Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/La Peau d’orange

La Peau d’orange
Traduction par Albert Savine.
Stock (Le Crime de lord Arthur Savilep. 242-261).
Nouvelles publiées en Amérique

LA PEAU D’ORANGE



I


J’étais tout fraîchement en possession de mon diplôme de doctorat, et, la clientèle venant lentement, j’avais de longues heures pour flâner dans les cliniques.

C’est là que je connus John Mérédith.

Médecin non pas, chimiste de premier ordre, simple amateur de médecine, le jeune Anglais me charma par son esprit primesautier et nous fûmes en quelques semaines aussi intimes qu’on l’est à vingt-trois ans entre jeunes gens du même âge et des mêmes goûts.

J’emmenai Mérédith chez mes cousins Carterac où je m’imaginais avoir découvert ma moitié d’orange, comme disent les Espagnols, dans cette petite bécasse d’Angèle qui entra au couvent avant que je fusse bien fixé sur mes sentiments.

Mérédith, lui me présenta chez lord Babington, son oncle et son tuteur. Il habitait, avec la très jeune femme, au printemps de laquelle il eut la sottise d’unir son hiver, une petite maison, festonnée de lierres et de glycines, dans un grand parc, à faible distance de la gare de Ville-d’Avray, et, chaque dimanche, nous arrivions sur les onze heures et demie, Mérédith et moi, comme madame Babington, qui était française et catholique, rentrait de la messe, dite à cette charmante église de Ville-d’Avray qui est pleine d’œuvres d’art à faire honte aux cathédrales de province.

Nous passions la journée sur la terrasse embaumée de senteurs de citronnelles, à bavarder avec le vieux lord ou à écouter le piano de lady Marcelle qui nourrissait nos nonchaloirs de sa berçante harmonie, ou bien nous allions dans les bois cueillir les chèvrefeuilles en fleurs ou les premiers lilas.

Généralement lord William prenait mon bras et nous laissions Mérédith se faire le chevalier servant de madame Marcelle.

Ils partaient en avant d’un pied leste et nous rattrapaient au retour, les bras chargés de bouquets et de verdure.

Chose étrange, la tante et le neveu ne paraissaient s’entendre que pour et pendant les promenades : au logis, sur les routes, ils en étaient à cette politesse un peu agressive qui n’est pas rare entre la jeune femme d’un vieil oncle et le neveu qui doit hériter de cet oncle.

Mérédith, à qui j’avais fait l’observation du contraste des deux attitudes, que j’avais remarquées en eux, me répondit avec une spontanéité pleine d’humour.

— Cher ami, comme vous le dites, je n’aime pas ma tante. Sa présence auprès de mon tuteur m’irrite et m’importune. Madame Marcelle déteste cordialement son neveu : mes visites à son mari l’ennuient. Mais quand nous partons pour les bois, il n’y a plus en nous que deux camarades qui aiment la marche, les grands arbres, la brise fraîche, l’air irrespiré des hauteurs, les fleurs silvestres. Madame Marcelle a vingt-deux ans, un esprit pétillant. Je ne suis pas de beaucoup son aîné et l’on ne me dit point sot. Bref, nous ne songeons qu’à nous amuser et à jouir de la vie pendant notre promenade, quittes à reprendre nos attitudes d’hostilité courtoise en nous rapprochant du logis.

Je répliquai à Mérédith que je ne comprenais pas que l’amie dans les bois ne fût pas l’amie à la maison et que sa psychologie me semblait bien subtile.

— Je n’ai pas dit amie, me répliqua-t-il, j’ai dit camarade et c’est tout différent. Il n’y a pas d’amitié possible entre la femme de mon oncle et moi : la camaraderie n’engage à rien.

Quand je scrute mon moi de ce temps-là, je songe que peut-être au fond j’étais suffisamment amoureux de madame Marcelle pour demeurer enchanté que Mérédith lui battît si froid.

