Le Crime du vieux Blas/Le Crime du vieux Blas/III


III

Histoire du petit garçon qui n’avait pas d’oreilles et d’un chien noir qui fumait sa pipe.


— Il arriva une fois…

— Où ça ?

— Dans un pays. Il arriva une fois qu’il y avait un homme et une femme — des paysans comme nous, mais bien plus malheureux, — un homme et une femme à qui jamais il n’était rien arrivé que de n’avoir pas de pain pour souper avant d’aller dormir.

— Mais de la soupe ?

— Pas même de soupière, parce que le chat l’avait cassée. Donc ils étaient tout à fait pauvres, et ce qui les rendait encore plus tristes, c’est que leur fils était un enfant qui n’avait pas d’oreilles.

— Alors, il n’entendait pas ?

— Si fait.

— Par où donc ?

— Par le nez, peut-être, ou par les yeux. L’histoire ne donne pas d’explication là-dessus.

Le petit Blas réfléchit et dit :

— Ce n’est pas bien amusant, cette histoire-là.

— Ce n’est que le commencement. Tu verras tout à l’heure. Or, l’enfant qui n’avait pas d’oreilles et qui entendait très bien, entendit un jour le père raconter à la mère que, dans une montagne de ce pays-là, il y avait une grotte où un enchanteur très riche avait caché beaucoup d’or et d’argent, et que, par la permission de l’enchanteur, le trésor appartiendrait à celui qui aurait le courage d’aller le chercher à travers mille dangers.

— Un enchanteur ?

— Comme dans la Princesse Bleue.

— Ah ! oui.

— Guignonet, c’était ainsi qu’on appelait le jeune garçon, Guignonet pensa : « Je voudrais bien aller dans la montagne chercher l’argent et l’or de l’enchanteur, parce que le père et la mère, quand nous serions riches, n’auraient plus besoin de travailler comme ils font et ne se coucheraient plus sans souper. » C’était, comme tu vois, un bon cœur que l’enfant sans oreilles ; il résolut de partir pour la montagne, tout seul, sans rien dire à personne, parce qu’il voulait faire une surprise à ses parents quand il reviendrait avec le trésor.

Ce qui aurait pu le faire hésiter, c’est qu’à l’ordinaire il n’avait pas beaucoup de chance dans ce qu’il entreprenait. Quand il avait fait quelque chose de très bien, les choses tournaient fort souvent de façon qu’il avait l’air d’avoir fait quelque chose de très mal ; et il était puni de ses meilleures intentions.

Il y a des gens comme lui dans la vie, à qui rien ne réussit et qui sont toujours accusés à tort.

Ainsi, un jour, ayant vu un pauvre sur le chemin, il lui fit l’aumône, quoique bien pauvre lui-même, d’un petit sou qu’on lui avait donné. Eh bien, tu crois que le mendiant lui dit : Merci ? Pas du tout, il lui jeta le sou à la figure et cria, en montrant les poings : « C’est très vilain de tromper le pauvre monde ! Le bon Dieu vous punira. »

— Pourquoi donc le mendiant disait-il cela ?

— Le sou était faux. Mais ce n’était pas la faute de Guignonet, puisqu’on le lui avait donné. Une autre fois, il entendit une poule qui criait dans l’étable, qui criait, qui criait ! il eut pitié, sauta du lit — car c’était avant le matin, — et s’en alla porter secours à la pauvre bête. Il la vit dans une espèce de panier rond où elle criait de plus belle comme pour demander qu’on vînt à son aide. Guignonet la caressa : elle se plaignait toujours. Alors, il se dit : « Il faut croire qu’il y a dans le panier quelque méchante bête qui la mord sous les plumes. » Il aimait à rendre service, il saisit le panier, le remua, le secoua dans l’intention de faire sortir la poule, qui, de cette façon, aurait été délivrée. La poule s’enfuit en effet, effarouchée, les ailes toutes battantes ; mais sais-tu ce qui tomba par terre, du panier ? douze beaux œufs. Et tous les œufs furent cassés. Et tu penses si Guignonet fut grondé par ses parents qui avaient laissé les œufs dans le panier pour que la poule eût l’idée de les couver. Pourtant le petit garçon sans oreilles avait cru être utile à la poule.

Et tiens ! à propos de ses oreilles, il faut que je te dise comment il les avait perdues ; car enfin, il n’était pas né comme cela.

C’était une fois au coin d’un bois. Guignonet avait déjà huit ans. Il rencontre un gros chien tout noir, assis sur son derrière, et qui fumait sa pipe tranquillement.

