Le Décaméron/Première Journée


Le Décaméron (1350-1354)
Traduction par Francisque Reynard.
G. Charpentier et Cie, Éditeurs (p. 5-57).



PREMIÈRE JOURNÉE




Ici commence la première Journée du Décaméron, dans laquelle, après que l’auteur a expliqué pour quelle cause il advint que différentes personnes dont il est parlé ci-après se réunirent pour causer entre elles, on devise, sous le commandement de Pampinea, de ce qui plaît le plus à chacun.


Chaque fois, très gracieuses dames, que je considère en moi-même combien vous êtes toutes naturellement compatissantes, je reconnais que le présent ouvrage vous paraîtra avoir un commencement pénible et ennuyeux, car il porte au front le douloureux souvenir de la mortalité causée par la peste que nous venons de traverser, souvenir généralement importun à tous ceux qui ont vu cette peste ou qui en ont eu autrement connaissance. Ce n’est pas que je veuille, pour cela, vous effrayer et vous empêcher de lire plus avant, comme si vous deviez, en lisant, trépasser vous-mêmes au milieu des soupirs et les larmes. Cet horrible commencement ne vous causera pas plus d’ennui qu’aux voyageurs une montagne raide et élevée, après laquelle vient une belle et agréable plaine qui paraît d’autant plus séduisante, que la fatigue de la montée et de la descente a été plus grande. Et de même que l’allégresse succède à la douleur, ainsi les misères sont effacées par la joie qui les suit. À ce court ennui — je dis court, parce qu’il ne dure que quelques pages — succéderont vite la douceur et le plaisir que je vous ai promis précédemment, et que, si je ne vous le disais, vous n’auriez peut-être pas attendus d’un pareil début. Et de vrai, si j’avais pu honnêtement vous mener vers ce que je désire par un chemin autre que cet âpre sentier, je l’aurais volontiers fait. Mais, quelle qu’ait été la cause des événements dont on lira ci-après le récit, comme il n’était pas possible d’en démontrer l’exactitude sans rappeler ce souvenir, j’ai été quasi contraint par la nécessité à en parler.

Je dis donc que les années de la fructueuse Incarnation du Fils de Dieu atteignaient déjà le nombre de mille trois cent quarante-huit, lorsque, dans la remarquable cité de Florence, belle au-dessus de toutes les autres cités d’Italie, parvint la mortifère pestilence qui, par l’opération des corps célestes, ou à cause de nos œuvres iniques, avait été déchaînée sur les mortels par la juste colère de Dieu et pour notre châtiment. Quelques années auparavant, elle s’était déclarée dans les pays orientaux, où elle avait enlevé une innombrable quantité de vivants ; puis poursuivant sa marche d’un lieu à un autre, sans jamais s’arrêter, elle s’était malheureusement étendue vers l’Occident. La science, ni aucune précaution humaine, ne prévalait contre elle. C’est en vain que, par l’ordre de magistrats institués pour cela, la cité fut purgée d’une multitude d’immondices ; qu’on défendit l’entrée à tout malade et que de nombreux conseils furent donnés pour la conservation de la santé. C’est en vain qu’on organisa, non pas une fois, mais à diverses reprises, d’humbles prières publiques et des processions, et que d’autres supplications furent adressées à Dieu par les dévotes personnes ; quasi au commencement du printemps de ladite année, le fléau déploya ses douloureux effets dans toute leur horreur et s’affirma d’une prodigieuse façon. Il ne procédait pas comme en Orient où, à quiconque sortait du sang par le nez, c’était signe d’une mort inévitable ; mais, au commencement de la maladie, aux hommes comme aux femmes, naissaient à l’aine et sous les aisselles certaines enflures dont les unes devenaient grosses comme une pomme ordinaire, les autres comme un œuf, et d’autres moins, et que le vulgaire nommait bubons pestilentiels. Et des deux parties susdites, dans un court espace de temps, ce bubon mortifère gagnait indifféremment tout le reste du corps. Plus tard, la nature de la contagion vint à changer, et se manifesta par des taches noires ou livides qui apparaissaient sur les bras et sur les cuisses, ainsi que sur les autres parties du corps, chez les uns larges et rares, chez les autres petites et nombreuses. Et comme en premier lieu le bubon avait été et était encore indice certain de mort prochaine, ainsi l’étaient ces taches pour tous ceux à qui elles venaient. Pour en guérir, il n’y avait ni conseil de médecin, ni vertu de médecine qui parût valoir, ou qui portât profit. Au contraire, soit que la nature du mal ne le permît pas, soit que l’ignorance des médecins — parmi lesquels, outre les vrais savants on comptait un très grand nombre de femmes et d’hommes qui n’avaient jamais eu aucune notion de médecine — ne sût pas reconnaître de quelle cause il provenait et, par conséquent, n’appliquât point le remède convenable, non-seulement peu de gens guérissaient, mais presque tous mouraient dans les trois jours de l’apparition des signes susdits, qui plus tôt, qui plus tard, et sans éprouver de fièvre, ou sans qu’il survînt d’autre complication.

Ce qui donna encore plus de force à cette peste, ce fut qu’elle se communiquait des malades aux personnes saines, de la même façon que le feu quand on l’approche d’une grande quantité de matières sèches ou ointes. Et le mal s’accrut encore non-seulement de ce que la fréquentation des malades donnait aux gens bien portants la maladie ou les germes d’une mort commune, mais de ce qu’il suffisait de toucher les vêtements ou quelque autre objet ayant appartenu aux malades, pour que la maladie fût communiquée à qui les avait touchés. C’est chose merveilleuse à entendre, ce que j’ai à dire ; et si cela n’avait pas été vu par les yeux d’un grand nombre de personnes et par les miens, loin d’oser l’écrire, à peine pourrais-je le croire même si je l’avais entendu de la bouche d’un homme digne de foi. Je dis que l’énergie de cette pestilence fut telle à se communiquer de l’un à l’autre, que non-seulement elle se transmettait de l’homme à l’homme, mais, chose plus étonnante encore, qu’il arriva très souvent qu’un animal étranger à l’espèce humaine, pour avoir touché un objet ayant appartenu à une personne malade ou morte de cette maladie, tombait lui-même malade et périssait dans un très court espace de temps. De quoi mes yeux — comme j’ai dit plus haut — eurent un jour, entre autres faits du même genre, la preuve suivante : les haillons d’un pauvre homme mort de la peste ayant été jetés sur la voie publique, deux porcs étaient survenus et, selon leur habitude, avaient pris ces haillons dans leur gueule et les avaient déchirés du groin et des dents. Au bout d’une heure à peine, après avoir tourné sur eux-mêmes comme s’ils avaient pris du poison, ils tombèrent morts tous les deux sur les haillons qu’ils avaient malencontreusement mis en pièces.

De ces choses et de beaucoup d’autres semblables, naquirent diverses peurs et imaginations parmi ceux qui survivaient, et presque tous en arrivaient à ce degré de cruauté d’abandonner et de fuir les malades et tout ce qui leur avait appartenu ; et, ce faisant, chacun croyait garantir son propre salut. D’aucuns pensaient que vivre avec modération et se garder de tout excès, était la meilleure manière de résister à un tel fléau. S’étant formés en sociétés, ils vivaient séparés de tous les autres groupes. Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux ; usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins ; fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer. D’autres, d’une opinion contraire, affirmaient que boire beaucoup, jouir, aller d’un côté et d’autre en chantant et en se satisfaisant en toute chose, selon son appétit, et rire et se moquer de ce qui pouvait advenir, était le remède le plus certain à si grand mal. Et, comme ils le disaient, ils mettaient de leur mieux leur théorie en pratique, courant jour et nuit d’une taverne à une autre, buvant sans mode et sans mesure, et faisant tout cela le plus souvent dans les maisons d’autrui, pour peu qu’ils y trouvassent choses qui leur fissent envie ou plaisir. Et ils pouvaient agir ainsi en toute facilité, pour ce que chacun, comme s’il ne devait plus vivre davantage, avait, de même que sa propre personne, mis toutes ses affaires à l’abandon. Sur quoi, la plupart des maisons étaient devenues communes, et les étrangers s’en servaient, lorsqu’ils les trouvaient sur leur passage, comme l’aurait fait le propriétaire lui-même. Au milieu de toutes ces préoccupations bestiales, on fuyait toujours les malades le plus qu’on pouvait. En une telle affliction, au sein d’une si grande misère de notre cité, l’autorité révérée des lois, tant divines qu’humaines, était comme tombée et abandonnée par les ministres et les propres exécuteurs de ces lois, lesquels, comme les autres citoyens, étaient tous, ou morts, ou malades, ou si privés de famille, qu’ils ne pouvaient remplir aucun office ; pour quoi, il était licite à chacun de faire tout ce qu’il lui plaisait. Beaucoup d’autres, entre les deux manières de vivre susdites, en observaient une moyenne, ne se restreignant point sur leur nourriture comme les premiers, et ne se livrant pas, comme les seconds, à des excès de boisson ou à d’autres excès, mais usant de toutes choses d’une façon suffisante, selon leur besoin. Sans se tenir renfermés, ils allaient et venaient, portant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, qui diverses sortes d’aromates qu’ils se plaçaient souvent sous le nez pensant que c’était le meilleur préservatif que de réconforter le cerveau avec de semblables parfums, attendu que l’air semblait tout empoisonné et comprimé par la puanteur des corps morts, des malades et des médicaments. Quelques-uns, d’un avis plus cruel, comme étant par aventure le plus sûr, disaient qu’il n’y avait pas de remède meilleur, ni même aussi bon, contre les pestes, que de fuir devant elles. Poussés par cette idée, n’ayant souci de rien autre que d’eux-mêmes, beaucoup d’hommes et de femmes abandonnèrent la cité, leurs maisons, leurs demeures, leurs parents et leurs biens, et cherchèrent un refuge dans leurs maisons de campagne ou dans celles de leurs voisins, comme si la colère de Dieu, voulant punir par cette peste l’iniquité des hommes, n’eût pas dû les frapper partout où ils seraient, mais s’abattre seulement sur ceux qui se trouvaient au dedans des murs de la ville, ou comme s’ils avaient pensé qu’il ne devait plus rester personne dans une ville dont la dernière heure était venue.

Et bien que de ceux qui émettaient ces opinions diverses, tous ne mourussent pas, il ne s’ensuivait pas que tous échappassent. Au contraire, beaucoup d’entre eux tombant malades et de tous côtés, ils languissaient abandonnés, ainsi qu’eux-mêmes, quand ils étaient bien portants, en avaient donné l’exemple à ceux qui restaient sains et saufs. Outre que les citadins s’évitaient les uns les autres, que les voisins n’avaient aucun soin de leur voisin, les parents ne se visitaient jamais, ou ne se voyaient que rarement et seulement de loin. Par suite de ce deuil public, une telle épouvante était entrée dans les cœurs, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, que le frère abandonnait son frère, l’oncle son neveu, la sœur son frère, et souvent la femme son mari. Et, chose plus forte et presque incroyable, les pères et les mères refusaient de voir et de soigner leurs enfants, comme si ceux-ci ne leur eussent point appartenu. Pour cette raison, à ceux qui, et la foule en était innombrable, tombaient malades, il ne restait d’autre secours que la charité des amis — et de ceux-ci il y en eut peu — ou l’avarice des serviteurs qui, alléchés par de gros salaires, continuaient à servir leurs maîtres. Toutefois, malgré ces gros salaires, le nombre des serviteurs n’avait pas augmenté, et ils étaient tous, hommes et femmes, d’un esprit tout à fait grossier. La plupart des services qu’ils rendaient, ne consistaient guère qu’à porter les choses demandées par les malades, ou à voir quand ils mouraient ; et souvent à un tel service, ils se perdaient eux-mêmes avec le gain acquis. De cet abandon des malades par les voisins, les parents et les amis, ainsi que de la rareté des serviteurs, provint une habitude jusque-là à peu près inconnue, à savoir que toute femme, quelque agréable, quelque belle, quelque noble qu’elle pût être, une fois tombée malade, n’avait nul souci d’avoir pour la servir un homme quel qu’il fût, jeune ou non, et de lui montrer sans aucune vergogne toutes les parties de son corps, absolument comme elle aurait fait à une femme, pour peu que la nécessité de la maladie l’exigeât ; ce qui, chez celles qui guérirent, fut sans doute causé, par la suite, d’une honnêteté moindre. Il s’ensuivit aussi la mort de beaucoup de gens qui, par aventure, s’ils avaient été secourus, s’en seraient échappés. Sur quoi, tant par le manque de services opportuns que les malades ne pouvaient avoir, que par la force de la peste, la multitude de ceux qui de jour et de nuit mouraient, était si grande dans la cité, que c’était une stupeur non pas seulement de le voir, mais de l’entendre dire. Aussi, la nécessité fit-elle naître entre ceux qui survivaient des mœurs complètement différentes des anciennes.

Il était alors d’usage, comme nous le voyons encore faire aujourd’hui, que les parentes et les voisines se réunissent dans la maison du mort, et là, pleurassent avec celles qui lui appartenaient de plus près. D’un autre côté devant la maison mortuaire, les voisins et un grand nombre d’autres citoyens se réunissaient aux proches parents ; puis, suivant la qualité du mort, les prêtres arrivaient, et il était porté sur les épaules de ses égaux, avec une grande pompe de cierges allumés et de chants, jusqu’à l’église choisie par lui avant de mourir. Ces usages, dès que la fureur de la peste vint à s’accroître, cessèrent en tout ou en partie, et des usages nouveaux les remplacèrent. C’est ainsi que les gens mouraient, non seulement sans avoir autour de leur cercueil un nombreux cortège de femmes, mais il y en avait beaucoup qui s’en allaient de cette vie sans témoins ; et bien rare étaient ceux à qui les larmes pieuses ou amères de leurs parents étaient accordées. Au contraire, ces larmes étaient la plupart du temps remplacées par des rires, de joyeux propos et des fêtes, et les femmes, ayant en grande partie dépouillé la pitié qui leur est naturelle, avaient, en vue de leur propre salut, complètement adopté cet usage. Ils étaient peu nombreux, ceux dont les corps étaient accompagnés à l’église de plus de dix ou douze de leurs voisins ; encore ces voisins n’étaient-ils pas des citoyens honorables et estimés, mais une manière de croquemorts, provenant du bas peuple, et qui se faisaient appeler fossoyeurs. Payés pour de pareils services, ils s’emparaient du cercueil, et, à pas pressés, le portaient non pas à l’église que le défunt avait choisie avant sa mort, mais à la plus voisine, le plus souvent derrière quatre ou cinq prêtres et quelquefois sans aucun. Ceux-ci, avec l’aide des fossoyeurs, sans se fatiguer à trop long ou trop solennel office, mettaient le corps dans la première sépulture inoccupée qu’ils trouvaient. La basse classe, et peut-être une grande partie de la moyenne, était beaucoup plus malheureuse encore, pour ce que les gens, retenus la plupart du temps dans leurs maisons par l’espoir ou la pauvreté, ou restant dans le voisinage, tombaient chaque jour malades par milliers, et, n’étant servis ni aidés en rien, mouraient presque tous sans secours. Il y en avait beaucoup qui finissaient sur la voie publique, soit de jour soit de nuit. Beaucoup d’autres, bien qu’ils fussent morts dans leurs demeures, faisaient connaître à leurs voisins qu’ils étaient morts, par la seule puanteur qui s’exhalait de leurs corps en putréfaction. Et de ceux-ci et des autres qui mouraient partout, toute la cité était pleine. Les voisins, mus non moins par la crainte de la corruption des morts que par la charité envers les défunts, avaient adopté la méthode suivante : soit eux-mêmes, soit avec l’aide de quelques porteurs quand ils pouvaient s’en procurer, ils transportaient hors de leurs demeures les corps des trépassés et les plaçaient devant le seuil des maisons où, principalement pendant la matinée, les passants pouvaient en voir un grand nombre. Alors, on faisait venir des cercueils, et il arriva souvent que, faute de cercueils, on plaça les cadavres sur une table. Parfois une seule bière contenait deux ou trois cadavres, et il n’arriva pas seulement une fois, mais bien souvent, que la femme et le mari, les deux frères, le père et le fils, furent ainsi emportés ensemble. Il advint aussi un nombre infini de fois, que deux prêtres allant avec une croix enterrer un mort, trois ou quatre cercueils, portés par des croquemorts, se mirent derrière le cortège, et que les prêtres qui croyaient n’avoir qu’un mort à ensevelir, en avaient sept ou huit et quelquefois davantage. Les morts n’en étaient pas pour cela honorés de plus de larmes, de plus de pompe, ou d’une escorte plus nombreuse ; au contraire, les choses en étaient venues à ce point qu’on ne se souciait pas plus des hommes qu’on ne soucierait à cette heure d’humbles chèvres. Par quoi il apparut très manifestement que ce que le cours naturel des choses n’avait pu montrer aux sages à supporter avec patience, au prix de petits et rares dommages, la grandeur des maux avait appris aux gens simples à le prévoir ou à ne point s’en soucier. La terre sainte étant insuffisante pour ensevelir la multitude des corps qui étaient portés aux diverses églises chaque jour et quasi à toute heure, et comme on tenait surtout à enterrer chacun en un lieu convenable suivant l’ancien usage, on faisait dans les cimetières des églises, tant les autres endroits étaient pleins, de très larges fosses, dans lesquelles on mettait les survenants par centaines. Entassés dans ces fosses, comme les marchandises dans les navires, par couches superposées, ils étaient recouverts d’un peu de terre, jusqu’à ce qu’on fût arrivé au sommet de la fosse.

