Le Décaméron/Troisième Journée


Le Décaméron (1350-1354)
Traduction par Francisque Reynard.
G. Charpentier et Cie, Éditeurs (p. 149-220).



TROISIÈME JOURNÉE




La seconde Journée du Décaméron finie, commence la troisième, dans laquelle, sous le commandement de Néiphile, on devise de ceux qui, par leur adresse, ont acquis ce qu’ils avaient longtemps désiré, ou qui ont recouvré ce qu’ils avaient perdu.


Déjà l’aurore, de vermeille qu’elle était, commençait à jaunir à l’approche du soleil, quand, le dimanche, la reine s’étant levée, fit lever toute sa compagnie. Le sénéchal qui, depuis un bon moment déjà, avait envoyé à l’endroit où l’on devait aller une grande partie des choses nécessaires, ainsi que les gens qui devaient les y préparer, voyant la reine en chemin, fit promptement charger tout le reste comme si on eût quasi levé le camp de là, et s’en alla avec les bagages et le reste des serviteurs derrière les seigneurs et les dames. La reine donc, accompagnée et suivie de ses dames et des trois jeunes gens, et guidée par le chant de peut-être vingt rossignols et autres oiseaux de toutes sortes, marchant à pas lents par un sentier peu fréquenté mais plein d’herbes vertes et de fleurs, lesquelles, le soleil survenant, commençaient toutes à s’ouvrir, prit son chemin vers l’occident et, tout en devisant, plaisantant et riant avec sa troupe, sans dépasser deux mille pas, les conduisit fort avant la troisième heure à un très beau et riche palais. Y étant entrés, ils le parcoururent en entier, et ayant vu les grandes salles et les belles chambres brillantes de propreté et pleines de tout ce qu’il leur fallait, ils admirèrent vivement ce palais et en tinrent le maître pour un seigneur magnifique. Étant ensuite descendus en bas, et ayant vu l’ample et joyeuse cour, les caves pleines de vins exquis et l’eau fraîche qui sourdait en abondance, ils l’admirèrent plus encore. Puis, désireux de se reposer un peu, ils allèrent s’asseoir sur une galerie qui dominait toute la cour et qui était remplie des fleurs que comportait la saison, ainsi que de verdure ; et là, le discret sénéchal les reçut avec délicieux confetti et des vins exquis dont ils se réconfortèrent. Après quoi, s’étant fait ouvrir un jardin attenant au palais et qui était tout entouré de murs, ils y entrèrent, et dès leur entrée, l’ensemble leur en paraissant d’une beauté merveilleuse, ils se mirent à en regarder plus attentivement les diverses parties. Ce jardin avait en de nombreux endroits, tout autour et au milieu, de très vastes allées droites comme des flèches et couvertes de vignes en treilles qui annonçaient devoir donner cette année force raisins ; et les fleurs répandaient par tout le jardin une si puissante odeur, mêlée qu’elle était au parfum des nombreuses autres plantes embaumant l’air, qu’il leur semblait être au milieu de toutes les épices qui naquirent jamais en Orient. Les bords de ces allées étaient quasi tout couverts de rosiers blancs et vermeils et de jasmins ; de sorte que, non-seulement pendant la matinée, mais alors même que le soleil était le plus haut, on pouvait aller partout sous une ombre odoriférante et agréable, sans être atteint par ses rayons. Combien nombreuses étaient les plantes de ce lieu, quelles elles étaient et dans quel ordre on les avait disposées, tout cela serait trop long à raconter ; mais il n’en était aucune de celles qu’on regarde comme précieuses et que notre climat peut supporter, qui ne s’y trouvât en abondance. Au milieu du jardin — ce qui n’est pas moins à louer que toutes les choses précédentes, mais bien plus encore — était un pré d’herbe menue et si verte qu’elle paraissait noire, tout émaillé de plus de dix mille espèces de fleurs, et clos tout à l’entour de cèdres et d’orangers très verts et très vigoureux, lesquels, portant en même temps des fruits mûrs, des fruits verts et des fleurs, non-seulement faisaient un plaisant ombrage pour les yeux, mais frappaient agréablement l’odorat. Au milieu de ce pré était une fontaine du marbre le plus blanc, avec de merveilleuses sculptures. Au centre, d’une figure posée sur une colonne qui était droit au milieu, jaillissait vers le ciel — je ne sais si c’était d’une veine naturelle ou artificielle — une eau si abondante et qui s’élevait si haut, pour retomber ensuite avec un doux bruit dans la claire fontaine, qu’il en aurait moins fallu pour faire tourner un moulin. Cette eau — je dis celle qui surabondait quand la fontaine était pleine — s’échappait du pré par une voie cachée et par de petits canaux très beaux et très habilement faits. Une fois hors du pré, revenue au grand jour, elle l’entourait complètement ; de là, elle parcourait tout le jardin par de semblables petits canaux, puis elle était recueillie en dernier lieu en un endroit d’où elle sortait enfin de ce beau jardin et précipitait ses eaux limpides vers la plaine, faisant, avant d’y arriver, tourner deux moulins avec beaucoup de force et au grand avantage du maître.

La vue de ce jardin, sa belle ordonnance, les plantes et la fontaine avec les petits ruisseaux qui en dérivaient, tout cela plut tellement aux dames et aux trois jeunes gens, qu’ils se mirent tous à affirmer que, si le paradis pouvait exister sur terre, ils ne savaient quelle autre forme on aurait pu lui donner sinon celle de ce jardin, et qu’ils n’imaginaient pas quelle autre beauté on aurait pu lui ajouter. Ils allaient donc très contents tout à l’entour, se composant de très belles guirlandes de feuillages variés, ce pendant qu’ils écoutaient plus de vingt sortes d’oiseaux, lesquels chantaient à l’envi l’un de l’autre, quand ils furent frappés d’une plaisante beauté dont ils ne s’étaient pas encore aperçus, éblouis qu’ils avaient été par les autres : à savoir qu’ils virent le jardin rempli de peut-être cent variétés de beaux animaux qu’ils allaient se montrant les uns aux autres. D’un côté sortaient les lapins, de l’autre couraient les lièvres ; là reposaient les chevreaux couchés ; ailleurs les jeunes cerfs allaient paissant. Et outre ceux-là, plusieurs espèces d’animaux inoffensifs allaient et venaient comme des bêtes quasi domestiques, chacune selon sa fantaisie. Toutes ces choses, venant après les plaisirs précédemment goûtés, leur en procurèrent un bien plus grand. Mais quand, regardant tantôt une chose, tantôt une autre, ils eurent assez marché, ils firent dresser les tables autour de la belle fontaine, et après avoir chanté six petites chansons et s’être livrés à quelques danses, ils allèrent manger, selon le bon plaisir de la reine et ayant été servis dans un grand et bel ordre, et à leur loisir de bonnes et délicates victuailles, devenus plus gais, ils se levèrent et se livrèrent de nouveau à la musique, aux chants et aux danses, jusqu’à ce qu’il parût bon à la reine, la chaleur survenant, que ceux à qui cela plairait allassent dormir. Les uns y allèrent ; les autres, séduits par la beauté du lieu, n’y voulurent point aller, mais, demeurés là, se mirent qui à lire des romans, qui à jouer aux échecs, qui aux tables, pendant que leurs compagnons dormaient. L’heure de none passée, après s’être levés et s’être rafraîchi la figure avec de l’eau fraîche, ils s’en vinrent dans le pré, suivant qu’il plut à la reine, et s’étant assis près de la fontaine, en leur mode habituel, ils attendirent le moment de dire des nouvelles sur le sujet proposé par la reine. Le premier d’entre eux à qui la reine imposa cette charge fut Philostrate, lequel commença de cette façon :


NOUVELLE I


Masetto de Lamporecchio s’étant fait passer pour muet, devient jardinier d’un
couvent de nonnes qui finissent toutes par coucher avec lui.


« — Très belles dames, il y en a beaucoup de ces hommes et de ces femmes assez sots pour croire que dès qu’on a posé sur la tête d’une jeune fille le bandeau blanc et sur son dos la robe noire, elle n’est plus femme et ne se sent plus d’appétits féminins, comme si, en la faisant nonne, on l’avait fait devenir de pierre ; et si par hasard ils entendent dire quelque chose contre cette croyance qu’ils ont, ils se fâchent comme si un grand crime contre nature avait été commis, sans songer qu’eux-mêmes ne se peuvent rassasier par la pleine licence qu’ils ont de faire tout ce qu’ils veulent, ni sans vouloir réfléchir à la grande force de l’oisiveté et de la solitude. Et semblablement, il y en a encore beaucoup de ceux qui croient trop que la pioche, la bêche, la mauvaise nourriture et les fatigues enlèvent entièrement aux travailleurs de la terre les appétits de la concupiscence, et les rendent très grossiers d’intelligence et de jugement. Combien se trompent tous ceux qui pensent ainsi ? Mais il me plaît, puisque la reine me l’a commandé, et que je ne m’écarte pas du sujet proposé par elle, de vous le démontrer plus clairement par une petite nouvelle.

« Dans nos contrées était autrefois et est encore un couvent de femmes très renommé pour sa sainteté, et que je ne nommerai pas, pour ne diminuer en quoi que ce soit sa réputation. Il n’y a pas longtemps que dans ce couvent, où ne se trouvaient alors que huit nonnes avec une abbesse, toutes fort jeunes, était un pauvre homme chargé de cultiver un beau jardin que les religieuses possédaient. Mécontent de son salaire, il régla un beau jour ses comptes avec l’intendant des nonnes et s’en retourna à Lamporecchio, d’où il était. Là, parmi ceux qui l’accueillirent joyeusement, était un jeune ouvrier fort, robuste et, pour un campagnard, très beau de sa personne, et qui avait nom Masetto. Ayant demandé au bonhomme où il était resté si longtemps, celui-ci, qui s’appelait Nuto, le lui ayant dit, Masetto l’interrogea sur ce qu’il faisait dans le couvent. À quoi Nuto répondit : « — Je travaillais dans leur grand et beau jardin, et, en outre, j’allais quelquefois au bois pour la provision ; je puisais de l’eau et faisais quelques autres semblables besognes, mais les nonnes me donnaient un si mince salaire que je pouvais à peine payer mes chaussures. En outre, elles sont toutes jeunes, et il me semble qu’elles ont le diable au corps, car on ne peut rien faire à leur goût. Au contraire, souvent, quand je travaillais au jardin, l’une disait ; Porte ceci là, et l’autre disait : Porte-le ici ; une autre m’enlevait la bêche des mains et disait : Ceci n’est pas bien : et elles me causaient tant de tracas que je laissais là l’ouvrage et que je sortais du jardin. De sorte que, soit pour une chose, soit pour une autre, je n’ai plus voulu y rester, et je m’en suis venu. Leur intendant, quand je suis parti, m’a prié, si j’avais sous la main quelqu’un qui pût faire ce service, de le lui envoyer, et je le lui ai promis ; mais Dieu le fasse solide des reins comme je lui en chercherai et lui en enverrai un ! — »

« Quand Masetto eut entendu ce que lui disait Nuto, il lui vint en l’esprit un si grand désir d’être avec ces nonnes qu’il s’en consumait tout entier, comprenant bien aux paroles de Nuto qu’il pourrait venir à bout de ce qu’il désirait. Mais avisant qu’il n’y arriverait pas s’il ne lui parlait point, il lui dit : « — Et ! comme tu as bien fait de t’en revenir ! Un homme est-il fait pour vivre avec des femmes ? Il lui vaudrait mieux vivre avec des diables. Elles ne savent pas, six fois sur sept, ce qu’elles veulent elles-mêmes. — » Mais dès que leur entretien eut cessé, Masetto se mit à songer à la façon dont il s’y devait prendre pour s’introduire près d’elles ; et comme il se savait parfaitement apte aux services dont parlait Nuto, il ne craignit pas d’être refusé pour ce motif, mais parce qu’il était trop jeune et de bonne mine. Pour quoi, avoir ruminé en soi-même de nombreux projets, il se dit : « — L’endroit est très loin d’ici et personne ne m’y connaît. Si je sais faire semblant d’être muet, certainement j’y serai reçu. — » Et s’arrêtant à cette ruse, sa cognée au cou, sans dire à personne où il allait, il s’en vint au monastère comme un pauvre homme. Y étant arrivé, il y entra et trouva par hasard l’intendant dans la cour. Alors, par gestes, comme font les muets, il lui témoigna le désir d’avoir à manger pour l’amour de Dieu, lui donnant à entendre que, s’il en avait besoin, il irait lui fendre du bois. L’intendant lui donna volontiers à manger, puis il le mit devant quelques souches que Nuto n’avait pas pu fendre, et que lui, qui était très robuste, fendit toutes en peu de temps. L’intendant, qui avait besoin d’aller au bois, l’emmena ensuite avec lui et, là, lui fit couper des fagots ; puis ayant mis l’âne devant lui, il lui fit comprendre par signes de le conduire au couvent. Masetto s’en acquitta fort bien ; pour quoi l’intendant le retint plusieurs jours pour certains travaux qu’il y avait à faire.

« Or il advint qu’un jour l’abbesse le vit et demanda à l’intendant qui il était. Celui-ci lui dit : « — Madame, c’est un pauvre homme sourd et muet, qui, un de ces jours derniers, est venu me demander l’aumône, de sorte que je lui ai fait du bien et lui ai donné à faire plusieurs choses qui devaient être faites. S’il savait travailler le jardin et qu’il voulût demeurer ici, je crois que nous aurions un bon serviteur, car il nous en faut un et il ferait ce qu’il pourrait. En outre, vous n’auriez point à craindre qu’il parlât à vos jeunes nonnes. — » À qui l’abbesse dit : « — Sur ma foi en Dieu, tu dis vrai ; sache s’il sait travailler, et essaie de le retenir ; donne-lui quelque paire de mauvais souliers, quelque vieux capuchon ; flatte-le ; soigne-le ; donne-lui bien à manger. — » L’intendant dit qu’il le ferait. Masetto n’était guère loin, mais faisant semblant de balayer la cour, il entendait toute cette conversation, et, joyeux, il disait en lui-même : « — Si vous m’y introduisez, je vous travaillerai si bien le jardin, que jamais il n’aura été travaillé de la sorte. — » Bref, l’intendant ayant vu qu’il savait très bien travailler, et lui ayant demandé par signes s’il voulait rester, et Masetto lui ayant répondu également par signes qu’il y consentait, il l’occupa, lui enjoignit de travailler le jardin et lui montra ce qu’il avait à faire ; puis il alla vaquer aux autres affaires du couvent et le laissa.

« Masetto travaillant tous les jours, les nonnes commencèrent à le taquiner et à se moquer de lui, comme il arrive souvent qu’on fait avec les muets, et lui disaient les plus scélérates paroles du monde, croyant n’être pas entendues de lui ; et l’abbesse, qui pensait sans doute qu’il était sans queue comme sans parole, ne se préoccupait en aucune façon de cela. Il advint toutefois qu’un jour Masetto ayant beaucoup travaillé et se reposant, deux toutes jeunes nonnes, qui se promenaient par le jardin, s’approchèrent de l’endroit où il était et se mirent à le regarder pendant qu’il faisait semblant de dormir. Pour quoi, l’une d’elles, qui était plus hardie, dit à l’autre : « Si je croyais que tu me gardasses le secret, je te dirais une pensée que j’ai eue plusieurs fois, et qui pourrait te faire aussi plaisir à toi. — » L’autre répondit : « — Parle en toute sûreté, car certainement je ne le dirai à personne. — » Alors la jeune effrontée commença : « — Je ne sais si tu as réfléchi à la façon dont nous sommes tenues enfermées, et que jamais un homme n’ose entrer ici, si ce n’est l’intendant qui est vieux, et ce muet. Pour moi, j’ai plusieurs fois entendu dire à des dames qui sont venues nous voir, que toutes les autres douceurs du monde sont une plaisanterie en comparaison du plaisir que la femme goûte avec l’homme. Pour quoi, il m’est plus d’une fois venu à l’esprit, puisque je ne puis le faire avec d’autres, d’éprouver avec ce muet s’il en est ainsi. C’est l’homme le mieux du monde choisi pour cela, car, même quand il voudrait, il ne pourrait ni ne saurait le redire. Tu vois que c’est un jeune sot, vigoureux plutôt qu’intelligent. Volontiers j’écouterai ce qu’il t’en semble. — » « — Hélas ! — dit l’autre — qu’est-ce que tu dis ? Ne sais-tu pas que nous avons promis notre virginité à Dieu ? — » « — Oh ! — dit la première — combien de choses on lui promet tout le long du jour, dont on ne tient aucune ! si nous la lui avons promise, que les autres la tiennent. — » À quoi sa compagne dit : « — Et si nous devenions grosses, comment ferions-nous ? — » L’autre dit alors : « — Tu commences à penser au mal avant qu’il arrive. Quand il sera venu, alors on y pensera. Il y aura mille moyens de faire que cela ne se sache jamais, pourvu que nous ne le disions pas nous-mêmes. — » Entendant cela, l’autre, qui avait meilleure envie que sa compagne d’éprouver quelle bête c’était que l’homme, dit : « — Or bien, comment ferons-nous ? — » À quoi la première répondit : « — Tu vois que c’est l’heure de none ; je crois que les sœurs sont toutes endormies, excepté nous. Regardons par le jardin s’il n’y a personne, et nous n’aurons plus autre chose à faire qu’à le prendre par la main et le mener dans cette cabane où il se met à l’abri de la pluie ; et là l’une se tiendra avec lui et l’autre fera la garde. Il est si niais, qu’il fera comme nous voudrons. — » Masetto entendait toute cette conversation, et, disposé à obéir, n’attendait plus que d’être pris par l’une d’elles. Les jeunes nonnes ayant bien regardé partout, et s’étant assurées que d’aucun côté elles ne pouvaient être vues, celle qui avait pris d’abord la parole, s’approcha de Masetto et le réveilla ; aussitôt, il se leva tout debout. Sur quoi, lui prenant la main avec des airs engageants, et tandis qu’il riait d’un air niais, elle le mena dans la cabane où, sans se faire trop inviter, il fit ce qu’elle voulut. La nonne en loyale compagne, ayant eu ce qu’elle désirait, céda la place à l’autre, et Masetto se montrant toujours aussi simple, fit encore à leur volonté. Pour quoi, avant qu’elles s’en allassent, elles voulurent éprouver chacune plus d’une fois comment le muet savait chevaucher. Et depuis, causant souvent entre elles, elles disaient que c’était bien la plus douce chose dont elles eussent entendu parler : et prenant le temps à heure convenable, elles s’en allaient s’ébattre avec le muet.

« Il advint un jour qu’une de leurs compagnes, s’étant aperçue de la chose par la fenêtre de sa cellule, le fit remarquer à deux autres. Toutes trois délibérèrent tout d’abord d’aller le dénoncer à l’abbesse ; mais bientôt, changeant d’avis, elles s’accordèrent avec leurs compagnes pour éprouver elles aussi la puissance de Masetto. Au bout d’un certain temps, par suite de divers incidents, les trois autres nonnes vinrent se joindre aux premières. Enfin, l’abbesse, qui ne s’était pas encore aperçue de ces choses, se promenant un jour seule au jardin, par une chaleur grande, trouva Masetto — lequel, pour avoir trop chevauché la nuit, était assez peu disposé à travailler le jour — étendu tout endormi à l’ombre d’un amandier ; et comme le vent avait relevé le pan de devant de sa chemise, tout restait à découvert. Ce que regardant la dame, et se voyant seule, elle tomba dans ce même appétit où étaient tombées ses nonnains. Ayant réveillé Masetto, elle l’emmena avec elle dans sa chambre où, pendant plusieurs jours, au grand déplaisir des nonnes qui ne voyaient plus le jardinier venir travailler le jardin, elle le retint, éprouvant à diverses reprises cette douceur qu’elle avait auparavant coutume de blâmer chez autrui. Enfin, elle le renvoya de sa chambre à son logis ; mais comme elle voulait le revoir souvent, et qu’elle lui demandait plus que sa part, Masetto, ne pouvant satisfaire à telle besogne, s’avisa que son métier de muet pourrait bien, s’il durait plus longtemps, lui causer un dommage par trop grand. Et pour ce, une nuit qu’il était avec l’abbesse, rompant le silence, il se mit à dire : « — Madame, j’ai entendu dire qu’un coq suffit bien pour dix poules, mais que dix hommes peuvent mal satisfaire une seule femme ; d’où je ne puis, moi, en servir neuf ; à quoi je ne pourrais durer : au contraire, en suis-je venu par ce que j’ai fait jusqu’ici, à un tel point, que je ne puis plus faire ni beaucoup ni peu. Et pour ce, laissez-moi aller à la grâce de Dieu, ou bien trouvez un moyen d’arranger cela. — » La dame, entendant parler celui qu’elle tenait pour muet, toute surprise, dit : « — Qu’est cela ? je croyais que tu étais muet. — » « Madame — dit Masetto — je l’étais aussi, mais non de naissance ; la parole m’avait été enlevée par une maladie, et seulement de cette nuit je me la sens rendue ; dont je loue Dieu tant que je puis. — » La dame le crut, et lui demanda ce qu’il voulait dire par ces neuf femmes qu’il avait à servir. Masetto lui dit le fait. Ce qu’entendant l’abbesse, elle s’aperçut qu’aucune de ses nonnes n’avait été plus sage qu’elle ; pour quoi, en femme discrète, sans laisser partir Masetto, elle résolut de s’entendre avec ses nonnes pour trouver un moyen d’arranger les choses de façon que le couvent ne fût pas couvert de scandale par le fait de Masetto. L’intendant étant mort un des jours précédents, les nonnes, d’un mutuel consentement, chacune sachant ce que toutes avaient fait, et avec l’assentiment de Masetto, s’arrangèrent pour faire croire que, grâce à leurs prières et au mérite du saint dont le couvent portait le nom, la parole avait été rendue à Masetto après avoir été longtemps muet ; elles le firent leur intendant, et lui répartirent la besogne de façon qu’il pût la supporter. Aussi, bien qu’il eût engendré nombre de moinillons, les choses se passèrent cependant si discrètement, qu’on n’en sut rien, sinon après la mort de l’abbesse, Masetto étant alors bien près d’être vieux, et, devenu riche, fort désireux de s’en retourner chez lui. La découverte de son aventure lui facilita l’accomplissement de ce désir. C’est ainsi que Masetto sur ses vieux jours s’en revint, riche et père de famille sans avoir eu la peine de nourrir ses enfants et de les entretenir, et ayant su par sa prévoyance bien employer sa jeunesse, au lieu d’où il était parti une cognée sur le cou, affirmant qu’ainsi le Christ traitait quiconque lui posait des cornes au chapeau. — »


NOUVELLE II


Un palefrenier couche avec la femme du roi Agilulf. Ce dernier s’en aperçoit, retrouve le coupable et lui tond une mèche de cheveux. Le tondu tond à son tour ses camarades, et se tire ainsi de sa male aventure.


Pilostrate étant arrivé à la fin de sa nouvelle qui avait parfois fait un peu rougir les dames et parfois les avait fait rire, il plut à la reine que Pampinea contât à son tour. Celle-ci, commençant d’un air riant, dit : — « D’aucuns sont assez peu discrets pour vouloir montrer qu’ils savent et connaissent ce qu’il ne leur appartient pas de savoir, et parfois, pour cela, reprenant les défauts dont personne ne s’est aperçu chez autrui, ils croient atténuer leur propre honte, tandis qu’ils l’accroissent à l’infini ; et que cela soit vrai, j’entends, amoureuses dames, vous le prouver en vous montrant, dans l’esprit d’un vaillant roi, une astuce qui ne doit pas être moins prisée peut-être que celle de Masetto.

