée par eux, une sorte de convention insérée le 6 avril au Journal officiel établissait que la présence d’un délégué à la Bibliothèque ne pouvait avoir d’autre objet que de les aider à « sauvegarder l’intégrité des collections, sans qu’aucun changement d’ailleurs fût apporté aux règlemens actuels » de cette Bibliothèque qu’ils avaient seuls la mission d’administrer. Se renfermant dans leur rôle de gardiens, ils ne voulaient pas plus compromettre, en l’abandonnant, le dépôt confié à leurs mains qu’ils n’entendaient le conserver à un autre titre que celui dont ils avaient été légalement revêtus. Un moment vint pourtant où le statu quo qu’ils avaient jusqu’alors réussi à maintenir ne put être plus longtemps continué. Déjà le refus fait par eux de recevoir leur traitement, dès qu’il leur était offert au nom de la commune, avait failli amener leur destitution immédiate, et l’on n’avait consenti à les laisser à leur poste que pour un court délai au terme duquel ils devaient se prononcer de nouveau, et cette fois irrévocablement ; ce qu’on prétendit quelques jours plus tard exiger d’eux était plus inacceptable encore. Sommés de se soumettre officiellement au gouvernement de la commune en lui reconnaissant le droit de disposer de la Bibliothèque et d’en régenter le personnel, ils répondirent aussitôt à l’injonction comme il convenait d’y répondre. Aux termes d’une protestation signée le 12 mai, vingt-six fonctionnaires ou employés des divers départemens, « mis en demeure de souscrire à la transformation du dépôt national confié à leurs soins en établissement communal et de sortir de leurs devoirs professionnels en faisant acte d’adhésion politique à la commune, » déclarèrent « refuser leur adhésion. » Le lendemain, les portes de la Bibliothèque étaient fermées aux signataires de cette déclaration, et l’établissement tout entier se trouva ainsi pendant les deux semaines qui suivirent à peu près abandonné à lui-même.

Au département des estampes, il est vrai, le dévoûment d’un employé auxiliaire qui, afin de défendre le terrain contre des occupans de hasard, avait consenti à rester en s’abstenant de signer la pièce dont nous venons de parler, — cette intervention d’un seul put suffire pour maintenir quelque chose de l’ordre accoutumé et pour empêcher toute tentative de désorganisation intérieure ; mais quels efforts auraient pu conjurer les fléaux du dehors, prévenir ou arrêter des désastres pareils à ceux qui venaient de semer l’horreur sur les deux rives de la Seine ? Lorsque l’incendie de la bibliothèque du Louvre eut présagé le sort réservé sans doute à la Bibliothèque nationale, lorsque, d’un bout à l’autre de la ville, tant de murs vénérables par eux-mêmes ou par ce qu’ils contenaient eurent été réduits en cendres, il ne restait plus en apparence qu’à attendre pour ce glorieux asile des lettres, de la science et de l’art, l’heure prochaine où le pétrole en aurait raison à son tour.

Cette heure cruelle ne vint pas pourtant, grâce à la rapidité avec laquelle l’armée opéra la délivrance du centre de Paris. Sans doute tout danger n’était pas absolument écarté pour cela. Refoulés dans les quartiers qui avoisinent le cimetière de l’Est, les insurgés n’avaient pas éteint leur feu, et les projectiles qu’ils lançaient encore atteignirent à plusieurs reprises les bâtimens de la Bibliothèque. Deux obus, qui heureusement ne brisèrent que quelques pierres, vinrent se loger dans le mur de la galerie des estampes parallèle au jardin et à la rue Vivienne, d’autres endommagèrent plus ou moins les toitures ; mais qu’étaient ces accidens partiels auprès du vide immense qu’eût laissé, du malheur universel qu’eût entraîné la ruine de l’ensemble, c’est-à-dire des collections les plus vastes et les plus riches qui existent dans le monde entier ? Puisque, après les deux épreuves qu’elle a coup sur coup traversées, tout s’est borné pour la Bibliothèque à quelques dégâts extérieurs, puisque, malgré le siège et les événemens qui ont suivi, la France et le monde n’ont rien perdu des trésors qu’elle renfermait et où chacun peut revenir puiser, ne faut-il pas bien plutôt remercier le ciel que se complaire dans l’amertume des souvenirs, et, comme nous le disions1 en commençant, oublier, s’il se peut, les inquiétudes passées pour tenir compte surtout des résultats présens, des biens si heureusement reconquis ? Nous n’ajouterons plus que quelques mots.