Et pour ne pas nous arrêter davantage sur chaque particularité de nos misères passées, advenues dans la cité, je dis qu’en cette époque si funeste, la campagne environnante ne fut pas plus épargnée. Sans parler des châteaux, qui dans leurs étroites limites, ressemblaient à la ville, dans les villages écartés, les misérables et pauvres cultivateurs, ainsi que leur famille, sans aucun secours de médecin, sans l’assistance d’aucun serviteur, par les chemins, sur les champs mêmes qu’ils labouraient, ou dans leurs chaumières, de jour et de nuit, mouraient non comme des hommes, mais comme des bêtes. Pour quoi, devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, eux aussi ne se souciaient plus de rien qui leur appartînt, ni d’aucune affaire. Tous, au contraire, comme s’ils attendaient la mort dans le jour même où ils se voyaient arrivés, appliquaient uniquement leur esprit non à cultiver, en prévision de l’avenir, les fruits de la terre, mais à consommer ceux qui s’offraient à eux. C’est pourquoi il advint que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poules et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs habitations, erraient par les champs — où les blés étaient laissés à l’abandon sans être récoltés, ni même fauchés — et s’en allaient où et comme il leur plaisait. Et beaucoup, comme des êtres raisonnables, après avoir pâturé tout le jour, la nuit venue, s’en retournaient repus à leurs étables, sans être conduits par aucun berger.

Mais laissons la campagne et revenons à la ville. Que pourrait-on dire de plus ? Si longue et si grande fut la cruauté du ciel, et peut-être en partie celle des hommes, qu’entre le mois de mars et le mois de juillet suivant, tant par la force de la peste, que par le nombre des malades mal servis ou abandonnés grâce à la peur éprouvée par les gens bien portants, plus de cent mille créatures humaines perdirent certainement la vie dans les murs de la cité de Florence. Peut-être, avant cette mortalité accidentelle, on n’aurait jamais pensé qu’il y en eût tant dans notre ville. Oh ! que de grands palais, que de belles maisons, que de nobles demeures où vivaient auparavant des familles entières, et qui étaient pleines de seigneurs et de dames demeurèrent vides jusqu’au moindre serviteur ! Que de races illustres, que d’héritages considérables, que de richesses fameuses, l’on vit rester sans héritiers naturels ! Que de vaillants hommes, que de belles dames, que de beaux jeunes gens, que Gallien, Hippocrate ou Esculape eux-mêmes auraient jugés pleins de santé, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons, leurs amis, qui, le soir venu, soupèrent dans l’autre monde avec leurs ancêtres !

Il m’est très pénible à moi aussi, d’aller si longuement à travers tant de misères. Pour quoi, je veux désormais laisser cette partie de mon sujet, pouvant aisément le faire. Je dis donc que notre cité étant dans cette triste situation et quasi vide d’habitants, il advint — comme je l’appris depuis d’une personne digne de foi — que, dans la vénérable église de Santa-Maria-Novella, un mardi matin qu’il ne s’y trouvait presque pas d’autres personnes, sept jeunes dames, en habits de deuil, comme il convenait en un tel lieu se rencontrèrent après les offices divins. Elles étaient toutes unies par l’amitié, le voisinage ou la parenté. Aucune n’avait dépassé la vingt-huitième année, et la plus jeune n’avait pas moins de dix-huit ans. Chacune d’elle était sage et de sang noble, belle de corps, distinguées de manières et d’une honnêteté parfaite. Je citerais en propres termes leurs noms, si une juste raison ne me défendait de les dire, à savoir que je ne veux pas, à cause des choses suivantes qui furent racontées ou écoutées par elles, qu’aucune d’elles puisse tirer vergogne, les lois du plaisir étant aujourd’hui sévères, tandis qu’alors, pour les raisons ci-dessus déduites, elles étaient des plus larges. Je ne veux pas non plus donner prétexte aux envieux, prêts à mordre toute vie louable, de diminuer en rien la réputation de ces généreuses dames, à propos des récits susdits. Pour quoi, afin de pouvoir faire connaître ce qu’elles racontèrent sans éprouver la moindre confusion, j’entends les désigner en tout ou en partie par des noms appropriés à la qualité de chacune. La première est la plus âgée, nous l’appellerons Pampinea ; la seconde Fiammetta ; la troisième, Philomène, et la quatrième, Emilia. Nous donnerons ensuite le nom de Lauretta à la cinquième, celui de Néiphile à la sixième, et nous nommerons la dernière Élisa, non sans motif. N’ayant été, les unes et les autres, amenées là par aucun projet, mais se trouvant par hasard réunies en un coin de l’église, elles s’assirent en cercle, et après de nombreux soupirs, laissant de côté les patenôtres, elles se mirent à causer entre elles sur la misère du temps. Au bout de quelques instants, les autres s’étant tues, Pampinea commença à parler ainsi :

« — Mes chères dames, vous pouvez, ainsi que moi, avoir souvent ouï dire que celui qui use honnêtement de son droit n’a jamais fait tort à personne. Or, c’est un droit naturel à quiconque naît ici-bas, que de conserver et défendre sa vie tant qu’il peut. Ce droit est si bien reconnu, qu’il est déjà advenu plus d’une fois que, pour le sauvegarder, des hommes ont été tués sans qu’il y eût crime aucun. Et si cela est permis par les lois à la protection desquelles tout mortel doit de vivre en sécurité, combien plus nous est-il permis, à nous et à tous autres, de prendre pour la conservation de notre vie les précautions que nous pouvons ? Quand je viens à songer à ce que nous avons fait ce matin et les jours passés ; quand je pense à l’entretien que nous avons en ce moment, je comprends, et vous pouvez semblablement comprendre, que chacune de nous doit être remplie de crainte pour elle-même. De cela je ne m’étonne point ; mais je m’étonne de ce que, avec notre jugement de femme, nous ne prenions aucune précaution contre ce que chacune de nous craint justement. Nous restons ici, à mon avis, non autrement que si nous voulions ou devions constater combien de corps morts ont été ensevelis, ou bien écouter si les moines de là dedans, dont le nombre est réduit à presque rien, chantent leurs offices à l’heure voulue, ou bien encore montrer par nos vêtements, à tous ceux qui nous voient, la nature et l’étendue de nos misères. Si nous sortons d’ici, nous voyons les morts ou les malades transportés de toutes parts ; nous voyons ceux que, pour leurs méfaits, l’autorité des lois publiques a jadis condamnés à l’exil, se rire de ces lois, pour ce qu’ils sentent que les exécuteurs sont morts ou malades, et courir par la ville où ils commettent toutes sortes de violences et de crimes ; nous voyons la lie de notre cité, engraissée de notre sang, et, sous le nom de fossoyeurs, s’en aller, à notre grand dommage, chevauchant et courant de tous côtés et nous reprochant nos malheurs dans des chants déshonnêtes. Nous n’entendons que ceci : tels sont morts et tels autres vont mourir ! Et s’il y avait encore des gens pour les pousser, nous entendrions s’élever de partout de douloureuses plaintes. Je ne sais s’il vous advient à vous comme à moi ; mais quand je rentre dans ma demeure, et que je ne retrouve, de toute ma nombreuse famille, que ma servante, j’ai peur et je sens comme si tous mes cheveux se dressaient sur ma tête. Il me semble en quelque endroit de ma maison que j’aille ou que je m’arrête, voir les ombres de ceux qui sont trépassés, non avec les visages que j’avais coutume de leur voir, mais sous un aspect horrible qui leur est venu tout nouvellement je ne sais d’où et qui m’épouvante. Toutes ces choses font qu’ici, hors d’ici et dans ma propre maison, il me semble être mal, d’autant plus que je crois que de tous ceux qui avait comme nous la possibilité d’aller quelque part, nous sommes les seules qui soyons restées. Et s’il en est resté quelques-uns, j’ai entendu dire que, sans faire aucune distinction entre les choses honnêtes et celles qui ne le sont pas, poussés seulement par l’instinct, seuls ou en compagnie, ils faisaient ce qui leur plaisait le plus. Et ce n’est pas seulement les personnes libres qui agissent ainsi ; celles qui sont enfermées dans les monastères, s’imaginant que cela leur est permis et n’est défendu qu’aux autres, rompant les lois de l’obéissance, s’adonnent aux plaisirs charnels, croyant ainsi échapper à la contagion, et sont devenues lascives et dissolues. S’il en est ainsi — ce qui se voit manifestement — que faisons-nous ici ? Qu’attendons-nous ? À quoi songeons-nous ? Pourquoi sommes-nous plus paresseuses, plus lentes pour notre salut que le reste des habitants de la cité ? Nous estimons-nous moins précieuses que les autres, ou croyons-nous que notre vie est liée à notre corps par une chaîne plus forte que chez les autres, et qu’ainsi nous ne devions rien redouter qui soit capable de la briser ? Combien nous nous trompons ! Combien nous sommes trompées ! quelle sottise est la nôtre si nous pensons ainsi ! Toutes les fois que nous voudrons nous rappeler le nombre et la qualité des jeunes hommes et des femmes vaincues par cette cruelle pestilence, nous en verrons ouvertement les raisons. C’est pourquoi, afin que, par délicatesse ou par indolence, nous ne tombions pas dans ce péril auquel nous pourrions échapper si nous le voulions, — je ne sais s’il vous semble comme il me semble à moi-même — je pense qu’il serait très bon, ainsi que beaucoup d’autres ont fait avant nous et font encore, que nous sortions de cette cité, et, fuyant comme la mort les exemples déshonnêtes des autres, nous allions nous revêtir honnêtement dans nos maisons de campagne, dont chacune de nous possède un grand nombre, pour nous y livrer à toute allégresse, à tout le plaisir que nous pourrons prendre, sans dépasser en rien les bornes de la raison. Là, on entend les petits oiseaux chanter ; on voit verdoyer les collines et les plaines, et ondoyer les champs de blés non autrement que la mer ; on voit plus de mille espèces d’arbres, et l’on aperçoit plus librement le ciel qui, tout courroucé qu’il soit, ne nous refuse pas ses beautés éternelles, bien plus belles à contempler que les murs vides de notre cité. Là aussi, outre l’air qui est beaucoup plus pur, nous trouverons en bien plus grand nombre les choses qui sont nécessaires à la vie en ces temps malsains, tandis que les ennuis y seront bien moindres. Bien que les laboureurs y meurent comme font ici les citadins, le fléau y est d’autant moins fort, que les maisons et les habitants sont plus rares que dans la cité. D’un autre côté, si je vois bien, nous n’abandonnons ici personne. Nous pouvons dire, au contraire, que nous sommes plutôt abandonnées, puisque les nôtres, en mourant ou en fuyant la mort, comme si nous ne leur appartenions pas, nous ont laissées au milieu d’une telle affliction. Aucun reproche ne peut donc nous atteindre, pour avoir suivi un semblable conseil ; douleur et ennui, peut-être la mort, pourraient, si nous ne le suivions pas, nous advenir. C’est pourquoi, s’il vous en semble, je crois que nous ferons bien de prendre nos servantes, et, nous faisant suivre d’elles avec tout ce qui est nécessaire, aujourd’hui dans un endroit, demain dans un autre, nous nous livrerons aux plaisirs que la saison peut donner. Nous resterons ainsi jusqu’à ce que nous voyions — si auparavant nous ne sommes pas atteints par la mort — que le ciel ait mis fin à ces tristes choses. Et souvenez-vous qu’il ne s’oppose pas plus à ce départ honnête de notre part, qu’il ne s’oppose à ce que la plupart des autres restent pour vivre malhonnêtement. — »

Les autres dames, ayant écouté Pampinea, non-seulement louèrent son conseil, mais, désireuses de le suivre, avaient déjà commencé à se concerter sur la façon dont elles s’y prendraient, comme si, en se levant de là, elles devaient se mettre sur-le-champ en route. Mais Philomène, qui était la plus avisée, dit : « Mesdames, bien que ce qu’a exposé Pampinea soit très bien dit, ce n’est pas une raison pour courir, comme je m’aperçois que vous voulez faire. Souvenez-vous que nous sommes toutes femmes, et il n’en est pas une de nous qui soit assez enfant pour ne pas bien savoir comment les femmes s’accommodent ensemble et savent se régler sans le secours d’un homme. Nous sommes mobiles, contredisantes, soupçonneuses, pusillanimes et peureuses. Pour quoi, je crains fort, si nous ne prenons pas d’autre guide que nous, que notre société ne se dissolve beaucoup trop tôt et avec moins d’honneur pour nous qu’il ne faudrait. Et, pour ce, il est bon de réfléchir avant que nous commencions. — » Elisa dit alors : « — De vrai, les hommes sont les chefs des femmes, et sans leur autorité, rarement il arrive qu’une œuvre de nous parvienne à une fin louable. Mais comment pourrions-nous avoir ces hommes ? Chacune de nous sait que, des siens, la majeure partie est morte. Quant à ceux qui ont survécu, les uns ici, les autres là, réunis en divers groupes, sans que nous sachions où, il s’en vont fuyant ce que nous cherchons nous-mêmes à fuir. Prier des étrangers de nous rendre ce service, ne serait pas convenable. Pour quoi, si nous voulons pourvoir à notre salut, il faut trouver à nous arranger de façon que, où que nous allions pour nous divertir ou pour nous reposer, ennui ni scandale ne s’ensuive. — »

Pendant que les dames raisonnaient ainsi, voici qu’entrèrent dans l’église trois jeunes gens dont le moins âgé n’avait cependant pas moins de vingt-cinq ans, et chez lesquels, ni la perversité du temps, ni la perte d’amis ou de parents, ni la peur pour eux-mêmes, n’avaient pu, je ne dis pas éteindre, mais refroidir l’ardeur amoureuse. Le premier s’appelait Pamphile, le second Philostrate, et le troisième Dioneo. Chacun d’eux était d’humeur plaisante et de belles manières ; et ils s’en allaient cherchant pour leur suprême consolation, dans une telle perturbation de toutes choses, à voir leurs dames, lesquelles, par aventure, étaient toutes trois parmi les sept susdites, de même que quelques-unes des autres étaient parentes ou alliées de certains d’entre eux. Elles les aperçurent les premières, avant qu’elles n’en eussent été vues ; pour quoi, Pampinea commença en souriant : « — Voici que la fortune nous est dès le début favorable ; elle met à notre disposition des jeunes gens discrets, pleins de valeur, et qui volontiers nous serviront de guides et de serviteurs, si nous ne refusons pas de les prendre pour cet office. — » Neiphile, dont le visage était devenu tout vermeil de vergogne, pour ce qu’elle était une de celles qu’aimait un des trois jeunes gens, dit : « — Par Dieu, Pampinea, prends garde à ce que tu dis. Je reconnais parfaitement qu’on ne pourrait rien dire que de très bon sur n’importe lequel d’entre eux, et je les crois très aptes à remplir une mission encore plus difficile que celle-là. Je pense également qu’ils tiendraient bonne et honnête compagnie, non pas seulement à nous, mais à de bien plus belles et de bien plus dignes que nous ne sommes. Mais, comme c’est chose très connue qu’ils sont amoureux de quelques-unes de nous, je crains qu’il ne s’ensuive infamie ou blâme, sans qu’il y eût de notre faute ou de la leur, si nous les emmenons avec nous. — » Philomène dit alors : « — Cela importe peu ; là où je vis honnêtement, et alors que je ne me sens la conscience mordue d’aucune façon, je laisse, à qui veut, dire le contraire ; Dieu et la vérité prendront les armes pour moi. Or, si ces jeunes gens sont disposés à venir avec nous, nous pouvons dire comme Pampinea, que la fortune est favorable à notre projet. — » Les autres, l’entendant parler si résolûment, non-seulement n’objectèrent rien, mais, d’un commun accord, estimèrent qu’il fallait appeler les trois jeunes gens pour leur faire connaître leur intention, et les prier de vouloir bien leur tenir compagnie en un tel voyage. Pour quoi, sans plus de pourparlers, Pampinea, qui était parente de l’un d’eux, s’étant levée, s’avança à la rencontre des jeunes gens qui s’étaient arrêtés pour les regarder, et les saluant d’un air joyeux, leur communiqua leur projet, en les priant, de la part de toutes ses compagnes, de consentir à leur tenir compagnie, d’un pur et fraternel esprit. Les jeunes gens crurent tout d’abord qu’on voulait rire d’eux. Mais quand ils eurent vu que la dame parlait sérieusement, ils répondirent d’un air joyeux qu’ils étaient prêts. Et sans mettre de retard, avant même de quitter cet endroit, ils combinèrent ce qu’ils auraient à faire au moment du départ.