Ce sentiment, dont je ne me rendais point compte, était probablement ce qui me paralysait dans mes desseins premiers sur Angèle.

Un dimanche, — il y avait un peu plus de trois mois que je fréquentais le toit hospitalier de lord William, — c’était le 14 juin 188., — nous déjeunions tous quatre dans la petite salle à manger Renaissance.

Nous en étions au dessert et madame Marcelle, à la mode anglaise, fit apporter les vins.

Généralement elle restait à table et se préoccupait d’empêcher lord William, qui y avait quelque penchant, d’absorber trop de sherry ou de Corton.

Mais, ce jour-là, elle me parut plongée dans une profonde distraction.

Comme j’ai toujours été un très petit buveur, je laissai les deux Anglais se faire raison et j’observai ma voisine.

Elle jouait avec la peau de l’orange qu’elle venait de sucer quartier par quartier.

D’abord, avec son couteau à fruits, elle la découpa en longues lanières ; puis, elle subdivisa les lanières en petits losanges ; enfin, elle réunit les petits losanges en un tas au milieu de son assiette.

Et, paraissant alors s’intéresser soudain à la conversation de son mari, elle coupa de deux ou trois observations brèves le récit, qu’il faisait, d’une croisière dans les mers de Chine.

Puis, elle reprit son couteau, l’éleva un instant sur son assiette et s’absorba dans l’exécution d’un dessin très compliqué d’ornementation, disposant les petits losanges tout autour et au fond de l’assiette.

Elle me posa ensuite quelques questions banales sur la pièce à la mode, comme se désintéressant de son travail d’arabesques, éleva le couteau sur son assiette d’un air de badinage et d’un petit geste décidé ramena les losanges au centre de l’assiette.

De nouveau, le manège du couteau recommença et, cette fois, deux losanges seuls s’alignèrent. Un instant, le couteau reposa sur l’assiette au-dessus des deux losanges, pour reprendre bientôt la position verticale.

Et alors, brusquement, madame Marcelle bouleversa les fragments de peau d’orange et les remit en tas.

Le jeu était fini.

Lord William continuait l’interminable récit de ses querelles avec lord Elgin. Mérédith, d’apparence insoucieux, buvait lentement son sherry.

Autorisé d’un geste de la jeune femme, j’allumai une niña.

Il n’y avait pas de doute : le jeu de la peau d’orange était un système organisé de correspondance et cette correspondance ne pouvait s’adresser qu’à Mérédith.

Mais à quoi bon puisque dans les bois les correspondants avaient tout loisir de causer loin des indiscrets ?

Dans une bouffée de fumée de mon cigare, je me décidai à jeter un coup d’œil sur madame Marcelle. Son regard impératif ne quittait pas Mérédith, comme si elle attendait une réponse.

— Votre sherry est excellent, mon oncle, mais un marcheur ne doit pas en abuser. Je voudrais aujourd’hui que nous poussions le plus près possible de Vaucresson. Qu’en disent vos jambes ?

— Elles disent, mon garçon, qu’elles ont besoin du bras de ton ami le docteur.

— À votre disposition, lord William.

— Eh bien ! En ce cas, préparons-nous au départ. Milady, tâchez de ne pas mettre plus d’une heure à votre toilette, conclut lord William d’un ton malicieux.

Et nous partîmes comme à l’accoutumée. Mais j’observai que la tante et le neveu, sitôt qu’ils prirent de l’avance, eurent une vive altercation, madame Marcelle multipliant les gestes impératifs, tandis que Mérédith semblait riposter par des dénégations.


II


Après une promenade de trois heures, nous revînmes, lord William et moi, à Ville-d’Avray mais nous ne fûmes point rejoints par Mérédith et madame Babington.

Sans doute ils s’étaient attardés à boire de la limonade dans quelque bouchon campagnard et, sans nous inquiéter de ces marcheurs intrépides, lord William, qui soignait ses malaises de vieillard d’après des procédés spéciaux, se fit servir un bitter.