— Qui fumait sa pipe ?

— Oui ; dans la contrée où habitait Guignonet, on rencontre assez souvent des chiens qui fument leur pipe en se promenant dans les rues ou sur le chemin ; dans notre pays ils sont beaucoup plus rares. Enfin, le chien que Guignonet rencontra, fumait sa pipe tranquillement, ou plutôt non, il ne la fumait pas. Mais ce n’était pas sa faute : elle venait de s’éteindre. Guignonet s’approcha et dit au chien noir : « Monsieur le chien, si vous voulez, j’irai jusqu’au village vous chercher des allumettes ? » C’était aimable, cela, c’était poli. Bon ! le chien se dressa sur ses pattes de derrière, aboya d’un air furieux, se jeta sur Guignonet, et, de deux coups de mâchoires, lui enleva les deux oreilles. Après quoi, il prit sa course à travers les fougères et disparut tout à fait.

— Avec les oreilles de Guignonet ?

— Avec les oreilles.

— Dis, grand-père, dans l’histoire, est-ce qu’on les lui rendra, plus tard ?

— Ça, je ne peux pas te le dire encore. Qui entendra, saura. Tu comprends que toutes ces mésaventures avaient rendu Guignonet un peu timide ; mais, n’importe, le désir de se dévouer était plus fort que la crainte d’être maltraité, et une nuit, quand tout le monde fut endormi dans la chaumière, il se leva à petit bruit, sortit, ses chaussures à la main, et, sans avoir peur, bien qu’il fît très sombre sur les routes, il s’en alla du côté de la montagne.

Or, cette montagne était toute noire, comme celle qui est là devant nous ; il n’y avait pas de chemin pour la monter et d’ailleurs Guignonet ne savait pas dans quel endroit se trouvait la grotte ; de sorte qu’il était très embarrassé et qu’il fut sur le point de revenir à la maison. Mais il arriva qu’un gros corbeau vint voler sur la tête du petit garçon ; en volant, il croassait, d’une manière qui n’avait rien de terrible ni d’effrayant : on aurait dit, au contraire, que cet oiseau tout noir avait de bonnes intentions, voulait donner de bons avis à l’enfant sans oreilles.

Guignonet le regarda. Il lui sembla qu’il avait déjà vu cette grosse tête toute pointue, qui tenait dans son bec une petite branche de sapin.

Non, il ne l’avait jamais vu, mais le corbeau, avec sa branche de sapin au bec, lui rappelait un peu le chien noir qui fumait sa pipe.

À cause de cette ressemblance, l’enfant voulut s’en aller, craignant pour ses yeux et pour son nez, puisqu’il n’avait plus d’oreilles.

Le corbeau voletant toujours, lui dit : « Guignonet, il ne faut pas se décourager. Le pauvre à qui tu as donné un sou t’a dit des injures, tu as été grondé pour avoir voulu porter secours à la poule qui criait et le chien noir t’a volé tes oreilles parce que tu lui avais offert d’aller chercher des allumettes pour allumer sa pipe ; beaucoup d’autres choses te sont arrivées où tu n’as pas eu de chance du tout, et c’est pourquoi on t’appelle Guignonet. Mais, tôt ou tard, le bien qu’on a fait produit la récompense, comme la graine devient le blé, comme le gland devient le chêne. Sois toujours un bon petit garçon, prêt à te sacrifier pour les autres, et ne t’inquiète pas du reste. Pour le moment, assieds-toi entre mes deux ailes, je te porterai du côté de la grotte où l’enchanteur a caché son trésor. » Après avoir parlé ainsi, le corbeau se posa sur la terre, toutes les plumes étendues ; c’était un oiseau si grand, que Guignonet, qui était très petit et très maigre parce qu’il ne mangeait guère, put facilement trouver place entre les deux larges ailes.

Le corbeau s’envola. Guignonet n’avait pas peur : il pensait au plaisir qu’éprouveraient ses parents lorsqu’il leur apporterait le trésor de la montagne.

Quand il fut arrivé plus haut que la plus haute cime, le corbeau s’abattit parmi un tas de broussailles, dans une espèce de crevasse qui était très noire et tout à fait terrible, tant on y voyait briller de ci et de là des yeux affreux de chouettes et d’effraies.