« Agilulf, roi des Lombards, avait, comme ses prédécesseurs, placé le siège de son royaume à Pavie, cité de Lombardie, après avoir pris pour femme Teudelinge, restée veuve d’Autari qui avait été également roi des Lombards, laquelle fut une très belle dame, sage et honnête, mais malheureuse en amour. Grâce au courage et au grand sens de ce roi Agilulf, les affaires de Lombardie ayant été pendant un certain temps prospères et tranquilles, il advint qu’un palefrenier de la susdite reine, homme de condition très basse quant à la naissance, mais d’un esprit plus élevé que ne le comportait un aussi vil métier, et de sa personne beau et grand, s’énamoura sans mesure de la reine, tout comme s’il avait été le roi. Comme sa profession infime ne lui avait pas empêché de reconnaître que son amour était hors de toute convenance, en homme sage il ne s’en ouvrait à personne, pas plus qu’il n’avait la hardiesse de le découvrir à la reine par ses regards ; et quoiqu’il vécut sans aucune espérance de devoir jamais lui plaire, cependant il se glorifiait en lui-même d’avoir placé ses pensées en haut lieu. Et comme il brûlait tout entier d’une amoureuse flamme, il s’étudiait à faire, par dessus tous ses autres compagnons, tout ce qu’il croyait devoir plaire à la reine. Pour quoi il se trouvait que la reine, devant chevaucher, montait plus volontiers son palefroi que celui d’aucun autre ; ce que, quand cela arrivait, il regardait comme une grandissime faveur ; et jamais il ne lâchait les étriers, se tenant pour heureux quand parfois il pouvait toucher ses vêtements. Mais, de même que nous voyons souvent arriver que l’amour devient d’autant plus grand que l’espérance est moindre, ainsi il advint dans le cœur de ce pauvre palefrenier ; à tel point qu’il lui était très douloureux d’être obligé de tenir son grand désir ainsi caché, comme il faisait, sans être réconforté d’aucun espoir ; aussi plus d’une fois, ne pouvant se guérir de cet amour, il résolut de mourir. Songeant à quel moyen il aurait recours, il prit le parti de s’arranger de façon que l’on vît bien qu’il mourait à cause de l’amour qu’il avait porté et qu’il portait à la reine ; et il décida que son entreprise serait telle, qu’il tenterait pour elle la fortune afin de satisfaire tout ou partie de son désir. Il ne se hasarda point à parler à la reine, ni à lui faire connaître son amour par lettre, car il savait qu’il parlerait et qu’il écrirait en vain ; mais il voulut éprouver si, par ruse, il pourrait coucher avec elle. Il n’y avait pas d’autre ruse ni d’autre voie que de trouver le moyen de parvenir jusqu’à la reine et de pénétrer dans sa chambre en se faisant passer pour le roi, lequel, il le savait, ne couchait pas toujours avec sa femme. Pour quoi, afin de voir de quelle façon le roi s’y prenait, et quel costume il avait quand il allait la voir, il se cacha à plusieurs reprises la nuit dans une grande salle du palais qui était située entre la chambre du roi et celle de la reine. Or, une nuit entre autres, il vit le roi enveloppé dans un grand manteau et tenant d’une main une lumière et de l’autre une baguette, sortir de sa chambre et aller à la chambre de la reine, et là, sans dire mot, frapper une fois ou deux à la porte avec cette baguette ; et incontinent la porte lui était ouverte et la lumière lui était enlevée des mains. Ayant donc vu cela, et ayant vu aussi le roi s’en retourner, il pensa à faire de même ; et ayant réussi à se procurer un manteau semblable à celui qu’il avait vu au roi, ainsi qu’une lumière et une petite baguette, et après s’être lavé tout d’abord en un bain chaud, afin que l’odeur de l’écurie n’incommodât pas la reine ou ne la fît s’apercevoir de la ruse, il se cacha, ainsi qu’il en avait l’habitude, dans la grande salle. Quand il vit que tout le monde dormait, et quand le temps lui sembla venu de donner effet à son désir ou de trouver la mort qu’il souhaitait, il fit un peu de feu avec la pierre et l’amadou qu’il portait, alluma sa lumière, et enveloppé hermétiquement dans son manteau, il s’en alla à la porte de la chambre où il frappa deux coups avec la baguette. La chambre fut ouverte par une camériste à moitié endormie qui lui prit la lumière des mains et l’éteignit ; sur quoi, lui, sans rien dire, étant entré, et ayant déposé son manteau, il se glissa dans le lit où la reine dormait. L’ayant saisie dans ses bras, et feignant d’être de méchante humeur, pour ce qu’il savait que le roi quand il était de mauvaise humeur ne prononçait pas un mot, sans rien dire et sans qu’il lui fût rien dit, il connut plusieurs fois charnellement la reine. Et bien qu’il lui semblât dur de s’en aller, cependant, craignant qu’une trop longue séance lui fût occasion de changer en tristesse le plaisir éprouvé, il se leva, et après avoir repris son manteau et sa lumière, sans rien dire autre chose, il s’en alla, et le plus tôt qu’il put regagna son lit.

« Il pouvait à peine y être revenu, quand le roi, s’étant levé, alla à la chambre de la reine, ce dont celle-ci s’émerveilla fort ; et comme il était entré dans le lit et la saluait joyeusement, elle prit hardiesse de sa bonne humeur et dit : « — Ô mon seigneur, quelle nouveauté est-ce, cette nuit ? Vous venez à peine de me quitter, et, au-delà de vos habitudes, vous avez pris de moi plaisir, et vous revenez derechef si vite ? Prenez garde à ce que vous faites. — » Le roi, entendant ces paroles, soupçonna soudain que la reine avait été trompée par une ressemblance de manières et de personne ; mais, en homme sage, il se garda bien, voyant que la reine ni personne autre ne s’en était aperçue, de l’en faire apercevoir. C’est ce que nombre de sots n’auraient pas fait ; ils auraient dit au contraire : je ne suis pas venu ; quel est celui qui est venu ? Comment est-il venu ? Qui est-ce ? De quoi seraient survenues de nombreuses choses par lesquelles il aurait inutilement contristé la reine et lui aurait donnée l’idée de désirer une seconde fois ce qu’elle avait déjà goûté : en taisant l’aventure, il ne pouvait lui en revenir aucune honte, tandis qu’en parlant, il se serait attiré du déshonneur. Le roi répondit donc, plus irrité au fond du cœur que dans son air et dans ses paroles : « — Femme, ne vous semblé-je pas homme capable d’avoir été ici tantôt et d’y revenir une autre fois ? — » À quoi la reine répondit : « — Mon seigneur, si, mais cependant je vous prie de prendre garde à votre santé. — » Alors le roi dit : « — Il me plaît de suivre votre conseil ; et pour cette fois, sans vous causer plus d’ennui, je vais m’en retourner. — » Et le cœur plein de colère et de mécontentement à cause de l’affront qu’il voyait qu’on lui avait fait, il reprit son manteau, sortit de la chambre et songea à trouver sans bruit celui qui l’avait fait, pensant bien que c’était quelqu’un de sa maison, et que, quel qu’il fût, il n’avait pu encore en sortir.

« Ayant donc pris une petite lumière dans une petite lanterne, il s’en alla vers un vaste corps de logis qui était dans son palais au-dessus des écuries, et dans lequel dormaient en divers lits presque tous ses familiers. Et estimant que, quel que fût celui qui avait fait ce que la dame lui avait dit, son pouls et ses battements de cœur ne pouvaient être encore apaisés à cause de la rude besogne qu’il avait accomplie, il se mit à tâter sans bruit, en commençant par un des bouts de la salle, la poitrine de tous ses gens, pour savoir si le cœur battait vite à l’un d’entre eux. Tous dormaient fortement, hormis celui qui avait été avec la reine et qui ne dormait pas encore ; pour quoi, voyant venir le roi, et comprenant ce qu’il cherchait, il se mit à trembler tellement, qu’au battement de cœur que la fatigue éprouvée peu avant lui avait occasionné, la peur en ajouta un plus grand ; et il vit bien que si le roi s’en apercevait, il le ferait mourir sur le champ. Et bien que de nombreuses pensées lui allassent par l’esprit sur ce qu’il avait à faire, cependant voyant le roi sans arme, il résolut de faire semblant de dormir et d’attendre ce que le roi ferait. Après avoir longtemps cherché, et n’en trouvant aucun qui lui parût être celui qu’il croyait, le roi arriva à notre homme, et voyant que le cœur lui battait fort, il se dit : c’est lui ! Mais, en homme qui n’entendait rien faire qui fût su, il se borna, avec une paire de ciseaux qu’il portait sur lui, à lui couper quelques mèches de cheveux qu’en ces temps on portait très longs, afin qu’à l’aide de cette marque il pût le reconnaître le lendemain matin ; cela fait, il s’en alla et regagna sa chambre.

« Le palefrenier qui avait tout vu, comprit clairement, en homme avisé qu’il était, pourquoi il avait été ainsi marqué. Aussi, s’étant levé sans plus attendre, et ayant cherché des ciseaux dont, par aventure, il y avait une paire dans la salle pour le service des chevaux, il alla doucement vers tous ceux qui étaient couchés, et leur coupa à tous les cheveux sur les oreilles de la même façon ; et cela fait, sans avoir été entendu, il s’en revint dormir.

« Le matin, le roi s’étant levé, ordonna qu’avant que les portes du palais s’ouvrissent, tous ses gens passassent devant lui ; ce qui fut fait. Et tous, sans rien avoir sur la tête, étant rangés devant lui, il se mit à les examiner pour voir lequel avait été tondu par lui ; et voyant le plus grand nombre d’entre eux avec les cheveux coupés de la même façon, il s’étonna et se dit en lui-même : « — Celui que je cherche, bien qu’il soit de basse condition, montre bien qu’il est d’un grand sens. — » Puis, voyant qu’il ne pouvait avoir sans faire d’esclandre celui qu’il cherchait, et peu disposé à vouloir, pour une petite vengeance, s’attirer grande vergogne, il se borna à avertir le coupable d’un mot seulement, et à lui faire voir qu’il était aperçu de la chose ; s’étant donc tourné vers tous ses gens, il dit : « — Que celui qui l’a fait ne le fasse plus jamais, et allez avec Dieu. — » Un autre aurait voulu faire mettre à la gêne, torturer, examiner, questionner, et, ce faisant, aurait ébruité ce que chacun doit s’efforcer de cacher ; et l’ayant découvert, encore qu’il en eût pris entière vengeance, sa honte n’en aurait pas été diminuée mais fort accrue, et l’honneur de sa femme contaminé.

« Ceux qui entendirent ces paroles du roi s’étonnèrent et se demandèrent longtemps entre eux ce qu’il avait voulu dire par là ; mais nul ne les comprit, sinon celui à qui seul elles s’adressaient ; lequel en homme sage, n’en ouvrit jamais la bouche du vivant du roi, pas plus qu’il ne commit désormais sa vie au hasard en une semblable aventure. — »


NOUVELLE III


Sous prétexte de confession et de pureté de conscience, une dame énamourée d’un jouvenceau pousse un moine, sans que celui-ci s’aperçoive de la supercherie, à lui faciliter le moyen de voir son amant.


Déjà se taisait Pampinea, et l’audace et la prudence du palefrenier avaient été louées par plus d’un des assistants, ainsi que le bon sens du roi, quand la reine, s’étant tournée vers Philomène, lui ordonna de poursuivre ; pour quoi Philomène commença gracieusement à parler ainsi : « — J’entends vous raconter un bon tour qui fut justement fait par une belle dame à un grave religieux, et qui doit d’autant plus plaire à tout séculier, que les religieux, très sots le plus souvent et hommes d’habitudes et de mœurs étranges, croient valoir et en savoir plus que les autres en toute chose, alors qu’ils leur sont de beaucoup inférieurs, comme étant des gens qui, par lâcheté d’âme, n’ayant pas, comme les autres hommes, l’énergie de pourvoir à leurs besoins, se réfugient là où ils peuvent avoir à manger, comme le porc. Je raconterai cette nouvelle, ô plaisantes dames, non-seulement pour suivre l’ordre imposé, mais encore pour vous faire voir que les religieux eux-mêmes, auxquels nous autres, outre mesure crédules, nous accordons trop de confiance, peuvent être et sont parfois bafoués, non pas seulement par les hommes, mais par quelques-unes de nous.

« En notre cité, plus pleine de tromperies que d’amour et de foi, fut, il n’y a pas encore beaucoup d’années, une gente dame distinguée par sa beauté et ses belles manières, et autant que tout autre dotée par la nature d’un esprit élevé et d’un jugement subtil. Je ne veux pas dire son nom, pas plus qu’aucun de ceux qui sont cités dans la présente nouvelle, bien que je les sache, pour ce qu’il y a des gens qui vivent encore qui s’en fâcheraient, alors qu’il n’y aurait qu’à en rire et qu’à passer outre. Cette dame donc, qui était née de haut lignage et qui se voyait mariée à un artisan lainier, pour ce que son mari était artisan, ne pouvait surmonter le dédain de son âme, car elle estimait qu’aucun homme de basse condition, quelque richissime qu’il fût, n’était digne d’une femme noble. Et voyant aussi que, malgré toutes ses richesses, son mari n’était bon qu’à dévider un écheveau, faire ourdir une toile, ou discuter avec une filandière de ce qui avait été filé, elle résolut de ne plus vouloir en aucune façon de ses embrassements, si non en tant qu’elle ne pourrait les lui refuser, et de chercher, pour sa propre satisfaction, quelqu’un qui lui parût plus digne de cela que le lainier ; et elle s’énamoura d’un fort brave homme d’âge moyen, tellement que si elle ne l’avait pas vu dans le jour, elle ne pouvait passer la nuit suivante sans ennui. Mais le brave homme ne s’en apercevant pas, n’en avait cure, et elle, qui était très prudente, n’osait le lui faire savoir ni par ambassade de femme, ni par lettre, craignant les dangers qui pourraient en advenir.

« Or, ayant appris qu’il avait de nombreuses relations avec un religieux, lequel, bien qu’il fût un gros homme ignorant, néanmoins, pour ce qu’il menait une très sainte vie, avait auprès de tout le monde la réputation d’un très digne moine, la dame pensa qu’il pouvait être un excellent intermédiaire entre elle et son amant. Après avoir bien pensé au moyen qu’elle devait prendre, elle s’en alla à l’heure convenable à l’église où il demeurait, et l’ayant fait appeler, elle dit que quand cela lui plairait, elle désirait se confesser à lui. Le moine, la voyant, et la tenant pour femme noble, l’écouta volontiers, et, après la confession, elle lui dit : « — Mon père, il me faut recourir à vous pour avoir aide et conseil dans ce que vous allez entendre. Je sais, puisque je vous l’ai dit, que vous connaissez mes parents et mon mari, dont je suis aimée plus que la vie, et je ne désire rien que je ne l’aie incontinent de lui, comme d’un homme très riche qui peut bien le faire. Et laissant de côté ce que je ferais, je dis que si je pensais seulement à quoi que ce fût contre son honneur ou son plaisir, aucune femme ne serait jamais plus digne du bûcher que moi. Or, il y a quelqu’un, dont à vrai dire je ne sais pas le nom, mais qui me paraît une personne de bien, et qui si l’on ne m’a pas trompée là-dessus, vous fréquente beaucoup. Il est beau et grand de sa personne, vêtu d’habits bruns très honnêtes, et ne sachant pas sans doute la ferme intention que j’ai, il semble avoir mis le siège autour de moi, de sorte que je ne puis me montrer à la porte ou à la fenêtre, ni sortir de la maison, sans qu’incontinent il ne se présente devant moi ; et je m’étonne qu’il ne soit pas maintenant ici ; ce dont je me plains fort, pour ce que ces sortes de choses, faites souvent sans la moindre faute, attirent le blâme aux honnêtes femmes. J’avais eu tout d’abord l’idée de le faire dire à mes frères, mais j’ai ensuite pensé que les hommes font parfois les commissions de façon que les réponses sont aigres, d’où naissent des altercations, et des altercations on en vient aux faits ; pour quoi, afin que mal et scandale n’en naissent, je me suis tue, et j’ai résolu de le dire plutôt à vous qu’à tout autre, tant parce que vous me semblez être son ami, que parce qu’il vous sied bien à vous de reprendre sur telles choses non pas seulement les amis, mais les étrangers. Pour quoi, je vous prie uniquement pour l’amour de Dieu, que vous le réprimandiez de cela et le priiez de ne plus tenir une pareille conduite. Il y a assez d’autres dames qui sont, d’aventure, disposées à ces choses, et à qui il conviendra d’être suivies et courtisées par lui, tandis qu’à moi ce m’est un très grave ennui, n’ayant en aucune façon l’esprit disposé à tel sujet. — »

« Le digne moine comprit incontinent de qui elle parlait vraiment, et ayant beaucoup loué la dame de ses bonnes dispositions, croyant fermement vrai ce qu’elle disait, il lui promit d’opérer si bien et de telle façon qu’il ne lui serait plus causé d’ennui par cette personne ; puis, comme il la connaissait très riche, il vanta les œuvres de charité et d’aumône, lui racontant ses besoins. À quoi la dame dit : « — Je vous en prie pour Dieu, s’il niait, dites-lui sans crainte que c’est moi qui vous l’ai dit et que je suis venue m’en plaindre. — » Et sur ce, la confession étant prise et la pénitence prise, se rappelant les encouragements que lui avait donnés le moine sur les œuvres de charité, elle lui remplit en cachette la main de pièces de monnaie, le pria de dire des messes pour l’âme de ses morts, et s’étant levée de ses pieds, elle s’en retourna chez elle.

« Peu après, comme il en avait l’habitude, le brave homme vint trouver le moine, lequel, après qu’ils eurent ensemble parlé un certain temps d’une chose et d’une autre, le tira à part et se mit à le reprendre très doucement sur la cour et la poursuite qu’il croyait qu’il faisait à la dame, selon ce que celle-ci lui avait donné à entendre. Le brave homme s’étonna beaucoup, ne l’ayant en effet jamais guettée, et commença à vouloir s’excuser en disant qu’il n’avait passé que très rarement devant la maison de la dame. Mais le moine ne le laissa point parler et lui dit : « — Il ne faut pas faire semblant de t’étonner, ni perdre tes paroles à le nier, pour ce que tu ne le peux ; je n’ai pas su cela par les voisins ; c’est elle-même qui, se plaignant fortement de toi, me l’a dit. Et outre que ces sottises ne te conviennent plus bien désormais, je te dis à son sujet que si jamais j’en trouvai une rebelle à ces folies, c’est elle ; aussi, pour ton honneur et pour sa satisfaction, je te prie de cesser tes poursuites et de la laisser. — » Le brave homme, plus avisé que le digne moine, comprit sans trop de peine la sagacité de la dame, et feignant quelque peu d’avoir honte, il dit qu’il ne s’en occuperait plus désormais ; et ayant quitté le moine, il s’en alla à la maison de la dame, laquelle se tenait constamment aux aguets à une petite fenêtre pour le voir, s’il venait à passer. En le voyant venir, elle se montra si joyeuse et si aimable, qu’il put fort bien comprendre qu’il avait saisi le véritable sens des paroles du moine. Et de ce jour, avec beaucoup de prudence, à son plaisir et à la très grande joie et satisfaction de la dame, faisant semblant d’en avoir l’occasion pour tout autre chose, il continua de passer par la même rue.

« Mais la dame, s’étant bien vite aperçue qu’elle lui plaisait autant qu’il lui plaisait à elle, et désireuse de l’enflammer davantage et de l’assurer de l’amour qu’elle lui portait, ayant choisi le lieu et le moment, s’en retourna vers le digne moine, et s’étant placé à ses pieds dans l’église, se mit à se plaindre. Ce voyant, le moine lui demanda avec intérêt quelle nouvelle elle avait. La dame répondit : « — Mon père, les nouvelles que j’ai ne sont autres que de ce maudit de Dieu, votre ami, dont je me suis plainte à vous l’autre jour ; pour ce que je crois qu’il est né pour mon plus grand tourment et pour me faire faire chose dont je ne me consolerais jamais et pour laquelle je n’oserais jamais plus après me jeter à vos pieds. — » « — Comment ! — dit le moine — ne s’est-il pas abstenu de te causer désormais de l’ennui ? — » « — Certes, non — dit la dame — au contraire ; après que je m’en fus plainte à vous, comme s’il en avait eu du dépit, ayant probablement pris en mauvaise part que je m’en fusse plainte, pour une fois qu’il passait avant, je crois qu’après il y est passé sept. Et maintenant plût à Dieu qu’il se fût borné à y passer et à me guetter ; mais il a été assez hardi et assez insolent pour m’envoyer, pas plus tard qu’hier, une femme m’apporter de ses nouvelles et me conter ses frasques, et comme si je n’avais pas de bourses et des ceintures, il m’a envoyé une bourse et une ceinture ; ce que j’ai eu et j’ai si fort pour mauvais, que je crois, si je n’avais pas eu peur de pécher, et puis à cause de votre amitié pour lui, que j’aurais fait le diable ; mais pourtant je me suis calmée, et n’ai rien voulu faire avant de vous le faire savoir. En outre, j’avais déjà rendu la bourse et la ceinture à cette espèce de femme qu’il m’avait envoyée, pour qu’elle les lui reportât, et je lui avais donné un congé brutal, mais craignant qu’elle les gardât pour soi et lui dît que je les avais acceptées, comme j’entends dire qu’elles font quelquefois, je les lui redemandai, et, pleine de dédain, je les lui enlevai des mains ; et je vous les ai apportées pour que vous les lui rendiez et lui disiez que je n’ai pas besoin de ses présents, pour ce que, grâce à Dieu et à mon mari, j’ai tant de bourses et de ceintures que je les noierais dedans. Après cela, je vous en demande pardon comme à un père, mais s’il ne cesse pas son manège, je le dirai à mon mari et à mes frères, et advienne que pourra ; car j’aime beaucoup mieux qu’il reçoive un affront, s’il doit en recevoir un, que d’être blâmée à cause de lui, n’est-ce pas, mon père ? — » Cela dit, et tout en pleurant beaucoup, elle tira de dessous sa robe une très belle et riche bourse, ainsi qu’une jolie et précieuse petite ceinture, et les jeta sur les genoux du moine, qui les prit, croyant pleinement ce que la dame disait, et, courroucé outre mesure, dit : « — Ma fille, si tu te tourmentes de ces choses, je ne m’en étonne point et je ne saurais t’en blâmer ; mais je loue fort qu’en ceci tu suives mon conseil. Je l’ai réprimandé l’autre jour et il a mal tenu ce qu’il m’avait promis. Pour quoi, autant pour cela que pour ce qu’il a fait de nouveau, je crois que je lui réchaufferai de telle façon les oreilles, qu’il ne te donnera plus de souci ; et toi, avec la bénédiction de Dieu, ne te laisse pas vaincre assez par la colère pour le dire à l’un des tiens, car il pourrait s’ensuivre trop de mal. Ne crains pas que de cela aucun blâme arrive jamais, car je serai toujours, et devant Dieu et devant les hommes, très ferme témoin de ton honnêteté. — » La dame fit semblant de se consoler un peu, et ayant laissé ce sujet, en personne qui connaissait l’avarice du moine et celle de ses autres confrères, elle dit : « — Messire, ces nuits dernières me sont apparus plusieurs de mes parents, et il me semble qu’ils sont en grandissime peine et ne demandent pas autre chose que des prières, et spécialement ma mère, qui me paraît si affligée et si malheureuse, que c’est une pitié de le voir. Je crois qu’elle souffre de très grandes peines de me voir en cette tribulation à cause de cet ennemi de Dieu, et pour ce je voudrais que vous me disiez pour leurs âmes les quarante messes de san Grigorio, et quelques-unes de vos propres prières, afin que Dieu les arrache à ce feu qui les châtie. — » Et ayant ainsi dit, elle lui mit un florin dans la main. Le saint moine le prit joyeusement, et par de bonnes paroles, et en lui citant de bons exemples, il affermit sa dévotion ; puis, après lui avoir donné sa bénédiction, il la laissa aller.

« La dame partie, le moine ne s’apercevant pas qu’il était bafoué, envoya chercher son ami, lequel étant venu, et le voyant tout courroucé, s’avisa sur-le-champ qu’il aurait des nouvelles de la dame, et attendit ce que le moine voulait lui dire. Celui-ci, lui répétant les nouvelles plaintes que la dame lui avait faites, et lui parlant de nouveau sur un ton acerbe et irrité, le réprimanda beaucoup de ce que la dame lui avait dit qu’il avait fait. Le brave homme, qui ne voyait pas encore où le moine voulait en venir, niait assez faiblement avoir envoyé la bourse et la ceinture, afin de ne pas enlever au moine cette croyance si par hasard la dame le lui avait fait croire. Mais le moine, fortement fâché, dit : « — Comment peux-tu le nier, méchant homme ? puisque c’est elle-même qui me les a rapportés en pleurant ; vois si tu les reconnais. — » Le brave homme, feignant d’avoir grande honte, dit : « — Mais oui, je les reconnais, et je confesse que j’ai mal fait, et je vous jure, puisque je la vois ainsi disposée, que vous n’entendrez plus jamais un mot de cela. — » Après bon nombre de paroles, l’imbécile de moine remit enfin à son ami la bourse et la ceinture, et après l’avoir bien morigéné et l’avoir prié de ne plus se livrer à ces choses, et en avoir obtenu la promesse, il le renvoya.