En suivant jusqu’à l’époque où nous sommes l’histoire du département des estampes, nous avons dû dans une certaine mesure l’associer à celle de la Bibliothèque elle-même et parfois les fondre presque l’une avec l’autre, pour simplifier d’autant le récit. L’étroite connexité qui subsiste depuis le XVIIe siècle entre les divers services installés à la Bibliothèque explique et excuserait au besoin ce procédé de narration ; mais n’y a-t-il dans les faits mêmes qui en autorisaient l’emploi, n’y a-t-il dans l’organisation présente de l’établissement auquel le département des estampes appartient que la continuation d’une habitude, que la forme ou le souvenir d’une tradition ? Faut-il donner raison à ceux qui pensent que les collections dont ce département se compose n’ont pas leur place nécessaire à côté des collections littéraires ou scientifiques, et qu’elles fourniraient un complément plus naturel aux œuvres de la peinture qu’aux livres et aux manuscrits ?

De nos jours, cette opinion a été plus d’une fois émise, et assez récemment encore, en 1858, une commission chargée de proposer les réformes à introduire dans le régime de la Bibliothèque signalait comme une mesure particulièrement opportune la translation au Louvre de toutes les estampes conservées au palais Mazarin. Rien de mieux, si l’art seul était représenté dans cet ensemble de recueils et de pièces, si le tout, comme la plupart des collections qui existent en Europe, constituait uniquement un musée de gravure ; mais, — on l’a vu par ce que nous avons dit de ses accroissemens successifs, — notre dépôt national n’a ni ce caractère exclusif ni cette utilité restreinte. Les documens intéressant d’autres études que celle des chefs-d’œuvre de l’art y figurent à peu près pour un tiers, et, parmi les personnes qui viennent chaque jour travailler au département des estampes, un tiers aussi y est attiré par des recherches étrangères en réalité à la gravure ou à la peinture, par le besoin de s’éclairer sur quelque point d’archéologie ou d’histoire, de résoudre quelque question d’un ordre tout scientifique. On conçoit dès lors l’avantage que peut présenter pour ceux qui se livrent à ces recherches la réunion sous un même toit des renseignemens figurés et des renseignemens écrits concernant une même matière, on devine le profit que leur assure le contrôle facile, immédiat, de ces documens les uns par les autres.

En outre, aux termes des règlemens, les livres avec planches, soit qu’ils aient été anciennement publiés, soit qu’ils proviennent du dépôt légal, appartiennent de droit au département des imprimés. Il n’y a là qu’une prescription parfaitement juste ; mais, en raison de cette répartition même, les rapports entre le département des estampes et le département des imprimés sont à peu près quotidiens. Il ne se passe guère de séance où l’on n’ait l’occasion de se renvoyer, réciproquement quelque demande ayant fait fausse route, et, une fois averti de son erreur, celui qui l’a commise en est quitte pour aller consulter dans une salle voisine l’ouvrage dont il n’avait pu obtenir la communication là où il s’était d’abord présenté. Pourrait-on sortir d’embarras aussi aisément et aussi vite, si le département des estampes cessait d’appartenir à la Bibliothèque ? Il serait facile de produire bien d’autres argumens tirés de la pratique. N’en avons-nous pas assez dit toutefois pour faire pressentir les graves inconvéniens qu’entraînerait un déplacement, et pour justifier au besoin l’administration compétente qui refusait, il y a quatorze ans, de donner suite au projet de scission qu’on lui demandait alors de ratifier ?

Enfin une autre objection, — mais celle-ci plus limitée dans son principe et moins radicale dans les termes, — a été élevée contre l’organisation actuelle du département des estampes, et ne saurait non plus être laissée sans réponse. On a reproché à ce département, on lui reproche encore d’usurper sur les prérogatives du Louvre en conservant dans ses collections un certain nombre de pièces dessinées, et de démentir par là, aussi bien que le titre qu’il porte, les conditions qui déterminent sa raison d’être et sa fonction. Il est vrai, le quatrième département de la Bibliothèque nationale ne possède pas seulement des gravures et des lithographies. On pourrait même évaluer à plus de 20,000 les dessins qui ont pris place à côté de ses recueils d’estampes ou qui font corps avec ceux-ci, suivant la nature commune des types ou des sujets représentés. Suit-il de là qu’ils profiteraient mieux à l’étude, s’ils étaient conservés ailleurs ? N’arriverait-on pas au contraire à compromettre le secours qu’ils peuvent lui prêter, si on les isolait des autres moyens d’information, si l’on séparait par exemple les portraits au crayon ou les miniatures indiennes des séries gravées de portraits ou de costumes dont ces pièces servent aujourd’hui à compléter les indications, et dans beaucoup de cas à combler les lacunes ? C’est parce qu’on sentait bien l’utilité de pareils rapprochemens qu’une mesure administrative investissait, il y a quelques années, le département des estampes du droit de s’approprier, outre les gravures dont il ne posséderait pas une épreuve, tous les dessins disséminés dans les diverses bibliothèques de l’état à Paris. Près de 4,000 dessins de toute espèce ainsi recueillis, — les crayons entre autres du XVIe siècle conservés jusqu’alors à la bibliothèque de Sainte-Geneviève et un portefeuille de la collection de Gaignières qui se trouvait à la bibliothèque Mazarine, — passèrent à cette époque dans les collections de la Bibliothèque nationale, où ils sont devenus l’objet d’études d’autant plus fructueuses qu’ils forment avec ce qui les environne un ensemble de documens plus variés. Serait-on bien inspiré en s’appliquant à rompre cet ensemble si instructif, et, sous prétexte de rétablir ailleurs l’unité matérielle, à restreindre ici le champ des enseignemens et des travaux ?

