Despret frères (p. 51-53).

Où le Christ, outragé sous les yeux de sa mère,
Connut de nos douleurs l’amertume autrefois,
Lorsque pour nous sauver il mourut sur la croix ;
C’est sur ce Golgotha qu’en sa bonté profonde,
Il étendit les bras pour embrasser le monde.

C’est au pied de ces murs que campaient nos aïeux ;
C’est ici qu’ils livraient des combats glorieux.
Voilà le bastion que leur illustre armée
Franchissait à travers la flamme et la fumée.
Ô prince des croisés ! ô glorieux vainqueur !
Ces lieux furent témoins de ta sainte valeur !…
De tes exploits fameux je me souviens encore :
À peine à l’horizon blanchit l’humide aurore,
Arrachant au sommeil les soldats de la Croix,
Du sonore clairon déjà vibre la voix ;
Elle répand au loin de subites alarmes.
Le camp a retenti du cri terrible : « Aux armes ! »
Et la terre a tremblé sous le pas des coursiers.
Le signal est donné ; nos vaillants chevaliers,
Pleins d’audace et d’ardeur vers la ville s’élancent ;
Dans leurs robustes mains les frondes se balancent ;
Les pierres vont frapper le front des Musulmans,
Et l’on entend les coups des mangonneaux pesants.
Le bélier formidable entame la muraille ;
Les vieillards, les enfants, en ce jour de bataille,
Aux périls des croisés ont voulu prendre part ;
Ils courent se ranger sous le saint étendard.
Bouillon fait avancer sa vaste tour roulante ;
Elle brave le feu, les traits, l’huile bouillante ;
Au sommet, d’où son bras prodigue les exploits.
Étincelle l’or pur d’une sublime croix,
Où l’on voit de Jésus la figure immortelle ;
L’Arabe furieux lance ses traits vers elle.
Notre héros lui-même, en butte à tous les coups,
D’un ennemi nombreux méprise le courroux ;
Sa main sûre brandit ses javelots rapides,
Qui répandent la mort chez les Turcs intrépides.
Ô Ciel ! à ses côtés tombe son écuyer ;

Entouré de mourants, notre vaillant guerrier,
Sous d’innombrables traits va succomber lui-même…
Ah ! comment se soustraire à ce péril extrême ?…
Mais le Seigneur, sur lui, veille du haut des cieux ;
Il mande en cet instant un ange radieux,
Cet ange qu’ici-bas il chargea de défendre
Les jours de Godefroid dès l’âge le plus tendre :
« Pars, vole, lui dit-il, protége ce croisé,
» Près des murs de Sion, sous les coups écrasé. »
S’élançant aussitôt de l’éternelle sphère,
L’envoyé du Très-Haut prend son vol vers la terre ;
Esprit pur, invisible aux regards des humains,
Il tient un bouclier dans ses puissantes mains.
Du camp des assiégés part la flèche perfide
Qui va frapper Bouillon ; mais de sa sainte égide,
Le ministre divin le couvre tout entier,
Et le trait, amorti, tombe aux pieds du guerrier.
Telle, dans les rochers de l’aride Libye,
La lionne, en voyant étendus et sans vie,
Les jeunes lionceaux que chérissait son cœur,
Et que vient de frapper la balle du chasseur,
En son sein maternel sent gémir la nature ;
Puis, à l’aspect du sang coulant de leur blessure,
Elle bondit de rage et s’élance soudain
Vers le chasseur tremblant qui veut la fuir en vain :
Tel, le sensible chef, sous les murs de Solymes,
Quand il voit expirer ses compagnons sublimes,
Sent redoubler alors sa généreuse ardeur ;
Parmi les ennemis il répand la terreur…
Qu’aperçois-je ?… Dans l’air le feu grégeois scintille,
Sur la tour de Bouillon en s’élançant il brille ;
Il s’allume, il s’attache à ses lianes entr’ouverts ;
Le vent impétueux qui soulève les mers,
Souffle, siffle soudain, attise l’incendie,
Qui s’élève, étincelle et gronde avec furie ;
De flamme et de fumée un épais tourbillon,
D’un cercle redoutable enveloppe Bouillon.
Tout à coup, du sommet de sa tour qui s’affaisse,
Sur le mur qui s’écroule un large pont s’abaisse ;

Précédé de Ludolf, d’Engelbert, nos aïeux,
Il franchit le rempart, d’un bond impétueux ;
Ô glorieux instant ! ô moment plein de joie !
L’étendard du Brabant dans les airs se déploie !…
Belgique, ô mon pays, contemple tes enfants,
Sur les murs de Sion les voilà triomphants !…
Au sommet de ses tours leur bannière arborée
Remplace le Croissant sur la ville sacrée !