« Le brave homme, très joyeux et de la certitude qu’il lui semblait avoir de l’amour de la dame et du beau présent qu’il avait reçu, dès qu’il eût quitté le moine, s’en alla avec précaution en certain endroit où il fit voir à sa dame qu’il avait l’un et l’autre objet, de quoi la dame fut très contente, et plus encore de ce qu’il lui paraissait que son stratagème allait de mieux en mieux. Et comme elle n’attendait plus que son mari s’en allât quelque part, pour compléter son œuvre, il advint que pour une raison quelconque celui-ci dut partir quelque temps après pour Gênes. Le matin même où après être monté à cheval il était parti, la dame s’en alla trouver le saint moine et après beaucoup de simagrées, elle lui dit en pleurant : « — Mon père, maintenant je vous le dis bien, je ne puis en supporter davantage ; mais comme l’autre jour je vous ai promis de ne rien faire avant de vous l’avoir d’abord dit, je suis venue pour m’en excuser auprès de vous ; et afin que vous croyiez que j’ai raison et de gémir et de me plaindre, je veux vous dire ce que votre ami, ou plutôt ce diable d’enfer, me fit ce matin il y a quelques instants. Je ne sais par quelle male aventure il a su que mon mari était parti hier matin pour Gênes ; toujours est-il que ce matin, à l’heure que je vous ai dite, il est entré dans mon jardin et a grimpé au moyen d’un arbre jusqu’à la fenêtre de ma chambre qui donne sur le jardin, et déjà il avait ouvert la fenêtre et voulait entrer dans ma chambre, quand m’étant réveillée soudain, je me levai et me serais mise à crier, j’aurais crié, si lui, qui n’était pas encore entré, ne m’eût demandé merci au nom de Dieu et au vôtre, me disant qui il était ; pour quoi, l’entendant, je me tus par déférence pour vous, et nue comme je vins au monde, je courus lui fermer la fenêtre au visage. Quant à lui, je crois qu’il s’en est allé en sa male heure, pour ce que je ne l’ai plus entendu. Maintenant, si c’est une chose belle et qu’il faille endurer, voyez-le-vous-même. Pour moi, je n’entends pas la supporter plus longtemps ; je pense au contraire en avoir trop souffert de sa part, par égard pour vous. — » Le moine, oyant cela, fut l’homme le plus irrité du monde et ne savait que dire, si ce n’est de lui demander à plusieurs reprises si elle avait bien reconnu que c’était lui et non un autre. À quoi la dame répondit : « — Loué soit Dieu, si je ne le reconnais pas d’avec un autre ? je vous dis que c’était lui, et quand il le nierait, ne le croyez pas. — » Le moine dit alors : — Ma fille, il n’y a dire cette fois, sinon que c’est là une hardiesse trop grande et une mauvaise action ; et toi tu as fait ton devoir, en le renvoyant comme tu l’as fait. Mais je te prie, afin que Dieu te garde de la honte, de même que tu as suivi deux fois mon conseil, de le suivre encore cette fois, c’est-à-dire de me laisser faire, sans te plaindre à aucun de tes parents, pour voir si je peux dompter ce diable déchaîné que je croyais être un saint. Si je puis faire tant que de le tirer de cette bestialité, ce sera bien ; et si je ne puis, je te donne maintenant, en même temps que ma bénédiction, ma parole que tu pourras faire ce que tu jugeras à propos, et que ce sera bien fait. — » « — Or, voici — dit la dame — pour cette fois je ne veux pas vous irriter ni vous désobéir ; mais faites en sorte qu’il se donne de garde de m’ennuyer davantage, car je vous promets de ne plus revenir à vous pour ce motif. — » Et sans en dire plus, quasi toute courroucée, elle quitta le moine.

« La dame était à peine hors de l’église, que le brave homme survint et fut appelé par le moine, qui, l’ayant pris à part, lui dit les plus grandes injures qui eussent jamais été dites à un homme, le traitant de parjure et de traître. L’autre, qui déjà par deux fois ayant reconnu ce que signifiaient les reproches de ce moine, était aux écoutes, et par des réponses embarrassées s’ingéniant à le faire parler, il lui dit tout d’abord : « — Pourquoi ce courroux, messire ! ai-je crucifié le Christ ? — » À quoi le moine répondit : « — Voyez le déhonté ! entendez ce qu’il dit ! il parle ni plus ni moins comme si un an ou deux s’étaient passés, et comme si ses méfaits et sa malhonnêteté eussent été oubliés par longueur de temps. T’est-il donc, depuis ce matin jusqu’à présent, sorti de la mémoire que tu avais outragé autrui ? Où as-tu été ce matin un peu avant le jour ? — » Le brave homme répondit : «  — Je ne sais où j’ai été ; mais la nouvelle vous en est arrivé bien vite. — » « — C’est vrai — dit le moine — que la nouvelle m’en est arrivée. Je m’avise que tu croyais que parce que le mari n’y était pas, la gente dame dût te recevoir incontinent dans ses bras. Hé ! messire, en voilà un honnête homme ! il est devenu coureur de nuit, ouvreur de jardin et grimpeur d’arbres. Croyais-tu par ton importunité vaincre l’honnêteté de cette dame, que tu vas grimper jusqu’à ses fenêtres la nuit le long des arbres ? Rien ne lui déplaît plus au monde que toi ; cependant tu tentes de nouveau l’aventure. En vérité, laissons de côté qu’elle te l’a montré en beaucoup de choses, mais tu t’es bien amendé par mes admonestations ! Mais voici ce que je veux te dire. Jusqu’ici, non par l’amour qu’elle te porte, mais grâce à l’insistance de mes prières, elle a tu ce que tu as fait, mais elle ne le taira plus ; je lui ai accordé la permission, si tu lui déplais encore en quoi que ce soit, de faire à sa guise. Que feras-tu, si elle le dit à ses frères ? — »

« Le brave homme ayant suffisamment compris ce qu’il avait besoin de savoir, apaisa le moine du mieux qu’il sut et qu’il put par d’amples promesses, et prit congé de lui. Le lendemain matin il pénétra dans le jardin, grimpa sur l’arbre, et ayant trouvé la fenêtre ouverte il entra dans la chambre où, le plus tôt qu’il put, il se mit dans les bras de sa belle dame. Celle-ci, qui l’avait attendu avec le plus grand désir, le reçut joyeusement en disant : « — Grand merci à messer le moine, qui t’a si bien enseigné le chemin pour venir ici. — « Puis, prenant l’un de l’autre plaisir, causant et riant beaucoup de la simplicité de l’imbécile de moine, plaisantant les étoupes, les peignes et les cardes, ils se satisfirent ensemble à leur grand contentement. Et ayant combiné leurs plans, ils firent en sorte, sans plus avoir à retourner vers messer le moine, de se retrouver ensemble un grand nombre d’autres nuits avec un égal plaisir. Et je prie Dieu que sa sainte miséricorde m’en octroie de semblables à moi et à toutes les âmes chrétiennes qui en ont désir. — »


NOUVELLE IV


Don Felice enseigne à frère Puccio comment il deviendra bienheureux en faisant une certaine pénitence. Pendant que frère Puccio fait cette pénitence, don Felice se donne du bon temps avec la femme de celui-ci.


Lorsque, sa nouvelle finie, Philomène se tut, et que Dioneo, par de douces paroles, eût vivement loué l’esprit de la dame et surtout la prière faite en dernier lieu par Philomène, la reine se tourna en riant vers Pamphile et dit : « — Et maintenant, Pamphile, continue à nous amuser par quelque agréable récit. — » « — Volontiers répondit aussitôt Pamphile — et il commença : « — Madame, il y a beaucoup de gens qui, s’efforçant d’aller en paradis, y envoient les autres sans s’en apercevoir. C’est ce qui advint, il n’y pas encore longtemps, à une de nos voisines, comme vous pourrez l’entendre.

« Suivant ce que j’ai ouï dire, vivait autrefois, près de San Brancazio, un brave homme fort riche, nommé Puccio di Rinieri ; mais comme, en prenant de l’âge, il s’était complètement adonné à la dévotion, et qu’il s’était engagé parmi les bigots de Saint-François, on l’appelait frère Puccio. Dans ce genre de vie toute spirituelle, ne possédant pour famille qu’une femme et qu’une servante, et n’ayant par conséquent besoin de se livrer à aucune profession, il fréquentait beaucoup l’église. Ignorant et d’une pâte grossière, il disait ses patenôtres, allait aux prêches, assistait à la messe, ne manquait jamais de faire sa partie dans les cantiques que chantaient les séculiers, jeûnait et se donnait la discipline, et passait pour être de la confrérie des flagellés. Sa femme, qui avait nom dame Isabetta, encore jeune, de vingt-huit à trente ans, fraîche, belle et potelée comme une pomme d’api, faisait, par suite de la sainteté de son mari et peut-être de son vieil âge, de plus nombreuses et de plus longues diètes qu’elle n’aurait voulu. Quand elle avait envie de coucher, ou plutôt de se divertir avec lui, il lui racontait la vie du Christ, les sermons de frère Nastagio, les lamentations de la Madeleine, ou autres choses semblables.

« Sur ces entrefaites, arriva de Paris un moine appelé don Felice, conventuel de San Brancazio, jeune et beau de sa personne, d’esprit fin et de science profonde, avec lequel frère Puccio se lia d’étroite amitié. Comme don Felice lui éclaircissait tous ses doutes et se montrait un fort saint homme, frère Puccio prit l’habitude de le mener chez lui et de lui donner à dîner et à souper toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion. Quant à la dame, pour complaire à frère Puccio, elle était devenue l’amie de don Felice, et l’accueillait très volontiers. Or, le moine, continuant à fréquenter la maison de frère Puccio, et voyant sa femme si fraîche et si rondelette, comprit qu’elle était la chose dont elle devait manquer le plus, et songea, pour décharger frère Puccio de toute fatigue, à le suppléer auprès d’elle. Lui ayant à plusieurs reprises lancé d’adroites œillades, il fit tant qu’il alluma dans le cœur de la dame le même désir qu’il avait lui-même. Le moine, s’étant aperçu de cela, se hasarda à lui exprimer ses vœux. Mais quelque disposée qu’il la trouvât à mener l’affaire à bonne fin, il ne pouvait trouver un moyen d’y arriver, attendu qu’elle ne voulait lui donner rendez-vous que chez elle, ce qui ne se pouvait pas, frère Puccio ne sortant jamais de la ville ; de quoi le moine avait grand ennui.

« Après y avoir bien réfléchi, il imagina un moyen de se rencontrer avec la dame dans sa maison même, sans attirer le soupçon et malgré la présence de frère Puccio. Celui-ci étant un jour allé le voir, il lui parla ainsi : « — J’ai déjà plusieurs fois compris, frère Puccio, que ton désir est de te sanctifier, à quoi il me semble que tu t’achemines par une voie très longue, alors qu’il en est une beaucoup plus courte. Le pape et les autres hauts prélats qui la connaissent et en usent, ne veulent pas qu’on la dévoile, car le clergé qui vit surtout d’aumônes, serait tout de suite ruiné, si les séculiers ne lui venaient plus en aide par leurs aumônes. Mais comme tu es mon ami, et que tu m’as fort honorablement reçu, je te l’enseignerais si je croyais que tu ne dusses la révéler à qui que ce soit au monde, et que tu la suivisses. — » Frère Puccio, désireux de connaître la chose, se mit aussitôt à le prier avec instance de lui enseigner, et à lui jurer que jamais, à moins que cela ne lui convînt, il n’en parlerait à personne, affirmant que, si cette voie était telle qu’il pût la suivre, il le ferait. « — Puisque tu me le promets — dit le moine — je te la montrerai. Tu sauras que les saints docteurs soutiennent que, pour devenir bienheureux, il faut faire la pénitence que tu vas entendre. Mais comprends-moi bien : je ne dis pas qu’après avoir accompli cette pénitence, tu ne seras pas moins pécheur que tu n’es ; mais il arrivera que les péchés que tu auras commis jusqu’au moment de la-dite pénitence te seront tous effacés ou pardonnés, et que ceux que tu commettras après, ne te seront pas comptés pour ta damnation, mais s’en iront avec l’eau bénite, comme de simples péchés véniels. Il faut donc commencer la pénitence par te confesser en grande hâte de tes péchés, puis t’astreindre à une grande abstinence et à un jeûne de quarante jours, pendant lesquels tu devras non-seulement t’abstenir d’autres femmes, mais même de toucher à la tienne. En outre, il faut choisir dans ta propre maison un endroit d’où tu puisses voir le ciel pendant la nuit, et, à l’heure de complies, te rendre en cet endroit, et là avoir une table très large, posée de façon que, te tenant debout, tu puisses y appuyer les reins et, tenant les pieds à terre, y étendre les bras comme si tu étais crucifié. Si tu veux soutenir tes bras avec une cheville, tu le peux faire. Dans cette position, regardant le ciel, tu te tiendras sans bouger jusqu’au matin. Si tu étais lettré, il te faudrait, pendant ce temps, dire certaines oraisons que je t’indiquerais ; mais comme tu ne l’es pas, il te faudra réciter trois cents Pater noster avec trois cents Ave Maria, en l’honneur de la Trinité. Pendant que tu regarderas le ciel, tu te rappelleras que Dieu a été le créateur du ciel et de la terre, et tu auras présente à la mémoire la passion du Christ, te trouvant dans la même position qu’il fut lui-même sur la croix. Puis, dès que matines sonneront, tu pourras, si tu veux, t’en aller et, tout habillé, te jeter sur ton lit et dormir. Dans la matinée, tu iras à l’église, et là, tu entendras au moins trois messes, et tu diras cinquante Pater noster et autant d’Ave Maria. Après cela, tu vaqueras naturellement à tes affaires si tu en as ; tu iras dîner, et, le soir, tu retourneras à l’église, et là tu diras certaines oraisons que je te donnerai par écrit et sans lesquelles rien ne pourrait être fait. Enfin, à compiles, tu recommenceras comme la veille. En faisant ainsi, comme je l’ai fait moi-même autrefois j’espère qu’avant la fin de ta pénitence, tu éprouveras les meilleurs effets de la béatitude éternelle, si tu l’accomplis avec dévotion. — » Frère Puccio dit alors : « — Ce n’est chose ni trop dure, ni trop longue, et cela peut fort bien se faire. Pour ce, je veux en l’honneur du saint nom de Dieu, commencer dimanche. — » Et s’étant séparé de don Felice, il revint chez lui, où avec sa permission toutefois, il conta tout de point en point à sa femme.

« La dame comprit trop bien ce que le moine avait voulu dire en recommandant à frère Puccio de ne pas bouger jusqu’au matin ; pour quoi, ce moyen lui paraissant fort bon, elle répondit à son mari que cette pénitence, comme tout ce qu’il pouvait faire pour le salut de son âme, la réjouissait, et que, pour que Dieu lui rendît sa pénitence profitable, elle voulait jeûner avec lui, mais non faire plus. Tout étant donc convenu, et le dimanche étant arrivé, frère Puccio commença sa pénitence, et messire le moine, après s’être entendu avec la dame, s’en venait à l’heure où il ne pouvait être vu, souper presque tous les soirs avec elle, ayant soin toujours de bien manger et de bien boire, puis couchait avec elle jusqu’au matin. Alors il se levait, s’en allait, et frère Puccio regagnait son lit.

« L’endroit que frère Puccio avait choisi pour faire sa pénitence se trouvait tout à côté de la chambre où couchait la dame et n’en était séparé que par une mince cloison. Une nuit que le moine et la dame se trémoussaient par trop vigoureusement, il sembla à frère Puccio que le plancher remuait. Sur quoi, comme il avait déjà dit cent Pater noster, il s’arrêta et, sans bouger, appela sa femme et lui demanda ce qu’elle faisait. La dame, qui était d’humeur plaisante, et qui en ce moment chevauchait probablement la bête de saint Benoît ou celle de saint Jean Gualberto, répondit : « — Ma foi, mon cher mari, je me trémousse tant que je peux. — » Frère Puccio dit alors : « — Comment tu te trémousses ! que signifie ce trémoussement ? — » La dame, riant, et d’un air joyeux, car elle était gaillarde et avait sans doute ses raisons pour rire, répondit : « — Comment, vous ne savez pas ce que cela signifie ? Je vous l’ai entendu dire mille fois : qui n’a pas soupé le soir se démène toute la nuit. — » Frère Puccio crut que le jeûne l’empêchait en effet de dormir et la faisait ainsi se retourner sur son lit ; pour quoi, il lui dit naïvement : « — Femme, je te l’ai bien dit de ne pas jeûner ; mais enfin puisque tu as voulu le faire, ne pense pas à cela, et songe à dormir. Tu donnes de telles secousses au lit, que tu fais tout remuer dans la maison. — » La dame dit alors : « — Ne vous en inquiétez pas ; je sais bien ce que je fais ; faites votre affaire en conscience, moi je ferai du mieux que je pourrai. — » Frère Puccio se tut et se remit à ses patenôtres.

« À partir de cette nuit, la dame et messer le moine, ayant fait préparer un lit dans une autre partie de la maison, s’y fêtèrent grandement pendant tout le temps que dura la pénitence de frère Puccio. À l’heure dite, le moine s’en allait, la dame retournait à son lit et, peu après, frère Puccio revenait de l’endroit où il faisait sa pénitence. Les choses continuant de cette façon, frère Puccio faisant la pénitence et la dame et le moine prenant le plaisir, elle dit plusieurs fois à son compagnon : « — Tu fais faire à frère Puccio la pénitence grâce à laquelle nous avons gagné le paradis ! — » Et comme cela semblait plaire beaucoup à la dame qui avait été longtemps tenue à la diète par son mari, elle s’habitua si bien à la bonne chère que lui octroyait le moine, qu’une fois la pénitence de frère Puccio finie, elle trouva moyen de se rassasier ailleurs avec lui, et d’en prendre longuement et à discrétion. Ainsi, pour que mes dernières paroles concordent avec les premières, il advint que, tandis que frère Puccio crut gagner le paradis en faisant pénitence, il y envoya et le moine qui lui avait montré le chemin pour y aller, et sa femme qui, auprès de lui, manquait par trop de ce que messer le moine, en homme charitable, lui dispensait copieusement. — »


NOUVELLE V


Le Magnifique donne son palefroi à messer Francesco Vergellesi, sous condition de parler seul à seul avec sa femme. Celle-ci ne répondant pas, il fait lui-même la réponse, dont l’effet ne tarde pas à s’ensuivre.


Pamphile avait, non sans avoir provoqué le rire des dames, fini la nouvelle de frère Puccio, quand la reine ordonna gracieusement à Elisa de poursuivre. Celle-ci, plutôt d’un air hautain qu’autrement — non par malice, mais par habitude ancienne — commença à parler ainsi : « — Bon nombre de gens s’imaginent que parce qu’ils savent beaucoup les autres ne savent rien, lesquels très souvent, tandis qu’ils croient bafouer les autres, s’aperçoivent après coup, que c’est eux qui ont été bafoués par autrui. Pour quoi, je tiens pour grande folie celle de quiconque se hasarde sans nécessité à essayer les forces de l’esprit des autres. Mais comme peut-être tout le monde n’est pas de mon opinion, il me plaît de vous raconter tout en suivant l’ordre imposé, ce qui en advint à un chevalier de Pistoie.

« Il y avait à Pistoie, dans la famille des Vergellesi, un chevalier nommé messer Francesco, homme très riche, sage et avisé en tout, mais avare sans mesure ; lequel, devant aller à Milan comme Podestat, s’était muni de tout ce qu’il fallait pour y aller honorablement, excepté d’un palefroi qui fût assez bon pour lui, et comme il n’en trouvait aucun qui lui plût, il en était tout préoccupé. Il y avait alors à Pistoie un jeune homme, nommé Ricciardo, de petite naissance, mais fort riche, et qui était si distingué et si accompli de sa personne, qu’il était généralement appelé par tous : le Magnifique. Il avait longtemps aimé et courtisé sans succès la femme de messer Francesco, laquelle était fort belle et très honnête. Pour l’heure, il possédait un des plus beaux palefrois de Toscane et y tenait beaucoup à cause de sa beauté. Comme chacun savait dans le public qu’il courtisait la femme de messer Francesco, quelqu’un dit à ce dernier que s’il demandait au Magnifique son palefroi, il l’obtiendrait à cause de l’amour que celui-ci portait à sa femme. Messer Francesco poussé par l’avarice, ayant fait appeler le Magnifique, lui demanda de lui vendre son palefroi, afin que le Magnifique lui en fît don. Le Magnifique, oyant cela, en ressentit du plaisir et dit au chevalier : « — Messire, quand vous me donneriez tout ce que vous possédez au monde, vous ne pourriez avoir mon palefroi par voie d’achat ; mais vous pouvez bien l’avoir dès qu’il vous plaira, à la condition qu’avant de vous le livrer, je puisse, avec votre permission et en votre présence, adresser quelques mots à votre femme, mais assez loin de tout le monde pour que je ne sois entendu de personne autre qu’elle. — » Le chevalier, poussé par l’avarice, et espérant se moquer de lui, répondit que cela lui plaisait et que, dès qu’il le voudrait, la chose se ferait. Puis, l’ayant laissé dans la salle de son palais, il alla dans la chambre de sa femme, et après lui avoir dit comment il pouvait facilement gagner le palefroi, il lui ordonna de venir écouter le Magnifique, mais il lui recommanda de se bien garder de rien lui dire, ni de lui répondre peu ou prou. La dame blâma beaucoup cela, mais pourtant, voulant se conformer aux désirs de son mari, elle dit qu’elle le ferait, et suivant messer Francesco, elle alla dans la salle écouter ce que le Magnifique voulait lui dire. Celui-ci, ayant renouvelé ses conventions avec le chevalier, alla s’asseoir avec la dame dans un coin de la salle, loin de tout le monde, et se mit à dire ainsi :

« — Valeureuse dame, je suis certain que vous êtes assez avisée pour avoir depuis longtemps compris à quel amour pour vous m’a conduit votre beauté, laquelle, sans aucun doute, surpasse celle de toutes les autres femmes que j’aie jamais vues. Je passe sous silence les louables manières et les singulières vertus qui sont en vous et qui suffiraient à prendre le cœur de tout homme ; et pour ce, il n’est pas besoin que je démontre par mes paroles que mon amour est le plus grand et le plus fervent que jamais homme ait porté à aucune dame ; et j’irai ainsi, sans aucun doute, pendant tout le temps que ma misérable vie soutiendra mes membres et plus encore, car si l’on s’aime là-bas comme ici, je vous aimerai éternellement. Pour quoi, vous pouvez être sûr que vous n’avez nulle chose, qu’elle soit précieuse ou vile, que vous deviez estimer vôtre en toutes circonstances, autant que moi et tout ce qui m’appartient. Et afin que vous en ayez une preuve bien certaine, je dois vous dire que je considérerais comme la plus grande faveur que vous me commandassiez de faire quelque chose en mon pouvoir qui vous plût, car il faudrait, moi ordonnant, que tout le monde m’obéit promptement. Donc, si je suis ainsi à vous, comme vous entendez que je suis, je m’enhardirai non sans raison à adresser mes prières à votre beauté, de laquelle seule me peut venir toute ma paix, tout mon bien, tout mon salut, et non d’ailleurs. Et ainsi, ô mon cher bien et l’unique espérance de mon âme qui va se nourrissant de son amoureux feu et n’espère qu’en vous, je vous en prie comme un très humble serviteur, faites que votre bonté soit telle, et que la dureté que vous avez autrefois montrée envers moi qui suis vôtre, soit si adoucie, que je sois réconforté par votre pitié, et que je puisse dire que, de même que je suis devenu amoureux à cause de votre beauté, ainsi par elle j’ai reçu la vie qui, si votre esprit altier ne s’incline pas devant mes prières, sans aucun doute s’évanouira ; et alors je mourrai, et vous pourrez être accusée d’être mon meurtrier. Et sans compter que ma mort ne vous ferait point honneur, néanmoins je crois que votre conscience vous le reprochant parfois, il vous fâcherait de l’avoir fait, et que, parfois aussi, mieux disposée, vous vous diriez à vous-même : Hé ! combien ai-je mal fait de ne pas avoir eu pitié de mon Magnifique ! et ce repentir ne pouvant remédier à rien, vous serait une plus grande cause d’ennui. Pour quoi, afin que cela n’arrive pas, maintenant que vous pouvez me venir en aide, inquiétez-vous de cela, et loin de me laisser mourir, prenez-moi en miséricorde, pour ce qu’à vous seule il appartient désormais de me faire le plus heureux et le plus malheureux homme qui soit. J’espère que votre courtoisie sera telle que vous ne souffrirez pas que, pour un si grand et si méritant amour, je reçoive la mort pour récompense, mais qu’avec une réponse joyeuse et pleine de grâce vous réconforterez mes esprits lesquels, tout épouvantés, tremblent à votre aspect. — » Et là, se taisant, il répandit quelques larmes, poussa de profonds soupirs, et attendit ce que la gente dame lui répondrait.