Sans doute, dans la pensée de ceux qui réclament ou qui sont tentés de réclamer cet appauvrissement du département des estampes, il ne s’agit pas de le dépouiller de tous les dessins qu’il possède, il s’agit seulement de lui enlever ceux qui par les mérites mêmes de l’exécution appartiennent à la classe des œuvres d’art proprement dites, de ces œuvres dont le musée des dessins au Louvre semble l’asile indiqué. Soit, à la condition qu’on nous démontre où commence l’art, où finit le métier. Quelles limites pourtant assigner à l’un et à l’autre ? Quel genre d’intérêt prédominant attribuer à tel dessin qui est à la fois le portrait d’un personnage historique et un spécimen de l’habileté particulière de l’artiste qui l’a exécuté, à tel autre offrant le double caractère d’un paysage et d’une pièce topographique, à tel autre enfin qui nous renseigne sur les proportions d’un monument d’architecture en même temps que sur le goût du dessinateur ? Les plans ou les projets de Ducerceau qui accompagnent les planches gravées par lui, et qui complètent aussi bien que l’histoire de son talent l’histoire de l’art français au XVIe siècle, cesseront-ils d’avoir droit de cité à la Bibliothèque pour cet unique motif qu’au lieu d’être le produit du burin ils ont été faits avec une plume ? Depuis les célèbres cartes dites de Charles VI jusqu’aux modèles fournis par David pour les cartes républicaines, tout ce que le pinceau des miniaturistes ou le crayon des dessinateurs a pu ajouter de renseignemens curieux à ceux que contiennent les suites gravées de tarots ou de cartes numérales devra-t-il être distrait de cette riche collection pour aller prendre place parmi les dessins des maîtres, au risque d’y demeurer inutile, sinon inaperçu ? — On pourrait à ce sujet multiplier indéfiniment les questions et les exemples. Il suffira de faire remarquer que le public, les artistes, les savans, jugent apparemment très légitime la présence des dessins à la Bibliothèque, puisque les pièces de ce genre lui sont ordinairement léguées de préférence à d’autres établissemens. Pour ne rappeler que deux faits entre les plus récens, c’est le département des estampes qui a reçu tous les dessins de Mazois sur Pœstum et sur Pompéi et le précieux recueil d’études d’après le Panthéon de Rome dont M. Achille Leclère avait fait pendant tant d’années son travail de prédilection.

Qu’on ne songe donc ni à exiler le département des estampes de la Bibliothèque, sa patrie naturelle, ni à le mutiler sur place en prétendant le réformer. Essayer de changer les conditions qui le régissent serait faire plus que courir une aventure, ce serait certainement tenter une entreprise nuisible aux intérêts du public studieux et compromettre au moins le fruit de tous les efforts accomplis depuis le XVIIe siècle. Comme l’académie de France à Rome, comme d’autres belles institutions dont l’origine remonte à la même époque, le département des estampes n’est pas seulement un noble survivant du passé, un témoignage consacré des grandeurs et des anciennes mœurs de notre patrie ; il est aussi dans le présent une nécessité et pour l’avenir une garantie. Sans l’influence qu’exercent sur notre école les souvenirs rapportés de Rome et les exemples donnés par les pensionnaires de la villa Médicis, le niveau des talens et des doctrines ne tarderait pas chez nous à s’abaisser ; l’art français peut-être en arriverait bien vite à suivre, au hasard du moment, les futiles inspirations de la fantaisie ou à confondre avec l’expression épurée du vrai l’imitation littérale de la réalité vulgaire. Sans les enseignemens positifs, sans les secours scientifiques que lui offre le département des estampes, il courrait le risque de devenir aussi infidèle à ses propres traditions qu’oublieux des lois éternelles pratiquées par les maîtres de tous les pays, prescrites par les chefs-d’œuvre de tous les temps. L’histoire à son tour et les sévères études qui s’y rattachent n’auraient plus ces moyens de comparaison et de contrôle d’où résultent la certitude pour ceux qui ont la mission d’instruire, la confiance chez ceux qui reçoivent les avis ou les leçons.