Après avoir fait préparer toute chose opportune, et être convenus de l’endroit où ils entendaient aller, le matin suivant, c’est-à-dire le mercredi, au lever du jour, les dames avec leurs servantes et les trois jeunes gens avec leurs domestiques, étant sortis de la ville, se mirent en route. Ils ne dépassèrent pas deux milles sans être parvenus à l’endroit primitivement choisi par eux. Cet endroit était situé sur une petite montagne éloignée de toutes nos routes, et couverte d’arbustes variés et de plantes au vert feuillage. Au sommet était un palais avec une belle et vaste cour au milieu, des appartements, des salles, des chambres toutes plus belles les unes que les autres, avec des prés tout autour et de merveilleux jardins. Il y avait des puits aux eaux fraîches ; des caves pleines de vins de prix, chose mieux disposée pour des buveurs intrépides que pour des dames sobres et honnêtes. Le palais était soigneusement nettoyé ; dans les chambres les lits étaient faits, et la joyeuse compagnie, à son arrivée, trouva non sans plaisir tous les appartements garnis et jonchés d’herbes odoriférantes et de toutes les fleurs que la saison pouvait produire. À peine arrivés, ils s’assirent, et Dioneo, qui entre tous, était un jeune homme plaisant et plein d’esprit dit : « — Mesdames, votre instinct, bien plus que notre sagacité, nous a conduits ici. Je ne sais ce que, dans votre pensée, vous entendez y faire ; pour moi, j’ai laissé toutes mes idées au dedans des portes de la ville, alors que j’en suis sorti il n’y a qu’un instant avec vous. C’est pourquoi, ou bien disposez-vous à vous divertir, à rire ou à chanter avec moi — je dis tout autant qu’il convient à votre dignité — ou bien permettez que j’aille retrouver mes idées et que je rentre dans la cité si éprouvée. — » À quoi Pampinea, comme si elle avait également chassé tous ses soucis, répondit joyeusement : « — Dioneo, tu parles très bien ; il faut vivre en une fête continuelle ; ce n’est pas un autre motif qui nous a fait fuir ces tristesses. Mais pour ce que les choses faites sans mesure ne peuvent durer longtemps, moi qui ai eu la première l’idée de former une si belle société, je songe au moyen de nous entretenir en joie. Je pense qu’il est nécessaire de choisir parmi nous un chef que nous honorerons, et auquel nous obéirons comme étant notre supérieur, et dont l’unique pensée sera de nous disposer à vivre joyeusement. Et afin que chacun éprouve le poids de cette sollicitude, ainsi que le plaisir de la souveraineté, et, étant choisi d’un côté et de l’autre, ne puisse inspirer aucune jalousie, je dis que ce fardeau et cet honneur doivent être confiés à chacun de nous pour une journée. Le premier sera nommé à l’élection par nous tous. Pour ceux qui suivront, lorsque l’heure de vesprée s’approchera, ils seront élus au bon plaisir de celui, qui, ce jour-là, aura possédé le pouvoir souverain. Et celui ou celle que nous aurons reconnu pour chef, pendant tout le temps que durera son pouvoir, ordonnera et disposera toute chose, le lieu où nous nous tiendrons, et la façon dont nous aurons à vivre. — »

Ces paroles plurent beaucoup, et d’une seule voix, ils l’élurent reine pour le premier jour. Philomène ayant aussitôt couru vers un laurier, pour ce qu’elle avait entendu dire en quelle grande estime étaient les feuilles de cet arbre, et combien elles honoraient quiconque méritait d’en être couronné, cueillit quelques uns de ses rameaux dont elle fit une belle couronne. Cette couronne, mise sur la tête du roi ou de la reine, fut, pendant tout le temps que dura la compagnie, le signe manifeste pour tous de la souveraineté royale.

Pampinea, faite reine, ordonna à tous de se taire. Puis ayant fait venir devant elle les domestiques des trois jeunes gens et les servantes qui étaient au nombre de quatre, et comme chacun se taisait, elle dit : « — Afin que, la première, je vous donne à tous l’exemple de l’ordre, grâce auquel, allant toujours de mieux en mieux, notre société, à notre grand plaisir et sans nulle honte, pourra vivre et durer tant que cela nous conviendra, j’institue Parmenon, domestique de Dioneo, mon sénéchal, et je lui commets le soin et la direction de toute notre maison, ainsi que le service qui regarde la salle à manger. J’entends que Sirisco, domestique de Pamphile, soit notre pourvoyeur et trésorier et qu’il suive les ordres de Parmenon. Pour Tindaro, il sera au service de Philostrate et des deux autres hommes ; il prendra soin de leurs chambres, lorsque ses camarades, empêchés par leur service, ne pourront le faire. Misia, ma servante, et Lisisca, servante de Philomène, se tiendront constamment à la cuisine et apprêteront avec diligence les provisions qui leur seront fournies par Parmenon. Chimera, servante de Lauretta, et Stratilia, servante de Fiammetta, auront soin des chambres des dames et entretiendront en état de propreté les endroits où nous nous tiendrons. Mandons et ordonnons en outre à chacun s’il veut avoir notre faveur pour chère, de se donner de garde, où qu’il aille, d’où qu’il revienne, quoi qu’il entende ou qu’il voie, de nous apporter aucune nouvelle du dehors autre que nouvelle joyeuse. — » Ces ordres donnés sommairement et approuvés par tous, elle se leva gaîment et dit : « — Là sont les jardins, là sont les prés ; ici nombre d’endroits charmants où chacun est libre d’aller selon son plaisir ; mais quand trois heures sonneront, que tous soient ici, pour manger à la fraîche. — »

Licence lui ayant été donnée par la nouvelle reine, la joyeuse compagnie des jeunes gens mêlés aux belles dames s’engagea à pas lents dans un jardin, s’entretenant des choses agréables, tressant des guirlandes de feuillage de toutes sortes, et chantant des refrains amoureux. Quand ils furent restés le temps que la reine leur avait accordé, ils revinrent à la maison. Là il virent que Parmenon avait soigneusement commencé son office, car, entrés dans une salle du rez-de-chaussée, ils trouvèrent les tables mises, avec des nappes éblouissantes de blancheur et des verres qui brillaient comme de l’argent, le tout couvert de fleurs de genêt. Pour quoi, après s’être lavé les mains, ils allèrent tous, avec l’assentiment de la reine, s’asseoir chacun à la place que Parmenon avait marquée. Puis vinrent les mets délicats et les vins les plus fins, et, sans plus attendre, les trois serviteurs se mirent à servir les tables. Toutes ces choses si belles et si bien ordonnées réjouirent les convives, et tous mangèrent au milieu de joyeux propos et d’un air de fête. Les tables levées, comme il se trouvait que toutes les dames, ainsi que les jeunes gens, savaient danser, et que plusieurs d’entre eux savaient sonner excellemment du luth et chanter, la reine ordonna d’apporter les instruments, et, sur son commandement, Dioneo ayant pris un luth et la Fiammetta une viole, tous deux commencèrent doucement à jouer un air de danse. Alors, la reine avec les autres dames et les deux jeunes gens, ayant envoyé les serviteurs prendre leurs repas, formèrent une ronde, et les danses commencèrent. La ronde finie, on se mit à chanter de joyeuses chansons d’amour, et il continuèrent de cette façon jusqu’à ce qu’il parût temps à la reine d’aller dormir. Sur quoi, congé ayant été donné à tous, les trois jeunes gens gagnèrent leurs chambres séparées de celles des dames, et ils les trouvèrent avec des lits bien faits et toutes garnies de fleurs comme le salon. Les dames trouvèrent également les leurs préparées et ornées de semblable façon ; pour quoi, s’étant dépouillés de leurs vêtements, ils se livrèrent tous au repos.

L’heure de none était sonnée depuis peu, lorsque la reine, s’étant levée, fit lever toutes ses autres compagnes ainsi que les jeunes gens, affirmant que trop dormir le jour était nuisible. Puis ils s’en allèrent en un pré où l’herbe était verte et haute et qui était partout abrité du soleil. Là, un doux zéphir s’étant mis à souffler, ils s’assirent tous en rond sur l’herbe, suivant l’ordre de la reine qui leur parla ainsi : « — Comme vous voyez, le soleil est haut et la chaleur est grande, et l’on n’entend d’autre bruit que le cri de la cigale, là haut, parmi les oliviers. Aller en quelque autre lieu serait, pour le moment, certainement une folie. Ici l’endroit est beau, et nous sommes au frais. Il y a, comme vous voyez échiquiers et des échecs, et chacun peut, selon qu’il lui fera plaisir, prendre son amusement. Mais si en cela mon avis est suivi, ce n’est pas en jouant — car au jeu l’esprit d’un des partenaires est mécontent, sans que l’autre partenaire ou ceux qui regardent jouer éprouvent beaucoup de plaisir — mais en racontant des nouvelles, ce qui peut donner du plaisir à tous, que nous passerons cette chaude partie de la journée. Chacun de vous n’aura pas achevé de dire sa petite nouvelle, que le soleil sera sur son déclin et, la chaleur étant tombée, nous pourrons, là où il nous sera le plus agréable, aller prendre divertissement. Pour quoi, si ce que je dis vous plaît — et je suis disposée à suivre à cet égard votre bon plaisir — faisons ainsi. Si cela ne vous plaît pas, que chacun, jusqu’à l’heure de vesprée ; fasse ce qui lui conviendra le mieux. — » Les dames, ainsi que les hommes, approuvèrent la proposition de raconter des nouvelles. « — Or donc — dit la reine — si cela vous plaît, pour cette première journée, j’ordonne que chacun soit libre de parler sur le sujet qu’il voudra. — » Et, s’étant tournée vers Pamphile qui était assis à sa droite, elle lui dit, d’un air aimable, de donner l’exemple aux autres, en racontant le premier une de ses nouvelles. Pamphile, dès qu’il eût entendu cet ordre, tous l’écoutant, commença aussitôt ainsi.


NOUVELLE I

Ser Ciappelletto trompe un saint moine par une fausse confession, et meurt. Après avoir été un très méchant homme pendant sa vie, il passe pour un saint après sa mort, et est appelé San Ciappelletto.


« — Il convient, très chères dames, que l’homme donne pour principe à tout ce qu’il fait l’admirable et saint nom de Celui qui est auteur de toutes choses. Pour quoi, devant le premier entamer nos récits, j’entends commencer par une de ses plus étonnantes merveilles, afin que, celle-là entendue, notre espoir en lui soit affermi d’une façon immuable, et que son nom soit à jamais loué par nous. Il est manifeste que les choses temporelles, de même qu’elles sont transitoires et mortelles, sont également en soi et hors de soi pleines d’ennui, d’angoisse et de peine, et sujettes à des périls infinis, auxquels sans aucun doute nous ne pourrions, nous qui vivons mêlés à elles et qui faisons partie d’elles, résister ni remédier, si la grâce spéciale de Dieu ne nous prêtait force et prévoyance. Cette grâce, il ne faut pas croire qu’elle descende à nous et en nous à cause de notre mérite ; mais elle est mue par sa propre bonté et par les prières de ceux qui furent mortels comme nous le sommes actuellement, et qui, ayant suivi pendant leur vie les volontés de Dieu, jouissent maintenant avec lui de l’éternelle béatitude. C’est à eux que, comme à des représentants qui connaissent par expérience notre fragilité, et n’osant peut-être pas présenter nous-mêmes nos prières devant un tel juge, nous nous adressons pour les choses que nous estimons nous être opportunes. Mais si Dieu est plein de miséricorde pour nous, nous voyons aussi que parfois, l’œil des mortels ne pouvant pénétrer en aucune façon dans sa pensée, il arrive que, trompés par l’opinion, nous choisissons pour nous représenter auprès de la majesté divine un intermédiaire éloigné d’elle par un éternel exil. Néanmoins Dieu à qui rien n’est caché, regardant davantage à la pureté d’intention de celui qui prie qu’à son ignorance ou qu’à l’exil de celui par qui l’on prie, exauce ceux qui l’implorent, comme si leur intercesseur jouissait de sa vue bienheureuse. C’est ce qui pourra manifestement ressortir de la nouvelle que j’entends raconter ; je dis manifestement, non pas suivant le jugement de Dieu, mais suivant le jugement des hommes.

« On raconte donc que Musciatto Franzesi, étant de richissime et grand marchand devenu chevalier, dut aller en Toscane avec messire Charles-sans-terre, frère du roi de France, qui avait été mandé et sollicité par le pape Boniface. Sentant que ses affaires, comme le sont la plupart du temps celles des marchands, étaient de toute façon fort embrouillées, et qu’il ne pourrait les remettre en ordre ni facilement, ni promptement, il se décida à confier cette tâche à plusieurs personnes, ce qu’il réussit à faire pour toutes, sauf pour une, étant fort en peine de trouver un homme assez capable pour recouvrer les crédits qu’il avait faits à plusieurs Bourguignons. Le motif de son embarras provenait de ce qu’il connaissait les Bourguignons pour des gens chicaneurs, de mauvaise condition et déloyaux : et il ne lui revenait à la mémoire personne qui fût assez retors pour qu’il pût l’opposer avec confiance à leur mauvaise foi. Après avoir longuement cherché, il se souvint d’un certain ser Ciapperello da Prato qui venait souvent en sa maison à Paris et que, à cause de sa petite stature et de la recherche de sa mise, les Français, qui ne savaient ce que voulait dire Cepparello et qui croyaient que cela était synonyme de Cappello, c’est-à-dire guirlande en leur langage familier, appelaient non Cappello, mais Ciappelletto. Il était donc connu de tous sous le nom de Ciappelletto, tandis que peu de personnes connaissaient son vrai nom de ser Ciapperello.

« Voici quel était le genre de vie de ce Ciappelletto : étant notaire, il éprouvait grande vergogne quand un de ses actes — et il faut dire qu’il en faisait peu — était tenu pour autrement que pour faux. Il en aurait fait de ce genre autant qu’il lui en eût été demandé, et plus volontiers gratis que d’autres pour un gros salaire. Il rendait un faux témoignage avec un souverain plaisir, qu’il en fût ou non requis. À cette époque, les serments avaient en France une grande autorité, et comme il ne regardait en aucune façon à en faire de faux, il gagnait toutes les affaires mauvaises dans lesquelles il était appelé à jurer sur sa foi de dire la vérité. Il éprouvait aussi du plaisir et s’appliquait beaucoup à susciter entre amis, parents ou autres personnes, des inimitiés et des scandales, et il en prenait d’autant plus de joie, qu’il en voyait résulter plus de mal. Invité à commettre un homicide ou quelque autre action coupable, loin de refuser jamais, il acceptait volontiers, et il lui arriva plus d’une fois de blesser ou de tuer des gens de ses propres mains. Il était grand blasphémateur de Dieu et des saints, et pour la moindre petite chose, il était plus colère que qui que ce soit. Il n’allait jamais à l’église ; quant aux sacrements qu’elle ordonne, il en parlait en termes abominables, comme d’une chose vile. Au contraire, il fréquentait volontiers et visitait les tavernes et autres lieux déshonnêtes. Il fuyait les femmes comme les chiens les coups de bâton, et il se complaisait dans le vice contraire, à l’instar du plus débauché des hommes. Il aurait volé et pillé avec la même conscience qu’un saint homme aurait fait l’aumône. Il était glouton et grand buveur, au point de s’en rendre parfois honteusement malade, et joueur, et pipeur de dés. Pourquoi m’étendre en tant de paroles ? Il était le plus méchant homme qui fût peut-être jamais né. Ses méfaits furent longtemps protégés par la puissance et la haute situation de messer Musciatto qui le mettait à l’abri des poursuites de ceux auxquels il faisait trop souvent du tort, et même de la cour à laquelle il s’attaquait aussi.

« Messer Musciatto s’étant donc rappelé ce ser Cepparello dont il connaissait parfaitement la vie, pensa que c’était là l’homme qu’il lui fallait pour opposer à la mauvaise foi des Bourguignons. Pour ce, il le fit appeler, et lui parla ainsi : « — Ser Ciappelletto, comme tu sais, je suis sur le point de partir d’ici, et ayant entre autres clients à faire à des Bourguignons, hommes pleins de tromperie, je ne sais à qui je pourrais plus convenablement qu’à toi confier le soin de leur réclamer ce qu’ils me doivent. C’est pourquoi, comme tu ne fais rien pour le moment, si tu veux te consacrer à cela, j’entends te faire avoir les faveurs de la cour et te donner une large part sur ce que tu recouvreras. — » Ser Ciappelletto qui était oisif et mal partagé quant aux biens de ce monde, et qui voyait s’éloigner celui qui avait été longtemps son soutien et son refuge, réfléchit promptement et, contraint pour ainsi dire par la nécessité, répondit qu’il le voulait volontiers. Pour quoi, ayant pris ensemble leurs arrangements, et messer Musciatto étant parti, ser Ciappelletto, muni de sa procuration et de lettres de recommandation du roi, s’en alla en Bourgogne où il ne connaissait presque personne. Là, dissimulant sa nature emportée, il commença avec des façons douces et bénignes, à faire des recouvrements et ce pour quoi il était venu, comme s’il réservait les moyens violents pour les derniers.

« Ainsi faisant, comme il s’était logé dans la maison de deux frères florentins qui prêtaient usure, et qui le tenaient en grande considération par respect pour messer Musciatto, il advint qu’il tomba malade. Sur quoi, les deux frères firent promptement venir des médecins et des domestiques pour le servir, et firent tout ce qu’il était nécessaire pour le remettre en bonne santé. Mais tout secours était inutile, et le bonhomme qui était déjà vieux et qui avait vécu dans le désordre, au dire des médecins, allait chaque jour de mal en pis, comme un homme atteint du mal de la mort ; de quoi les deux frères se lamentaient fort. Et un jour qu’ils étaient dans une chambre voisine de celle où ser Ciappelletto gisait malade, ils commencèrent à s’entretenir tous deux à son sujet. « — Qu’en ferons-nous ? disait l’un ; nous voici fortement embarrassés de lui. Chasser un homme si malade, serait une source de grand blâme et l’on pourrait nous accuser de peu de cœur si, après nous avoir vus le recevoir tout d’abord et puis le faire servir et soigner avec tant de sollicitude, on nous voyait, sans qu’il ait rien fait qui ait pu nous déplaire, le mettre hors de chez nous aussi subitement et alors qu’il est malade à mourir. D’autre part, il a été un si méchant homme, qu’il ne voudra point se confesser ni recevoir aucun des sacrements de l’Église. Mourant sans confession, aucune église ne voudra recevoir son corps ; il sera bien plutôt jeté dans une fosse, comme un chien. Et s’il se confesse, ses péchés sont si nombreux et si horribles, que le résultat sera le même, pour ce que moine ni prêtre ne se trouvera qui veuille ou qui puisse l’absoudre. S’il en advient ainsi, le peuple de cette ville, tant à cause de notre métier qui lui paraît inique et dont on dit tout le long du jour du mal, que par envie de voler, voyant cela, se soulèvera en grande fumeur, et criera : ces chiens de Lombards qu’on refuse de recevoir à l’église, nous ne voulons plus les supporter ! et l’on courra sus à nos maisons et, d’aventure, non-seulement on nous ravira notre avoir, mais on s’attaquera peut-être aussi à nos personnes. De quoi, de toute manière, il en tournera mal pour nous si celui-ci meurt. — »

« Ser Ciappelletto qui, comme nous l’avons dit, gisait près de l’endroit où les deux frères parlaient de la sorte, ayant l’ouïe subtile comme nous voyons le plus souvent les malades l’avoir, entendit ce qu’ils disaient de lui. Il les fit appeler et leur dit : « — Je ne veux pas que vous puissiez craindre quoi que ce soit à cause de moi, ni que vous ayez peur de recevoir à mon sujet aucun dommage. J’ai entendu ce que vous avez dit de moi, et je suis certain qu’il en adviendrait comme vous dites, si les choses se passaient comme vous le prévoyez ; mais elles se passeront autrement. J’ai, de mon vivant, assez fait d’injures à Dieu, pour lui en faire encore une maintenant que je suis près de ma mort ; il ne m’en adviendra ni plus ni moins. Pour ce, occupez-vous de me faire venir un saint et bon moine, le plus saint et le meilleur que vous pourrez trouver, s’il en est un, et laissez-moi faire ; j’arrangerai certainement vos affaires et les miennes de façon que tout ira bien et que vous aurez lieu d’être satisfaits. — » Les deux frères, bien qu’ils ne fondassent pas grand espoir sur cela, allèrent néanmoins à un couvent de moines, et demandèrent un saint et digne homme pour entendre la confession d’un Lombard qui était malade chez eux. On leur donna un vieux moine de bonne et sainte vie, grand maître en Écriture, homme très vénérable et dans lequel tous les habitants de la ville avaient une grande et spéciale dévotion, et ils l’emmenèrent.