« La dame que la longue cour, les joutes, les aubades, et les autres semblables choses que le Magnifique avait faites pour l’amour d’elle, n’avaient pu émouvoir, fut émue par les paroles de ce très fervent amant, et commença à sentir ce que jamais elle n’avait senti auparavant, c’est-à-dire ce que c’était que l’amour. Et bien que, pour suivre l’ordre de son mari, elle se tût, elle ne put pour cela, grâce à quelques soupirs qui lui échappèrent, cacher ce qu’elle aurait volontiers avoué au Magnifique si elle lui avait répondu. Le Magnifique ayant attendu un moment, et voyant qu’aucune réponse ne venait, s’étonna tout d’abord, puis se mit à soupçonner la ruse du chevalier ; mais pourtant, regardant la dame au visage, et voyant que parfois elle lui lançait des coups d’œil, et en outre s’apercevant des soupirs qu’elle s’efforçait de ne pas laisser sortir de sa poitrine dans toute leur force, il en prit bonne espérance, et s’appuyant là-dessus, il forma un nouveau projet, et se mit à la place de la dame, et celle-ci l’écoutant toujours, à se répondre à lui-même en cette façon :

« — Mon Magnifique, sans doute il y a grand temps que je me suis aperçue que ton amour pour moi est très grand et parfait, et maintenant je le vois encore plus par tes paroles, et j’en suis contente comme je le dois. Toutefois, si je t’ai paru dure et cruelle, je ne veux pas que tu croies qu’au fond de l’âme j’aie été ce que je paraissais être sur mon visage ; au contraire, je t’ai toujours aimé et je t’ai eu pour cher par-dessus tous les autres hommes ; mais il m’a fallu agir comme je l’ai fait par peur d’autrui, et pour conserver ma réputation d’honnêteté. Mais maintenant le temps est venu où je pourrai clairement te montrer si je t’aime, et te récompenser de l’amour que tu m’as porté et que tu me portes ; et pour ce, reprends courage et aie bonne espérance, car messer Francesco est sur le point d’aller dans peu de jours comme Podestat à Milan, comme tu sais, puisque pour l’amour de moi tu lui as donné le beau palefroi ; dès qu’il sera parti, je te promets sans faute, sur ma foi et pour le bon amour que je te porte, qu’au bout de peu de jours tu te trouveras avec moi, et que nous donnerons plaisir et entier achèvement à notre amour. Et de peur que je ne puisse pas une autre fois t’entretenir à ce sujet, je te dis dès à présent ceci : le jour où tu verras deux bonnets suspendus à la fenêtre de ma chambre qui donne sur notre jardin, le soir de la nuit suivante, prenant bien garde que tu sois vu, fais en sorte de venir me trouver par la porte du jardin ; tu me trouveras t’attendant, et nous aurons toute la nuit fête et plaisir l’un de l’autre, comme nous le désirons. — »

« Quand le Magnifique eût ainsi parlé à la place de la dame, il se mit à parler pour soi et répondit ainsi : « — Très chère dame, l’abondance de la joie que votre réponse m’a causée, m’a tellement ravi ma force, qu’à peine je puis faire une réponse pour vous en rendre de justes grâces ; et si je pouvais parler comme je désire, je ne trouverais pas de réponse assez longue pour pouvoir vous rendre pleinement grâce comme je voudrais, et comme il me faudrait le faire ; et pour ce, je laisse à votre considération discrète de connaître ce que je ne peux, malgré mon désir, vous faire savoir par mes paroles. Je vous dis seulement que je penserai sans faute à faire comme vous me l’avez ordonné ; et alors peut-être plus rassuré par le don si grand que vous m’avez concédé, je m’ingénierai selon mon pouvoir, à vous rendre les plus grandes grâces qu’il me sera possible. Or, il ne nous reste plus rien à nous dire ici pour le moment ; et pourtant, ma très chère dame, Dieu vous donne cette allégresse et ce bien que vous désirez le plus, et je vous recommande à Dieu. — »

Pour tout cela, la dame ne dit pas une parole ; sur quoi le Magnifique se leva, et revint vers le chevalier qui, le voyant levé, vint à sa rencontre et lui dit en riant : « — Que t’en semble ? t’ai-je bien tenu ma promesse ? — » « — Non, Messire — répondit le Magnifique — car vous m’aviez promis de me faire parler avec votre femme, et vous m’avez fait parler à une statue de marbre. — » Cette parole plut beaucoup au chevalier qui, bien qu’il eût bonne opinion de la dame, en prit encore une meilleure et dit : « — Maintenant, il est bien à moi, le palefroi qui était à toi ? — » À quoi le Magnifique répondit : « — Oui, messire, mais si j’avais cru retirer de la faveur que vous m’avez faite le fruit que j’en ai retiré, je vous l’aurais donné sans vous la demander ; et maintenant plût à Dieu que j’eusse fait ainsi, pour ce que vous avez acheté le palefroi et que je ne vous l’ai pas vendu. — » Le chevalier rit de cela, et étant désormais pourvu d’un palefroi, il se mit en route peu de jours après, et s’en alla vers Milan pour y exercer la charge de Podestat.

« La dame restée libre dans sa maison, repensant aux paroles du Magnifique et à l’amour qu’il lui portait, ainsi qu’au palefroi qu’il avait donné pour l’amour d’elle, et le voyant passer souvent de sa fenêtre, se dit en elle-même : — Que fais-je ; pourquoi perdre ma jeunesse ? mon mari s’en est allé à Milan et ne reviendra pas de six mois ; et quand me compensera-t-il jamais de cette absence ? sera-ce quand je serai vieille ? et en outre, quand trouverai-je jamais un amant comme le Magnifique ? Je suis seule et n’ai à craindre personne ; je ne sais pourquoi je ne prends pas de bon temps pendant que je peux ; je n’aurai pas toujours la facilité comme je l’ai présentement ; personne ne le saura jamais ; et si toutefois cela se devait savoir, il vaut mieux faire et se repentir après, que se repentir de n’avoir pas fait. — » Et ayant pris en elle-même cette résolution, elle suspendit un jour deux bonnets à la fenêtre du jardin, comme le Magnifique le lui avait dit. Ce que voyant le Magnifique, il fut très joyeux, et dès que la nuit fut venue, il s’en alla très secrètement et seul à la porte du jardin de la dame et la trouva ouverte ; de là, il gagna une autre porte qui donnait entrée dans la maison où il trouva la dame qui l’attendait. Le voyant venir, elle se leva pour aller à sa rencontre et le reçut avec une grandissime fête ; et lui, l’accolant et la baisant cent mille fois, il la suivit en haut par l’escalier ; là, s’étant couchés sans plus de retard, ils connurent les suprêmes jouissances de l’amour. Et bien que cette fois fût la première, ce ne fut pas la dernière, pour ce que tout le temps que le chevalier fut à Milan, et encore après son retour, le Magnifique revint bon nombre de fois, au grandissime plaisir de chacune des parties. — »



NOUVELLE VI


Ricciardo Minutolo aime la femme de Filippello Fighiuolfo. Sachant qu’elle était jalouse de son mari, il lui dit que Filippello a un rendez-vous le jour suivant dans une maison de bains avec sa femme à lui. La dame ne manque pas d’y aller et, croyant être avec son mari, elle couche avec Ricciardo.


Il ne restait plus rien à dire à Élisa quand, après avoir loué la sagacité du Magnifique, la reine ordonna à la Fiammetta de poursuivre en en disant une. Celle-ci répondit tout en riant : « — Madame, volontiers. — » Et elle commença : « — Il faut sortir un peu de notre cité qui de même qu’elle abonde en toute autre chose, est pleine d’exemples pour tout sujet et, comme Elisa a fait, raconter un peu les choses advenues dans le reste du monde. Et pour ce, nous transportant à Naples, je dirai comment une de ces bigotes qui se montrent si dédaigneuses des choses d’amour, fut amenée par l’ingéniosité d’un sien amant à sentir le fruit de l’amour avant d’en avoir connu les fleurs ; ce qui, en même temps que cela vous donnera de la prudence pour les choses qui peuvent advenir, vous causera du plaisir par les choses advenues.

« À Naples, cité très ancienne, et peut-être aussi plaisante, ou même plus, qu’aucune autre d’Italie, fut jadis un jeune homme illustre par la noblesse du sang et signalé par ses grandes richesses, dont le nom était Ricciardo Minutolo, lequel, bien qu’il eût pour femme une très belle et très désirable jeune dame, s’amouracha d’une autre qui, suivant l’opinion de tous, surpassait de très loin en beauté toutes les autres dames napolitaines, et s’appelait Catella. C’était la femme d’un jeune homme également gentilhomme, appelé Filippello Fighiuolfo, qu’en femme très honnête elle aimait et estimait plus que toute autre chose.

« Ricciardo Minutolo aimant donc cette Catella, et faisant toutes les choses par lesquelles la faveur et l’amour d’une dame se doivent pouvoir acquérir, et, malgré cela, ne pouvant en rien parvenir à satisfaire ses désirs, était quasi désespéré ; et ne sachant ou ne pouvant se défaire de son amour, il ne savait ni mourir ni trouver du plaisir à vivre. Comme il était en cette disposition d’esprit, des dames qui étaient ses parentes l’engagèrent un jour à s’abstenir d’un tel amour, pour ce qu’il luttait en vain, Catella n’ayant d’autre bien que Filippello, dont elle était si jalouse, qu’elle croyait que le moindre oiseau qui volait par l’air le lui allait enlever. Ricciardo, apprenant la jalousie de Catella, forma soudain un projet pour arriver à ses plaisirs, et se mit à feindre de ne plus espérer l’amour de Catella, et d’avoir placé son affection sur une autre gente dame, et, pour l’amour de celle-ci, il se mit à faire ostentation de joutes et de fêtes et à faire toutes les choses qu’il avait coutume de faire pour Catella. Il ne se passa guère de temps que quasi tous les Napolitains, et entre autres Catella, fussent persuadés que ce n’était plus Catella, mais cette nouvelle dame qu’il aimait passionnément ; et il persévéra si bien en cela, que non-seulement chacun le tenait pour certain, mais que Catella se départit de la sauvagerie qu’elle avait vis-à-vis de lui à cause de l’amour qu’il paraissait lui porter et que, dans ses allées et venues, elle se mit à le saluer gracieusement en voisin, comme elle faisait pour les autres.

« Or, il advint que, la saison étant chaude, et de nombreuses troupes de dames et de cavaliers étant allées s’établir sur le bord de la mer, suivant l’usage des Napolitains, Ricciardo, sachant que Catella y était allée avec sa société, y alla aussi avec la sienne et fut reçu dans la société de Catella, après s’être fait longtemps inviter comme s’il n’eût guère été désireux d’y rester. Là, les dames, et Catella avec elles, se mirent à le plaisanter sur son nouvel amour, au sujet duquel, se montrant fort épris, il leur fournissait ample matière de raisonner. À la longue, les dames étant allées, qui ici, qui là, ainsi qu’on fait en ces sortes d’endroit, et Catella étant restée avec Ricciardo en petite compagnie, Ricciardo lui lança un mot piquant sur une certaine amourette qu’avait Vilippello son mari, et pour lequel elle entra en soudaine jalousie et se mit a brûler du désir de savoir ce que Ricciardo voulait dire. Après s’être maîtrisée quelque temps, ne pouvant plus se retenir, elle pria Ricciardo, pour l’amour de la dame qu’il aimait le plus, de lui faire le plaisir de l’éclairer sur ce qu’il avait dit de Filippello. Ricciardo lui dit : « — Vous m’avez prié au nom d’une personne telle que je n’ose vous refuser ce que vous me demandez ; et pour ce, je suis prêt à vous le dire, à condition que vous me promettrez que vous n’en direz jamais rien ni à lui, ni à autrui, sinon quand vous aurez eu la preuve que ce que je vais vous conter est vrai ; donc, quand vous voudrez, je vous apprendrai comment vous pourrez le voir. — » Ce qu’il demandait plut à la dame ; elle le crut vrai et lui jura de ne jamais le dire.

« S’étant donc retirés à part, en un endroit où ils ne pussent être entendus des autres, Ricciardo commença à parler ainsi : « — Madame, si je vous aimais comme je vous ai aimée autrefois, je n’aurais pas l’audace de vous dire quelque chose que je croirais devoir vous causer de l’ennui ; mais comme cet amour est passé, j’aurai moins de souci de vous éclairer sur tout. Je ne sais pas si Filippello a jamais pris l’ombrage de l’amour que je vous ai porté, ou s’il a cru que j’aie jamais été aimé de vous ; mais, qu’il en ait été ou non ainsi, je n’en ai jamais rien montré dans ma personne ; or, maintenant, attendant peut-être l’occasion, et croyant que j’ai moins de soupçon, il semble vouloir me faire à moi ce que je soupçonne qu’il craint que je lui aie fait, c’est-à-dire vouloir avoir ma femme à son plaisir et, suivant ce que je sais, depuis quelque temps, il l’a secrètement obsédée par bon nombre de messages, ce que j’ai entièrement su d’elle ; et même elle a fait les réponses selon que je le lui ai ordonné. Mais pourtant ce matin, avant que je vinsse ici, j’ai trouvé dans la maison de ma femme, en conversation intime avec elle, une personne que j’ai incontinent jugée pour ce qu’elle était ; pour quoi, j’ai appelé ma femme, et lui ai demandé ce que cette personne voulait. Elle me dit : — C’est la poursuivante de Filippello qu’en me faisant lui répondre et lui donner espoir tu m’as mis sur le dos ; et il dit qu’il veut savoir ce que j’entends faire, et que, quant à lui, dès que je le voudrai, il fera en sorte que je pourrai le rencontrer en secret dans une maison de bains de cette ville ; et pour ce, il me prie et m’obsède ; et n’était que tu m’as fait, je ne sais pourquoi, tenir tout ce trafic, je m’en serais débarrassée de façon qu’il n’aurait jamais guetté là où je me serais trouvée. — » Alors, il m’a paru qu’il allait trop loin, qu’il n’en fallait pas souffrir davantage et que je devais vous le dire, afin que vous sachiez quelle récompense reçoit votre complète fidélité pour laquelle j’ai été jadis près de mourir. Et pour que vous ne croyiez pas que ce sont là des mots et des fables, mais que vous puissiez, quand l’envie vous en viendra, le voir et le toucher apertement, j’ai fait faire par ma femme à la personne qui l’attendait, cette réponse qu’elle était prête à aller demain, sur l’heure de none, quand tout le monde dormirait, à cette maison de bains ; sur quoi, celle-ci, très contente, l’a quittée. Maintenant, je ne crois pas que vous croyez que j’y enverrai ma femme ; mais, si j’étais de vous, je ferais qu’il me trouvât en place de celle qu’il croit y trouver ; et après que je serais restée quelque temps avec lui, je lui ferais voir avec qui il a été et je lui en ferais l’honneur qui lui convient ; et, faisant ainsi, je crois qu’il en aurait une telle vergogne qu’en une même heure, l’injure qu’il veut faire à vous et à moi serait vengée. — »

Catella, entendant cela, sans prendre aucunement garde à ce qu’était celui qui le disait ni à ses tromperies, ajouta foi sur le champ, selon l’habitude des jaloux, à ces paroles, et se mettant à rattacher à ce fait certaines choses advenues auparavant, allumée d’une colère subite, répondit qu’elle le ferait certainement ; que ce n’était pas si malaisé à faire, et que s’il venait, elle lui ferait une telle honte que toutes les fois qu’il verrait une femme, cela lui reviendrait à la mémoire. Ricciardo, enchanté de cela, et son projet lui paraissant bon et marcher admirablement, la confirma dans ce dessein par beaucoup d’autres paroles, et augmenta encore sa crédulité, la priant néanmoins de se garder de dire jamais qu’elle l’avait appris de lui ; ce qu’elle lui promit sur sa foi. Le matin suivant, Ricciardo s’en alla trouver une bonne femme qui tenait la maison de bains dont il avait parlé à Catella ; il lui dit ce qu’il entendait faire et la pria de lui être en cela aussi favorable qu’elle pourrait. La bonne femme, qui lui était très obligée, dit qu’elle le ferait volontiers, et concerta avec lui ce qu’elle avait à faire ou à dire. Il y avait dans la maison de bains une chambre très obscure, pour ce qu’il n’y avait aucune fenêtre par où la lumière pût entrer ; suivant les instructions de Ricciardo, la bonne femme l’arrangea, y fit mettre du mieux qu’elle put un lit dans lequel Ricciardo, ainsi qu’il était convenu, se mit et attendit Catella.

« La dame, ayant entendu les paroles de Ricciardo, et leur ayant donné plus de créance qu’il n’était besoin, s’en retourna le soir pleine d’indignation chez elle où, d’aventure, Filippello s’en revint de son côté préoccupé d’autre pensée, et ne lui fit peut-être pas l’accueil amical qu’il avait coutume de lui faire. Ce que voyant, elle entra en un soupçon plus grand encore qu’elle n’était, se disant à soi-même : Vraiment, il a l’esprit à cette dame avec laquelle il croit avoir demain plaisir et contentement ; mais certainement cela n’arrivera pas. Et elle resta toute la nuit sur cette pensée, et songeant à ce qu’elle devrait lui dire quand elle serait avec lui.

« Mais que dire de plus ? L’heure de none venue, Catella ayant pris avec elle sa suivante et sans rien changer à son projet, s’en alla à cette maison de bains que Ricciardo lui avait indiquée, et là, ayant trouve la bonne femme, elle lui demanda si Filippello était venu ce jour-là. À quoi, la bonne femme, stylée par Ricciardo, dit : « — Êtes-vous cette dame qui devez venir lui parler ? — » Catella répondit : « — Oui, je le suis. — » « — Donc — dit la bonne femme — allez le trouver. — » Catella, cherchant ce qu’elle n’aurait pas voulu trouver, se fit mener à la chambre où était Ricciardo, y entra la tête couverte, et s’y enferma. Ricciardo, la voyant venir, se leva joyeux, et l’ayant reçue en ses bras, dit doucement : « — Bien venue soit mon âme ! — » Catella, pour mieux feindre ce qu’elle n’était pas, l’accola et le baisa et lui fit grande fête, sans prononcer une seule parole, craignant, si elle parlait, d’être reconnue par lui.

« La chambre était très obscure — de quoi chacun d’eux était content — et même après qu’on y était longtemps resté, les yeux n’en reprenaient pas plus de pouvoir. Ricciardo la mena sur le lit et, là, sans parler, de peur que la voix se pût reconnaître, ils restèrent longuement, au grand contentement et au grand plaisir de l’une et de l’autre partie. Mais lorsqu’il parut temps à Catella de donner libre cours à son indignation, elle commença à parler ainsi, enflammée d’une fervente colère : « — Ah ! combien est malheureux le sort des femmes, et comme est mal employé l’amour que beaucoup d’elles portent à leur mari ! Moi, malheureuse, voilà déjà huit ans que je t’ai aimé plus que ma vie, et toi, comme je l’ai vu, tu brûles tout entier, tu te consumes dans l’amour d’une femme étrangère, coupable et méchant homme que tu es. Or, avec qui crois-tu avoir été ? Tu as été avec celle que, par de fausses caresses, tu as depuis trop longtemps trompée en lui montrant de l’amour, tandis que tu étais énamouré ailleurs. Je suis Catella ; je ne suis pas la femme de Ricciardo, traître déloyal que tu es ! Écoute si tu reconnais ma voix ; c’est bien moi ; et il me semble qu’il se passera plus de mille ans avant que nous soyons en plein jour, pour que je puisse te faire honte comme tu le mérites, vil chien maudit que tu es ! Hélas ! pauvre de moi ; à qui ai-je pendant tant d’années porté un tel amour ? à ce chien déloyal qui, croyant avoir en ses bras une autre femme, m’a fait plus de caresses et donné plus de preuves d’amour en si peu de temps que j’ai été avec lui, que pendant tout le reste du temps que je lui ai appartenu. Tu as été bien gaillard aujourd’hui, chien de renégat, tandis qu’à la maison tu as coutume de te montrer si débile et sans puissance. Mais, loué soit Dieu, car c’est ton champ, non celui d’autrui, comme tu croyais, que tu as labouré. Je ne m’étonne point, si cette nuit, tu ne m’as point approchée ; tu attendais d’être ailleurs pour te décharger de ton fardeau, et tu voulais arriver frais cavalier à la bataille ; mais, grâce à Dieu et à ma prévoyance, l’eau a pris son cours par en bas, comme elle devait. Pourquoi ne réponds-tu pas, homme coupable ? Pourquoi ne dis-tu rien ? Es-tu devenu muet en m’entendant ? Sur ma foi en Dieu, je ne sais ce qui me retient de te planter les mains dans les yeux et de le les arracher. Tu as cru faire cette trahison très secrètement ; par Dieu ! les uns en savent autant que les autres ; j’ai mis à tes trousses de meilleurs chiens que tu ne croyais. — »

« Ricciardo se réjouissait à part lui de ces paroles, et, sans rien répondre, l’accolait et la baisait et lui faisait de plus grandes caresses que jamais. Pour quoi, elle, poursuivant ses invectives, disait : « — Oui, tu crois maintenant me tromper avec tes caresses feintes, chien fastidieux que tu es, et m’apaiser et me consoler ; tu te trompes. Je ne serai jamais consolée de cela que je ne t’en aie vitupéré en présence d’autant de parents et d’amis que nous en avons. Or, ne suis-je pas, méchant homme, aussi belle que l’est la femme de Ricciardo Minutolo ? Ne suis-je pas aussi noble dame ? Que ne réponds-tu, maudit chien ? Qu’a-t-elle de plus que moi, elle ? Éloigne-toi, ne me touche pas, car tu as trop accompli de faits d’armes pour aujourd’hui. Je sais bien qu’à présent que tu connais qui je suis, tu ferais par force ce que tu viens de faire ; mais si Dieu m’accorde sa faveur, je t’en ferai encore endurer l’envie ; et je ne sais à quoi tient que j’envoie chercher Ricciardo qui m’a aimée plus que lui-même, et ne put jamais se vanter que je l’aie une seule fois regardé, et je ne sais pas quel mal il y aurait eu à le faire. Tu as cru avoir ici sa femme, et c’est comme si tu l’avais eue, en tant que ce n’est point par ta faute que cela n’est pas arrivé ; donc, si moi je l’avais eu, lui, tu ne pourrais avec raison m’en blâmer. — »

« Les paroles de la dame furent longues et longs aussi ses reproches ; à la fin pourtant, Ricciardo pensant que, s’il la laissait s’en aller sur cette croyance, il pourrait s’ensuivre beaucoup de mal, résolut de se faire connaître et de la tirer de l’erreur où elle était, et l’ayant reprise dans ses bras et si bien enlacée qu’elle ne pouvait partir, il dit : « — Ma douce âme, ne vous courroucez point ; ce que je n’ai pu avoir simplement en vous aimant, Amour m’a appris à l’obtenir en vous trompant, et je suis votre Ricciardo. — » Ce qu’entendant Catella, et reconnaissant la voix, elle voulut soudain se jeter hors du lit, mais elle ne put ; sur quoi, elle voulut crier ; mais Ricciardo lui ferma la bouche des deux mains, et dit : « — Madame, il ne peut se faire désormais que ce qui a été n’ait pas été, dussiez-vous crier tout le temps de votre vie ; et si vous criez, ou si vous faites d’une façon quelconque savoir jamais cela à quelqu’un, deux choses en adviendront. L’une sera — dont vous ne devez pas vous soucier peu — que votre honneur et votre bonne réputation seront compromis, pour ce que, quand vous diriez que je vous ai fait venir ici par ruse, je dirai que ce n’est pas vrai, et qu’au contraire je vous y ai fait venir en vous promettant de l’argent et des cadeaux, et que ne vous les ayant pas donnés aussi largement que vous l’espériez, vous vous êtes fâchée et que c’est pour cela que vous faites cette rumeur et ces reproches. Et vous savez que le monde est plus disposé à croire le mal que le bien ; pour ce, on me croira plutôt que vous. Après cela, il s’ensuivra entre votre mari et moi une inimitié mortelle, et les choses pourront aller de façon que je le tuerai ou qu’il me tuera, de quoi vous ne sauriez plus être jamais joyeuse ni contente. Et pour ce, cœur de mon corps, renoncez à vous déshonorer vous-même, en même temps qu’à mettre en danger et en lutte votre mari et moi. Vous n’êtes pas la première qui a été trompée et vous ne serez pas la dernière, et moi je ne vous ai pas trompée pour vous enlever ce qui est à vous, mais à cause de la surabondance d’amour que je vous porte et que je suis disposé à vous porter toujours, comme je le suis à rester votre très humble serviteur. Et comme il y a grand temps que moi et tout ce que j’ai, et ce que je puis ou je vaux, sommes à votre service, j’entends qu’à partir de ce moment tout cela vous appartienne plus que jamais. Maintenant, vous êtes avisée pour toutes les autres choses, et ainsi je suis certain que vous le serez en celle-ci. — »

« Catella, pendant que Ricciardo parlait ainsi, pleurait fortement, et bien qu’elle fût grandement courroucée et qu’elle se répandît en reproches, néanmoins la raison lui montrait que ce que disait Ricciardo était vrai, car elle reconnut que ce qu’il lui avait fait voir comme devant arriver était possible, et pour ce, elle dit : « — Ricciardo, je ne sais comment Dieu me donnera la force de supporter l’injure et la tromperie que tu m’as faites. Je ne veux pas crier ici où ma simplicité et ma jalousie excessive m’ont conduite ; mais sois certain que jamais je ne serai contente, si, d’une façon ou d’une autre, je ne me vois vengée de ce que tu m’as fait ; et pour ce, laisse-moi aller, ne me retiens plus ; tu as eu ce que tu désirais, et tu m’as jouée tant qu’il t’a plu ; il est temps de me laisser ; laisse-moi, je t’en prie. — » Ricciardo, qui voyait que son esprit était encore trop courroucé, avait résolu de ne pas la laisser aller à moins d’obtenir la paix d’elle ; pour quoi, se mettant à l’adoucir avec de bonnes paroles, il dit tant, il pria tant, il conjura tant, qu’il fit la paix avec elle, et, du consentement de tous les deux, ils restèrent ensemble un assez longtemps, à leur grandissime satisfaction. Et la dame, reconnaissant alors combien plus savoureux étaient les baisers de l’amant que ceux du mari, ayant changé sa dureté en doux amour pour Ricciardo, l’aima à partir de ce jour très tendrement ; et agissant avec beaucoup de prudence, ils jouirent nombre de fois de leur amour. Dieu nous fasse jouir du nôtre. — »



NOUVELLE VII.