Il pouvait bien être six heures et demie quand une sorte de guimbarde pénétra jusque devant la terrasse.

Madame Marcelle en sauta avec une légèreté d’oiseau.

— Venez vite, me cria-t-elle, secourez ce pauvre Mérédith qui s’est foulé le pied. Supprimé le train de minuit, beaux sires ! Vous voilà nos prisonniers jusqu’à demain où l’on avisera au moyen de transporter Mérédith chez lui ! Je vais faire préparer votre chambre, car vous partagerez celle de Mérédith, docteur, la plus belle lady de France et d’Angleterre ne pouvant vous offrir que ce qu’elle a.

Et madame Marcelle se précipita vers l’escalier.

Aidé des domestiques, je portai Mérédith sur le divan oriental à côté du piano.

Il refusa d’aller plus loin prétendant que c’était bien assez de souffrir sans s’ennuyer. On le monterait quand il serait l’heure de se coucher, mais il entendait sinon dîner, du moins assister au repas.

J’obtins seulement de lui de visiter son pied. Il était peut-être un peu gonflé par un excès de marche, mais je n’y vis rien d’inquiétant, rien même qui décelât nettement la cause des douleurs dont il se plaignait.

— Ce n’est pas une foulure, affirmai-je, peut-être une crampe violente. Les élèves d’Eton sont-ils devenus des demoiselles qu’ils se mettent à la diète pour si peu de chose ? Vous allez dîner, Mérédith, et, je le souhaite, de bon appétit.

Madame Marcelle reparut au salon, à peine avais-je décidé Mérédith à substituer à ses fines chaussures de grosses pantoufles de repos.

Elle paraissait fort gaie, milady, plus rieuse et plus taquine que d’ordinaire, mais elle semblait à son habitude se soucier fort peu de Mérédith.

Après le dîner, où lord William ne manqua pas de faire apporter du champagne pour boire à la guérison de son neveu, le rival de lord Elgin s’endormit dans son fauteuil, tandis que madame Marcelle, au piano, jouait des polonaises et des berceuses de Chopin, son maître favori.

Mérédith fumait silencieusement. Accoudé sur le Pleyel, je tournais les feuillets, échangeant de temps en temps un mot avec la musicienne.

Sur les onze heures, lord William se réveilla et donna le signal de la retraite.

Nous montâmes Mérédith au deuxième étage, éclairés par madame Marcelle qui me recommanda, notre chambre n’ayant pas de sonnette, de frapper au plancher si Mérédith avait besoin de quoi que ce fût.

— Ma chambre est immédiatement sous celle-ci et je préviendrai les domestiques, car malheureusement, Jeanne, ma femme de chambre, qui couche habituellement dans mon cabinet de toilette, est en congé jusqu’à demain soir.

J’aidai Mérédith à se coucher, et, une fois les lumières éteintes, je ne tardai pas à m’endormir.

Quand je m’éveillai, il faisait une nuit noire et sans lune.

Je frottai une allumette pour consulter ma montre.

Il était deux heures et quart.

J’allais souffler la bougie quand, n’entendant pas la respiration de Mérédith, je tournai presque machinalement la tête vers son lit.

Le lit était vide.

« Voilà, pensai-je, qui m’explique cette foulure bizarre. Mon Mérédith est un bon comédien et madame Marcelle, avec ses losanges de peau d’orange qui m’ont tant intrigué, lui marquait tout simplement l’heure du berger ! Allez croire après cela à la vertu des tantes et au serment des neveux : « Je n’aime pas ma tante, elle me déteste cordialement. » Il n’y aurait pas besoin d’aller bien loin pour en avoir la preuve, si j’avais comme le diable boiteux la faculté de décoiffer les maisons de leurs toits et les chambres de leurs plafonds. Et, cependant, lord William dort du sommeil du juste : c’est dans l’ordre. Mais aussi ce vieillard de soixante-cinq ans avait bien besoin d’aller épouser une femme de vingt ans… N’importe, si mon ami Mérédith allait donner cette nuit un héritier à son oncle, il la trouverait sans doute mauvaise. Docteur, mon ami, tous les hommes sont fous. Toi-même, tu bats la breloque. N’es-tu pas dans ton lit pour dormir et non pour philosopher ? Eh bien ! dors sans te préoccuper des vicissitudes de la vie d’autrui.