« Le moine, arrivé dans la chambre où gisait ser Ciappelletto, et s’étant assis à son côté, commença par le réconforter doucement, puis il lui demanda combien de temps il y avait qu’il s’était confessé pour la dernière fois. À quoi ser Ciappelletto, qui ne s’était jamais confessé, répondit : « — Mon père, j’ai pour habitude de me confesser au moins une fois chaque semaine, sans compter qu’il y a beaucoup de semaines où je me confesse davantage. Il est vrai que depuis que je suis malade, huit jours se sont passés sans que je me sois confessé, tant a été grand l’abattement que la maladie m’a occasionné. — » Le moine lui dit alors : « — Mon fils, tu as bien fait, et c’est ainsi qu’il faut faire toujours. Je vois que, puisque tu t’es confessé si souvent, j’aurai peu à te demander et peu à entendre. — » Ser Ciappelletto dit : « — Messire moine, ne parlez point ainsi. Je ne me suis jamais confessé si souvent que je n’aie voulu me confesser généralement de tous les péchés dont je me souvenais depuis le jour où je naquis, jusqu’au jour de la confession. Pour quoi, je vous prie, mon bon père, de m’interroger aussi minutieusement sur chaque chose que si je ne m’étais jamais confessé. Ne vous arrêtez pas à mon état de maladie, car j’aime mieux déplaire à ma chair que, faisant ce qui lui plaît, commettre un acte qui puisse être une cause de perdition pour mon âme que mon Sauveur a rachetée de son sang précieux. — »

« Ces paroles plurent fort au saint homme et lui parurent un signe de bonne disposition d’esprit. Après avoir vivement loué ser Ciappelletto de cette pratique, il commença par lui demander s’il n’avait jamais commis le péché de luxure avec une femme. À quoi ser Ciappelletto répondit en soupirant : « — Mon père, sur ce point je rougis de vous dire la vérité, craignant de pécher par sa vaine gloire. — » À quoi le saint moine dit : « — Parle en toute sûreté, car en disant la vérité, en confession ou autrement, on ne pèche jamais. — » Alors ser Ciappelletto dit : « — Puisque vous m’assurez de cela, je vous la dirai : je suis aussi vierge que lorsque je sortis du corps de ma mère. — » « — Ô béni sois-tu de Dieu — dit le moine — comme tu as bien fait ! et, ce faisant, tu as d’autant plus de mérite que, le voulant, tu avais plus le loisir de faire le contraire que nous ne l’avons, nous et tous les autres qui sont soumis à une règle quelconque. — » Puis il lui demanda s’il avait offensé Dieu par le péché de la gourmandise. À quoi, soupirant fortement, ser Ciappelletto répondit que oui, et plusieurs fois ; pour ce que, comme outre les jeûnes de carême que font dans l’année les personnes dévotes, il avait l’habitude de jeûner au pain et à l’eau au moins trois fois par semaine, il lui était arrivé de boire cette eau avec le même plaisir et la même avidité qu’éprouvent les buveurs à boire le vin, et spécialement quand il avait supporté quelque fatigue en priant ou en allant en pèlerinage et souvent il avait désiré avoir certaine salade d’herbes comme celles que les femmes cueillent quand elles vont dans la campagne. Et une fois son manger lui avait paru meilleur qu’il n’aurait dû paraître à quelqu’un qui jeûnait par dévotion, comme il le faisait. À quoi le moine dit : « — Mon fils, ces péchés sont naturels et sont fort légers ; et c’est pourquoi je désire que tu ne t’en charges pas plus la conscience qu’il n’est besoin. Il arrive à tout homme, quelque saint qu’il soit, qu’après un long jeûne le manger lui paraît bon, ainsi que le boire après la fatigue. — » « — Oh ! — dit ser Ciappelletto — mon père, vous me dites cela pour me réconforter. Vous pensez bien que je sais que les choses qui se font au service de Dieu se doivent toutes faire nettement et sans aucune souillure d’esprit, et que quiconque agit autrement commet un péché. — » Le moine, très satisfait, dit : « — Et moi, je suis content que tu penses ainsi dans ton âme, et ta pure et bonne conscience me plaît fort en cela. Mais dis-moi : as-tu péché par avarice, désirant plus qu’il n’est convenable, ou détenant ce que tu n’aurais pas dû garder ? — » À quoi ser Ciappelletto dit : « — Mon père, je ne voudrais pas que vous le croyiez parce que je suis dans la maison de ces usuriers. Je n’ai rien à faire avec eux ; au contraire, j’étais venu pour les admonester et les châtier, et les arracher à cet abominable gain ; et je crois que j’en serais venu à bout, si Dieu ne m’avait ainsi visité. Mais il faut que vous sachiez que mon père a fait de moi un homme riche et que j’ai donné, à sa mort, la plus grande partie de sa fortune à Dieu. Puis, pour soutenir mon existence et pouvoir aider les pauvres de Jésus-Christ, je me suis livré à mes modestes opérations commerciales, et si j’ai désiré gagner sur elles, j’ai toujours partagé par moitié avec les pauvres de Dieu ce que j’ai gagné, employant une moitié pour mes besoins, leur donnant l’autre moitié. Et en cela mon créateur m’a si bien aidé, que j’ai toujours fait mes affaires de mieux en mieux. — » «. — Tu as bien fait — dit le moine — mais combien de fois t’es-tu mis en colère ? — » « — Oh ! — dit ser Ciappelletto, — cela, je dois dire que je l’ai fait souvent. Et qui pourrait s’en empêcher en voyant tout le long du jour les hommes faire des choses viles, ne pas observer les commandements de Dieu, ne pas craindre ses jugements ? Ils ont été nombreux les jours où j’aurais voulu être plutôt mort que vivant, en voyant les jeunes gens pleins de vanité, jurer et se parjurer, aller aux tavernes, ne pas visiter les églises, et suivre plutôt les voies du monde que celle de Dieu. — » Le moine dit alors : « — Mon fils, c’est là une bonne colère, et pour moi je ne saurais t’imposer d’en faire pénitence. Mais peut-être parfois la colère a pu te pousser à commettre quelque homicide, ou à dire des injures à quelqu’un, ou à lui faire quelque autre offense ? — » À quoi ser Ciappelletto répondit : « — Hélas ! messire, vous qui me paraissez un homme de Dieu, comment me parlez-vous ainsi ? Si j’avais eu la moindre pensée de faire la plus petite des choses que vous dites, croyez-vous que je me persuaderais que Dieu m’ait si longtemps supporté ? Ces choses sont bonnes pour des bandits, des méchants hommes, et pour mon compte je n’en ai jamais vu un sans que je n’aie dit : Dieu te convertisse ! — » Alors le moine dit : « — Or, mon cher fils, sois béni de Dieu. As-tu jamais porté faux témoignage contre quelqu’un, ou dit du mal d’autrui, ou pris à un autre contre son gré ce que lui appartenait ? — » « — Mais oui, messire — répondit ser Ciappelletto, — j’ai dit du mal d’autrui. J’ai eu un voisin qui, fort à tort, ne faisait que battre sa femme, de sorte qu’une fois je dis du mal de lui aux parents de celle-ci, tellement j’eus pitié de cette malheureuse qu’il brutalisait comme Dieu seul pourrait le dire, chaque fois qu’il avait bu outre mesure. — » Le moine dit alors : « — Très-bien. Tu me dis que tu as été marchand ; n’as-tu jamais trompé personne, comme font d’habitude tes confrères ? — » « — Par ma foi, oui, messire — dit ser Ciappelletto — j’ai trompé quelqu’un, mais je ne sais pas qui il était ; je sais seulement qu’une fois un homme m’ayant payé de l’argent qu’il me devait pour des vêtements que je lui avais vendus, je mis cet argent dans un tiroir sans le compter. Un mois après, je trouvai qu’il y avait quatre deniers de plus que ce qu’il me devait ; pour quoi, ne l’ayant plus revu, et les ayant conservés une année pour les lui rendre, je les donnai en aumône. — » Le moine dit : « — C’est peu de chose, et tu fis bien en agissant comme tu l’as fait. —

« Le saint moine demanda ensuite beaucoup d’autres choses, et à toutes il fut répondu de cette façon. Comme il voulait déjà donner l’absolution, ser Ciappelletto dit : « — Messire, il y a encore un péché que je ne vous ai pas dit. — » Le moine demanda lequel, et Ciappelletto dit : « — Je me souviens qu’un samedi, après none, je fis balayer ma maison par mon domestique, et que je n’eus pas pour le saint jour du dimanche le respect que je devais. — » « — Oh ! mon fils — dit le moine — ceci est chose légère. — » « — Non — dit ser Ciappelletto — ne dites pas que c’est chose légère, car le dimanche ne saurait être trop honoré, pour ce que c’est un tel jour que Notre-Seigneur ressuscita de la mort à la vie. — » Le moine dit alors : « — N’as-tu pas fait d’autres choses ? — » « — Oui, messire — répondit ser Ciappelletto — car sans m’en apercevoir, je crachai une fois dans l’église de Dieu. — » Le moine se mit à sourire, et dit : « — Mon fils, c’est chose dont il ne faut point s’inquiéter. Nous qui sommes des religieux, nous y crachons tout le long du jour. — » Alors ser Ciappelletto dit : « — Et vous faites une grande vilenie, pour ce que nulle chose ne doit être tenue plus propre que le saint temple dans lequel on offre des sacrifices à Dieu. — » Et il lui dit beaucoup de choses de ce genre ; puis il se mit à soupirer et à pleurer fortement, ce qu’il savait trop bien faire quand il voulait. Le saint moine dit : « — Mon fils, qu’as-tu ? — » Ser Ciappelletto répondit : « — Hélas ! messire, il me reste à dire un péché dont je ne me suis jamais confessé, tellement j’ai honte de le dire, et chaque fois que je me le rappelle, je pleure comme vous voyez, et il me semble que jamais Dieu ne me pardonnera à cause de ce péché. — » Alors le saint moine dit : « — Allons, allons, mon fils, que dis-tu là ? Si tous les péchés qui ont été jusqu’ici commis par tous les hommes et qui se doivent commettre par eux tant que le monde durera, étaient réunis sur la tête d’un seul individu, et que cet individu s’en montrât repentant et contrit comme je te vois, la bonté et la miséricorde de Dieu sont si grandes, qu’en les lui confessant, il les pardonnerait libéralement. Pour ce, dis-le en toute assurance. — » Alors ser Ciappelletto dit, pleurant toujours très fort : « — Hélas ! mon père, mon péché est trop grand, et à peine puis-je croire, si vos prières ne me viennent en aide, qu’il me soit jamais pardonné par Dieu. — » À quoi le moine dit : « — Dis-le moi en toute sécurité, car je te promets de prier Dieu pour toi. — » Cependant ser Ciappelletto pleurait toujours et ne parlait pas, et le moine l’exhortait à parler. Mais après que ser Ciappelletto, pleurant, eût tenu longtemps le moine en suspens, il poussa un grand soupir et dit : « — Mon père, puisque vous me promettez de prier Dieu pour moi, je vous le dirai. Sachez donc que, lorsque j’étais tout petit, je maudis une fois ma mère. — » Et cela dit, il recommença à pleurer fortement. Le moine dit : « — Ô mon fils, est-ce là ce qui te paraît un si grand péché ! Les hommes blasphèment Dieu tout le jour, et il pardonne volontiers à qui se repent de l’avoir blasphémé ; et tu ne crois pas qu’il puisse te pardonner cela ! Ne pleure pas ; console-toi, car certainement, quand même tu aurais été un de ceux qui le mirent en croix, il te pardonnerait en faveur de la contrition que je te vois. — » Ser Ciappelletto dit alors : « — Hélas ! mon père, que dites-vous ? Ma douce mère qui me porta dans son sein pendant neuf mois, le jour et la nuit, et me tint suspendu plus de cent fois à son cou, j’ai trop mal fait en blasphémant contre elle, et c’est un trop grand péché ; et si vous ne priez pas Dieu pour moi, il ne me sera point pardonné. — »

« Le moine voyant qu’il ne restait plus rien autre à dire à ser Ciappelletto, lui donna l’absolution ainsi que sa bénédiction, le tenant pour un très saint homme, car il croyait pleinement que tout ce qui lui avait été dit était vrai. Et qui ne l’aurait cru, voyant un homme en danger de mort parler ainsi ! Après quoi, il lui dit : « — Ser Ciappelletto, avec l’aide de Dieu, vous serez bientôt guéri ; mais s’il arrivait cependant que Dieu rappelât à lui votre âme bénie et bien disposée, vous plairait-il que votre corps fût enseveli dans notre couvent ? — » À quoi ser Ciappelletto répondit : « — Oui, messire, et même je ne voudrais pas être enseveli ailleurs, puisque vous m’avez promis de prier Dieu pour moi, sans que j’aie jamais eu une dévotion spéciale pour votre ordre. C’est pourquoi je vous prie, lorsque vous serez rentré dans votre couvent, de faire en sorte que l’on m’apporte le corps très-véritable du Christ que vous consacrez le matin sur l’autel, car, bien que je n’en sois pas digne, je désire avec votre licence le prendre et puis recevoir la sainte et extrême-onction, afin que, si j’ai vécu comme un pécheur, je meure au moins comme un chrétien. — » Le saint homme dit que cela lui plaisait fort et qu’il parlait bien, et qu’il ferait en sorte que le viatique lui fût apporté sans retard ; ce qui fut fait.

« Les deux frères qui craignaient que ser Ciappelletto ne les trompât, s’étaient placés contre une cloison qui séparait la chambre où gisait le malade d’une autre chambre voisine, et là, écoutant, ils entendirent facilement ce qu’il disait au moine. Il leur était arrivé par moment d’avoir si grande envie de rire, en entendant les choses qu’il se confessait d’avoir faites, qu’ils étaient sur le point d’éclater, et ils se disaient entre eux : « — Quel homme est celui-ci, que ni la vieillesse, ni la maladie, ni la peur de la mort dont il se voit si proche, ni même Dieu devant le jugement duquel il s’attend à comparaître d’ici à peu d’heures, n’ont pu l’arracher à sa scélératesse, et n’ont pu faire qu’il ne voulût pas mourir comme il a vécu ? — » Mais cependant, voyant qu’on lui avait dit qu’il serait enseveli dans l’église, ils ne se préoccupèrent pas du reste.

« Peu après, ser Ciappelletto communia, et comme son état s’aggravait considérablement, il reçut l’extrême-onction ; puis, un peu après vêpres, le jour même où il avait fait une si bonne confession, il mourut. Pour quoi, les deux frères ayant tout ordonné à ses frais pour qu’il fût honorablement enseveli, et ayant envoyé dire au couvent des moines qu’ils vinssent le soir veiller, et le matin emporter le corps, préparèrent tout ce qu’il fallait pour les funérailles. Le saint moine qui l’avait confessé, apprenant qu’il était trépassé, alla trouver le prieur du couvent, et ayant fait sonner au chapitre, démontra aux moines assemblés que ser Ciappelletto avait été un saint homme, selon qu’il avait pu s’en convaincre par sa confession ; et, dans l’espoir que par lui Dieu ferait de nombreux miracles, il leur persuada de recevoir son corps avec un grand respect et une grande dévotion. À quoi, croyant que c’était la vérité, le prieur et les autres moines consentirent. Et le soir, étant tous allés là où gisait le corps de ser Ciappelletto, ils firent autour de lui une grande et solennelle veille, et, le matin, revêtus tous de chemises et de chapes, le livre à la main et la croix portée devant eux, ils allèrent chercher le corps en grande pompe et solennité et le portèrent en leur église, suivis de presque toute la population de la ville, hommes et femmes. Quand Ciappelletto fut dans l’église, le saint moine qui l’avait confessé monta en chaire et se mit à prêcher de merveilleuses choses sur lui, sur sa vie, ses jeûnes, sa virginité, sa simplicité, son innocence, sa sainteté, racontant entre autres choses ce que ser Ciappelletto lui avait confessé en pleurant comme son plus grand péché, et comment il avait pu à grand peine lui mettre dans l’idée que Dieu dût lui pardonner. Prenant occasion de cela pour réprimander le peuple qui l’écoutait, il dit : « — Et vous, maudits de Dieu, pour le moindre fétu de paille que vous trouvez sous vos pieds, vous blasphémez Dieu, sa mère et toute la cour du paradis. — » Il parla aussi beaucoup de sa loyauté et de sa pureté, et bientôt, par ses paroles auxquelles les gens de la ville ajoutaient entièrement foi, il excita tellement en faveur du défunt la dévotion de tous les assistants, que lorsque l’office fut terminé, la foule vint lui baiser les pieds et les mains, et qu’on lui arracha tous ses vêtements, chacun se tenant fort heureux s’il pouvait en avoir un morceau. Il fallut qu’on le laissât exposé là tout le jour, afin qu’il pût être vu et visité par tous. Puis, la nuit venue, il fut honorablement enseveli sous un tombeau de marbre, dans une chapelle, et sans plus tarder, le jour suivant, les gens commencèrent à la visiter, à allumer des cierges, à l’adorer, à lui adresser des vœux et à suspendre des images de cire autour de son tombeau, selon la promesse faite. Le bruit de sa renommée et de sa sainteté s’accrut tellement, ainsi que la dévotion qu’on lui rendit, à lui qui était quasi inconnu, que, en quelque adversité qu’on se trouvât, on ne s’adressait pas à d’autre saint qu’à lui, et qu’on l’appela, qu’on l’appelle encore, san Ciappelletto. On affirme que Dieu a opéré par lui de nombreux miracles et en opère chaque jour en faveur de qui se recommande dévotement de lui.