Tedaldo, irrité contre une sienne maîtresse, part de Florence. Il y revient quelque temps après sous un déguisement de pèlerin ; il parle à sa maîtresse, lui fait reconnaître son erreur, sauve la vie de son mari qui était accusé de l’avoir tué, le réconcilie avec ses frères, et jouit en paix des faveurs de la dame.


Philomène, louée de tous, venait de se taire, quand la reine pour ne point perdre de temps commit promptement le soin de raconter à Emilia, laquelle commença : « — Il me plaît de revenir à notre cité dont il a plu aux deux précédents de sortir, et de vous montrer comment un de nos citadins reconquit sa dame après l’avoir perdue.

« Il y eut donc à Florence, un noble jeune homme dont le nom fut Tedaldo degli Elisei, lequel, amoureux outre mesure d’une dame appelée Monna Ermelina et femme d’un Aldobrandino Palermini, méritait par ses mœurs louables de jouir de son désir. À ce plaisir pourtant la fortune, ennemie des gens heureux, s’opposa, pour ce que, qu’elle qu’en fût la raison, la dame, après avoir été quelque temps complaisante à Tedaldo, se mit à ne plus vouloir lui complaire du tout, et non seulement à refuser de recevoir ses messages, mais de le voir en aucune manière, de quoi il entra en une sombre et déplaisante mélancolie ; mais son amour était tellement caché, que nul ne s’imaginait que c’était là la cause de sa mélancolie. Après qu’il se fut ingénié en diverses manières à reconquérir l’amour qu’il lui semblait avoir perdu sans aucune faute de sa part, et voyant que toute sa peine était vaine, il résolut de se retirer du monde, afin de ne pas rendre joyeuse, par la vue de sa mort, celle qui était cause de son mal. Et ayant pris l’argent qu’il put réunir secrètement, sans en rien dire à aucun ami ou parent, hormis à un sien compagnon qui savait toute la chose, il partit et se rendit à Ancône, se faisant appeler Filippo di Sanlodeccio ; et là, s’étant abouché avec un riche marchand, il se mit avec lui comme serviteur, et le suivit sur son navire en Chypre. Ses manières et sa conduite plurent tellement au marchand, que non seulement il lui assigna un bon salaire, mais qu’il le fit en partie son compagnon, lui mettant en outre entre les mains une grande partie de ses affaires, lesquelles il géra si bien et avec tant de soin, qu’il devint lui aussi en peu d’années un bon et riche marchand fort renommé.

« Au milieu de ces occupations, encore qu’il se souvînt souvent de sa cruelle dame et fût grandement blessé d’amour, et désirât beaucoup la revoir, il montra une telle persévérance que pendant sept années, il vainquit cette bataille. Mais il advint qu’entendant un jour, à Chypre, chanter une chanson faite autrefois par lui, dans laquelle était racontée l’amour qu’il portait à sa dame, celui que sa dame lui portait, et le plaisir qu’il avait d’elle, pensant qu’il ne pouvait pas se faire qu’elle l’eût oublié, il brûla d’un tel désir de la revoir, que, ne pouvant y tenir plus longtemps, il se disposa à retourner à Florence. Ayant mis toutes ses affaires en ordre, il s’en vint à Ancône, accompagné seulement d’un sien domestique, et là tout ce qu’il possédait étant arrivé, il l’envoya à Florence à un ami de son compagnon d’Ancône ; quant à lui, il s’en vint ensuite avec son serviteur, secrètement, et sous l’apparence d’un pèlerin revenant du Saint-Sépulcre. Arrivés à Florence, il descendit à une petite auberge tenue par deux frères, et qui était voisine de la maison de sa dame. Il n’alla tout d’abord nulle part ailleurs que devant la maison de celle-ci, pour la voir, s’il pouvait ; mais il vit les fenêtres, les portes et tout le reste fermés ; d’où il craignit fort qu’elle ne fût morte, ou qu’elle eût changé de demeure. Pourquoi, très soucieux, il s’en alla à la maison de ses frères devant laquelle il vit quatre d’entre eux entièrement vêtus de noir, ce dont il s’étonna beaucoup, et se voyant tellement changé et d’habits et de personne de ce qu’il était quand il partit qu’il ne pourrait être facilement reconnu, il accosta résolûment un cordonnier et lui demanda pourquoi ces gens étaient vêtus de noir. À quoi le cordonnier répondit : « — Ceux-ci sont vêtus de noir parce qu’il n’y a pas encore quinze jours qu’un de leurs frères, qui avait été pendant longtemps absent, et qui avait nom Tedaldo, a été tué ; et il me semble comprendre qu’ils ont prouvé à la cour que c’est un nommé Aldobrandino Palermini, lequel est pris, qui l’a tué parce que Tedaldo voulait du bien à sa femme et qu’il était revenu incognito pour la rejoindre. — »

« Tedaldo s’émerveilla fort que quelqu’un lui ressemblât tellement qu’il eût été pris pour lui, et il fut peiné de la mésaventure d’Aldobrandino. Et ayant appris que la dame était vivante et en santé, comme il était déjà nuit, il s’en retourna à l’auberge plein de pensées diverses. Puis quand il eût soupe avec son serviteur, on le mit coucher au plus haut étage de la maison, et là, autant par les nombreuses pensées qui le stimulaient, que par la dureté du lit, et peut-être aussi à cause du souper qui avait été maigre, la moitié de la nuit était déjà passée, qu’il n’avait pas encore pu s’endormir ; pourquoi, étant éveillé, il lui sembla, vers minuit, entendre quelqu’un descendre du toit dans la maison, et peu après, par les fentes de la porte de sa chambre, il vit venir une lumière. Alors s’étant accoté sans bruit à la fente, il se mit à regarder ce que cela voulait dire, et il vit une jeune fille très belle qui tenait cette lumière, et venir à elle trois hommes qui étaient descendus par le toit. Après que ces gens se furent fait mutuellement bon accueil, l’un d’eux dit à la jeune fille : « — Nous pouvons désormais, grâce à Dieu, être tranquilles, pour ce que nous savons pertinemment que la mort de Tedaldo Elisei a été prouvée par ses frères comme venant d’Aldobrandino Palermini, que celui-ci l’a avoué, et que déjà la condamnation est écrite ; mais néanmoins, il faut se taire, pour ce que si jamais on savait que c’est nous, nous serions en même danger qu’Aldobrandino. — » Et cela dit, ils descendirent avec la femme qui en parut fort joyeuse, et s’en allèrent dormir.

« Tedaldo, oyant cela, se mit à réfléchir combien grandes et qu’elles étaient les erreurs qui pouvaient tomber sur l’esprit des hommes, en pensant tout d’abord à ses frères qui avaient pris et avaient enseveli un étranger pour lui, puis à l’innocent faussement accusé et que de faux témoignages avaient fait condamner à mourir, et aussi à l’aveugle sévérité des lois et des rhéteurs, lesquels trop souvent, sous prétexte de chercher le vrai, font par leur cruauté prouver le faux, et se disent ministres de la justice et de Dieu, alors qu’ils sont les exécuteurs de l’iniquité et du diable. Ensuite, il songea à sauver Aldobrandino et combina en lui-même ce qu’il avait à faire. Et dès qu’il fut levé, le matin, laissant son serviteur, il s’en alla tout seul, quand le moment lui parut venu, vers la maison de sa dame ; et ayant d’aventure trouvé la porte ouverte, il entra et vit sa dame qui était assise par terre, dans une petite salle qui se trouvait au rez-de-chaussée, toute remplie de larmes et de chagrin, dont, par compassion, il pleura ; et s’étant approché d’elle, il dit : « — Madame, ne vous tourmentez pas, votre paix est proche. — » La dame, entendant cet homme, releva les yeux et dit en pleurant : « — Bon homme, tu me sembles un pèlerin étranger, que sais-tu de ma paix ou de mon affliction ? — « Le pèlerin répondit alors : « — Madame, je suis de Constantinople, et je suis arrivé ici il y a peu de temps envoyé par Dieu pour convertir vos larmes en rire et pour sauver votre mari de la mort. — » « — Comment — dit la dame — si tu es de Constantinople, et si tu es venu ici depuis peu, sais-tu qui nous sommes, mon mari et moi ? — Le pèlerin, commençant par le bout, raconta toute l’histoire de la mésaventure d’Aldobrandino, et lui dit qui elle était, depuis combien de temps elle était mariée, et bon nombre d’autres choses de ses affaires qu’il savait bien ; de quoi la dame s’étonna fort, et le tenant pour un prophète, s’agenouilla à ses pieds, le priant de par Dieu, s’il était venu pour sauver Aldobrandino, qu’il fît promptement, pour ce que le temps était court.

« Le pèlerin, feignant d’être un très saint homme, dit : « — Madame, relevez-vous et ne pleurez pas, et écoutez bien ce que je vous dirai, et gardez-vous de le dire jamais à personne. Par ce que Dieu me révèle, la tribulation que vous avez vous est envoyée pour un péché que vous commîtes jadis et que Dieu a voulu en partie purger par cet ennui ; et il veut que vous le rachetiez tout entier, sinon vous retomberiez dans un plus grand souci. — » La dame dit alors : « — Messire, j’ai commis beaucoup de péchés et je ne sais celui que Dieu veut que je rachète plus qu’un autre ; et pour ce, si vous le savez, dites-le moi, et je ferai ce que je pourrai pour le racheter. — » « — Madame — dit alors le pèlerin — je sais bien quel est ce péché, et je ne vous interrogerai pas là-dessus pour mieux le savoir, mais pour que, en le disant vous-même, vous en ayiez plus de remords. Mais venons au fait ; dites-moi : Vous souvient-il que vous ayez jamais eu quelque amant ? — « La dame, oyant cela, jeta un grand soupir et s’étonna fort, ne croyant pas que personne l’eût jamais su, si ce n’est celui qui avait été tué, et qui avait été enseveli comme s’il était Tedaldo, à moins qu’on en eût entendu quelque chose par certaines paroles imprudentes du compagnon de Tedaldo qui le savait ; et elle répondit : « — Je vois que Dieu vous montre tous les secrets des hommes, et pour ce je suis disposée à ne pas vous céler les miens. Il est vrai que dans ma jeunesse j’aimai extrêmement le malheureux jeune homme dont la mort est attribuée à mon mari, laquelle mort j’ai pleuré autant qu’elle m’a causé de chagrin, pour ce que, bien que je me sois montrée dure et sauvage envers lui avant son départ, ni son départ, ni sa longue absence, ni sa mort malheureuse ne me l’ont pu arracher du cœur. — » À quoi le pèlerin dit : « — Ce n’est pas le malheureux jeune homme qui est mort que vous avez aimé autrefois, mais bien Tedaldo Elisei. Mais dites-moi, qu’elle fut la raison pour laquelle vous vous êtes fâchée contre lui ? Vous offensa-t-il jamais ? — » À quoi la dame répondit : « — Certes, il ne m’offensa jamais, mais la cause de mon courroux, ce fut les paroles d’un maudit moine auquel je me confessai une fois ; pour ce que, quand je lui dis l’amour que je portais à Tedaldo et les relations que j’avais avec lui, il me fit une telle sortie au nez que j’en suis encore épouvantée, me disant que, si je ne cessais, j’irais dans la bouche du diable au plus profond de l’enfer, et que je serais jetée dans le feu pour subir ma peine. De quoi il me vint une telle peur, que je résolus de ne plus vouloir de relations avec lui ; et pour n’en plus avoir l’occasion, je ne voulus plus recevoir ses lettres ni ses messages. Comme je crois, s’il avait persévéré davantage, — mais, à ce que je présume, il partit désespéré — en le voyant se consumer comme fait la neige au soleil, ma dure résolution se serait ployée, pour ce que je n’avais pas de plus grand désir au monde. »

« Le pèlerin dit alors : « — Madame, c’est ce péché-là qui seul vous tourmente aujourd’hui. Je sais pertinemment que Tedaldo ne vous contraignit aucunement ; quand vous vous énamourâtes de lui, vous le fîtes de votre propre volonté, car il vous plaisait ; et, comme vous le voulûtes vous-mêmes, il vint à vous, et usa de votre amitié dans laquelle, et par paroles et par des faits, vous montrâtes éprouver tant de plaisir que, s’il vous avait aimé tout d’abord, vous fîtes bien redoubler mille fois son amour. S’il en fut ainsi — et je sais que cela fut — quel motif vous pouvait pousser à vous montrer si sévère ? Il fallait penser à cela tout d’abord, et si vous pensiez devoir vous en repentir, comme ayant mal fait, ne pas le faire. De même qu’il était devenu vôtre, ainsi vous étiez devenue sienne. Vous pouviez faire, selon votre bon plaisir, qu’il ne fût pas vôtre, comme étant à vous ; mais vouloir vous ôter à lui, vous qui étiez sienne, cela était un vol et une chose inconvenante, alors que sa volonté n’y était pas. Or, vous devez savoir que je suis moine, et pour ce que je connais toutes les habitudes des moines ; et si j’en parle quelque peu librement pour votre utilité, cela ne m’est pas défendu, comme cela le serait à un autre ; et il me plaît de vous en parler, afin que dorénavant vous les connaissiez mieux, ce que vous ne semblez pas jusqu’ici avoir fait. Il y eut autrefois de très dignes moines qui furent des hommes de valeur, mais ceux qui aujourd’hui s’appellent moines et veulent être tenus tels, n’ont pas autre chose des moines que la chape, laquelle n’est même pas d’un moine, pour ce que, tandis que les fondateurs des moines ordonnèrent de les faire étroites, misérables et de grosse bure, afin de témoigner que leur esprit tenait les choses temporelles en un tel mépris qu’ils enveloppaient le corps d’un habit vil, ceux d’aujourd’hui les font larges, et doubles, et brillantes et de drap très fin, et en ont changé la forme sur un modèle gracieux et pontifical ; afin qu’en se prélassant avec elles dans les églises et sur les places publiques, ainsi que les séculiers font avec leurs habits, ils ne puissent en avoir honte ; et de même que le pécheur avec son filet attrape dans les rivières beaucoup de poisson d’un coup, ainsi ceux-ci s’entourant dans les plis très amples de leur chape, s’efforcent d’attraper dessous nombre de dévots, de veuves, et d’autres sots, hommes et femmes, et ils ont plus de souci de cela que de tout autre exercice. Et pour vous parler plus vrai, ceux-ci n’ont pas les chapes des moines, mais seulement les couleurs des chapes. Et là où les anciens désiraient le salut des hommes, ceux d’aujourd’hui désirent les femmes et les richesses ; et ils ont placé tout leur désir, et ils le placent à épouvanter par leurs rumeurs et leurs images les esprits des sots, et à leur persuader que les péchés se rachètent par les aumônes et par les messes, afin qu’on leur apporte — à eux qui, par fainéantise, et non par dévotion, se sont faits moines — sans qu’ils se donnent de peine, qui le pain, qui le vin, qui la pitance, pour l’âme de leurs trépassés. Et certes, il est vrai que les aumônes et les prières rachètent les péchés ; mais si ceux qui font les aumônes voyaient à qui ils les font, ou s’ils les connaissaient, ils les garderaient bien plutôt ou ils les jetteraient devant autant de pourceaux. Et pour ce qu’ils savent que moins les autres sont possesseurs de grandes richesses, plus ils sont, eux, à leur aise, ils s’ingénient par leurs clameurs et leurs épouvantails à détacher les autres de ces richesses auxquelles seules leurs désirs restent attachés. Ils crient contre la luxure des hommes, afin que ceux qui sont ainsi décriés renonçant aux femmes, les femmes restent à ceux qui décrient ; ils condamnent l’usure et les mauvais gains, afin que, choisis pour restituteurs, ils puissent faire leurs chapes plus larges pour chasser les évêchés et les autres prélatures avec ces mêmes gains qu’ils ont déclaré mener à perdition ceux qui les possédaient. Et quand ils sont repris de ces choses et de beaucoup d’autres blâmables qu’ils font, ils estiment qu’avoir répondu : faites ce que nous disons et non ce que nous faisons, est une excuse suffisante pour les plus gros péchés, comme s’il était plus possible aux brebis d’être résistantes et de fer, qu’aux pasteurs. Et combien il y en a de ceux à qui ils font une telle réponse qui ne l’entendent pas de la façon qu’ils la disent, une grande partie d’entre eux le savent. Les moines d’aujourd’hui veulent que vous fassiez ce qu’ils disent, c’est-à-dire que vous emplissiez leurs bourses de deniers, que vous leurs confiiez vos secrets, que vous observiez la chasteté ; que vous soyiez patient, que vous pardonniez les injures, que vous vous gardiez de médire, choses toutes très bonnes, toutes très honnêtes, toutes très saintes ; mais pourquoi vous disent-ils cela ? Pour que, eux, ils puissent faire ce qu’ils ne pourraient pas faire si les séculiers le faisaient. Qui ne sait que sans argent leur fainéantise ne pourrait durer ? Si tu dépenses ton argent pour tes plaisirs, le moine ne pourra fainéantiser dans l’ordre. Si tu vas avec les femmes d’alentour, les moines n’y pourront aller ; si tu n’es point patient ou si tu ne pardonnes pas les injures, le moine n’osera pas venir dans ta maison pour contaminer ta famille. Mais pourquoi vais-je m’arrêter sur chaque chose ? Ils s’accusent toutes les fois qu’ils font cette excuse à ceux qui les entendent. Pourquoi ne restent-ils pas chez eux, s’ils ne croient pas pouvoir être saints et sobres ? Ou si pourtant ils veulent pratiquer ces vertus, pourquoi ne suivent-ils pas cette autre sainte parole de l’Évangile : Le Christ commença par faire, puis il enseigna ? Qu’ils fassent d’abord, eux aussi, puis qu’ils enseignent les autres. J’en ai vu des miens, des milliers, désireux, amateurs, visiteurs, non seulement des femmes séculières, mais des religieuses ; et précisément de ceux qui jettent les plus hauts cris du haut de leurs chaires. Ceux donc qui sont ainsi faits, courrons-nous après ? Qui le fait, fait ce qu’il veut, mais Dieu sait s’il le fait sagement. Mais étant admis qu’il faille en cela concéder ce que vous dit le moine qui vous blâma, à savoir que c’est une faute très grave que de rompre la foi matrimoniale, n’est-ce pas une faute plus grande que de voler un homme ? n’est-ce pas une faute plus grande de le tuer ou de l’envoyer en exil traîner par le monde une vie misérable ? Cela, chacun l’accordera. Les relations d’un homme avec une femme sont péché naturel ; le voler ou le tuer, ou le chasser, provient d’une méchanceté d’âme. Que vous ayez volé Tedaldo en vous enlevant à lui vous qui étiez devenue sienne de votre volonté spontanée, je vous l’ai démontre plus haut. Je dis aussi qu’en tant qu’il a été de vous, vous l’avez tué, parce que il ne tint pas, à cause de vous qui vous montrâtes toujours plus cruelle, qu’il ne se tuât de ses propres mains ; et la loi veut que celui qui est cause du mal qui se fait, soit aussi coupable que celui qui fait le mal. Et que vous ne soyiez aussi cause de son exil et de sa vie misérable par le monde pendant sept ans, cela ne se peut nier. De sorte que vous avez commis un plus grand péché par l’une des trois choses susdites, que vous n’en commîtes dans vos relations avec lui. Mais voyons : Tedaldo a-t-il peut-être mérité ces choses ? Certes non ; vous l’avez déjà vous-même confessé ; sans compter que je sais qu’il vous aime plus que lui-même. Nulle chose ne fut autant honorée, autant exaltée, autant applaudie que vous l’étiez par lui au-dessus de toutes les autres femmes, s’il se trouvait dans un endroit où il pût honnêtement et sans exciter le soupçon parler de vous. Tout son bien, tout son honneur, toute sa liberté, tout avait été remis par lui en vos mains, N’était-il pas noble et jeune ? N’était-il pas beau parmi tous ses autres concitoyens ? N’était-il point vaillant en toutes ces choses qui regardent les jeunes gens ? N’était-il pas aimé, tenu pour cher, volontiers vu par tous ? À cela vous ne direz pas non plus que non. Donc, comment, sur un mot d’un moine bête et envieux, avez-vous pu prendre contre lui une décision cruelle quelconque ? Je ne sais quelle erreur est celle des femmes qui fuient les hommes et les prisent peu, alors que voyant ce qu’elles sont elles-mêmes, et combien la noblesse que Dieu a donnée à l’homme est au-dessus de tout autre animal, elles devraient être glorieuses quand elles sont aimées de l’un d’eux, et devraient l’avoir pour souverainement cher, et s’ingénier avec toute sorte de soins à lui complaire, afin qu’il ne cessât jamais de les aimer ! Ce que vous avez fait mue par la parole d’un moine, lequel pour certain devait être quelque goulu, mangeur de tourtes, vous le savez. Et peut-être désirait-il se mettre lui-même à la place d’où il s’efforçait de chasser un autre. C’est donc là le péché que la divine justice, qui conduit à effet toutes ses opérations avec une juste balance, n’a pas voulu laisser impuni ; et comme vous vous êtes efforcée sans motif de vous ravir à Tedaldo, ainsi votre mari, sans juste motif, a été et est encore en péril à cause de Tedaldo, et vous en tribulation. Si vous voulez en être délivrée, voici ce qu’il vous faut promettre et surtout ce qu’il vous faut faire. S’il advient jamais que Tedaldo revienne ici de son long exil, vous lui rendrez votre faveur, votre amour, votre bienveillante familiarité, et vous le remettrez dans la même situation où il était avant que vous ayez cru sottement au moine extravagant. — »

« Le pèlerin avait achevé de parler, quand la dame qui recueillait attentivement ses paroles, pour ce que ses raisons lui paraissaient très vraies et qui, en l’écoutant, s’estimait en effet molestée pour ce péché, dit : « — Ami de Dieu, je reconnais bien vraies les choses dont vous parlez, et par vos démonstrations je vois en grande partie ce que sont les moines, tenus par moi jusqu’à présent pour des saints ; et sans aucun doute je reconnais que ma faute a été grande en agissant ainsi envers Tedaldo, et si cela se pouvait par moi, volontiers, je le rachèterais de la façon que vous avez dite ; mais comment cela se pourrait-il faire ? Tedaldo ne pourra jamais revenir ici : il est mort ; donc, ce qui ne se peut faire, je ne sais pourquoi il est besoin que je vous le promette. — » À quoi le pèlerin dit : « — Madame, Tedaldo n’est pas mort le moins du monde, à ce que Dieu me montre, mais il est vivant et sain, et en bon état pourvu qu’il ait votre faveur. — » La dame dit alors : « — Prenez garde à ce que vous dites ; je l’ai vu mort devant ma porte, frappé de plusieurs coups de couteau, et je l’ai tenu dans mes bras, et j’ai arrosé son visage mort de mes nombreuses larmes lesquelles furent cause qu’on en parla autant qu’on en avait parlé malhonnêtement jadis. — » Le pèlerin dit alors : « — Madame, quoi que vous disiez, je vous assure que Tedaldo est vivant, et si vous voulez promettre que vous l’accueillerez selon que je vous ai dit, j’espère que vous le verrez bientôt. — » La dame dit alors : « — Je le fais et je le ferai volontiers, et rien ne saurait advenir qui me fût joie pareille à celle que j’éprouverais à voir mon mari libre et hors de danger, et Tedaldo vivant. — »

« Il parut alors à Tedaldo qu’il était temps de se faire connaître et de réconforter la dame par une plus certaine espérance au sujet de son mari, et il dit : « — Madame, afin que je vous rassure sur votre mari, il me faut vous découvrir un secret que vous garderez sans que, de votre vie, vous en manifestiez jamais rien. — » Ils étaient seuls en un endroit assez reculé, la dame ayant la plus grande confiance en la sainteté que le pèlerin paraissait avoir, pour quoi Tedaldo, ayant tiré un anneau qu’il avait soigneusement conservé et que la dame lui avait donné la dernière nuit qu’il avait passée avec elle, le lui montra et dit : « — Madame, connaissez-vous ceci ? — » Comme la dame le vit, elle le reconnut, et dit : « — Oui messire, je le donnai autrefois à Tedaldo. — » Alors le pèlerin se levant, rejetant rapidement la robe qu’il avait sur le dos, et le chapeau qui lui recouvrait la tête, et parlant florentin dit : « — Et moi, me connaissez-vous ? — »