Si l’on descend de ces hautes sphères dans le domaine des faits qui n’intéressent que le développement de nos arts industriels, le maintien ou les progrès du goût là où il ne s’applique qu’à des besoins et à des œuvres secondaires, si, après avoir apprécié les ressources que trouvent à la Bibliothèque les artistes et les érudits, on songe à celles qu’elle met à la disposition des orfèvres, des céramistes, de quiconque fabrique ces objets de luxe divers dont la part est si grande dans la bonne renommée et dans la prospérité commerciale de la France, — comment ne pas sentir ce que, là encore, notre collection nationale a de profondément utile ? A quelque point de vue qu’on se place, le département des estampes apparaît donc comme une institution féconde dont, sous peine de déchéance à tous égards, le temps où nous vivons a le devoir de respecter pieusement l’esprit et de perpétuer l’influence. C’est la conséquence qu’il convient surtout de tirer des faits que nous avons rapportés. En recueillant les souvenirs de ces faits, en résumant les phases successives que l’établissement fondé par Colbert a traversées depuis deux siècles, nous avons eu moins encore le dessein de fixer la simple chronologie des choses que l’ambition de rappeler le nombre et l’importance des services rendus. Puisse le récit historique qui précède, au lieu de rester stérile en ce sens, exciter la gratitude envers le passé comme la confiance dans l’avenir, et contribuer à entretenir, par l’exemple de tant d’actes généreux, de tant d’efforts noblement poursuivis, le juste sentiment d’orgueil patriotique que les mesures libérales prises de tout temps en France dans la sphère de l’art et des études doivent inspirer à chacun de nous !


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 novembre.
  2. Aujourd’hui, outre les deux épreuves réglementaires pour la Bibliothèque, chaque imprimeur est tenu de déposer deux autres épreuves, dont l’une, appartenant au ministère de l’instruction publique, sert à renseigner l’état sur la nature de la pièce qu’on se propose de mettre en vente ; l’autre reste dans les archives du ministère de l’intérieur, où, en cas de contestation, elle consacre les droits du légitime propriétaire.
  3. An commencement du premier empire, le nombre des estampes déposées ne s’élevait pas au-dessus de 500 ou 600. Dix ans plus tard, le chiffre était à peu près quadruple, et vers 1830 il dépassait déjà 14,000. Aujourd’hui les dépôts annuels du département de la Seine et des autres départemens de la France produisent en moyenne un total de 20,000 pièces gravées, lithographiées ou photographiées.
  4. Le possesseur de ce riche cabinet, où les chefs-d’œuvre de la gravure à toutes les époques et dans tous les pays se trouvaient représentés par des épreuves choisies avec une remarquable clairvoyance, était un simple tailleur dont le magasin occupait rue Vivienne l’emplacement même de la maison dans laquelle Colbert avait à l’origine installé le cabinet des estampes du roi.
  5. La collection topographique acquise pour le département des estampes après la mort de l’abbé de Tersan avait originairement appartenu à un amateur nommé Fouquet. De là l’estampille formée des quatre premières lettres de ce nom qui distingue les pièces de la collection dans les divers recueils où elles ont été réparties, — pièces que, par une fausse interprétation de la marque dont elles sont revêtues, on a supposées sorties de la bibliothèque du célèbre surintendant des finances.
  6. Les pièces sur Paris à elles seules remplissent 72 volumes et 21 portefeuilles.
  7. Membre de l’Institut et ancien directeur de l’Académie de France à Rome, Charles Thévenin, à qui son âge et sa santé ne permettaient plus de travailler comme peintre, avait été nommé en 1829 conservateur du département des estampes en remplacement de Joly fils. Il occupa ce poste jusqu’au commencement de 1839.
  8. Constitué par une ordonnance royale en date du 30 mars 1828, puis annexé au département des estampes tout en demeurant placé sous la direction d’un conservateur spécial, enfin séparé du département des estampes en 1854, le département des cartes géographiques a depuis 1858 cessé d’avoir son régime indépendant et sa vie propre. Comme la division qui comprend les œuvres et les collections musicales, il ne forme plus aujourd’hui qu’une section du département des imprimés.
  9. Les Monumens de l’histoire de Fronce, catalogue des productions de la sculpture, de la peinture et de la gravure relatives à l’histoire de la France et des Français, Paris 1856-1663 ; 10 vol.