« Donc, c’est ainsi que vécut et mourut ser Ciappelletto da Prato, et qu’il passa à l’état de saint, comme vous l’avez entendu. Non que je veuille nier qu’il soit possible qu’il jouisse de la béatitude en présence de Dieu ; car bien que sa vie ait été scélérate et perverse, il put à sa dernière heure avoir une telle contrition que, par aventure, Dieu l’ait eu en miséricorde et l’ait reçu dans son royaume. Mais comme cela nous est caché, je raisonne selon ce qui peut nous paraître vraisemblable, et je dis que celui-ci doit plutôt être en perdition entre les mains du diable, qu’au paradis. Et, s’il en est ainsi, la bonté de Dieu peut se manifester grandement à nous, car elle a égard non à notre erreur, mais à la pureté de la foi ; car elle nous excuse alors que nous prenons pour intermédiaire un de ses ennemis, le croyant son ami, tout comme si nous avions eu recours pour obtenir sa faveur, à un saint véritable. Pour quoi, afin que par sa grâce, en cette présente adversité et en si joyeuse compagnie, nous soyons gardés sains et saufs, louant son nom sous la protection duquel nous nous sommes réunis, ayons-le en respect, et recommandons-lui nos besoins, sûrs d’être exaucés. — » Et ici, Pamphile se tut.



NOUVELLE II

Le juif Abraham, poussé par Jeannot de Chevigné, va à la cour de Rome, et voyant la dépravation des gens d’église, il retourna à Paris et se fait chrétien.

La nouvelle de Pamphile fit en partie rire les dames qui l’approuvèrent dans son ensemble. Elle fut attentivement écoutée, et lorsqu’elle fut finie, la reine ordonna à Néiphile, qui était assise près de Pamphile, d’en dire une afin de suivre l’ordre dans lequel on avait commencé. Celle-ci, non moins courtoise de manières qu’elle était belle, répondit joyeusement ; oui, et commença de cette façon : « — Pamphile nous a montré dans sa nouvelle la bonté que Dieu avait de ne point regarder à nos erreurs, lorsque nous nous appuyons sur des choses que nous ne pouvons pas voir par nous-mêmes ; et moi j’entends, par mon récit, démontrer combien cette même bonté, supportant patiemment les péchés de ceux qui devraient lui rendre un témoignage éclatant par leurs actes et par leurs paroles, et qui font tout le contraire, nous donne la preuve de son infaillible vérité, afin que nous poursuivions d’un esprit plus ferme ce que nous croyons être vrai.

« J’ai entendu dire, gracieuses dames, qu’il fut autrefois dans Paris un grand marchand, bon homme, lequel fut appelé Jeannot de Chevigné, très loyal et très droit, et qui faisait un grand commerce de draperie. Il était particulièrement lié d’amitié avec un juif très riche, nommé Abraham, qui était aussi marchand, et, comme lui, très droit et très loyal. Jeannot, voyant la droiture et la loyauté de son ami, se mit à regretter vivement que l’âme d’un homme si bon, si sage et d’une telle valeur, fût en voie de perdition par manque de Foi. C’est pourquoi il entreprit amicalement de lui faire abandonner les erreurs de la croyance judaïque, et le supplia de se convertir à la religion chrétienne qu’il pouvait voir, étant sainte et bonne, prospérer et augmenter sans cesse, tandis qu’au contraire la sienne diminuait et se mourait, ainsi que cela était manifeste. Le juif répondit qu’il ne voyait aucune religion sainte et bonne hors la religion juive ; qu’il y était né et qu’il entendait y vivre et y mourir. Jeannot ne se tint point pour cela de lui renouveler au bout de quelque temps les mêmes exhortations, lui démontrant, aussi grossièrement que les marchands savent le faire, pour quelles raisons notre religion est meilleure que la religion juive.

« Bien que le juif fût un grand maître dans la loi juive, néanmoins, soit que la grande amitié qu’il avait pour Jeannot l’ébranlât, soit que les paroles que l’Esprit-Saint plaçait sur la langue de l’homme simple eussent produit de l’effet, il commença à se plaire beaucoup aux démonstrations de Jeannot. Cependant, obstiné dans sa croyance, il ne se laissait pas convertir. De même qu’il se montrait tenace, de même Jeannot ne se lassait pas de le solliciter, à tel point que le juif, vaincu par une telle insistance, dit : « — Voici, Jeannot, qu’il te plaît que je devienne chrétien, et je suis disposé à le devenir, à la condition que j’irai d’abord à Rome, et que là je verrai celui que tu dis être le vicaire de Dieu sur la terre, et que je serai témoin de ses mœurs et de ses actes, ainsi que de ceux de ses moines-cardinaux, Et s’ils me paraissent tels que je puisse, grâce à tes paroles et à eux, comprendre que votre foi est meilleure que la mienne, comme tu t’es efforcé de me le démontrer, je ferai ce que je t’ai dit. Dans le cas contraire, je resterai juif, comme je suis. — »

« Quand Jeannot entendit cela, il fut chagrin outre mesure, se disant tout bas : « — J’ai perdu ma peine ; je croyais cependant l’avoir utilement employée en m’imaginant avoir converti celui-ci. En effet, s’il va à la cour de Rome, et s’il voit la vie scélérate et mauvaise des clercs, non-seulement de juif il ne se fera pas chrétien, mais s’il était chrétien, sans aucun doute il se ferait juif. — » En s’étant retourné vers Abraham, il dit : « — Eh ! mon ami, pourquoi veux-tu affronter une telle fatigue et une telle dépense que d’aller d’ici à Rome ? sans compter que par mer ou par terre, pour un homme riche comme tu l’es, tout est plein de périls. Ne crois-tu donc pas trouver ici quelqu’un qui puisse te donner le baptême ? Et si par hasard tu as quelques doutes au sujet de la Foi que je t’ai expliquée, où trouveras-tu de meilleurs maîtres, de plus savants hommes que ceux qui sont ici, pour t’éclairer sur ce que tu voudras ou demanderas ? C’est pourquoi, à mon avis, ce voyage est chose superflue. Imagine-toi que là-bas les prélats sont comme tu as pu les voir ici, et qu’ils sont d’autant meilleurs, qu’ils sont plus près du Pasteur souverain. Pour ce, si tu m’en crois, tu remettras cette fatigue à une autre fois, à l’occasion de quelque jubilé, où, par aventure, je t’accompagnerai. — » À quoi le juif répondit : « — Je crois Jeannot, que les choses sont comme tu me dis ; mais, me résumant en un mot, si tu veux que je fasse ce dont tu m’as tant prié, je suis tout à fait résolu à aller à Rome ; autrement, je n’en ferai jamais rien. — » Jeannot voyant sa résolution, dit : « — Va donc à la bonne aventure ! — » Et, à part lui, il pensait qu’il ne se ferait jamais Chrétien, quand il aurait vu la cour de Rome ; mais pourtant, n’y pouvant plus rien, il n’insista pas.

« Le juif monta à cheval, et le plus rapidement qu’il put, il alla à la cour de Rome, où, étant arrivé, il fut honorablement reçu par ses coreligionnaires juifs. Il y demeura sans dire à personne pourquoi il était venu, et se mit à observer avec soin la façon de vivre du Pape, des cardinaux, des autres prélats et de tous les courtisans. Et tant par ce dont il s’aperçut lui-même, en homme fort avisé qu’il était, que par ce qu’il sut d’autrui, il trouva que, du plus grand au plus petit, tous péchaient généralement par une luxure déshonnête, non-seulement d’une manière naturelle, mais encore à la mode de Sodome, sans aucun frein de remords ou de vergogne, tellement que, pour obtenir les plus grandes faveurs, la protection des courtisanes ou des jeunes garçons était toute-puissante. En outre, il reconnut qu’ils étaient universellement gloutons, buveurs, ivrognes, serviteurs de leur ventre, à l’instar des brutes, plus que de toute autre chose. Et, regardant plus avant, il les vit tous avares, si cupides d’argent qu’ils vendaient et achetaient à beaux derniers le sang humain, même chrétien, et les choses divines quelles qu’elles fussent, appartenant aux sacrifices et aux bénéfices, les transformant en marchandises pour lesquelles il y avait plus de courtiers qu’il y en avait à Paris pour les draperies ou autres choses. À la simonie la plus évidente, ils avaient donné le nom de procuratie, et à la gloutonnerie celui de sustentation, comme si Dieu ne connaissait pas, je ne dirai point la signification des mots, mais les intentions des esprits pervers, et se laissait, à la façon des hommes, tromper par le nom des choses. Tout cela, et bien d’autres choses encore qu’il faut taire, déplut souverainement au juif, comme à un homme sobre et modeste qu’il était, et pensant en avoir assez vu, il se décida à retourner à Paris ; ce qu’il fit.

« Dès que Jeannot sut qu’il était revenu, il accourut, n’ayant pas le moindre espoir de le voir devenir chrétien, et ils se firent l’un à l’autre grande fête. Puis, lorsque le juif se fut reposé quelques jours Jeannot lui demanda ce qu’il pensait du Saint-Père, des cardinaux et des autres courtisans. À quoi le juif répondit sans hésiter : « — Je pense que Dieu doit les punir tous tant qu’il sont. Et je te dis, si j’ai su bien regarder, que je n’y ai vu ni sainteté, ni dévotion, ni bonnes œuvres, ni bon exemple. Par contre, l’avarice et la gloutonnerie et choses semblables ou pires, si toutefois il peut en être de pires, m’ont paru tellement dans les mœurs de tous, que j’ai pris ce lieu plutôt pour une officine d’œuvres diaboliques que d’œuvres divines. Aussi, après y avoir réfléchi avec beaucoup de sollicitude, en toute liberté d’esprit, et avec prudence, il me paraît que votre Pasteur, et par conséquent tous les autres, s’efforcent de réduire à néant et de chasser du monde la religion chrétienne, alors qu’ils devraient en être le fondement et le soutien. Et pour ce que je vois qu’il en résulte le contraire de ce qu’ils semblent chercher, c’est-à-dire que votre religion s’étend sans cesse et devient plus florissante et plus éclatante, il me paraît clairement que l’Esprit-Saint en est le soutien et le fondement, comme étant plus vraie et plus sainte que les autres. Pour quoi, là où je restais sensible et rebelle à tes exhortations et refusais de me faire chrétien, je te dis maintenant très sincèrement que, pour rien au monde, je n’abandonnerais l’idée de me faire chrétien. Allons donc à l’église, et là, suivant le rite de votre sainte Foi, je me ferai baptiser. — » Jeannot, qui s’attendait à une conclusion toute contraire, en l’entendant parler ainsi, fut l’homme le plus content qui fût jamais. Étant allé avec lui à Notre-Dame de Paris, il requit les clercs de cette église de donner le baptême à Abraham. Ceux-ci, voyant que ce dernier le demandait aussi, le firent aussitôt, et Jeannot le tint sur les fonts baptismaux et le nomma Jean. Puis il le fit complètement instruire par de savants hommes dans notre Foi qu’il apprit rapidement ; et depuis il fut un bon et digne homme, et de sainte vie. — »



NOUVELLE III

Le juif Melchissedech, avec une histoire de trois anneaux, évite un piége dangereux que le Saladin lui avait tendu.


Sa nouvelle ayant été louée par tous, Néiphile se tut. Aussitôt Philomène, suivant le bon plaisir de la reine, commença à parler ainsi : « — La nouvelle dite par Néiphile me remet en mémoire le cas difficile advenu jadis à un juif. Comme il a déjà été très bien parlé sur Dieu et sur notre religion, on ne pourra désormais refuser de descendre aux événements et aux actes qui concernent les hommes. Je vais vous en parler tout à l’heure, et quand vous aurez entendu ma nouvelle, peut-être deviendrez-vous plus prudentes dans vos réponses aux questions qui vous auront été faites. Vous devez savoir, ô mes amoureuses compagnes, que de même que la bêtise fait souvent sortir les gens d’une situation heureuse pour les mener dans une grande misère, ainsi la prévoyance tire le sage des plus grands périls et le met en sûreté. Que la bêtise conduise d’un état satisfaisant à un état contraire, cela se voit par de nombreux exemples que nous n’avons pas à relater pour le moment, considérant que tout le long du jour nous en voyons manifestement plus de mille ; mais que le bon sens soit une occasion de se tirer d’affaire, c’est ce que je montrerai brièvement par ma petite nouvelle, comme je l’ai promis.

« Le Saladin, dont la valeur fut telle que non-seulement elle le fit, de rien qu’il était, sultan de Babylone, mais qu’elle lui fit remporter de nombreuses victoires sur les roi sarrasins et chrétiens, avait en diverses guerres, et par ses grandissimes largesses, dépensé tout son trésor, et se trouvait, par suite de quelque accident imprévu, avoir besoin d’une bonne somme d’argent. Ne voyant pas où il pourrait se la procurer aussi rapidement que besoin était, il se souvint d’un juif d’Alexandrie, nommé Melchissedech, qui prêtait à usure, et pensa que cet homme pourrait le débarrasser s’il le voulait ; mais le juif en question était si avare, qu’il n’aurait jamais consenti de lui-même à le faire, et cependant le sultan ne voulait pas employer la force pour l’y contraindre. Poussé par la nécessité, Saladin, tout occupé à trouver un moyen d’obtenir ce service du juif, résolut de lui faire une violence qui eût quelque apparence de raison. L’ayant fait appeler, et l’ayant reçu familièrement, il le fit asseoir près de lui, puis il lui dit : « — Brave homme, j’ai entendu dire par plusieurs que tu es fort sage et fort instruit dans les choses de Dieu. Pour ce, je voudrais volontiers savoir de toi laquelle des trois religions tu tiens pour la vraie, la juive, la sarrasine ou la chrétienne. — » Le juif qui était en effet un homme très sage, s’aperçut fort bien que le Saladin cherchait à le prendre par ses propres paroles en lui adressant cette question, et pensa qu’il ne devait pas louer une des trois religions plus que les deux autres, de façon que le Saladin ne connût pas sa pensée. Pour quoi, sentant qu’il lui fallait faire une réponse par laquelle il ne pût être pris, et son esprit étant vivement aiguisé, il lui vint aussitôt la réponse qu’il devait faire, et il dit :

« — Mon seigneur, la question que vous me faites est belle, et pour vous dire ce que j’en pense, il me faut vous conter une petite nouvelle que vous comprendrez. Si je ne fais erreur je me rappelle avoir entendu dire souvent qu’il fut autrefois un homme grand et riche, lequel, parmi les autres joyaux qu’il possédait dans son trésor, avait un anneau très beau et très précieux. Voulant à cause de sa valeur et de sa beauté, lui faire honneur et le transmettre perpétuellement à ses descendants, il ordonna que celui de ses fils sur qui cet anneau serait trouvé, comme le lui ayant remis lui-même, fût reconnu pour son héritier, et fût honoré et respecté par tous les autres comme le chef de la famille. Celui à qui l’anneau fut laissé transmit cet ordre à ses descendants et fit comme avait fait son prédécesseur. En peu de temps, cet anneau passa de main en main à de nombreux maîtres et parvint ainsi à un homme qui avait trois fils beaux et vertueux, et très obéissants à leur père ; pour quoi, il les aimait également tous les trois. Les jeunes gens connaissaient la tradition de l’anneau, et comme chacun d’eux désirait être le plus honoré parmi ses frères, ils priaient, chacun pour soi et du mieux qu’ils savaient, le père qui était déjà vieux, pour avoir l’anneau quand il mourrait. Le brave homme qui les aimait tous les trois également, ne savait lui-même choisir celui à qui il laisserait l’anneau. L’ayant promis à chacun d’eux en particulier, il songea à les satisfaire tous les trois. Il en fit faire secrètement par un habile ouvrier deux aux autres si semblables au premier, que lui-même qui les avait fait faire, pouvait à peine distinguer le vrai. Quand il vint à mourir, il en donna secrètement un à chacun de ses enfants, qui, après la mort de leur père, voulant chacun occuper sa succession et sa dignité, et se les déniant l’un à l’autre, produisirent leur anneau aux yeux de tous, en témoignage de leur prétention. Les anneaux furent trouvés tellement pareils, que l’on ne savait reconnaître le vrai, et que la question de savoir quel était le véritable héritier du père resta pendante et l’est encore. Et j’en dis de même, mon seigneur, des trois religions données aux trois peuples par Dieu le Père, et sur lesquelles vous me questionnez. Chacun d’eux croit être son héritier et avoir sa vraie loi et ses vrais commandements ; mais la question de savoir qui les a est encore pendante, comme celle des anneaux. — »

« Le Saladin reconnut que le juif avait su échapper très adroitement au lacet qu’il lui avait jeté dans les jambes ; c’est pourquoi il se décida à lui exposer son besoin d’argent, et à lui demander s’il voulait lui rendre service ; et ainsi il fit, lui avouant ce qu’il avait eu l’intention de faire s’il ne lui avait pas répondu aussi discrètement qu’il avait fait. Le juif, de son propre chef, prêta au Saladin tout ce que ce dernier lui demanda et, par la suite, le Saladin le remboursa entièrement. Il lui fit en outre de grands dons, le tint toujours pour son ami, et le garda près de lui, dans une grande et honorable situation. — »



NOUVELLE IV

Un moine ayant commis un péché digne d’une très grave punition, échappe à la peine qu’il avait méritée en reprochant adroitement la même faute à son abbé.