« Quand la dame le vit, reconnaissant que c’était Tedaldo, toute abasourdie et ayant peur de lui comme on a peur des morts qu’on voit marcher comme s’ils étaient vivants, elle fut saisie de frayeur ; aussi ne lui fit-elle pas accueil comme à Tedaldo qui serait revenu de Chypre, mais comme à Tedaldo revenant du sépulcre, et elle voulut le fuir toute tremblante. Sur quoi Tedaldo dit : « — Madame, ne craignez rien, je suis votre Tedaldo vivant et bien portant, et je n’ai jamais été mort, quoique vous et mes frères puissiez croire. — » La dame un peu rassurée et reconnaissant sa voix, le regarda un peu plus attentivement, et s’assurant elle-même que pour sûr c’était Tedaldo, se jeta à son cou en pleurant, le baisa et dit : « — Mon doux Tedaldo, sois le bien revenu. — » Tedaldo, l’ayant accolée et baisée, dit : « — Or, madame, il n’est pas temps de se faire plus chaleureux accueil ; je veux aller faire en sorte qu’Aldobrandino vous soit rendu sain et sauf, de quoi j’espère qu’avant demain soir vous entendrez des nouvelles qui vous plairont ; si véritablement j’ai, comme je le crois, de bonnes nouvelles pour sa délivrance, je veux pouvoir cette nuit venir jusqu’à vous et vous les conter plus à l’aise que je le puis présentement. — » Et ayant remis sa robe et son chapeau, il embrassa une autre fois la dame, et l’ayant réconfortée d’un bon espoir, il se sépara d’elle, et s’en alla à l’endroit où Aldobrandino était prisonnier, plus préoccupé de la peur de la mort qui l’attendait, que d’une espérance quelconque de salut. Comme s’il fût venu pour le réconforter, il entra dans sa prison avec le consentement des geôliers, et s’étant assis près de lui, il lui dit : « — Adolbrandino, je suis un de tes amis envoyé à toi par Dieu pour te sauver, car à cause de ton innocence il lui est venu pitié de toi. Et pour ce, si par déférence pour lui, tu veux me concéder une petite faveur que je te demanderai, sans faute avant qu’il soit demain soir, au lieu de la sentence de mort que tu attends, tu entendras ton acquittement. — » À quoi Aldobrandino répondit : « — Brave homme, puisque tu t’es occupé de mon salut, bien que je ne te connaisse pas et que je ne me souvienne pas de t’avoir jamais vu, tu dois être ami, comme tu le dis. Et, de vrai, le crime pour lequel on dit que je dois être condamné à mort, je ne l’ai pas commis ; j’ai fait autrefois beaucoup d’autres péchés, lesquels peut-être m’ont amené à cette fin. Mais je te dis ceci par révérence pour Dieu, s’il a présentement miséricorde de moi, je ferai volontiers une grande chose plutôt qu’une petite, bien plus que de la promettre ; et pour ce, demande ce qu’il te plaît, car sans faute, s’il arrive que j’en réchappe, je l’observerai fidèlement. — »

Le pèlerin dit alors : « — Je ne veux pas autre chose sinon que tu pardonnes aux quatre frères de Tedaldo de t’avoir conduit à ce point, te croyant coupable de la mort de leur frère, et que tu les aies pour frères et amis s’ils te demandent de cela pardon. — » À quoi Aldobrandino répondit : « — Nul ne sait combien c’est douce chose que la vengeance, ni avec quelle ardeur on la désire, sinon celui qui a reçu l’offense, mais toutefois afin que Dieu pourvoie à mon salut, je leur pardonnerai volontiers et je leur pardonne dores et déjà ; et si j’échappe vivant d’ici, je m’efforcerai de faire en cela comme il te sera agréable. — » Cela plut au pèlerin, et sans en vouloir dire plus, il le pria d’avoir bon courage, car pour sûr avant que le jour suivant s’achevât, il apprendrait des nouvelles très certaines de son salut. Et l’ayant quitté, il s’en alla à la Seigneurie et parla ainsi secrètement à un chevalier qui l’occupait : « — Mon Seigneur, chacun doit volontiers s’efforcer de faire que la vérité soit reconnue, et surtout ceux qui tiennent la place que vous occupez, pour que ceux-là qui n’ont point commis la faute ne portent pas les peines, et que les coupables soient punis. Afin qu’il en arrive ainsi, pour votre honneur et pour le châtiment de qui l’a mérité, je suis venu ici vers vous. Comme vous savez, vous avez procédé avec rigueur contre Aldobrandino Palermini, et il vous semble avoir découvert que c’est lui qui a tué Tedaldo Elisei, et vous êtes sur le point de le condamner ; ce qui est très certainement faux, si comme je crois, je réussis à vous le montrer avant qu’il soit minuit, en vous mettant entre les mains les meurtriers de ce jeune homme. — »

« Le brave homme, que le sort d’Aldobrandino fâchait, prêta volontiers l’oreille aux paroles du pèlerin ; et après avoir causé de plusieurs autres choses avec lui, il fit, sur ses indications, prendre sur leur premier sommeil les deux frères aubergistes et leur servante, sans que ceux-ci fissent la moindre résistance ; et comme il s’apprêtait, pour savoir comment la chose s’était passée, à les faire mettre à la torture, ils ne le voulurent attendre, mais chacun de son côté d’abord, puis tous ensemble, ils avouèrent complètement que c’était par eux que Tedaldo, qu’ils ne connaissaient pas, avait été tué. Comme on leur en demanda le motif, ils dirent que c’était parce qu’il avait tourmenté la femme de l’un d’eux et voulu la forcer à satisfaire ses désirs pendant qu’ils n’étaient pas dans l’auberge. Le pèlerin, ayant su cela, prit congé du gentilhomme avec sa permission et s’en alla en cachette à la maison de madame Ermellina ; il la trouva seule qui l’attendait, également désireuse d’ouïr de bonnes nouvelles au sujet de son mari, et de se réconcilier pleinement avec son Tedaldo. Étant arrivé près d’elle, Tedaldo dit, d’un air joyeux : « — Ma très chère dame, réjouis-toi, car pour sûr tu auras ici demain ton Aldobrandino sain et sauf — » et pour lui donner de cela une plus entière croyance, il lui raconta tout ce qu’il avait fait. La dame, que ces deux événements si subit, c’est-à-dire revoir vivant Tedaldo qu’elle croyait vraiment avoir pleuré mort, et voir Aldobrandino délivré de tout péril, avaient rendue plus joyeuse qu’une autre le fut jamais, accola affectueusement et baisa son Tedaldo ; s’en étant allés ensemble au lit, ils firent d’un commun bon vouloir une gracieuse et joyeuse paix, prenant l’un de l’autre une délicieuse joie. Et comme le jour devint proche, Tedaldo se leva après avoir expliqué à la dame ce qu’il entendait faire, et l’avoir priée de nouveau de tenir cela très secret, et sortit de chez elle sous son habit de pèlerin, pour s’occuper, quand l’heure serait venue, des affaires d’Aldobrandino. Le jour venu, la Seigneurie estimant avoir pleine information de l’affaire, délivra promptement Aldobrandino, et quelques jours après, fit trancher la tête aux malfaiteurs à l’endroit même où le meurtre avait été commis.

« Aldobrandino étant donc libre, à la grande joie de lui, de sa femme et de tous ses amis et parents, et reconnaissant manifestement que cela était arrivé par l’intervention du pèlerin qui était venu le trouver, il le mena chez, lui pour tout le temps qu’il lui plairait de rester en la cité ; et là, tous ne pouvaient se rassasier de lui faire honneur et fête, et en particulier la dame, qui savait bien à qui elle le faisait. Mais au bout de quelque temps, Tedaldo croyait devoir remettre Aldobrandino en paix avec ses frères qu’il savait non seulement avoir été blessés de son acquittement, mais s’être armés par crainte, réclama d’Aldobrandino l’exécution de sa promesse. Aldobrandino répondit généreusement qu’il était prêt. Sur quoi le pèlerin fit apprêter pour le jour suivant un beau festin, dans lequel il lui dit qu’il voulait qu’il reçût en même temps que ses parents et leurs femmes, les quatre frères et leurs dames, ajoutant qu’il irait lui-même incontinent les inviter de sa part au banquet donné en signe de paix. Aldobrandino ayant consenti à tout ce qui plaisait au pèlerin, celui-ci s’en alla sur-le-champ vers les quatre frères, et après avoir employé auprès d’eux les arguments requis en pareille matière, il les amena à la fin assez facilement, à force de raisons inexpugnables, à reconquérir l’amitié d’Aldobrandino en lui demandant pardon ; cela fait, il les invita eux et leurs femmes à dîner le lendemain matin avec Adolbrandino ; ceux-ci, s’étant assurés de sa bonne foi, acceptèrent franchement l’invitation. Le lendemain matin donc, à l’heure du repas, les quatre frères de Tedaldo d’abord, vêtus de noir comme ils étaient, et quelques-uns de leurs amis, vinrent à la maison d’Aldobrandino qui les attendait ; et là, devant tous ceux qui avaient été invités par Aldobrandino à leur faire compagnie, ayant jeté leurs armes à terre, ils se remirent aux mains d’Aldobrandino, demandant pardon de ce qu’ils avaient fait contre lui. Aldobrandino les reçut affectueusement et tout en larmes, et les baisant tous sur la bouche, il expédia l’affaire en peu de paroles et leur remit toute injure reçue. Après ceux-ci, vinrent leurs sœurs et leurs femmes, toutes de noir vêtues, et elles furent gracieusement accueillies par madame Ermellina et les autres dames. Puis les hommes et les dames furent magnifiquement servis au festin, où il n’y eut rien que de louable, si ce n’est une sorte de taciturnité occasionnée par les vêtements noirs que portaient les parents de Tedaldo à cause de leur récente douleur, ce qui avait fait blâmer par quelques-uns l’idée et le banquet du pèlerin, ce dont celui-ci s’était bien aperçu. Mais jugeant venu le moment qu’il avait marqué en lui-même pour chasser cette taciturnité, il se leva, les autres convives mangeant encore les fruits, et dit : « — Rien n’a manqué à ce festin pour le rendre joyeux, si ce n’est Tedaldo, lequel, puisque vous ne l’avez pas reconnu bien que vous l’ayiez eu continuellement avec vous, je veux vous montrer. — » Et ayant rejeté sa robe et tous ses habits de pèlerin, il resta avec une jupe de soie verte. Chacun l’ayant regardé, non sans grandissime étonnement, on mit longtemps à le reconnaître avant de se risquer à croire que ce fût lui. Ce que voyant Tedaldo, il se mit à raconter beaucoup de choses concernant leur parenté et qui étaient advenues entre eux, ainsi que sur ses propres aventures. Pour quoi ses frères et les autres hommes, remplis de larmes d’allégresse, coururent l’embrasser, et les dames en firent ensuite autant, de même que les parents et les non parents, excepté madame Ermellina. Ce que voyant Aldobrandino, il dit : « — Qu’est-ce que cela, Ermellina ? Pourquoi ne fais-tu pas fête à Tedaldo comme les autres dames ? — » À quoi, tous l’entendant, la dame répondit : « — Il n’y en a aucun ici qui lui aie fait et lui fasse plus volontiers fête, si je considère que c’est par lui que je t’ai retrouvé ; mais les paroles déshonnêtes qui ont été dites pendant les jours que nous pleurions celui que nous croyions être Tedaldo, m’en font abstenir. — » À quoi Aldobrandino dit : « — Va toujours, crois-tu que je croie aux mauvaises langues ? En poursuivant mon salut, il a trop bien montré que cela était faux, pour que je le croie jamais ; lève-toi vite, et va l’embrasser. — » La dame qui ne désirait rien autre, ne fut pas lente à obéir en cela à son mari ; pour quoi, s’étant levée, elle l’embrassa comme les autres avaient fait, et lui fit fête. Cette générosité d’Aldobrandino plut beaucoup aux frères de Tedaldo, ainsi qu’à tous les hommes et à toutes les femmes qui étaient là, et tout ressentiment, qui aurait pu naître dans les esprits de quelques-uns par les paroles qui avaient été précédemment dites, fut effacé. Chacun ayant donc fêté Tedaldo, il arracha lui-même les vêtements noirs que portaient ses frères, et les habits couleur sombre de ses sœurs et belles-sœurs, et ordonna qu’on leur apportât sur-le-champ d’autres vêtements. Quand ils en furent revêtus, on fit force ballets, chansons et autres amusements ; pour quoi le festin, qui avait eu un commencement silencieux, eut une fin bruyante. Et avec une très grande allégresse ils s’en allèrent tous tant qu’ils étaient à la maison de Tedaldo, où ils soupèrent le soir ; et ils continuèrent la fête de cette façon pendant plusieurs jours encore.

« Les Florentins regardèrent longtemps Tedaldo comme un homme ressuscité et comme une chose merveilleuse ; et à beaucoup de gens, même à ses frères, il était resté en l’esprit certain doute si c’était lui ou non ; ils ne le croyaient pas encore pleinement, et ils ne l’auraient peut-être jamais cru, si un cas ne fût advenu qui leur démontra clairement quel était celui qui avait été tué, et ce cas fut le suivant. Un jour que des fantassins de la Lunigiane passaient devant chez eux, ils aperçurent Tedaldo et se portèrent à sa rencontre en disant : « — Bonjour, Faziuolo ! — » À quoi Tedaldo, ses frères étant présents, répondit : « — Vous m’avez pris pour un autre. — » Ceux-ci, l’entendant parler, rougirent et lui demandèrent pardon en disant : « — En vérité, vous ressemblez plus qu’homme que nous vîmes jamais à un de nos compagnons appelé Faziuolo de Pontremoli, qui vint ici il y a quinze jours à peine et dont nous n’avons jamais pu savoir ce qu’il était devenu. Il est bien vrai que nous étions étonnés de l’habit que vous portez, pour ce qu’il était soldat comme nous. — » L’aîné des frères de Tedaldo, entendant cela, s’approcha et demanda comment était vêtu ce Faziuolo. Ceux-ci le dirent, et il se trouva justement avoir été comme ils le disaient. D’où il fut reconnu, tant par ces preuves que par d’autres, que celui qui avait été tué était Faziuolo et non Tedaldo ; sur quoi, le doute que ses frères et les autres avaient à son sujet fut dissipé. Tedaldo donc, devenu richissime, persévéra dans son amour, et la dame agissant discrètement et sans plus se fâcher, ils jouirent longuement de leur amour. Dieu nous fasse jouir du nôtre. »



NOUVELLE VIII


Ferondo avale une certaine poudre et est enterré comme mort. Tiré du sépulcre par l’abbé qui jouit de sa femme, il est tenu par celui-ci en prison, et on lui fait croire qu’il est dans le purgatoire. Une fois ressuscité, il élève comme sien un fils que l’abbé avait eu avec sa femme.


La fin de la longue nouvelle d’Émilia étant venue, et cette nouvelle n’ayant point pour cela déplu par sa longueur, mais tous ayant reconnu qu’elle avait été rapidement contée eu égard à la quantité et à la variété des aventures qu’elle contenait, la reine, ayant d’un signe montré son désir à la Lauretta, lui donna occasion de commencer ainsi : « — Très chères dames, je crois que j’ai à vous raconter une histoire qui a beaucoup plus l’air d’un mensonge que d’une vérité, et elle m’est revenue en l’esprit quand j’ai entendu parler de celui qui avait été enseveli et pleuré pour un autre. Je dirai donc comment un vivant fut enseveli pour mort, et comment ensuite, bon nombre de gens et lui-même crurent qu’il était sorti du tombeau, non en personne vivante, mais en ressuscité, celui qui était cause de l’aventure étant adoré comme saint, alors qu’il aurait plutôt dû être condamné comme coupable.

« Il y eut donc en Toscane, et il y a encore une abbaye comme nous en voyons beaucoup, et située dans un lieu peu fréquenté. De cette abbaye, fut fait abbé un moine qui en toute chose était très saint homme, hormis en ce qui concernait le commerce des femmes ; et il savait faire si prudemment, que quasi personne ne le soupçonnait, loin de le savoir, pour ce qu’il était tenu pour très saint et juste en toutes choses. Or, il advint que l’abbé étant lié avec un fort riche paysan du nom de Ferondo, homme matériel et grossier, sans éducation, et dont la fréquentation ne plaisait à l’abbé que parce qu’il prenait parfois amusement de sa simplicité, l’abbé s’aperçut que Ferondo avait pour épouse une très belle femme dont il s’amouracha si ardemment qu’il ne pensait jour et nuit à autre chose. Mais ayant entendu dire que Ferondo, bien qu’il fût en tout le reste simple et sot, était très avisé pour aimer sa femme et la surveiller, il s’en désespérait quasi. Cependant, comme il était très adroit, il fit si bien auprès de Ferondo, qu’il l’amena à venir parfois avec sa femme se promener dans le jardin de l’abbaye ; et là ils raisonnaient ensemble modestement de la béatitude de la vie éternelle, et des saintes œuvres d’un grand nombre d’hommes et de femmes des temps passés, tellement que le désir vint à la dame de se confesser à lui, et après en avoir demandé la permission à Ferondo, elle l’obtint.

« La dame étant donc venue se confesser à l’abbé, au grandissime plaisir de celui-ci, et s’étant mise à ses pieds, elle commença ainsi, avant de dire autre chose : « — Messire, si Dieu m’eût donné un vrai mari, ou s’il ne m’en eût pas donné, peut-être me serais-je rendue à vos exhortations d’entrer dans le chemin dont vous m’avez parlé et qui mène à la vie éternelle ; mais quand je considère ce qu’est Ferondo et sa sottise, je puis me dire veuve, et pourtant je suis mariée en cela que, lui vivant, je ne puis avoir un autre mari ; et lui, sot comme il est, sans que je lui en donne aucun motif, est tellement jaloux de moi, qu’à cause de cela je ne puis vivre avec lui, sinon dans les tribulations et les chagrins. Pour quoi, avant que j’en vienne à me confesser d’autre chose, je vous prie le plus humblement que je peux, qu’il vous plaise me donner à ce sujet quelque conseil, pour ce que, si de là ne surgit pas l’occasion pour moi de bien faire, il me servira peu de m’être confessée ou d’avoir accompli toute autre œuvre louable. — » Ce raisonnement toucha d’un grand plaisir l’esprit de l’abbé, car il lui parut que la fortune avait ouvert le chemin à son plus grand désir, et il dit : « — Ma fille, je crois que c’est un grand ennui pour une femme belle et délicate comme vous êtes, d’avoir pour mari un sot ; mais je crois que c’en est un bien plus grand encore d’en avoir un jaloux ; pour quoi, comme vous avez l’un et l’autre, je crois aisément à votre tribulation dont vous m’entretenez. Mais à cela, parlant brièvement, je ne vois ni conseil, ni remède, hors un, lequel est que Ferondo se guérisse de cette jalousie. Le remède pour le guérir, je le saurais trop bien faire, pourvu que vous ayiez la force de tenir secret ce que je vous dirai. — » La dame dit : « — Mon père, n’en doutez point, pour ce que je me laisserais plutôt mourir que de redire à autrui ce que vous m’aurez dit ; mais comment se pourra ce faire ? — » L’abbé répondit : « — Si nous voulons qu’il guérisse, il faut de toute nécessité qu’il aille en purgatoire. — » « — Et comment — dit la dame — pourra-t-il y aller vivant ? — » L’abbé dit : — « Il faut qu’il meure, et ainsi il ira ; et quand il aura souffert une assez grande peine pour qu’il soit guéri de sa jalousie, nous prierons Dieu avec certaines oraisons qu’il revienne en cette vie, ce qu’il fera. — » « — Donc — dit la dame — dois-je rester veuve ? — » « — Oui — répondit l’abbé — pour un certain temps, pendant lequel il faudra bien vous garder de vous laisser remarier à un autre, pour ce que Dieu l’aurait pour mauvais, et Ferondo étant revenu il vous faudrait retourner avec lui, et il serait plus jaloux que jamais. — « La dame dit : » — Pourvu qu’il guérisse de cette maladie, comme il ne me convient pas de rester toujours enfermée, je serai satisfaite ; faites comme il vous plaira. — » L’abbé dit alors : — « Et je le ferai ; mais quelle récompense devrai-je avoir, moi, pour vous avoir rendu un tel service ? — » « — Mon père — dit la dame — ce qu’il vous plaira, pourvu que je le puisse ; mais que peut une femme comme moi pour un homme comme vous ? — » À quoi l’abbé dit : « — Madame, vous pouvez faire non moins pour moi que je pourrai faire pour vous ; pour ce que, de même je suis disposé à faire tout ce qui pourra amener votre bien et votre consolation, ainsi vous pouvez faire ce qui sera mon salut et le bonheur de ma vie. — » La dame dit alors : « — S’il est ainsi, je suis prête. — » « — Donc — dit l’abbé — vous me donnerez votre amour et contentement de vous pour laquelle je brûle et me consume tout entier. — » La dame, entendant cela, répondit tout effrayée : « — Hé ! mon père, qu’est-ce que vous me demandez ! Je croyais que vous étiez un saint ; or, convient-il aux saints de requérir pour telles choses les femmes qui vont leur demander conseil ? — » À quoi l’abbé dit : « — Ma belle âme, ne vous étonnez pas, car pour cela la sainteté n’en diminue point, pour ce qu’elle réside dans l’âme, et que ce que je vous demande est péché du corps. Mais quoi qu’il en soit, votre beauté désirée a eu tant de force, que l’amour me contraint à faire ainsi. Et je vous dis que vous pouvez, vous, être plus glorieuse de votre beauté que beaucoup d’autres femmes, en songeant qu’elle a plu aux saints qui sont habitués à voir les beautés du ciel ; et puis, bien que je sois abbé, je suis homme comme les autres, et, comme vous voyez, je ne suis pas encore vieux. Et cela ne doit pas vous être pénible à faire, au contraire vous devez le désirer, pour ce que, pendant que Ferondo sera en purgatoire, je vous donnerai, vous faisant la nuit compagnie, cette consolation qu’il devrait, lui, vous donner ; et jamais de cela personne ne s’apercevra, chacun croyant, et plus peut-être, que je suis ce que vous croyiez vous-même que j’étais il y a un moment. Ne refusez pas la grâce que Dieu vous envoie, car elles sont nombreuses celles qui désiraient ce que vous pouvez avoir et ce que vous aurez, si vous croyez sagement mon conseil. En outre, j’ai de beaux joyaux et de belles pierreries, et je n’entends pas qu’ils soient à d’autres qu’à vous. Faites donc pour moi, ma douce espérance, ce que je fais pour vous volontiers. — »

« La dame tenait le visage baissé ; elle ne savait comment le refuser, et consentir ne lui paraissait pas bien ; pourquoi, l’abbé voyant qu’elle l’avait écouté et qu’elle retardait sa réponse, pensant l’avoir déjà à moitié convertie, ajouta beaucoup d’autres paroles semblables aux premières et ne s’arrêta pas qu’il ne lui eût mis en tête que ce serait bien agir ; pour quoi, toute honteuse, elle dit qu’elle était à ses ordres, mais qu’elle ne le pouvait faire avant que Ferondo fût en purgatoire. À quoi l’abbé, très content, dit : « — Et nous ferons qu’il y aille promptement ; vous ferez donc demain ou après-demain en sorte qu’il vienne ici me trouver. — » Et cela dit, il lui mit en cachette un bel anneau au doigt et la congédia. La dame, joyeuse du présent, et s’attendant à en avoir d’autres, rejoignit ses compagnes auxquelles elle se mit à raconter de merveilleuses choses sur la sainteté de l’abbé, et s’en revint avec elles à sa maison.

« Peu de jours après, Ferondo s’en alla à l’abbaye, où, dès que l’abbé le vit, il songea à l’envoyer en purgatoire. Et ayant retrouvé une poudre d’une vertu merveilleuse qu’il tenait d’un grand prince des pays du levant — lequel affirmait qu’elle était employée d’habitude par le Vieux de la montagne quand il voulait envoyer, en l’endormant, quelqu’un dans son paradis ou l’en retirer, et que donnée à plus forte ou plus petite dose, elle faisait, sans produire aucune lésion, plus ou moins dormir celui qui l’avait prise, de telle façon que pendant que son action durait, on n’aurait jamais dit que le dormeur était vivant, — il en prit autant qu’il en fallait pour faire dormir trois jours, et l’ayant versée dans un verre de vin un peu trouble, il le donna à boire dans sa cellule à Ferondo, sans que celui-ci s’en fût aperçu ; puis il le mena dans le cloître où il se mit avec plusieurs de ses moines à se divertir de ses sottises.