Mais ces beaux raisonnements ne me rendirent pas le sommeil et ce n’est qu’au petit jour que je pus enfin dormir…


III


Je fus réveillé par un cri d’appel auquel répondit une exclamation angoissée de Mérédith qui s’élança vers l’escalier. Sitôt que je fus en état de me présenter décemment, je le suivis.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je à une servante que je rencontrai sur le palier du premier étage.

— Lord Babington, me dit-elle, est mort ou mourant.

Je pâlis atrocement. Je pensai soudain au couteau posé sur l’assiette sous les deux losanges de peau d’orange.

La voix de Mérédith, une voix blanche, m’appelait de la chambre entr’ouverte.

J’entrai.

Madame Marcelle, pâle et défaite, pleurait au pied du lit.

Mérédith, du geste, me désigna le cadavre.

Je m’approchai.

Comme me l’avait révélé le premier coup d’œil, lord William avait cessé de vivre. Dans un examen rapide, je voulus rechercher les causes du décès.

Quelque souci, quelque préoccupation que j’eusse des événements de la nuit, rien de significatif ne permettait de douter que la mort ne fût naturelle : c’était une rupture d’anévrisme en apparence indiscutable. La course disproportionnée aux forces du malade, ses abus habituels des boissons alcooliques, ses excès de la veille pouvaient expliquer l’accident.

J’avais tremblé. Mérédith était si bon comédien et si savant chimiste.

Je sentis un poids de moins sur mon cœur. Après tout, le médecin légiste se débrouillerait comme il l’entendrait. Ce que je savais, — au fond c’étaient des hypothèses et non une science, — n’avait aucun rôle à jouer ici. Le collègue, que Mérédith avait fait appeler constaterait les causes constatables de la mort et la justice des hommes serait satisfaite.

S’il y avait… autre chose, la conscience de Mérédith et de Marcelle aurait seule à en répondre…

Et d’ailleurs y avait-il autre chose ?

Une intrigue, un rendez-vous ? D’accord.

Un crime ? Si je l’eusse affirmé tout le monde m’eût pris pour un fou. On m’aurait dit que j’avais bu trop de champagne, la veille, avec lord William et que si les résultats de ces libations exagérées avaient été moins funestes pour moi que pour le vieillard, ce n’était pas une raison pour troubler de mes rêves plus ou moins avisés la quiétude de Ville-d’Avray.

Je renfonçai en moi mes doutes et je me tus.


IV


Mérédith partit, aussitôt après l’enterrement de son oncle, pour l’Angleterre.

Madame Marcelle se retira en Bourgogne chez des parents éloignés et je n’entendis plus parler d’eux pendant un an environ.

Je sus vers cette époque par le carton banal que Mérédith épousait la tante qu’il exécrait, prétendait-il, et plus tard j’appris que le titre de lord ne risquait pas de passer à des collatéraux car, suivant le cliché usuel, le ciel avait plusieurs fois béni leur union.

À diverses reprises, je reçus de mon ancien ami des invitations à le visiter à Inverness, mais les circonstances me retenaient malgré moi à Paris, et je le regrette, car j’eusse sûrement démêlé dans leur intimité si, lui et madame Marcelle, incarnaient le bonheur dans le crime ou le bonheur dans l’amour.

Quien sabe ?

Nous jugeons si vite et si méchamment, nous autres sceptiques endurcis ! conclut le docteur en secouant la cendre de son cigare.