Guignonet mit pied à terre en disant : « Merci, monsieur le corbeau ; je vous prie maintenant de m’indiquer le chemin qui conduit à la grotte. » Mais l’oiseau n’était plus un oiseau ! il avait changé très vite et il était devenu un vieux nain tout noir qui regardait Guignonet avec un mauvais rire, et qui avait une pipe à la bouche. Guignonet pensa encore au vilain chien qui lui avait volé les oreilles. Cependant il ne se troubla pas. « Monsieur le nain, dit-il, voulez-vous m’indiquer la route qui mène à la grotte de l’enchanteur ? » Alors ce fut effrayant. Le nain avec un grand bâton et les effraies avec leurs becs, se mirent à frapper, à piquer, à maltraiter de toutes les façons, le petit garçon sans oreilles. « Va-t-en, voleur ! tu n’as pas le droit de prendre de l’argent qui ne t’appartient pas ! Et qu’est-ce que tu ferais avec le trésor de la montagne ? Tu t’achèterais des billes pour jouer dans les rues au lieu d’aller à l’école. » Guignonet répondait : « On peut prendre l’argent, puisqu’il n’appartient à personne ; puisque l’enchanteur l’a réservé au plus courageux des hommes. Et je vous assure que ce n’est pas pour acheter des billes que je veux l’avoir ; mais c’est pour que mes parents n’aillent plus se coucher sans souper et puissent faire l’aumône aux vagabonds qui passent dans la campagne. » C’étaient des paroles inutiles. Les vilaines bêtes et le méchant nain ne cessaient pas de houspiller le petit garçon ; tout roué de coups de bâton, tout saignant de coups de bec, il dégringola sur les pierres de la crevasse jusque dans un grand trou qui s’ouvrait là.

Un autre eût renoncé à son entreprise à cause des injustices qu’on lui faisait ; Guignonet ne perdit pas courage pour si peu, et il ne songeait qu’à rendre service à ses père et mère.

Dans ce trou où il était tombé, il y avait beaucoup d’obscurité et, dans cette obscurité une espèce de bête plus noire encore qui avait l’air d’un loup ; ce loup avait entre les dents un os qu’il était en train de ronger, tout blanc, qu’on aurait pris pour une grosse pipe.

Le loup lui dit : « Sors de chez moi, petit misérable ! Je suis le gardien du trésor qui est là, sous une pierre, et je ne te permettrai pas de le prendre. » Mais Guignonet se jeta courageusement sur le loup, et il trouva tant de force dans son désir d’être utile, qu’il renversa la bête, souleva la pierre qui cachait le trésor, et alors, au lieu de l’argent et de l’or qu’il croyait trouver là, il vit dans une petite cassette ouverte un nombre infini de pierreries si belles qu’une seule aurait suffi pour faire la fortune de plusieurs rois !

Pendant qu’il s’emparait de la précieuse boîte, si lourde qu’il avait un peu de peine à la soulever, le loup s’était relevé, et, maintenant, le mordait aux mollets et au derrière ; mais Guignonet résistait à la douleur, ne prenait pas garde à ces dents qui lui déchiraient la peau ; il s’imaginait le contentement de sa mère lorsqu’elle aurait de belles robes comme les dames de la ville et qu’elle pourrait distribuer de la soupe tous les jours aux mendiants qui passent.

C’était un petit garçon comme cela. Il lui était égal de souffrir, pourvu que les autres fussent très heureux.

Cependant, poursuivi par le loup qui ne lui lâchait pas les culottes, il chercha un chemin dans les broussailles, pour revenir au bas de la montagne et de là s’en retourner à la maison. Il trouva un petit sentier très rapide et très dur qui descendait. Mais dans l’ombre tout autour de lui il y avait une foule de créatures, des hommes, des bêtes, qui allaient, venaient, rôdaient, criaient de toutes leurs forces : « Voilà un petit garçon qui a commis un grand crime » ; et des oiseaux le suivaient à travers les branches en sifflant : « Au voleur ! au voleur ! »

Il était bien triste, Guignonet, parce qu’il craignait qu’on ne le tuât ; triste surtout de voir que tout le monde le jugeait si mal.