« Il ne se passa guère de temps sans que, la poudre agissant, Ferondo fût pris d’un tel sommeil dans la tête qu’il dormait tout debout et qu’il tomba tout endormi. L’abbé feignant de se troubler de cet accident, le fit déshabiller, envoya chercher de l’eau froide, la lui jeta au visage, et fit faire beaucoup d’autres tentatives, comme s’il voulait lui ramener la vie et le sentiment que quelques vapeurs de l’estomac ou d’ailleurs lui avaient enlevés. L’abbé et les moines voyant qu’il ne donnait, malgré tout cela, aucun signe de vie, lui tâtant le pouls et ne lui en trouvant pas, eurent tous pour certain qu’il était mort ; pour quoi, l’ayant envoyé dire à sa femme et à ses parents, ceux-ci accoururent tous sur-le-champ, et après qu’ils l’eurent pleuré quelque peu, l’abbé le fit mettre, vêtu comme il était, dans un cercueil. La dame s’en retourna chez elle et dit qu’elle n’entendait jamais se séparer d’un petit enfant qu’elle avait eu de lui ; et pour ce, restée en la maison, elle se mit à diriger le fils et la fortune qu’avait laissés Ferondo. Pendant la nuit l’abbé, accompagné d’un moine bolonais auquel il se confiait beaucoup et qui était arrivé le jour même de Bologne, se leva en cachette, tira Ferondo de son cercueil, et ils le portèrent tous deux dans un caveau où l’on ne voyait aucune lumière et qui servait de prison pour les moines qui avaient commis quelque faute ; puis, après lui avoir ôté ses vêtements et l’avoir vêtu comme un moine, ils le mirent sur un tas de paille et l’y laissèrent jusqu’à ce qu’il fût revenu à lui. Cela fait, le moine bolonais informé par l’abbé de ce qu’il aurait à faire, et personne autre n’en sachant rien, se mit à attendre que Ferondo reprît ses sens. Le jour suivant, l’abbé, accompagné d’un de ses moines, s’en alla sous prétexte de visite à la maison de la dame, qu’il trouva vêtue de noir et plongée dans la douleur, et après l’avoir un peu réconfortée, il lui rappela sa promesse. La dame se voyant libre et n’ayant plus l’empêchement de Ferondo ni de personne, ayant en outre vu au doigt de l’abbé un autre bel anneau, dit qu’elle était prête, et s’entendit avec lui pour qu’il vînt la nuit suivante. Pour quoi, la nuit venue, l’abbé, revêtu des habits de Ferondo, et accompagné de son moine, y alla, et coucha avec elle jusqu’au matin avec grandissime plaisir et contentement ; puis il s’en retourna à l’abbaye, faisant depuis très souvent le chemin pour le même service. Ayant dans ses allées et venues été rencontré par quelques personnes, on crut que c’était Ferondo qui allait ainsi par le pays pour faire pénitence ; ce qui fut l’objet de grosses nouvelles parmi les gens du village, et on le redit plusieurs fois à sa femme, laquelle savait bien, elle, ce que c’était.

« Ferondo ayant repris ses sens et se voyant dans le caveau sans savoir où il était, le moine bolonais y entra en prenant une voix horrible, tenant des verges à la main ; et l’ayant saisi, il le battit grandement, Ferondo pleurant et criant, ne faisait que demander : « Où suis-je ? — » À quoi le moine répondit : « — Tu es en purgatoire. — » « — Comment ! — dit Ferondo — suis-je donc mort ? — » Le moine dit : « — Mais oui. — » Sur quoi Ferondo se mit à pleurer sur lui-même, sur sa femme et sur son enfant, disant les plus étranges choses du monde. Alors le moine lui porta un peu à manger et à boire ; ce que voyant Ferondo, il dit : « — Oh ! est-ce que les morts mangent ? — » Le moine dit : « — Oui, et voilà ce que je te porte ; la femme qui fut tienne, l’envoie chaque matin à l’église pour faire dire des messes pour ton âme, et Dieu veut qu’on te le donne ici. — » Ferondo dit alors : « — Seigneur, donne-lui le bon an, je lui voulais grand bien avant que je mourusse, tellement que je la tenais toute la nuit en mes bras et ne faisais que l’embrasser, et autre chose aussi quand l’envie m’en venait. — » Puis, ayant grand besoin, il se mit à manger et à boire ; et le vin ne lui paraissant pas trop bon, il dit : « — Seigneur, punis-la de ce qu’elle n’a pas donné au curé du vin du tonneau qui est contre le mur. — » Mais quand il eut mangé, le moine le reprit de nouveau, et avec les mêmes verges lui redonna une grande batterie. Sur quoi, Ferondo ayant beaucoup crié, dit « — Eh ? pourquoi me fais-tu cela ? — » Le moine dit : « — Parce que Dieu a ordonné qu’on te le fasse deux fois par jour. — » « — Et pour quel motif, dit Ferondo ? » Le moine dit : « — Parce que tu fus jaloux, ayant pour femme la meilleure dame qui fût dans ta contrée. — » « — Hélas ! dit Ferondo — tu dis vrai, et la plus douce ; elle était plus mielleuse que confiture, mais je ne savais pas que Dieu eût pour mauvais que l’homme fût jaloux, car je ne l’aurais point été. — » Le moine dit : « — Tu aurais dû t’apercevoir de cela pendant que tu étais là-haut, et t’en corriger. Et s’il arrive jamais que tu y retournes, fais en sorte d’avoir à l’esprit ce que je te fais aujourd’hui, et ne sois plus jamais jaloux. » Ferondo dit : « — Oh ! ceux qui meurent y retournent-ils jamais ? — » Le moine dit : « — Oui, ceux que Dieu veut. — » « — Oh ! — dit Ferondo — si j’y retourne jamais, je serai le meilleur mari du monde ; je ne la battrai jamais, je ne lui dirai jamais d’injures, excepté à propos du vin qu’elle m’a envoyé ici ce matin, et aussi parce qu’elle ne m’a point envoyé de chandelle, et qu’il m’a fallu manger dans l’obscurité. — » Le moine dit : « — Elle en avait bien apporté, mais on les a brûlées pour les messes. — » « — Oh ! — dit Ferondo — tu dis vrai ; et pour sûr, si j’y retourne, je la laisserai faire ce qu’elle voudra. Mais dis-moi, qui es-tu, toi qui me fais cela ? — » Le moine dit : « — Je suis mort, moi aussi, et je fus de Sardaigne, et parce que j’ai jadis loué beaucoup un mien seigneur d’avoir été jaloux, j’ai été condamné par Dieu à cette peine de te donner à manger et à boire et de te battre ainsi, jusqu’à ce que Dieu en décidera autrement de toi et de moi. — » Ferondo dit : « — N’y a-t-il personne autre que nous deux ? — » Le moine dit : « — Si ; il y en a des milliers, mais tu ne peux ni les voir ni les entendre, de même qu’eux ne le peuvent pas pour toi. — » Ferondo dit alors : « — Et sommes-nous bien loin de notre pays ? — » « — Oh ! — dit le moine — un nombre infini de milliers de lieues. — » « — Diable, c’est beaucoup — dit Ferondo — et pour ce qu’il me semble, nous devrions être hors du monde, tant il y en a. — »

« Or, au milieu de semblables discours, Ferondo fut tenu dix mois, mangeant et battu, pendant lesquels l’abbé rendit très souvent visite à la belle dame, et se donna avec elle le meilleur temps du monde. Mais comme arrivent les mésaventures, la dame devint grosse, et s’en étant vite aperçue elle le dit à l’abbé ; pour quoi il leur parut à tous deux temps de rappeler sans retard Ferondo du purgatoire à la vie, afin qu’il revînt à sa femme et qu’elle pût se dire grosse de lui. La nuit suivante donc, l’abbé fit avec une voix contrefaite appeler Ferondo dans sa prison, et lui fit dire : « Ferondo console-toi, car il plaît à Dieu que tu retournes au monde ; et y étant retourné, tu auras de ta femme un fils que tu nommeras Benedetto, pour ce qu’il t’a fait cette grâce par les prières de ton saint abbé et de ta femme, et pour l’amour de saint Benoît. — » Ferondo, entendant cela, fut très joyeux et dit : « — Cela me plaît, Dieu lui donne le bon an à messire le bon Dieu, à l’abbé, à saint Benoît et à ma femme aimable, douce, suave. — » L’abbé lui ayant fait donner, dans le vin qu’il lui envoyait, de la poudre en quantité suffisante pour le faire dormir pendant quatre heures, on lui remit ses habits, et aidé du moine, il le porta secrètement de son caveau dans le cercueil où il avait été enseveli. Le matin, sur le point du jour, Ferondo reprit ses sens, et vit un peu de jour par une fente du cercueil, ce qu’il n’avait pas vu depuis dix bons mois ; pour quoi lui paraissant être en vie, il commença à crier : « — Ouvrez-moi, ouvrez-moi ! — « Et lui-même il se mit à heurter si fort de la tête contre le couvercle du cercueil, qu’il commençait à le briser, pour ce qu’il était mal joint, quand les moines, qui venaient de dire matines, accoururent et reconnurent la voix de Ferondo et le virent déjà sorti du cercueil ; de quoi, épouvantés par la nouveauté du fait, ils se mirent tous à s’enfuir et s’en allèrent trouver l’abbé !

« Celui-ci feignant de se lever de prière, dit : « — Mes fils, n’ayez point peur ; prenez la croix et l’eau sainte, et venez derrière moi, et voyons ce que la puissance de Dieu veut nous montrer. — » Et cela fut fait. Ferondo était tout pâle, comme un homme qui était resté si longtemps sans voir le ciel, et il était sorti de son cercueil. Dès qu’il vit l’abbé, il courut se jeter à ses pieds et dit : « — Mon père, vos prières, selon qu’il m’a été révélé, celles de saint Benoît et de ma femme, m’ont tiré des peines du purgatoire et rappelé à la vie ; de quoi je prie Dieu qu’il vous donne le bon an et les bonnes calendes, aujourd’hui et toujours. — » L’abbé dit : « — Louée soit la puissance de Dieu. Va donc, mon fils, puisque Dieu t’a renvoyé ici, et console ta femme qui, depuis que tu avais passé de cette vie dans l’autre, a été en pleurs, et sois, à partir d’aujourd’hui, ami et serviteur de Dieu. — » Ferondo dit : « — Messire, il m’a bien été dit ainsi ; laissez-moi donc faire, car dès que je la verrai, je l’embrasserai, tant je lui veux du bien. — » L’abbé, resté avec ses moines, feignit d’avoir une grande admiration de cette aventure, et fit dévotement chanter le miserere. Ferondo retourna à son village, où tous ceux qui le voyaient s’enfuyaient, comme on a coutume de faire pour les choses effrayantes ; mais lui, les rappelant, affirmait qu’il était ressuscité. Sa femme avait également peur de lui. Mais quand les gens se furent un peu rassurés à son sujet, et virent qu’il était vivant, ils lui firent beaucoup de questions comme à un sage revenu de loin ; et il répondait à tous, et leur donnait des nouvelles des âmes de leurs parents, et faisait, de sa propre invention, les plus belles fables du monde sur ce qui se passe en purgatoire, et devant toute la population il raconta la révélation qui lui avait été faite par la bouche de Ragnolo Braghiello, avant qu’il ressuscitât. Pour quoi étant retourné chez lui avec sa femme, et rentré en possession de ses biens, il l’engrossa à son plaisir, et d’aventure il advint qu’après un temps convenable — suivant l’opinion des sots qui croient que la femme doit porter les enfants neuf mois — la dame accoucha d’un enfant mâle, qui fut appelé Benedetto Ferondi. Le retour de Ferondo et ses récits, chacun le croyant ressuscité, accrurent la renommée de sainteté de l’abbé. Quant à Ferondo, qui avait reçu de nombreux coups pour sa jalousie, comme s’il en eût été guéri, selon la promesse faite par l’abbé à la dame, il ne fut plus du tout jaloux par la suite. De quoi la dame satisfaite, vécut honnêtement avec lui ; comme d’habitude ; excepté que vraiment quand cela se pouvait facilement, elle se retrouvait volontiers avec le saint abbé qui l’avait bien et diligentement servie dans ses plus grands besoins. — »


NOUVELLE IX


Giletta de Narbonne guérit le roi de France d’une fistule. Elle demande pour mari Beltram de Roussillon, lequel l’ayant épousée contre sa volonté, s’en va de dépit à Florence. Là, il fait la cour à une jeune fille et couche avec Giletta, croyant coucher avec elle. Il en a deux fils ; pour quoi, par la suite, la tenant pour chère, il l’honore comme sa femme.


La reine ne voulant point rompre le privilège de Dioneo, il ne restait plus qu’à elle à parler, la nouvelle de Lauretta étant finie. Pour quoi, sans attendre d’être sollicitée par les siens, et toute disposée à parler, elle commença ainsi : « — Qui dira désormais une nouvelle qui puisse paraître belle après avoir entendu celle de Lauretta ? Certes, il a été heureux pour nous qu’elle n’ait pas été dite la première, car ensuite bien peu des autres auraient plu ; et je crains bien qu’il en advienne ainsi de celles qui sont à raconter dans cette journée. Mais cependant quelque belle qu’elle ait été, je vous conterai celle qui me revient sur le sujet proposé.

« Au royaume de France, fut un gentilhomme qu’on appelait comte de Roussillon, lequel, pour ce qu’il n’était pas bien sain de corps, avait toujours auprès de lui un médecin appelé maître Gérard de Narbonne. Ledit comte avait un fils unique tout jeune appelé Beltram, lequel était très beau et plaisant, et qu’on élevait avec d’autres enfants de son âge, parmi lesquels était une petite fille dudit médecin, nommé Giletta. Cette enfant éprouva pour ce Beltram un amour infini et beaucoup plus ardent qu’il n’appartenait à son âge si tendre. Le comte étant mort, Beltram fut remis entre les mains du roi, et il lui fallut aller à Paris ; de quoi la jeune fille resta cruellement inconsolable ; et son père étant également mort peu de temps après, elle serait volontiers allée à Paris pour voir Beltram, si elle avait pu en trouver favorable occasion ; mais étant sévèrement gardée, pour ce qu’elle était restée seule et riche, elle ne voyait pas un moyen honnête. Et comme elle était déjà en âge d’être mariée, n’ayant jamais pu oublier Beltram, elle avait refusé beaucoup de gens auxquels ses parents avaient voulu la marier, sans faire connaître la raison de son refus.

« Or, il advint que, comme elle brûlait plus que jamais d’amour pour Beltram, pour ce qu’elle avait entendu dire qu’il était devenu un très beau jeune homme, la nouvelle lui arriva qu’il était resté au roi de France, par suite d’une tumeur qu’il avait eue dans la poitrine et qui avait été mal soignée, une fistule dont il avait très grand ennui et très grande douleur, et pour laquelle il n’avait encore pu trouver de médecin, bien qu’un grand nombre s’y fussent essayés, qui l’en eût pu guérir ; tous, au contraire, avaient empiré le mal : pour quoi le roi désespérant d’en guérir, ne voulait plus recevoir conseil ni aide de personne. De quoi la jeune fille fut contente outre mesure et pensa que, grâce à cette circonstance, non-seulement elle aurait une occasion légitime d’aller à Paris, mais que si la maladie du roi était ce qu’elle croyait, elle pourrait facilement arriver à avoir Beltram pour mari. C’est pourquoi comme elle avait jadis appris beaucoup de choses de son père, elle fit une poudre avec certaines herbes convenables à la maladie qu’elle pensait qu’avait le roi, monta à cheval, et s’en alla à Paris.

« Elle ne s’occupa point d’abord d’autre chose que de chercher à voir Beltram ; puis, parvenue devant le roi, elle le pria de lui montrer son mal. Le roi la trouvant belle et avenante jeune fille, ne sut pas le lui refuser, et le lui montra. Dès qu’elle l’eût vu, elle fut aussitôt certaine de pouvoir le guérir et dit : « — Monseigneur, quand il vous plaira, sans aucun ennui ou fatigue pour vous, j’ai espérance en Dieu de vous avoir en huit jours guérie de cette maladie. — » Le roi se moqua en lui-même des paroles de celle-ci, disant : « — Ce que les plus grands médecins du monde n’ont pu ni su faire, comment une jeune femme le pourrait-elle savoir ? — » L’ayant donc remerciée de sa bonne volonté, il répondit qu’il avait résolu de ne plus suivre conseil de médecin. À quoi la jeune fille dit : « — Monseigneur, vous dédaignez mon art parce que suis jeune et femme ; mais je vous rappelle que je ne médicamente pas avec ma science, mais avec l’aide de Dieu et avec la science de maître Gérard de Narbonne, lequel fut mon père et fameux médecin pendant sa vie. — » Le roi se dit alors en lui-même : « — Peut-être celle-ci m’est-elle envoyée par Dieu ; pourquoi ne pas mettre à l’épreuve ce qu’elle sait faire, puisqu’elle dit devoir me guérir en peu de temps sans ennui pour moi ? — » Et s’étant décidé à l’éprouver, il dit : « — Damoiselle, et si vous ne me guérissez pas, après m’avoir fait rompre ma résolution, que voulez-vous qu’il vous arrive ? — » « — Monseigneur — répondit la jeune fille — faites-moi garder, et si en huit jours je ne vous guéris pas, faites-moi brûler ; mais si je vous guéris, quelle récompense m’en reviendra-t-il ? — » À quoi le roi répondit : « — Vous paraissez être encore sans mari ; si vous faites cela nous vous marierons bien et en haut lieu. — » À quoi la jeune fille dit : « — Monseigneur, il me plaît vraiment que vous me mariiez, mais je veux un mari tel que je vous le demanderai, pourvu que je ne vous demande aucun de vos fils ou autre personne de la maison royale. — » Le roi lui promit sur le champ de le faire.

« La jeune fille commença sa cure, et avant le terme fixé elle ramena le roi à la santé. Sur quoi le roi se sentant guéri, dit : « — Damoiselle, vous avez bien gagné le mari. — » À quoi elle répondit : « — Donc, monseigneur, j’ai gagné Beltram de Roussillon que je me suis mis à aimer dès mon enfance, et que, depuis, j’ai souverainement aimé. — » Cela parut au roi chose grave de le lui donner ; mais comme il l’avait promis, ne voulant pas manquer à sa parole, il le fit appeler et lui dit : « — Beltram, vous êtes désormais grand et homme fait ; nous voulons que vous retourniez gouverner votre comté, et que vous emmeniez avez vous une damoiselle que nous vous avons donnée pour femme. — » Beltram dit : « — Et quelle est la damoiselle, monseigneur ? — » À quoi le roi répondit : « — C’est celle qui nous a, avec ses remèdes, rendu la santé. — » Beltram, qui la connaissait et l’avait vue, bien qu’elle lui parût très belle, voyant qu’elle n’était pas d’un lignage répondant à sa noblesse, dit tout dédaigneux : « — Monseigneur, vous voulez donc me donner une femme médecin pour épouse ? À Dieu ne plaise que je prenne jamais une femme ainsi faite. — » À quoi le roi dit : « — Donc, vous voulez que nous manquions à notre parole, « laquelle afin de ravoir la santé nous donnâmes à la damoiselle qui, en récompense de ce, vous a demandé pour mari ? — » « — Monseigneur — dit Beltram — vous pouvez m’ôter tout ce que je possède et me donner moi-même, comme étant votre homme, à qui vous plaît ; mais je vous assure que jamais je ne serai satisfait d’un tel mariage. — » « — Si — dit le roi — vous le serez, pour ce que la damoiselle est belle et sage et vous aime beaucoup ; pour quoi nous espérons que vous aurez avec elle une existence beaucoup plus heureuse que vous n’auriez avec une dame de plus haute lignée. — » Beltram se tut et le roi fit faire de grands préparatifs pour la fête des noces. Et le jour fixé pour cela étant venu, bien que Beltram le fît peu volontiers, il épousa, en présence du roi, la damoiselle qui l’aimait plus que soi-même. Cela fait, comme quelqu’un qui a déjà pensé à ce qu’il devait faire, prétextant qu’il voulait retourner dans sa comté et y consommer le mariage, il demanda congé du roi ; et, monté à cheval, il s’en alla, non pas dans sa comté, mais en Toscane. Ayant su que les Florentins guerroyaient avec les Siennois, il prit parti pour les premiers, qui le reçurent avec joie et honneur, et le firent capitaine d’un certain nombre de gens d’armes ; ayant donc reçu d’eux de bonnes provisions, il resta un bon temps à leur service.

« La nouvelle épousée, peu satisfaite d’une telle aventure, espérant, par ses bons soins, le faire revenir dans sa comté, s’en vint en Roussillon, où elle fut reçue par tous comme leur Dame. Là, trouvant par suite de la longue absence du comte, toutes les affaire gâtées et en désordre, elle remit, en femme sage, tout en ordre avec une grande diligence et un grand soin ; de quoi ses sujets furent très contents, la tinrent pour très chère et lui portèrent grand amour, blâmant fort le comte de ce qu’il n’était pas satisfait d’elle. La dame ayant remis tout le pays en ordre, elle le fît signifier au comte par deux chevaliers, le priant si c’était à cause d’elle qu’il ne venait pas dans sa comté, de le lui faire savoir, et qu’alors pour lui complaire elle partirait. Le comte leur répondit très durement : « — Qu’elle fasse en cela à son plaisir ; pour moi, je reviendrai habiter avec elle quand elle aura cet anneau au doigt, et au bras un fils né de moi. — » C’était un anneau auquel il tenait fort et dont il ne se séparait jamais à cause de certaine vertu qu’on lui avait donné à entendre qu’il avait. Les deux chevaliers comprirent la dureté de ces deux conditions quasi impossibles à réaliser, et voyant que leurs paroles ne pouvaient le faire changer de résolution, ils s’en retournèrent vers la dame et lui rapportèrent la réponse.

« La dame, fort affligée, après avoir longuement réfléchi, résolut de voir si ces deux choses pouvaient se faire, où et comment, afin que, par conséquent, son mari revînt. Et ayant arrêté ce qu’elle devait faire, elle réunit une partie des plus grands et des principaux vassaux de sa comté, leur raconta avec ordre et avec de douces paroles ce qu’elle avait déjà fait pour l’amour du comte, et montra ce qui s’en était suivi ; elle finit en leur disant que son intention n’était point, par son séjour en ces lieux, de forcer le comte à rester en un perpétuel exil, qu’au contraire elle entendait passer le reste de sa vie en pèlerinages et en œuvres pieuses pour le salut de son âme ; puis elle les pria de prendre la garde et le gouvernement de la comté, et de faire savoir au comte qu’elle l’avait quittée et qu’après lui en avoir laissé la possession, elle s’était éloignée avec l’intention de ne plus jamais revenir en Roussillon. Pendant qu’elle parlait, les bonnes gens répandirent de nombreuses larmes, et lui adressèrent de nombreuses prières pour qu’il lui plût de changer de résolution et de rester ; mais ils n’obtinrent rien. Les ayant recommandés à Dieu, elle se mit en route avec un sien cousin et une suivante, tous trois en habits de pèlerins, bien munis d’argent et de bijoux, sans que personne sût où elle allait ; et elle ne s’arrêta point qu’elle ne fût à Florence. Y étant d’aventure arrivé, elle se retira dans une petite auberge que tenait une bonne dame veuve, tout comme si elle eût été une pauvre pèlerine, et fort désireuse d’apprendre des nouvelles de son seigneur.

« Or, il advint que le jour suivant, elle vit passer devant son auberge Beltram à cheval avec sa compagnie, et, bien qu’elle le connût beaucoup, elle demanda néanmoins à la bonne dame de l’auberge qui il était. À quoi l’hôtesse répondit : « — Celui-ci est un gentilhomme étranger qui s’appelle le comte Beltram, plaisant et courtois et très aimé en cette cité, et il est l’homme du monde le plus énamouré d’une de nos voisines qui est une femme noble, mais pauvre. Vrai est que c’est une très honnête jeune femme, et à cause de sa pauvreté, elle n’est pas encore mariée, mais elle vit avec sa mère, très sage et bonne dame ; et peut-être, n’était sa mère, aurait-elle fait ce qui aurait plu au comte. — » La comtesse entendant ces paroles, les retint bien, et venant à examiner plus minutieusement chaque particularité, ayant tout bien compris, elle arrêta son projet. S’étant fait enseigner la maison et le nom de la dame, ainsi que celui de sa fille qui était aimée du comte, elle y alla un jour secrètement en habit de pèlerine ; et ayant trouvé la dame et sa fille très pauvrement logées, elle les salua, et dit à la dame que, quand cela lui plairait, elle désirait lui parler. La gente dame s’étant levée, dit qu’elle était prête à l’entendre ; et étant entrées seules dans une chambre, et s’étant assises, la comtesse commença : « — Madame, il me semble que vous êtes ennemie de la fortune, comme je suis moi-même ; mais si vous le voulez, vous pourriez d’aventure nous satisfaire vous et moi. — » La dame répondit qu’elle ne demandait rien autre chose autant que de se soulager honnêtement. La comtesse poursuivit : « — Il me faut votre parole ; mais si je m’y confie et que vous me trompiez, vous gâterez vos affaires et les miennes. — » « — Dites-moi sans crainte tout ce qu’il vous plaira — dit la gente dame — car jamais vous ne vous trouverez trompée par moi. »

« Alors la comtesse, commençant par son premier amour, lui raconta qui elle était et ce qui lui était advenu jusqu’à ce jour, de telle sorte que la gente dame, ajoutant foi à ces dires qu’elle avait entendus en grande partie d’autrui, se mit à avoir compassion d’elle. Et la comtesse, ayant raconté ses malheurs, poursuivit : « — Vous avez donc entendu parmi mes autres ennuis quelles sont les deux choses qu’il me faut conquérir si je veux avoir mon mari ; et je ne connais aucune autre personne qui me les puisse faire avoir si ce n’est vous, si ce que j’ai entendu est vrai, à savoir que le comte mon mari aime passionnément votre fille. — » À quoi la gente dame dit : « — Madame, si le comte aime ma fille, je ne le sais, mais il en fait grand montre ; mais que puis-je faire en cela que vous désiriez ? — » — Madame — répondit la comtesse — je vous le dirai ; mais premièrement je veux vous montrer ce que j’entends qu’il s’ensuive pour vous si vous me servez. Je vois votre fille belle et grande à marier, et par ce qu’il me semble avoir entendu et compris, c’est le manque de bien pour la marier qui vous la fait garder à la maison. J’entends, pour prix du service que vous me rendrez, lui donner sur-le-champ de mes deniers telle dot que vous estimerez vous-même convenable pour la marier honorablement. — »

« L’offre plut à la dame qui était dans le besoin, mais cependant, ayant l’âme noble, elle dit : « — Madame, dites-moi ce que je puis faire pour vous, et si c’est chose honnête à moi, je le ferai volontiers, et vous ferez ensuite ce qu’il vous plaira. — » La comtesse dit alors : « — J’ai besoin que vous fassiez dire au comte, mon mari, par une personne en qui vous ayez confiance, que votre fille est prête à satisfaire tous ses désirs, pourvu qu’elle puisse être assurée qu’il l’aime autant qu’il en fait montre, ce qu’elle ne croira jamais s’il ne lui envoie l’anneau qu’il porte à la main, et qu’elle a entendu dire qu’il aimait tant. S’il le lui envoie, vous me le donnerez ; puis vous lui manderez dire que votre fille est prête à faire selon son plaisir ; vous le ferez venir secrètement ici, et vous me mettrez en place de votre fille à ses côtés. Peut-être Dieu me fera la grâce de devenir grosse ; et ainsi, ayant son anneau au doigt et au bras un enfant engendré de lui, je le reconquerrai et je demeurerai avec lui, comme une femme doit demeurer avec son mari, et vous en serez cause. — » Cette chose parut grave à la gente dame, qui craignait que peut-être il ne s’ensuivît du blâme pour sa fille ; mais pourtant, songeant que c’était chose honnête de donner la main à ce que la bonne dame pût ravoir son mari et qu’elle se prêtait à faire cela pour une bonne fin, se fiant à sa bonne et honnête affection, non-seulement elle promit à la comtesse de le faire, mais au bout de quelques jours, avec beaucoup de prudence et de mystère, suivant l’ordre qui lui avait été donné, elle eut l’anneau — bien que cela parût dur au comte — et elle la fit habilement coucher avec le comte à la place de sa fille.