Déjà Philomène, débarrassée de sa nouvelle, avait fait silence, quand Dioneo qui était assis près d’elle, sans attendre le commandement de la reine, et voyant par l’ordre adopté que c’était à lui à conter, se mit à parler de la façon suivante. « — Amoureuses dames, si j’ai bien compris l’intention de vous toutes, nous somme ici pour nous divertir nous-mêmes en contant des nouvelles. Et pour ce, afin qu’il ne soit point contrevenu à cela, j’estime qu’il doit être permis à chacun — et c’est ce que notre reine elle-même a dit il y a un moment — de conter la nouvelle qu’il croit devoir le plus amuser. Pour quoi, venant d’entendre qu’Abraham avait eu l’âme sauvée par les bons conseils de Jeannot de Chevigné, et que Melchissedec par sa présence d’esprit avait défendu ses richesses des embûches de Saladin, je veux, sans m’exposer à des reproches de votre part, conter brièvement par quelle ruse un moine échappa à une grave punition corporelle.

« Il était autrefois dans la Lunigiane, pays qui n’est pas très loin de celui-ci, un monastère plus renommé pour sa sainteté et plus fourni de moines qu’il ne l’est aujourd’hui. Parmi les religieux de ce monastère, se trouvait un jeune moine dont la vigueur et la jeunesse n’avaient pu être domptées par le jeûne et les veilles. Un jour que, par aventure, sur le coup de midi, alors que tous les autres moines dormaient, il se promenait tout seul autour du monastère, lequel était situé dans un lieu fort solitaire, il aperçut une jeune fille très belle, qui était probablement la fille de quelque laboureur de la contrée, et qui s’en allait par les champs cueillant certaines herbes. À peine l’eût-il vue, qu’il fut assailli par une ardente concupiscence charnelle. Pour quoi, s’étant approché, il entra en conversation et, d’un propos à un autre, il fit si bien qu’il s’entendit parfaitement avec elle, et qu’il l’emmena avec lui dans sa cellule, ce dont personne ne s’aperçut.

« Pendant que, emporté par un trop grand désir, il se divertissait avec elle moins prudemment qu’il n’eût fallu, il advint que l’abbé, ayant achevé sa sieste, et passant tout doucement devant sa cellule, entendit le bruit qu’ils faisaient tous les deux. Afin de mieux reconnaître les voix, il s’approcha doucement de la porte pour écouter, et il reconnut qu’il y avait une femme dans la cellule. Son premier mouvement fut de se faire ouvrir ; puis il pensa qu’il valait mieux agir autrement. Il retourna dans sa chambre et attendit que le jeune moine sortît de la sienne. Ce dernier, bien qu’il fût fort occupé par l’extrême plaisir qu’il prenait avec la jeune fille, se tenait cependant sur ses gardes. Ayant cru entendre un bruit de pas dans le couloir, il mit l’œil au trou de la serrure ; il vit parfaitement l’abbé en train d’écouter, et il comprit bien que ce dernier avait pu s’apercevoir qu’une femme était dans sa cellule. De quoi, sachant qu’il devait lui advenir une grande punition, il fut fort chagrin. Pourtant, sans rien montrer de son ennui à la jeune fille, il se mit à chercher en toute hâte s’il ne pourrait trouver aucun moyen de salut. C’est alors qu’il lui vint à l’esprit une nouvelle ruse qui le fit parvenir à ses fins. Feignant d’être assez demeuré avec la jeune fille, il lui dit : « — Je vais chercher un moyen de te faire sortir d’ici sans que tu sois vue ; pour cela, attends-moi tranquillement jusqu’à ce que je revienne. — » Puis il sortit, ferma la cellule à clef et s’en alla droit à la chambre de l’abbé lui présenter la clef, ainsi que chaque moine faisait quand il sortait, et il lui dit d’un air calme : « — Messire, je n’ai pu ce matin faire rentrer tout les bois que j’avais fait couper ; en conséquence, avec votre permission, je vais aller à la forêt et le faire transporter. — »

« L’abbé, afin de mieux constater la faute commise, et voyant que le moine ne s’était point aperçu qu’il l’avait vu, se réjouit de cet incident, prit la clef et lui donna la permission demandée. Dès qu’il l’eut vu partir, il se mit à réfléchir sur ce qu’il valait mieux faire, ou bien ouvrir la cellule en présence de tous et leur montrer la faute, pour qu’ensuite ils n’eussent pas occasion de murmurer contre lui quand il punirait le moine, ou bien apprendre par la jeune fille même comment la chose s’était passée. Et songeant à part lui que celle-ci pouvait être la femme ou la fille d’un homme auquel il n’aurait pas voulu faire cette honte de la montrer à tous les moines, il résolut de voir d’abord qui elle était, et de prendre ensuite un parti. Il s’en alla doucement à la cellule, l’ouvrit, entra et referma la porte. La jeune fille, voyant entrer l’abbé, toute éperdue et tremblant de honte, se mit à pleurer. Messire l’abbé ayant jeté l’œil sur elle et la voyant belle et fraîche, sentit, quelque vieux qu’il fût, l’aiguillon de la chair non moins vif que ne l’avait senti son jeune moine, et il se mit à dire en lui-même : « — Eh ! pourquoi ne prendrais-je pas du plaisir quand je puis en avoir ? Avec cela que les privations et les ennuis seront toujours prêts tant que je voudrai ! Voilà une belle jeune fille, et personne au monde ne sait qu’elle est ici. Si je puis la décider à satisfaire mes désirs, je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas. Qui le saura ? Personne ne le saura jamais, et péché caché est à moitié pardonné. Cette occasion ne se représentera peut être jamais plus. J’estime qu’il est grandement sage de prendre le bien quand Dieu vous l’envoie. — » Ce disant, et ayant du tout au tout changé le projet pour lequel il était venu, il s’approcha de la jeune fille, se mit à la consoler doucement et à lui dire de ne pas pleurer, et, de parole en parole, il finit par lui exprimer son désir. La jeune fille, qui n’était ni de fer ni de diamant, se plia très complaisamment au désir de l’abbé, lequel l’ayant saisie dans ses bras et embrassée à plusieurs reprises, monta avec elle sur le lit du moine. Mais songeant au poids considérable de sa dignité et à l’âge tendre de la jeune fille, craignant peut-être de la blesser sous sa corpulence, il ne se mit pas sur elle ; il la fit mettre sur lui, et, dans cette posture, se divertit longtemps avec elle.

« Le moine qui avait fait semblant d’aller au bois, s’était caché dans le dortoir. Dès qu’il vit l’abbé entrer dans sa chambre, il fut tout de suite rassuré, comprenant que sa ruse devait réussir, et quand il vit fermer la porte en dedans, il en fut certain. Sortant de l’endroit où il était, il s’en vint doucement regarder par une fente, et il vit et entendit tout ce que l’abbé faisait et disait. Lorsqu’il parut à l’abbé être assez demeuré avec la jeune fille, il l’enferma dans la cellule et retourna à sa chambre. Peu après, entendant venir le moine, et croyant qu’il revenait du bois, il s’apprêta à le réprimander fortement et à le faire mettre au cachot, afin de posséder à lui seul la proie si bien gagnée. L’ayant fait appeler, il l’admonesta gravement et d’un ton sévère, et ordonna qu’il fût conduit au cachot. Le moine répondit prestement : « — Messire, je ne suis pas encore assez resté dans l’ordre de Saint-Benoît, pour pouvoir en connaître toutes les règles. Vous ne m’aviez pas encore montré que les moines dussent s’humilier sous les femmes comme dans les jeûnes et dans les veilles. Mais maintenant que vous me l’avez montré, je vous promets, si vous me pardonnez pour cette fois, de ne plus jamais pécher en cela, mais de faire toujours comme je vous ai vu faire. — » L’abbé qui était un homme avisé, comprit sur-le-champ que non-seulement le moine avait plus d’esprit que lui, mais qu’il avait vu ce qu’il avait fait. Pour quoi, se reprochant sa propre faute, il eut honte d’infliger au moine une punition qu’il avait méritée aussi bien que lui. Il lui pardonna, et après lui avoir recommandé le silence sur ce qu’il avait vu, ils firent sortir sans bruit la jeune fille, et il est à croire qu’ils durent la faire rentrer plus d’une fois depuis. — »



NOUVELLE V

La marquise de Montferrat, au moyen d’un repas uniquement composé de poules, et avec quelques paroles gracieuses, réprime le fol amour du roi de France.


La nouvelle contée par Dioneo amena tout d’abord quelque vergogne au cœur des dames qui l’écoutaient, vergogne qui se manifesta par une honnête rougeur sur leur visage. Puis, se regardant les unes les autres, et pouvant à peine tenir leur sérieux, elles écoutèrent en riant sous cape. Mais quand la nouvelle fut finie, la reine, après avoir gourmandé Dioneo, et lui avoir fait comprendre que de semblables récits ne devaient pas être faits devant des dames, se retourna vers la Fiametta qui était assise sur l’herbe auprès de lui, et lui ordonna de suivre l’ordre adopté. Celle-ci commença gracieusement et d’un air joyeux : « — De même que je vois avec plaisir que nous ayons entrepris de prouver par nos récits la force des belles et promptes réponses, et combien les hommes ont raison de chercher à aimer toujours une dame de plus haut lignage qu’eux, je crois aussi que c’est chez les dames une grande prévoyance que de savoir se garder de prendre de l’amour pour un homme de plus haute condition qu’elles. Il m’est donc venu à l’esprit, mes belles dames, de vous démontrer, dans la nouvelle que j’ai à vous dire, comment, par ses actes et ses paroles, une gente dame se garda de ce péril et en écarta autrui.

« Le marquis de Montferrat, homme d’une grande vaillance et gonfalonier de l’Église, avait passé les mers pour suivre une croisade générale faite à main armée par les Chrétiens. Comme on parlait de sa valeur à la cour du roi Philippe le Borgne, lequel s’apprêtait lui aussi à partir de France pour la même croisade, un chevalier prétendit qu’il n’y avait pas sous les étoiles un couple pareil au marquis et à sa femme, attendu que, autant le marquis l’emportait en tout sur les autres chevaliers, autant la dame l’emportait sur les autres femmes du monde par sa beauté et sa vertu. Ces paroles entrèrent de telle façon dans l’esprit du roi de France, que sans avoir jamais vu cette dame, il se mit soudain à l’aimer avec passion, et résolut, pour faire le voyage qu’il projetait, de ne pas prendre la mer ailleurs qu’à Gênes, pour ce que, allant jusque-là par terre, il aurait une occasion favorable d’aller voir la marquise, songeant aussi que, si le marquis était absent, il pourrait mener son désir à bonne fin. Et, comme il l’avait résolu, il fit ; c’est pourquoi, ayant envoyé en avant le gros de ses gens, il se mit lui-même en route avec peu de serviteurs et de gentilshommes. Arrivé près des terres du marquis, il envoya un jour à l’avance prévenir la dame qu’elle l’attendît pour déjeuner le matin suivant. La dame, sage et avisée, répondit gracieusement que c’était pour elle une faveur au-dessus de toute autre, et qu’il serait le bienvenu. Puis elle se mit à réfléchir sur ce que voulait dire la visite d’un pareil roi, alors que son mari était absent, et elle ne se trompa point en pensant que c’était sa réputation de beauté qui l’amenait ; néanmoins, en vaillante dame, elle se disposa à lui faire honneur. Elle fit prévenir ceux de ses gentilshommes qui étaient restés auprès d’elle, et préparer, après avoir pris leurs conseils, tout ce qu’il fallait, mais elle voulut ordonner autant de poules qu’il y en avait dans le pays, elle ordonna elle seule le festin et les mets. Ayant fait rassembler sans retard à ses cuisiniers de préparer uniquement ce genre de mets pour le royal convive.

« Au jour dit, le roi arriva et fut reçu par la dame avec grande fête et grand honneur. Comme il la regardait, elle lui parut belle et avenante bien au delà de ce qu’il avait pu en juger par les paroles du chevalier ; il s’en émerveilla beaucoup et lui fit force compliments, son désir s’allumant d’autant plus qu’il trouvait que la dame surpassait l’idée qu’il s’en était faite auparavant. Après qu’il eût pris quelque repos dans des appartements richement décorés de tout ce qui convenait pour recevoir un tel personnage, et l’heure du dîner étant venue, le roi et la marquise s’assirent à la même table, tandis que les autres convives, selon leur qualité, prirent place aux autres tables. On servit alors successivement au roi des plats nombreux, des vins excellents et rares, et comme en outre il ne cessait de regarder complaisamment la belle marquise, il éprouvait un grand plaisir. Pourtant les plats se succédant les uns aux autres, le roi commença à s’étonner un peu en voyant que les mets, très variés comme assaisonnement, se composaient uniquement de poules. Bien qu’il connût le pays où il était comme étant très copieux en gibier de diverses espèces, et qu’il eût annoncé son arrivée à la dame assez tôt pour qu’elle pût faire chasser, cependant, quel que fût son étonnement, il ne voulut pas en prendre occasion pour le lui témoigner, si ce n’est au sujet de ses poules : et s’étant tourné vers elle d’un air joyeux, il lui dit : « — Madame, est-ce qu’en ce pays il ne naît que des poules, sans aucun coq ? — » La marquise comprit très bien la question, et il lui sembla que, suivant son désir, Dieu l’avait envoyée en temps opportun pour faire connaître ses dispositions. À la demande du roi, elle se tourna vers lui et lui répondit avec franchise : « — Monseigneur, non ; mais les femmes, bien qu’elles diffèrent entre elles par les vêtements et les dignités, sont toutes faites ici comme ailleurs. — » Le roi, à ces paroles, comprit très bien la raison pour laquelle on lui avait servi un repas tout en poules, ainsi que la sagesse cachée sous cette réponse. Il s’aperçut qu’il perdrait son éloquence avec une pareille femme et que ce n’était point le lieu d’employer la force. Pourquoi, de même qu’il s’était enflammé inconsidérément pour elle, il comprit qu’il fallait sagement pour son honneur éteindre le feu si malencontreusement allumé. Sans plus dire un mot, craignant ses réponses, il renonça à tout espoir et, le dîner fini, afin de couvrir par un prompt départ le motif de sa visite déshonnête, il la remercia de l’honneur qu’il avait reçu d’elle, la recommanda à Dieu, et partit pour Gênes. — »


NOUVELLE VI

Un brave homme confond par un bon mot la méchante hypocrisie des gens de
religion.


Après que toutes les dames eurent approuvé la courageuse et spirituelle leçon donnée par la marquise au roi de France, Émilia, qui était assise près de la Fiametta, commença, sur le bon plaisir de la reine, à parler ainsi : « Moi non plus je ne vous cacherai pas la leçon donnée par un courageux séculier à un religieux avare, au moyen d’un mot non moins plaisant que recommandable.

« Donc, ô chères jeunes dames, il y avait, dans notre cité, il n’y a pas encore grand temps de cela, un frère mineur, inquisiteur de l’hérésie perverse, lequel, bien qu’il s’efforçât de paraître un saint et zélé partisan de la religion chrétienne, comme ils font tous, n’était pas moins bon investigateur de qui avait la bourse pleine, que de quiconque se sentait du refroidissement pour la foi. Comme il se donnait beaucoup de mal pour cela, il lui tomba par aventure entre les mains un bonhomme beaucoup plus riche d’argent que de sens, et qui, non par irréligion, mais par bêtise et peut-être échauffé par le vin ou par un excès de joie, en était venu à dire un jour, dans une réunion d’amis, qu’il avait un vin si bon que le Christ lui-même en boirait. Ce propos ayant été rapporté à l’inquisiteur, celui-ci, sachant que les richesses du bonhomme étaient grandes et sa bourse bien gonflée, courut impétueusement, cum gladiis et fustibus, lui intenter un bon procès, prévoyant bien qu’il en résulterait sinon une amélioration dans la croyance de l’inculpé, du moins une abondance de florins soutirés de sa poche, comme il advint, du reste. L’ayant fait appeler, il lui demanda si ce qui avait été dénoncé sur son compte était vrai. Le bonhomme répondit que oui. À quoi le très saint inquisiteur, qui était un dévot de saint Jean-Barbe-d’Or, dit : « — Donc, tu as fait du Christ un buveur, un amateur de vins exquis, comme s’il était Cinciglione, ou quelque autre de vos ivrognes, piliers de taverne ; et maintenant, d’un air humble, tu veux nous faire croire que c’est là une faute tout à fait légère ! elle n’est pas comme elle te paraît ; tu aurais mérité le feu, si nous voulions agir envers toi comme nous le devrions. — » C’est en ces termes, suivis de beaucoup d’autres semblables, et d’un ton menaçant, comme si le pauvre diable eût été Épicure niant l’immortalité des âmes, qu’il lui parla. Il ne tarda pas à lui faire une telle peur, que le bonhomme, au moyen de personnes intermédiaires, lui fit graisser la main avec une bonne quantité de graisse de saint Jean Bouche d’Or — laquelle guérit souverainement la maladie d’avarice des clercs et spécialement des frères mineurs qui n’osent toucher de l’argent — afin qu’il agît miséricordieusement à son égard. Ce baume dont — bien qu’il soit très actif — Galien ne parle dans aucune partie de son livre sur la médecine, opéra si bien, que le feu dont il avait été menacé se changea en une simple croix. Comme s’il eût dû traverser la mer pour aller en croisade, on lui mit sur le dos, afin de lui faire une plus belle bannière, une croix jaune sur un fond noir. En outre, l’argent promis ayant été payé, on le retint pendant plusieurs jours encore, lui donnant pour pénitence d’entendre chaque matin la messe à Sainte-Croix, et de se présenter devant l’inquisiteur un peu avant l’heure du repas ; pour le reste du jour, on le laissa libre de faire ce qui lui plairait.