Quand il fut dans la plaine, il crut qu’il était hors de danger et que personne ne lui dirait plus de mauvaises paroles ; il se voyait déjà réveillant le père et la mère dans la pauvre chaumine. « Voici le trésor caché par l’enchanteur dans la grotte de la montagne et qui était réservé au plus courageux. Je l’ai trouvé et je vous l’apporte ; réjouissez-vous, mangez, buvez et partagez avec tout le monde la fortune que j’ai acquise au péril de ma vie. » Les choses ne devaient pas se passer aussi bien que l’espérait l’enfant sans oreilles ! Il vit venir de son côté, sur la grand’route, trois gendarmes très grands, et comme la lune s’était levée, on distinguait très bien l’acier de leurs sabres qui reluisaient et leurs blanches buffletteries. Mais ce qu’il y avait d’extraordinaire dans ces trois hommes, c’est qu’ils avaient tous trois sous leurs bicornes de grands museaux de chiens et que, malgré cela, ils fumaient leurs pipes tranquillement…

Le vieux Blas en était là de son histoire, lorsque le petit bruit de la sonnette électrique appela son attention. Le premier train ne tarderait pas à passer : c’était le moment de baisser le pont qui joignait l’un à l’autre les deux bords de la rivière.

Il allait se lever, le petit Blas le retint.

— Alors, grand-père, les gendarmes, c’étaient des chiens ?

— Des chiens véritables, répondit le vieux Blas.

Et comme il savait que le train n’arriverait pas avant un quart d’heure, comme il suffisait de quelques minutes pour baisser le pont au moyen de la manivelle, il continua :

— Du moins, ils avaient l’air d’être des chiens véritables, mais, tu sais, dans les histoires, les personnes ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être. Le fait est que les gendarmes, dès qu’ils aperçurent Guignonet, coururent à lui en poussant des cris et lui prirent sa cassette et lui dirent : « C’est toi qui as volé les voyageurs au coin du bois ! » L’enfant sans oreilles avait beau leur répondre : « Vous vous trompez, je viens de la montagne ; je rapporte à mes parents le trésor qui appartient au plus brave, » ils ne voulaient rien entendre ; ils lui mirent des menottes aux mains, et, en l’injuriant, en lui donnant des coups, ils le conduisirent à la prison de la ville. Là, il fut mis dans un cachot tout noir, où il y avait beaucoup de rats qui trottinaient. Toute la ville s’était réveillée. Il entendait du fond de son trou les gens rassemblés autour de la prison causer entre eux et dire : « Ah ! ah ! on l’a pris, le petit voleur. Qui donc aurait pensé que Guignonet, avec son air si honnête, était un garnement de cette espèce ! » Lui, tout seul, il pleurait, sentant bien qu’il n’avait pas voulu faire de mal, et qu’il n’en avait pas fait…

Le vieux Blas se leva. Deux coups de sifflet avaient déchiré l’air et l’on voyait déjà là-bas une fumée noirâtre tourbillonnante.

Il courut vers le pont pendant que l’enfant jouait avec les cailloux de l’allée, et il se mit à tourner la manivelle.

Il entendait derrière lui, assez loin encore, souffler, grincer, cracher, la lourde locomotive que suivait une longue file de wagons. Le train qui venait était un train express ; si le vieux Blas s’était retourné, il aurait pu voir des têtes de voyageurs qui se penchaient en dehors des portières pour regarder la haute montagne où ils allaient entrer.

Le tablier du pont, s’abaissant lourdement, avait déjà décrit le tiers à peu près de sa descente aérienne. Le vieux Blas ne se pressait point trop ; il avait le temps ; tout était bien.

Tout à coup, un cri.

Oh ! il reconnut la voix : c’était la voix du petit Blas.

En jouant au bord de la rivière, sur le sable et les cailloux, l’enfant avait glissé, avait roulé, était tombé dans l’eau.

Dieu vivant ! il vit son petit-fils, son amour, son extase, disparaître dans le courant.

Oh ! le vieux Blas avait soixante et onze ans, mais le vieux Blas était robuste. Un fort nageur, c’était lui. Il lâcha la manivelle ! Il allait s’élancer : il rattraperait son enfant, dont la tête venait de paraître, là, plus loin.

Mais le train maintenant était tout proche. Si le vieux Blas ne se hâtait pas de baisser tout à fait le pont, la locomotive se heurterait contre le tablier solide, et ce serait un effrayant désastre, les voitures saccagées, et des blessés et des morts.

L’enfant reparut encore, toujours plus loin, appelant, élevant les bras !

Que fit le grand-père ?

Il reprit la manivelle entre ses deux fortes mains. Bientôt le tablier du pont eut rejoint la rive opposée ; et la locomotive, les wagons, roulant avec un bruit de foudre, s’engouffrèrent dans le tunnel, disparurent, ne furent plus qu’un fracas lointain qui ébranlait la montagne.

Le train avait passé, l’enfant s’était noyé.

Le vieux Blas, avec des yeux de fou, regardait la rivière qui avait emporté le petit Blas.