« Dans ces premiers embrassements très affectueusement cherchés par le comte, la dame, comme cela plut à Dieu, devint grosse de deux enfants mâles, ainsi que ses couches venues en temps voulu le firent voir. La gente dame ne se contenta pas seulement une fois des embrassements de son mari, mais elle en jouit à plusieurs reprises, opérant si secrètement, qu’on n’en sut jamais rien. Quant au comte, il croyait toujours avoir été, non avec sa femme, mais avec celle qu’il aimait, et quand il était pour s’en aller le matin, il lui donnait plusieurs beaux et précieux joyaux que la comtesse gardait tous avec soin.

« La comtesse, se sentant grosse, ne voulut pas grever plus longtemps la gente dame d’un tel service, mais elle lui dit : « — Madame, grâce à Dieu et à vous, j’ai ce que je désirais, et pour ce il est temps que je fasse ce qui vous agréera, afin qu’après je m’en aille. — » La gente dame lui dit que si elle avait ce qu’elle voulait, cela lui plaisait, qu’elle n’avait agi par l’espoir d’aucune récompense, mais parce qu’il lui paraissait qu’elle devait le faire, et que c’était bien. À quoi la comtesse dit : « — Madame, cela me plaît fort, et d’un autre côté je n’entends pas vous donner comme une récompense ce que vous me demanderez, mais pour faire bien moi aussi, car il me paraît qu’il se doive faire ainsi. — » Alors la gente dame, contrainte par la nécessité, lui demanda avec une grande vergogne cent livres pour marier sa fille. La comtesse, voyant son embarras, et entendant sa demande discrète, lui en donna cinq cents et tant de beaux et précieux joyaux qu’ils en valaient bien autant ; de quoi la gente dame, plus que contente, rendit le plus de grâces qu’elle put à la comtesse qui, s’étant séparée d’elle, s’en retourna à son auberge. La gente dame, pour ôter à Beltram tout motif de revenir jamais chez elle, s’en alla avec sa fille dans son pays, rejoindre ses parents. Quant à Beltram, réclamé peu de temps après par ses vassaux, et apprenant que la comtesse s’était éloignée, il s’en retourna chez lui.

« La comtesse, sachant qu’il avait quitté Florence et qu’il était retourné dans sa comté, fut très satisfaite, et demeura à Florence jusqu’à ce que vînt le moment de ses couches, et elle accoucha de deux enfants mâles très ressemblants à leur père, et qu’elle fit nourrir avec soin. Puis quand le temps lui parut venu, s’étant mise en route, elle s’en vint à Montpellier sans être connue de personne, et s’y étant reposée plusieurs jours, elle s’informa du comte et de l’endroit où il était, et apprenant qu’il devait faire à Roussillon, le jour de la Toussaint, une grande fête de dames et de chevaliers, elle s’y rendit sous un habit de pèlerine, comme elle avait accoutumé. Et voyant les dames et les chevaliers réunis dans le palais du comte pour se mettre à table, elle monta, sans changer d’habits, dans la salle du festin avec ses deux fils sur les bras, et s’en alla, passant çà et là à travers les convives, jusqu’à la place où elle vit le comte ; et là, s’étant jetée à ses pieds, elle dit en pleurant : « — Monseigneur, je suis ta malheureuse épouse qui, pour te laisser revenir en ta demeure m’en suis allée longtemps errante. Je te requiers, par Dieu, que tu observes les conditions que tu m’as imposées par les deux chevaliers que je t’envoyai, et voici dans mes bras, non pas un fils de toi, mais deux, et voici également ton anneau. Il est donc temps que je sois reçue par toi comme ta femme, selon ta promesse. — ».

« Le comte, entendant cela, s’étonna grandement et reconnut l’anneau ainsi que les enfants qui étaient si ressemblants à lui, mais cependant il dit : » — Comment tout ceci peut-il être arrivé ? — » La comtesse, au grand étonnement du comte et de tous les autres assistants, lui conta avec ordre ce qui s’était passé et comment cela s’était fait. Pour quoi, le comte, sentant qu’elle disait la vérité, et voyant et son grand sens et sa persévérance, et enfin deux petits enfants si beaux, tant pour tenir ce qu’il avait promis que pour complaire à tous ses hommes et aux dames, qui tous le priaient de la recevoir désormais et de l’honorer comme sa légitime épouse, mit fin à son obstination cruelle, et fit lever la comtesse ; et l’ayant embrassée et baisée, il la reconnut pour sa légitime femme et ceux-ci pour ses fils. Et l’ayant fait vêtir de vêtements convenables à son rang, il fit, au grandissime plaisir de tous ceux qui étaient là et de tous ses autres vassaux, une très grande fête, non seulement tout ce jour, mais pendant plusieurs autres encore ; et à partir de ce moment, l’honorant toujours comme son épouse légitime, il l’aima et l’eut pour souverainement chère. — »


NOUVELLE X


Alibech s’étant faite ermite, le moine Rustico, lui apprend à remettre le diable en enfer. Elle devient ensuite la femme de Néerbale.


Dioneo, qui avait écouté attentivement la nouvelle de la reine, voyant qu’elle était finie et qu’à lui seul restait à raconter, se mit à dire en souriant, et sans en attendre l’ordre : « — Gracieuses dames, vous m’avez peut-être jamais entendu dire comment on remet le diable en enfer ; pour quoi, sans me départir beaucoup du sujet sur lequel vous avez parlé pendant toute cette journée, je vais vous le dire. Peut-être, l’ayant appris, pourrez-vous en acquérir quelque esprit. Vous pourrez aussi reconnaître que, bien qu’il habite plus volontiers les palais joyeux et les moelleux appartements que les pauvres cabanes, Amour n’en fait pas moins parfois sentir ses forces jusqu’au milieu des bois épais, des montagnes sauvages et des cavernes désertes ; d’où l’on peut comprendre que tout est soumis à sa puissance.

« Donc, venant au fait, je dis que, dans la cité de Capsa, en Barbarie, fut jadis un homme très riche, lequel, parmi ses autres enfants, avait une fille belle et gracieuse, nommée Alibech. N’étant pas chrétienne, et ayant entendu vanter la religion du Christ et le service de Dieu par plusieurs chrétiens qui étaient dans la ville, Alibech demanda un jour à l’un d’entre eux de quelle façon et comment on pouvait le plus facilement servir Dieu. Il lui fut répondu que ceux qui le servaient le mieux étaient ceux qui fuyaient le plus possible les choses du monde, comme le faisaient les gens qui s’en étaient allés dans les solitudes des déserts de la Thébaïde. La jeune fille, on ne peut plus simple et qui était âgée de quatorze ans à peine, poussée moins par une volonté raisonnée que par un désir d’enfant, sans en rien dire à personne, partit le lendemain toute seule et en cachette pour le désert de la Thébaïde. Après de grandes fatigues, son désir persistant, elle atteignit au bout de quelques jours ces solitudes. Ayant vu de loin une cabane, elle y alla, et trouva sur le seuil un saint homme qui, étonné de la voir en ce lieu, lui demanda ce qu’elle cherchait. Elle répondit qu’inspirée par Dieu, elle désirait se mettre à son service, et qu’elle cherchait quelqu’un qui lui apprît comment il fallait le servir. Le brave homme, la voyant si jeune et si belle, et craignant, s’il la retenait, d’être séduit par le démon, loua ses bonnes dispositions, et après lui avoir donné à manger quelques racines, des pommes sauvages et des dattes, et à boire un peu d’eau, il lui dit : « — Ma fille, non loin d’ici est un saint homme qui est meilleur maître que moi pour ce que tu cherches ; va vers lui, — » et il la mit sur le chemin. La jeune fille, parvenue vers l’autre solitaire, obtint de lui la même réponse, et poursuivant sa route, elle arriva à la cellule d’un jeune ermite, très digne et très dévot personnage, nommé Rustico, à qui elle fit la même demande qu’elle avait faite aux autres.

« Celui-ci, voulant mettre sa fermeté à une grande épreuve, ne la renvoya pas comme ses confrères, mais il la retint près de lui dans sa cellule. La nuit venue, il lui fit un lit de branches de palmier et l’engagea à s’y reposer. Ceci fait, les tentations ne tardèrent pas à lui livrer bataille. Trahi bientôt par ses propres forces, il céda sans trop faire de résistance, et se déclara vaincu. Laissant de côté les saintes pensées, les oraisons et les disciplines, il se mit à repasser en sa mémoire la jeunesse et la beauté de la jeune fille, et à réfléchir à la façon dont il devait s’y prendre avec elle, afin d’en obtenir ce qu’il désirait sans qu’elle le prît pour un homme dissolu. Ayant tout d’abord hasardé quelques questions, il s’aperçut bien vite qu’elle n’avait jamais connu d’homme, et qu’elle était aussi simple qu’elle le paraissait. Pour quoi, il imagina de la faire servir à ses plaisirs sous le prétexte de servir Dieu.

« Il commença, en de longs discours, à lui montrer combien le diable est l’ennemi de Dieu ; puis il lui donna à entendre que le service qui pouvait être le plus agréable à Dieu était de remettre le diable dans l’enfer, auquel le Tout-Puissant l’avait condamné. La jeune fille lui demanda comment cela se faisait. À quoi Rustico répondit : « — Tu le sauras tout à l’heure ; pour cela, fais ce que tu me verras faire. — » Et il se mit à se dépouiller du peu de vêtements qu’il avait, de sorte qu’il se trouva complètement nu. La jeune fille en ayant fait autant, il la fit placer à genoux, droit en face de lui, comme si elle voulait prier. Tous deux étant dans cette posture, et Rustico se sentant plus allumé que jamais de désir en la voyant si belle, survint la résurrection de la chair. Ce que voyant Alibech, elle dit, tout étonnée : « Rustico, quelle est cette chose que je te vois poindre si fortement en dehors, et que moi je n’ai pas ? — » — Ô ma fille — dit Rustico — c’est là le diable dont je t’ai parlé. Et vois-tu ? il me tourmente tellement, à cette heure, que je puis à peine le supporter. — » La jeune fille dit alors : « — Loué soit Dieu ! je vois que je suis mieux partagée que toi, car moi je n’ai pas ce vilain diable. — » Rustico reprit : « — Tu dis vrai, mais tu as autre chose que je n’ai pas, moi, et tu l’as en place du diable. — » « — Et quoi donc — dit Alibech ? — » À quoi Rustico répondit : « — Tu as l’enfer, et je t’assure que je crois que Dieu t’a envoyée ici pour le salut de mon âme, afin que, tandis que ce diable me cause tant de tourments, tu aies pitié de moi et consentes à ce que je le remette dans l’enfer. Tu me donneras un grand soulagement, et tu feras un grandissime plaisir à Dieu, tout en le servant, si tu es venue en ce lieu pour faire ce que je te dis. — » La jeune fille, dans sa naïve bonne foi, répondit : « — Ô mon père, puisque j’ai l’enfer, ce sera quand il vous plaira. — » Rustico dit alors : « — Ma fille, sois bénie. Allons donc, et remettons-l’y de façon qu’il me laisse ensuite tranquille. — » Ainsi dit, il mena la jeune fille sur un des deux lits et lui montra comment elle devait se tenir pour laisser emprisonner ce maudit de Dieu.

« La jeune fille, qui n’avait encore jamais mis aucun diable en enfer, ressentit la première fois un peu de douleur. Pour quoi elle dit à Rustico : « — Certes, mon père, ce diable doit être bien méchant et véritablement ennemi de Dieu, car, même dans l’enfer, il fait souffrir quand on l’y fait entrer. — » « — Ma fille — dit Rustico — il n’en sera pas toujours ainsi. — » Et pour faire que cela n’arrivât plus, six fois de suite, avant de descendre du lit, ils remirent le diable en enfer, tant qu’enfin ils lui eurent fait baisser la tête, et qu’il se tînt tranquille. Mais le lendemain, ils recommencèrent à plusieurs reprises, et l’obéissante jeune fille se prêtant toujours à la chose, il advint que le jeu commença à lui plaire, et elle se mit à dire à Rustico : « — Je vois bien qu’ils disaient vrai, ces braves gens de Capsa, en prétendant que servir Dieu était si douce chose. Et certes, je ne me souviens pas avoir jamais rien fait qui m’ait procuré un plaisir si grand que celui de remettre le diable en enfer. Aussi j’estime que quiconque s’occupe de toute autre chose que de servir Dieu, est une bête. — » C’est pourquoi elle allait souvent trouver Rustico, et elle lui disait : « — Mon père, je suis venue ici pour servir Dieu et non pour rester oisive ; allons remettre le diable en enfer. — » Ce que faisant, elle disait parfois : « — Rustico — je ne sais pourquoi le diable s’enfuit de l’enfer, car s’il y restait aussi volontiers que l’enfer le reçoit et le retient, il n’en sortirait jamais. — »

« En provoquant ainsi souvent Rustico, et en l’excitant au service de Dieu, la jeune fille avait fini par lui tirer tellement le coton de la chemise, qu’il se sentait froid comme glace là où tout autre aurait sué. Aussi se mit-il à dire à la jeune fille que le diable ne devait être châtié et remis en enfer que lorsqu’il levait la tête par orgueil ; « — Et nous l’avons — ajoutait-il — grâce à Dieu, tellement châtié, qu’il prie le Ciel de se tenir en paix. — » C’est ainsi qu’il imposa silence pendant quelque temps à la jeune fille. Celle-ci, voyant que Rustico ne lui demandait plus de remettre le diable en enfer, lui dit un jour : « — Rustico, si ton diable est châtié, et ne te cause plus d’ennui, moi, mon enfer ne me laisse pas de repos ; pour quoi, tu feras bien de m’aider à amortir la rage de mon enfer, de même que moi, avec mon enfer, je t’ai aidé à abattre l’orgueil de ton diable. — » Rustico, qui vivait de racines, d’herbe et d’eau, ne pouvait que répondre mal à ces sollicitations. Il lui dit qu’il faudrait trop de diables pour pouvoir apaiser l’enfer, mais que, quant à lui, il ferait ce qu’il pourrait. Et il la satisfaisait quelquefois, mais si rarement, que cela ne produisait pas plus d’effet que s’il eût jeté une fève dans la gueule d’un lion. De quoi la jeune fille, jugeant qu’elle ne servait pas Dieu comme il voulait être servi, murmurait très fort.

« Pendant qu’entre le diable de Rustico et l’enfer d’Alibech s’agitait cette question causée d’un côté par trop d’ardeur et de l’autre par manque de forces, il advint qu’un incendie éclata dans Capsa et brûla dans sa propre maison le père d’Alibech, tous ses enfants et tous ses serviteurs ; par suite de quoi Alibech resta seule héritière de tous ses biens. Aussitôt, un jeune homme, nommé Néerbale, et qui avait dissipé toute sa fortune en prodigalités, apprenant qu’Alibech était encore en vie, se mit à sa recherche et la retrouva avant que le fisc n’eût mis la main sur les biens de son père, comme sur ceux d’un homme mort sans héritiers. Au grand plaisir de Rustico et contre la volonté de la jeune fille, il la ramena à Capsa et la prit pour femme, héritant, grâce à elle, d’un patrimoine considérable. Interrogée par les dames, avant qu’elle eût couché avec Néerbale, sur la façon dont elle servait Dieu dans le désert, Alibech répondit qu’elle le servait en remettant le diable en enfer, et que Néerbale avait commis un grand péché en la détournant d’un tel service. Les dames lui demandèrent alors : « — Comment remet-on le diable en enfer ? — » La jeune fille, par paroles et par gestes, le leur montra. De quoi elles se prirent si fort à rire, qu’elles en rient encore ; et elles dirent : « — Ne t’afflige pas, ma fille, car on en fait bien autant ici ; Néerbale servira très bien Dieu avec toi. — » Puis les unes et les autres, s’en allant conter l’aventure par la ville, donnèrent lieu à ce dicton que le plus agréable plaisir qu’on pût faire à Dieu, était de remettre le diable en enfer. Pour quoi, jeunes dames qui avez besoin d’être en grâce près de Dieu, apprenez à remettre le diable en enfer, pour ce que la chose est fort agréable à Dieu et à ceux qui la font, et qu’un grand bien peut en naître et en résulter. — »

Plus d’une fois, la nouvelle de Dioneo avait excité le rire des honnêtes dames. La nouvelle finie, la reine voyant que le terme de son commandement était arrivé, ôta la couronne de sa tête, la posa gracieusement sur celle de Philostrate, et dit : « — Nous allons voir si le loup conduira mieux les brebis, que les brebis n’ont conduit les loups. — » Ce qu’entendant Philostrate, il se mit à rire et dit : « — Si l’on avait voulu me croire, les loups auraient enseigné aux brebis à remettre le diable en enfer, tout aussi bien que Rustico le fit pour Alibech ; c’est pourquoi ne nous appelez pas loups, puisque vous n’avez pas été traitées en brebis. En tous cas, selon qu’il me sera donné de faire, je régirai le royaume qui m’est confié. — » À quoi Néiphile répondit : « — Écoute, Philostrate, en voulant nous instruire, vous auriez pu vous instruire vous-mêmes, comme il arriva à Mazetto da Lamporecchio avec les nonnes, et vous auriez dû reprendre si souvent la parole, que vos os auraient appris sans maîtres à siffler. — » Philostrate, voyant que chaque trait lancé avait prompte riposte, laissa là la plaisanterie et se mit à s’occuper du gouvernement du royaume commis à sa garde. Ayant fait appeler le sénéchal, il voulut savoir à quel point en étaient toutes les affaires. Puis il donna discrètement des ordres pour que la compagnie fût bien servie et satisfaite pendant tout le temps que sa royauté devait durer. Cela fait, il se retourna vers les dames et dit : « — Amoureuses dames, puisque, grâce à ma malechance, j’ai été assez malheureux pour que la beauté de quelqu’une de vous m’ait toujours assujetti à l’amour, et puisque mon humilité, mon obéissance, mon empressement à servir tous ses caprices, aussitôt que je les ai connus, m’ont valu d’abord d’être délaissé pour un autre, puis d’être traité de mal en pis, de sorte que je vois bien que cela me mènera à la mort, il me plaît que, demain, on ne parle pas d’autre chose que ce qui est le plus en rapport avec mes propres infortunes, c’est-à-dire de ceux dont les amours eurent une fin malheureuse. Quant à moi, je m’attends à la longue, pour mes amours, à une fin très misérable causée par celle qui sait bien qu’un tel langage m’est imposé, ne fût-ce que par le nom dont on m’appelle. — » Ayant ainsi parlé, il se leva et donna liberté à chacun jusqu’à l’heure du souper.

Le jardin était si beau et si agréable, qu’il n’y eut personne qui songeât à en sortir pour aller chercher ailleurs un plaisir plus grand. Au contraire, le soleil étant déjà assez radouci pour qu’on n’éprouvât aucune fatigue à pourchasser les chevreuils, les lapins et les autres moineaux qui s’y trouvaient et qui, pendant qu’on était assis, étaient venus plus de cent fois déranger les assistants en sautant au beau milieu d’eux, plusieurs se mirent à leur poursuite. Dioneo et la Fiammetta entamèrent une chanson sur messer Guillaume et la dame Vel Vergiù ; Philomène et Pamphile s’attablèrent devant des échecs, et qui faisant une chose, qui une autre, le temps s’enfuit et l’heure du souper survint sans qu’on y eût presque songé. C’est pourquoi, les tables ayant été dressées tout autour de la belle fontaine, ils soupèrent en cet endroit on ne peut plus agréablement. Philostrate, pour ne pas s’écarter du chemin tenu par les reines qui l’avaient précédé, dès que les tables furent levées, ordonna à la Lauretta d’organiser une danse et de dire une chanson. — Mon seigneur — dit-elle — je ne sais pas de chansons faites par les autres, et pour ce qui est des miennes, je n’en ai pas de présente à la mémoire qui convienne à si joyeuse compagnie. Si vous en voulez une de celles-là, je vous la dirai volontiers. — À quoi le roi dit : « — Toute chose venant de toi ne peut être que belle et plaisante ; pour ce, dis-la telle que tu la sais. — » Alors, la Lauretta, d’une voix fort suave, mais sur un ton un peu plaintif, les autres dames lui répondant,

commença ainsi :


Il n’est pas d’infortunée
   Qui ait à se plaindre autant que moi,
   Car, férue d’amour, je soupire, hélas ! en vain.

   Celui qui meut le ciel et chaque étoile,
   Me fit, de par sa volonté,
   Amoureuse, charmante, gracieuse et belle,
   Pour donner ici-bas à toute haute intelligence
   Quelques marques de cette
   Beauté qui se tient toujours devant lui.
   Et l’imperfection humaine,
   Me méconnaissant,
   Non seulement ne m’accueille pas, mais me dédaigne.

Autrefois, il y avait quelqu’un qui m’eut pour chère, et volontiers
   Me prit toute jeune
   En ses bras, me donna toutes ses pensées
   Et s’alluma tout entier à mes yeux,
   Passant entièrement à m’adorer
   Le temps qui léger s’envole ;
   Et moi, qui suis courtoise,
   Je l’élevai jusqu’à moi.
   Mais, maintenant, à mon grand regret, je l’ai perdu.

Puis vint à moi un présomptueux
   Et fier jeune homme,
   Se disant noble et valeureux.
   Il m’a prise et me garde, et mu par un faux soupçon,
   Il est devenu jaloux.
   Et j’en suis hélas ! quasi désespérée,
   Voyant en vérité
   Que, venue au monde pour le bonheur d’un grand nombre,
   Je suis possédée par un seul.

Je maudis l’instant funeste
   Où, pour changer d’habits,
   Je prononçai le oui ; si belle et si joyeuse
   Je me vis jadis, tandis que maintenant
   Je mène une dure existence,
   Et je suis réputée moins honnête qu’avant.
   Ô douloureuse fête,
   Que ne suis-je morte avant
   De t’avoir éprouvée en pareil cas !

Ô cher amant, dont je fus d’abord
   Plus satisfaite que toute autre,
   Et qui es maintenant au ciel devant Celui

   Qui nous créa, aies pitié
   De moi qui, pour un autre,
   Ne puis t’oublier ; fais que je sente
   Que cette flamme n’est pas éteinte
   Dont tu brûlas pour moi,
   Et obtiens que là-haut j’aille te rejoindre.

Ici Lauretta termina sa canzone qui, louée par tous, fut diversement comprise. Quelques-uns, voulant l’entendre à la milanaise, soutinrent qu’un bon porc vaut mieux qu’une belle fille. D’autres furent d’une opinion plus relevée, meilleure et plus vraie ; mais je n’ai point à en parler pour le moment. Après cette chanson, le roi, ayant fait placer de nombreux flambeaux sur l’herbe et parmi les fleurs, en fit chanter plusieurs autres, jusqu’à ce que toutes les étoiles qui étaient sur l’horizon eurent disparu. Sur quoi, estimant qu’il était l’heure de dormir, il souhaita la bonne nuit et ordonna à chacun de regagner sa chambre.