« Le bonhomme accomplissant régulièrement sa pénitence, il advint qu’un matin, à la messe, il entendit un évangile dans lequel on chantait : vous recevrez cent pour un et vous posséderez la vie éternelle, paroles qu’il retint très exactement dans sa mémoire. Suivant l’ordre qui lui avait été donné, s’étant ensuite présenté à l’heure du repas devant l’inquisiteur, il le trouva en train de dîner. L’inquisiteur lui ayant demandé s’il avait entendu la messe le matin, il lui répondit aussitôt : « — Oui messire. — » À quoi l’inquisiteur dit : « — Y as-tu entendu quelque chose dont tu puisses douter, ou sur laquelle tu aies à m’interroger ? — » « — Certes — répondit le bonhomme — je n’ai de doute sur aucune des choses que j’ai entendues ; je les tiens toutes au contraire pour vraies. J’en ai même entendu une qui m’a fait avoir de vous et de vos autres confrères très grande compassion, pensant à la mauvaise situation que vous devez avoir dans l’autre vie ? — » L’inquisiteur dit alors : « — Et quelle est cette parole qui t’a ému de compassion pour nous ? — » Le bonhomme reprit : « — Messire, c’est cette parole de l’Évangile qui dit : vous recevrez cent pour un. — » L’inquisiteur dit : « Cette parole est vraie ; mais pourquoi t’a-t-elle ému ? — » « — Messire — répondit le bonhomme — je vais vous le dire. Depuis que je viens ici, j’ai vu chaque jour donner au dehors à une foule de pauvres gens tantôt un, tantôt deux grandissimes chaudrons de bouillon que l’on prend aux moines de ce couvent et à vous, comme superflu. Pourquoi, si l’on vous rend là-bas cent pour un, vous en aurez tant, que vous devrez tous vous y noyer. — » Tous les convives assis à la table de l’inquisiteur se mirent à rire ; mais l’inquisiteur, comprenant que ceci était une satire de leur hypocrisie en fait d’aumônes, se troubla tout à fait. Et n’eût été qu’il avait déjà été blâmé de ce qu’il avait fait, il aurait suscité au bonhomme un nouveau procès, pour avoir mordu par un bon mot lui et les autres moines fainéants. Dans son dépit, il lui ordonna de faire désormais ce qu’il voudrait, sans plus se présenter devant lui. — »



NOUVELLE VII

Bergamino, en contant une nouvelle concernant Primasso et l’abbé de Cluny, critique honnêtement un trait inaccoutumé d’avarice chez messer Can della Scala.


La gentillesse d’Émilia et sa plaisante nouvelle excitèrent le rire de la reine et des autres assistants, qui louèrent beaucoup la présence d’esprit de ce nouveau croisé. Mais quand les rires furent apaisés et que chacun eût fait silence, Philostrate, dont le tour était venu de conter, se mit à parler de la façon suivante : « — C’est une belle chose, valeureuses dames, que d’atteindre un but qui ne bouge pas ; mais ce qui est presque merveilleux, c’est lorsqu’un archer frappe à l’improviste un objet qui vient à se montrer tout à coup. La vie lourde et vicieuse des clercs, qui se signale par une perversité constante en tant de choses, donne sans trop de difficultés matière à parler, à mordre et à reprendre à tous ceux qui veulent le faire. C’est pourquoi, quelque bien que fît le bonhomme, en blâmant l’inquisiteur sur l’hypocrite charité des moines, qui donnent aux pauvres ce qu’ils devraient donner aux porcs ou jeter à la rue, j’estime qu’il faut encore plus louer celui dont je vais parler et dont la précédente nouvelle me fait souvenir. S’adressant à messer Can della Scala, magnifique seigneur, il le critiqua sur une subite et inusitée avarice apparut en lui, au moyen d’une ingénieuse nouvelle, où il fit figurer, sous le couvert d’autrui, ce que de lui et de Can della Scala il voulait dire. Voici cette nouvelle :

« Comme l’éclatante renommée le proclame quasi par le monde entier, messer Can della Scala, à qui la fortune fut favorable en beaucoup de choses, fut un des plus notables et des plus magnifiques seigneurs que l’on ait connus en Italie depuis l’empereur Frédéric II jusqu’alors. Ayant résolu de donner à Vérone une grande et merveilleuse fête, à laquelle devaient venir de toute part nombre de gens et principalement des artistes de toute sorte, messer Can changea subitement d’idée, qu’elle qu’en fût la raison, et après avoir richement gratifié ceux qui étaient venus, il les congédia, Un seul, nommé Bergamino, habile et beau parleur au point que ceux-là seuls pouvaient le croire qui l’avaient entendu, ne reçut aucun cadeau, et comme il n’avait pas été congédié, il était resté, espérant qu’il finirait par obtenir satisfaction. Mais messer Can avait pensé que, quoi qu’il pût lui donner, ce serait chose plus perdue que s’il l’avait jeté au feu ; c’est pourquoi il ne lui avait rien dit ni rien fait dire. Bergamino, au bout de quelques jours, voyant qu’on ne l’appelait en aucune façon pour ce qui concernait son métier, et dépensant beaucoup à l’auberge avec ses chevaux et ses domestiques, commença à s’inquiéter. Cependant, il attendait toujours, car il ne lui paraissait pas convenable de partir ainsi. Il avait apporté avec lui trois beaux et riches vêtements qui lui avaient été donnés par d’autres seigneurs pour paraître honorablement à la fête. Comme son hôte voulait être payé, il lui en donna d’abord un ; puis, son séjour se prolongeant, il se décida, pour pouvoir rester plus longtemps à l’auberge, à lui donner le second. Enfin, il se mit à vivre sur le troisième, résolu à rester tant qu’il durerait, puis à partir.

« Or, pendant qu’il mangeait sur son troisième habit, il advint qu’un jour, messer Can étant à dîner, il se présenta devant lui avec un visage fort mélancolique. Ce que voyant, messer Can, plus pour se gausser de lui que pour jouir de sa réponse, lui dit : « — Bergamino, qu’as-tu pour être si mélancolique ? Dis-nous-en la raison. — » Alors Bergamino, sans avoir l’air de réfléchir, bien qu’il y eût longtemps réfléchi, se mit à débiter sur-le-champ cette nouvelle, fort à point pour son propre cas : « Monseigneur, vous saurez que Primasso fut un grammairien fort expert, et en outre grand et habile versificateur parmi tous les autres. Ces talents le rendirent si estimable et si célèbre, que, bien qu’il ne fût pas connu de vue partout, personne, grâce à son nom et à sa renommée, n’ignorait ce que c’était que Primasso. Or, il advint que, se trouvant un jour à Paris, dans un état misérable, comme cela lui arrivait la plupart du temps, car son savoir était peu apprécié des gens riches, il ouït parler de l’abbé de Cluny, qui passe pour le prélat le plus riche en revenus que possède l’Église après le Pape. Il entendit raconter de lui de merveilleuses et magnifiques choses, entre autres qu’il tenait cour ouverte, et que jamais personne, se présentant là où il était, ne s’était vu refuser le manger ni le boire, pourvu qu’il allât le réclamer quand l’abbé était à table. Ce qu’entendant Primasso, qui aimait à fréquenter les hommes généreux et les grands seigneurs, il résolut d’y aller pour voir la munificence de cet abbé, et s’informa à quelle distance de Paris il demeurait. Il lui fut répondu que l’abbé possédait une maison à six milles environ ; sur quoi Primasso pensa qu’il pourrait, en partant le matin de bonne heure s’y trouver à l’heure du repas. Il se fit donc enseigner le chemin ; mais n’ayant trouvé personne qui y allât, il craignit par aventure de se tromper et d’aller à un endroit où il ne trouverait rien à manger ; pour quoi, dans cette prévision et afin de ne pas souffrir de manque de nourriture, il songea à emporter avec lui trois pains, se disant que, quant à l’eau, bien qu’elle fût peu de son goût, il en trouverait partout. Après avoir serré ses pains sur sa poitrine, il se mit en route et marcha si bien, qu’il arriva, avant l’heure du repas, là où se trouvait l’abbé. Étant entré dans la maison, il regarda de tous côtés, et voyant le grand nombre de tables mises, les grands apprêts de la cuisine et tout ce qui avait été préparé pour le dîner, il se dit à lui-même : vraiment, c’est aussi magnifique qu’on le dit. Il était depuis un moment à regarder toutes ces choses, lorsque le sénéchal de l’abbé, l’heure de manger étant venue, ordonna de donner l’eau pour les mains, et cela ayant été fait, fit asseoir chaque convive à table. Il advint par hasard que Primasso fut assis juste en face de la porte de la chambre d’où l’abbé devait sortir pour venir dans la salle à manger. Il était d’usage dans cette maison, que ni vin, ni eau, ni rien qui se pût manger ou boire, fût posé sur les tables avant que l’abbé ne se fût assis. Le sénéchal ayant donc fait placer tout le monde, fit dire à l’abbé que, quand il lui plairait, le repas était prêt. L’abbé fit ouvrir sa chambre pour passer dans la salle du festin, et, tout en venant, regarda machinalement devant lui. Par aventure, la première personne qui frappa ses regards fut Primasso, dont les habits étaient fort délabrés et qu’il ne connaissait pas de vue. À peine l’eût-il aperçu, qu’il lui vint à l’esprit une pensée mauvaise, comme il n’en avait jusque-là jamais eu, et il se dit : « — Voyez à qui je donne mon bien à manger ! — » Et, revenant sur ses pas, il ordonna de refermer la porte, et demanda à ceux qui étaient près de lui si quelqu’un connaissait ce ribaud qui était assis à table en face de la porte de sa chambre. Chacun répondit que non. Primasso qui avait envie de manger, comme quelqu’un qui avait marché et qui n’avait pas déjeuné à son heure habituelle, après avoir attendu un peu, et voyant que l’abbé ne venait pas, tira de son sein un des pains qu’il avait apportés et se mit à manger. L’abbé, après quelques minutes d’attente, ordonna à un de ses valets de voir si Primasso était parti. Le valet répondit : « — Non, messire ; au contraire, il mange du pain, ce qui prouve qu’il en a apporté avec lui. — » L’abbé dit alors : « — Eh bien ! qu’il mange le sien, s’il en a, car il ne mangera pas du nôtre aujourd’hui. — » L’abbé aurait désiré que Primasso s’en allât de lui-même, car il ne lui semblait pas bien de le renvoyer. Primasso, ayant mangé un de ses pains, et l’abbé ne venant pas encore, se mit à manger le second, ce qui fut également rapporté à l’abbé, qui avait encore envoyé voir s’il était parti. Enfin, l’abbé ne venant toujours pas, Primasso, son second pain mangé, se mit à entamer le troisième, ce qui fut encore dit à l’abbé, lequel commença à réfléchir et à se dire : « — Eh ! quelle nouvelle idée m’est aujourd’hui venue ! quelle avarice, quel dédain, et pour qui ! voilà des années que je donne mon bien à manger à qui en a voulu, sans regarder s’il est gentilhomme ou vilain, pauvre ou riche, marchand ou pirate ; je l’ai vu dévorer sous mes yeux par une infinité de ribauds, et jamais il ne m’est entré dans l’esprit cette pensée qui m’est venue pour celui-ci. Certainement l’avarice ne doit point m’avoir assailli pour un homme de peu ; ce doit être un homme de grande valeur, celui qui m’a paru être un ribaud, puisque mon esprit s’est ainsi ravisé de lui faire honneur. — Ainsi dit, il voulut savoir qui il était, et ayant appris que c’était Primasso qui était venu voir par lui-même la munificence dont il avait entendu parler, et le connaissant déjà de réputation pour un homme de valeur, il eut honte, et, décidé à réparer sa faute, il s’empressa de lui faire honneur de toute façon. Après le dîner, selon qu’il convenait à la qualité de Primasso, il le fit vêtir noblement, lui donna de l’argent et un palefroi, et lui permit de rester ou de s’en aller selon son plaisir. De quoi Primasso, satisfait, lui rendit les meilleures grâces qu’il put, et s’en retourna à cheval vers Paris, d’où il était venu à pied. — »

« Messer Can, qui était un seigneur intelligent, n’eut pas besoin d’autre démonstration pour comprendre ce que voulait dire Bergamino et lui dit en souriant : « — Bergamino, tu m’as très adroitement montré mes torts, ton mérite et mon avarice, et ce que tu désires de moi. Et vraiment, je n’ai jamais été, comme aujourd’hui pour toi, assailli par l’avarice. Mais je la chasserai avec le bâton que toi-même m’as indiqué. — » Et ayant fait payer l’hôtelier de Bergamino, il lui donna un de ses plus beaux habits, de l’argent, un cheval, et lui laissa la liberté de rester ou de s’en aller, selon son plaisir. — »



NOUVELLE VIII

Guiglielmo Borsiere, avec quelques mots polis, perce jusqu’au vif messer Ermino de Grimaldi sur son avarice.


Après Philostrate venait Lauretta. Quand elle eut entendu bien louer l’ingéniosité de Bergamino, sentant que c’était à elle à dire quelque chose, sans en attendre l’ordre, elle commença ainsi : « — Chères compagnes, la précédente nouvelle m’amène à vous dire de quelle façon également un vaillant homme de cour flagella, non sans avantage pour lui, la cupidité d’un riche marchand ; et bien que cette cupidité ressemble à celle qui a été décrite dans la dernière nouvelle, elle ne devra pas moins vous intéresser, si vous songez au bien qui en advint en définitive.

« Il fut donc à Gênes, il y a déjà bon temps, un gentilhomme nommé messire Ermino de Grimaldi, lequel, suivant la croyance générale, était, par ses immenses domaines et par son argent comptant, de beaucoup le plus riche de tous les plus riches citoyens qu’on connût alors en Italie. Mais, de même qu’il surpassait en richesse tous ses compatriotes, il surpassait en avarice et en ladrerie tous les ladres et tous les avares du monde ; car non-seulement il tenait la bourse serrée quand il s’agissait de recevoir honorablement quelqu’un, mais il s’imposait les plus grandes privations pour ce qui concernait sa personne, dans la crainte de dépenser, à l’encontre des Génois, qui ont l’habitude de se vêtir somptueusement ; et il en agissait de même pour le boire et le manger. Pour quoi, on lui avait très justement enlevé son nom de Grimaldi, et chacun se contentait de l’appeler messer Ermino Avarizia. Or, pendant qu’à ne rien dépenser il accumulait trésors sur trésors, il arriva à Gênes un vaillant homme de cour aux belles manières et beau parleur, appelé Guiglielmo Borsiere, fort différent des courtisans d’aujourd’hui, lesquels, à leur grande vergogne, imitent les mœurs corrompues et blâmables de ceux qui veulent être appelés gentilshommes et seigneurs de renom, et ne sont que des ânes, ayant été élevés dans la grossièreté naturelle aux hommes les plus vils, plutôt que dans les cours. Oui, là où jadis les gentilshommes faisaient consister leur métier à ramener la paix parmi les princes entre lesquels étaient nées des guerres et des querelles ; à s’occuper de mariages, de parentés, d’alliances ; à récréer par de bons mots les esprits des gens fatigués ; à faire l’amusement des cours, ou bien, par de sévères et paternelles réprimandes, à flétrir les vices des méchants — et tout cela pour de très légères récompenses — on les voit aujourd’hui s’ingénier à passer leur temps à dire du mal les uns des autres ; à semer la zizanie ; à dire de tristes méchancetés et, ce qui est pis, à en commettre en vue de tous ; à divulguer, faussement ou non, les malheurs, les hontes et les sujets de tristesse de chacun : enfin à pousser, à l’aide de fausses promesses, les gens de bien aux choses viles et scélérates. Et celui-là est estimé le plus, celui-là est le plus honoré et le plus comblé de faveurs parmi ces seigneurs misérables et déhontés, qui dit les paroles les plus abominables ou qui fait les actes les plus vils : grande honte et grand blâme pour le monde actuel, et preuve trop évidente que la vertu, dont ils se sont depuis longtemps écartés, a été délaissée par les malheureux vivants pour se vautrer dans la tourbe des vices.

« Mais, revenant à ce que j’avais commencé et dont une juste indignation m’a détourné plus que je ne croyais, je dis que le susdit Guiglielmo fut honoré par tous les gentilshommes de Gênes et fréquenté volontiers par eux. Étant demeuré quelques jours dans la ville, et ayant entendu raconter beaucoup de choses touchant la ladrerie et l’avarice de messer Ermino, il voulut le voir. Messer Ermino avait déjà entendu dire combien ce Guiglielmo Borsiere était homme de valeur, et ayant en soi, quelque avare qu’il fût, un reste de gentilhommerie, il le reçut avec des paroles très amicales et d’un visage joyeux, et se mit à causer longuement avec lui sur des sujets nombreux et variés. Tout en causant de la sorte, il le conduisit, ainsi que les autres Génois qui étaient en sa compagnie, dans une maison neuve et très belle qu’il venait de faire construire, et après la lui avoir montrée tout entière, il lui dit : « — Eh ! messire Guiglielmo, vous qui avez vu et entendu nombre de choses, pourriez-vous m’en indiquer une qui n’ait jamais été vue et que je pourrais faire peindre dans le salon de cette maison ? — » À quoi Guiglielmo, entendant cette demande inconvenante, répondit : « — Messire, je ne me croirais pas capable de vous indiquer quelque chose qui n’ait jamais été vu, si ce n’est peut-être des éternuements ou choses semblables, mais si cela vous plaît, je vous indiquerai bien une chose que je ne crois pas que vous ayez jamais vue. — » Messer Ermino, ne s’attendant pas à ce qu’il devait lui répondre, dit : « — Eh ! je vous prie, dites-moi quelle est cette chose. — » Sur quoi Guiglielmo lui dit alors sans hésiter : « — Faites-y peindre la Libéralité. — » Dès que messer Ermino eût entendu ces mots, il fut pris subitement d’une vergogne telle, qu’elle eut la force de lui inspirer un esprit tout opposé à celui qu’il avait eu jusqu’alors, et il dit : « — Messire Guiglielmo, je l’y ferai peindre de façon que jamais ni vous, ni d’autres, ne pourrez me dire avec raison que je ne l’ai ni vue ni connue. — » Et telle fut la vertu de la parole dite par Guiglielmo, qu’à partir de ce moment, il fut le plus libéral et le plus généreux de tous les gentilshommes de son temps, celui qui honora le plus les étrangers et ses compatriotes. — »



NOUVELLE IX

Le roi de Chypre, piqué au vif par une dame de Gascogne, devient homme d’énergie, de pusillanime qu’il était.


Il ne restait plus qu’Élisa à recevoir l’ordre de la reine. Sans l’attendre, elle commença toute joyeuse : « — Jeunes dames, il est advenu déjà souvent que ce que des réprimandes nombreuses et de fréquentes punitions n’ont pu faire sur un homme, un mot, dit par hasard bien plus qu’avec intention, l’a opéré. C’est ce qui est fort bien apparu dans la nouvelle contée par la Lauretta, et je prétends vous le démontrer encore par une autre nouvelle très courte. Pour quoi, comme les bonnes choses peuvent toujours être utiles, on doit les écouter avec attention, quel que soit le narrateur.

« Je dis donc qu’au temps du premier roi de Chypre, après la conquête de la Terre-Sainte par Godefroi de Bouillon, il advint qu’une gente dame de Gascogne alla en pèlerinage au Saint-Sépulcre. À son retour, elle passa à Chypre, où elle fut cruellement outragée par quelques scélérats. De quoi ne pouvant se consoler, elle pensa à aller se réclamer du roi. Mais on lui dit qu’elle perdrait sa peine, pour ce que le roi était de nature si pusillanime et tellement bon à rien, que loin de venger les injures faites aux autres, il supportait avec une lâcheté blâmable celles qu’on lui faisait ; à tel point, que quiconque avait quelque sujet de courroux contre lui pouvait se soulager en l’insultant. Ce qu’entendant la dame, et désespérant d’obtenir vengeance ni soulagement à son chagrin, elle résolut de flétrir la lâcheté du susdit roi. S’étant présentée tout en pleurs devant lui, elle dit : « — Mon Seigneur, je ne viens pas en ta présence parce que j’attends de toi vengeance de l’injure qui m’a été faite ; mais puisque tu ne peux me donner cette satisfaction, je te prie de m’enseigner comment tu fais pour souffrir les injures que j’entends dire que l’on te fait, afin que, me modelant sur toi, je puisse supporter patiemment la mienne que, Dieu le sait, je te donnerais volontiers si je le pouvais, attendu que tu les supportes si bien. — » Le roi, qui avait été jusqu’alors insouciant et nonchalant, comme s’il se réveillait d’un long sommeil, commença par venger sévèrement l’injure faite à la dame, et se montra rigide punisseur de quiconque porta depuis atteinte à l’honneur de sa couronne ou commit quelque chose contre lui. — »



NOUVELLE X

Maître Albert de Bologne fait honnêtement rougir une dame qui avait voulu lui faire honte de ce qu’il était amoureux d’elle.


Élisa s’étant tue, la reine restait la dernière à conter sa nouvelle. Elle se mit gracieusement à parler, et dit : « — Valeureuses jeunes femmes, comme dans les nuits sereines les étoiles sont l’ornement du ciel, et comme, au printemps, les fleurs sont l’ornement des prés verts, ainsi les bons mots sont l’ornement des belles manières et des entretiens agréables. Ces bons mots, pour ce qu’ils sont brefs, conviennent beaucoup mieux aux dames qu’aux hommes, quoique aujourd’hui il existe peu ou pas de femme qui comprenne un bon mot ou qui, si elle l’avait compris, sût y répondre ; je le dis à la honte générale et de nous et de toutes celles qui vivent. La raison en est que la supériorité qui était dans l’esprit des femmes d’autrefois, les femmes actuelles l’ont reportée sur les ornements du corps ; de sorte que celle à qui l’on voit sur le dos les vêtements les plus voyants, les plus bigarrés, les plus ornés, tout le monde croit devoir la priser et l’honorer plus que les autres, sans songer que si l’on posait toutes ces choses sur l’échine ou sur le dos d’un âne, cet âne en porterait encore plus qu’aucune d’elles, et qu’ainsi elle ne doit pas en être plus honorée qu’un âne. J’ai vergogne de l’avouer, parce que je ne puis rien dire contre les autres que je ne dise contre moi-même : ces femmes si parées, si fardées, si bigarrées, sont comme des statues de marbres muettes et insensibles, ou bien, si elles répondent quand on les interroge, feraient beaucoup mieux de se taire. Elles donnent à entendre que c’est de la pureté d’âme que provient leur impuissance à soutenir la conversation avec les hommes de valeur, et, à leur bêtise, elles donnent le nom d’honnêteté, comme s’il n’y avait de femme honnête que celle qui cause avec sa servante, sa lavandière ou sa boulangère. Mais si la nature l’avait voulu ainsi, comme elles essaient de le faire croire, elle leur aurait limité bien plus qu’elle ne l’a fait la faculté de babiller. Il est vrai que, comme en toute autre chose, il faut en celle-ci considérer et le temps, et le lieu et la personne avec qui l’on parle ; car parfois il advient que celui, homme ou femme, qui croyait avec un bon mot en faire rougir un autre, et qui n’avait pas bien mesuré ses forces avec celles de son interlocuteur, a vu se retourner contre lui-même l’embarras où il croyait jeter autrui. Pour quoi, afin que vous sachiez prendre garde à vous, et pour qu’en outre vous ne donniez pas prétexte à répéter ce proverbe qui se dit communément partout, qu’en toutes choses les femmes vont toujours au pire, je veux que la dernière nouvelle d’aujourd’hui, celle qu’il m’appartient de vous dire, vous fasse bien comprendre que, puisque vous êtes au-dessus des autres par la noblesse de l’esprit, vous devez vous montrer également supérieures par l’excellence des manières.

« Il n’y a pas encore beaucoup d’années, vivait à Bologne un très grand médecin, dont la réputation, répandue dans le monde entier, survit peut-être encore, et qui s’appelait maître Albert. Il était déjà vieux et approchait de soixante ans ; mais il avait une telle élévation d’esprit que, bien que la chaleur naturelle eût à peu près abandonné son corps, il ne put éviter les atteintes des amoureuses flammes, ayant vu à une fête une très belle dame, veuve et appelée, selon ce que disent quelques-uns, madame Malgherida de’  Ghisolieri. Elle lui plut souverainement, tout comme s’il eût été jeune homme, et dans son cœur mûr, il ressentit une si vive ardeur, qu’il lui était impossible de bien reposer la nuit, si, la veille, il n’avait pas vu le charmant visage de la dame, objet de ses désirs. Aussi, passait-il continuellement, tantôt à pied, tantôt à cheval, selon que cela lui était le plus commode, devant la maison de sa belle. Celle-ci, et plusieurs autres dames, ne tardèrent pas à deviner le motif de ces allées et venues, et, à plusieurs reprises, elles rirent fort entre elles de voir un homme si vieux d’ans et de sens, pris d’amour, comme si elles avaient cru que cette passion si agréable naissait uniquement dans les cervelles vides des jeunes gens, et ne pouvait entrer ni rester dans d’autres. Pour quoi, les promenades de maître Albert continuant, il advint qu’un jour de fête, cette dame étant avec plusieurs de ses amies assise sur le devant de sa porte, elles le virent de loin venir vers elles. Aussitôt, elles résolurent de l’appeler et de le bien accueillir, puis de le railler sur son amour ; et ainsi firent-elles. S’étant donc toutes levées, et l’ayant invité à s’arrêter, elles le menèrent dans une cour pleine de fraîcheur, où elles firent apporter des vins fins et des confetti. Enfin, avec de belles et avenantes paroles, elles lui demandèrent comment il pouvait se faire qu’il se fût énamouré de cette belle dame qu’il savait bien être aimée par un grand nombre de beaux et jeunes gentilshommes.

« Le maître se sentant très courtoisement attaqué, fit joyeux visage et dit : « — Madame, que j’aime, cela ne doit être sujet d’étonnement pour aucune personne sage et spécialement pour vous, pour ce que vous méritez d’être aimée, mais si les forces que réclament les amoureux exercices sont naturellement ravies aux hommes âgés, la bonne volonté ne leur est point ravie pour cela, ni le discernement de ce qu’il faut aimer, ce qui est d’autant plus prisé par eux qu’ils ont là-dessus plus d’expérience que les jeunes gens. L’espoir qui me pousse, moi vieillard, à vous aimer, vous qui êtes aimée de tant de jeunes hommes, est celui-ci : plusieurs fois déjà j’ai vu des dames collationner avec des lupins et des porreaux. Et bien que dans le porreau rien ne soit bon, cependant la partie la moins fade et la moins désagréable est la tête ; pourtant, vous toutes, excitées par un appétit à rebours, vous le tenez par la tête et mangez les feuilles, qui non-seulement ne sont bonnes à rien, mais ont un mauvais goût. Que sais-je, Madame, si dans le choix de vos amants vous ne faites pas de même ! Et si vous faisiez ainsi, je serais celui que vous choisiriez, tandis que vous repousseriez les autres. — » La gente dame ainsi que ses compagnes rougirent quelque peu, et elle dit ; « — Maître vous nous avez très bien et très courtoisement punies de notre présomption ; toutefois votre amour m’est cher comme celui d’un sage et vaillant homme. Pour ce, mon honneur sauf, disposez sûrement de moi selon votre plaisir, comme de votre chose. — » Le maître s’étant levé avec ses compagnons, remercia la dame, et, riant et d’un air de fête, prit congé d’elle et partit. Ainsi la dame, ne s’avisant pas qui elle raillait, croyant vaincre, fut vaincue. De quoi, vous-mêmes, si vous êtes sages, vous vous garderez expressément. — »

Déjà le soleil inclinait à l’heure de vesprée, et la chaleur avait en grande partie diminué, quand les nouvelles des jeunes dames et des trois jeunes gens se trouvèrent être finies. Pour quoi, leur reine dit très gracieusement : « — Désormais, chères compagnes, il ne reste plus autre chose à faire sous mon commandement, pour la présente journée, que de vous donner une nouvelle reine qui, suivant sa fantaisie, disposera de son temps et du nôtre dans un honnête plaisir ; et quant à ce qu’il reste de jour d’ici à la nuit, comme il arrive parfois que celui qui ne prend pas ses précautions à temps peut se trouver embarrassé plus tard, et afin que ce que la nouvelle reine décidera pour demain matin se puisse préparer en temps opportun, je pense qu’il faut commencer dès maintenant les journées suivantes. C’est pourquoi en considération de Celui par qui tout vit et qui est notre unique consolation, Philomène, jeune dame très discrète, guidera notre royaume en qualité de reine pendant la journée de demain. — » Ayant ainsi parlé, elle se leva, ôta la guirlande de laurier de sa tête et la mit respectueusement sur celle de Philomène que tous, elle la première, et après elle les autres dames et les jeunes gens, saluèrent comme reine, et dont chacun s’empressa gaiement de reconnaître la souveraineté.

Philomène, après avoir un peu rougi de vergogne en se voyant couronnée du signe de la royauté, et se rappelant les paroles dites peu auparavant par Pampinea, afin de ne point paraître sotte, reprit son assurance habituelle, et tout d’abord confirma tous les offices donnés par Pampinea et disposa ce qu’il y avait à faire pour la matinée suivante et pour le futur dîner, disant qu’on demeurerait là où l’on était. Puis elle se mit à parler ainsi : « — Très chères compagnes, quoique Pampinea, par sa courtoisie bien plus que pour mon propre mérite, m’ait fait votre reine à toutes, je ne suis pas pour cela disposée, dans votre manière de vivre, à suivre seulement mon avis, mais à consulter aussi le vôtre. Et afin que vous sachiez ce qu’il me paraît bon de faire, et que vous puissiez par conséquent y ajouter ou en retrancher à votre fantaisie, j’entends vous l’expliquer en peu de mots. Si j’ai bien pris garde aujourd’hui aux façons d’agir de Pampinea, elles m’ont semblé aussi louables que pleines d’agrément, et pour ce, jusqu’à ce que, par une trop longue continuation ou par un autre motif, elles nous deviennent ennuyeuses, je ne pense pas qu’il faille les changer. Donc, après être convenus de ce que nous aurons à faire en commençant, nous nous lèverons d’ici, nous irons nous reposer un peu, et dès que le soleil sera près de se coucher, nous souperons à la fraîche. Puis, après quelques chansons et autres passe-temps, il sera bon d’aller dormir. Demain matin, levés à la fraîcheur, nous irons nous divertir quelque part, selon qu’il sera à chacun le plus agréable, et, comme aujourd’hui nous avons fait, nous reviendrons manger à l’heure voulue ; nous danserons, puis, ayant achevé notre sieste ainsi que nous l’avons fait aujourd’hui, nous reviendrons ici conter des nouvelles, ce qui, à mon avis, constitue une grande part de notre plaisir et nous est fort utile. Il est vrai que ce que Pampinea n’a pu faire à cause de l’heure tardive de son élection à la royauté, je veux commencer de le faire, c’est-à-dire, imposer à tous la limite dans laquelle se restreindront nos nouvelles, et vous le bien expliquer d’avance, afin que chacun ait le temps de songer à quelque belle nouvelle sur la donnée proposée, laquelle, si cela vous plaît sera celle-ci : attendu que, dès le commencement du monde, les hommes dans maints cas différents ont été le jouet de la fortune, et qu’ils le seront jusqu’à la fin, chacun devra parler sur ceux qui, après avoir été molestés par diverses choses, sont, au-delà de leur espérance, arrivés à joyeux résultat. — »

Les dames ainsi que les hommes approuvèrent cet ordre et dirent qu’ils le suivraient. Seul, Dioneo, tous les autres se taisant, dit : « — Madame, comme tous les autres, je déclare agréable et recommandable l’ordre donné par vous ; mais je vous requiers un don de grâce spéciale, lequel don je désire qu’on me le concède pour tout le temps que notre société durera, et c’est celui-ci, à savoir que je ne sois pas contraint à cette loi de dire ma nouvelle selon la donnée proposée, si je ne le veux pas, mais que je puisse conter celle qui me plaira. Et pour que personne ne croie que je requiers cette faveur en homme qui n’a point de nouvelles en mains, je désire être jusqu’à nouvel ordre le dernier à conter. — » La reine qui le connaissait pour un homme gai et de joyeuse humeur, comprit très bien qu’il ne demandait cela que pour reposer la société par quelque nouvelle joyeuse, quand elle serait fatiguée, et, avec le consentement des autres, elle lui accorda gracieusement cette faveur. Alors, s’étant levés, ils se dirigèrent à pas lents vers un ruisseau limpide qui descendait d’une montagne en une vallée ombragée d’arbres nombreux, à travers des rochers et de verts herbages. Là, s’étant déchaussés et les bras nus, ils entrèrent dans l’eau et se livrèrent à des ébats variés ; puis, l’heure du repas approchant, ils s’en revinrent au palais et soupèrent avec un vif plaisir. Après le souper, ayant fait apporter les instruments, la reine ordonna qu’une danse fût organisée, et la Lauretta la conduisant, elle dit à Emilia de chanter une chanson accompagnée par le luth de Dioneo. Pour obéir à cet ordre, Lauretta organisa prestement une danse et la conduisit, pendant qu’Emilia chantait amoureusement la canzone suivante :

Je suis si amoureuse de ma beauté,
Que d’un autre amour jamais
N’aurai, je crois, souci ni désir.

J’y vois, chaque fois que je me regarde en un miroir,
Ce bien qui rend l’esprit content,
Et aucun accident nouveau ou pensée ancienne
Ne peut me priver de ce cher plaisir.
Pourrai-je voir jamais
Quelqu’un qui me mette au cœur un nouveau désir ?

Ce bien ne fuit pas quand je veux
Le contempler encore pour ma satisfaction ;
Au contraire, il accourt au-devant de mes yeux,
Si suave à ressentir, qu’aucune parole
Ne le pourrait dire, ni être comprise
D’aucun mortel jamais
Qui ne brûlerait pas d’un semblable désir.

Et moi, qui m’enflamme de plus en plus à chaque heure.
Plus je tiens les yeux fixés sur lui,
Plus je m’y donne, plus je m’y livre toute,
Goûtant déjà un peu de ce qu’il m’a promis ;
Et j’en espère encore par la suite plus grande joie,
Ainsi faite que jamais
On ne sente ici-bas pareil désir.

Cette petite ballade finie, et tous y ayant joyeusement répondu, bien que ses paroles eussent donné fort à penser à quelques-uns, on se livra à d’autres danses ; puis, une partie de la nuit étant déjà passée, il plut à la reine de mettre fin à la première journée. Ayant fait allumer les torches, elle ordonna que tous allassent se reposer jusqu’au lendemain matin ; ce que chacun, ayant regagné sa chambre, s’empressa de faire.