Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Le Creux de la vallée


LE CREUX DE LA VALLÉE


La solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu.
René.


Au fond du bois, à gauche, il est une vallée
Longue, étroite ; à l’entour, de peupliers voilée ;
Loin des sentiers battus ; à peine du chasseur
Connue, et du berger : l’herbe en son épaisseur
N’agite sous vos pas couleuvre ni vipère ;
À toute heure, au mois d’août, un zéphyr y tempère,
À l’ombre des rameaux, les cuisantes chaleurs
Qui sèchent le gazon et font mourir les fleurs.
Mais vers le bas surtout, dans le creux, où la source
Se repose et sommeille un moment dans sa course,
Et par places scintille en humides vitraux,
Ou murmure invisible à travers les sureaux,
Que le vallon est frais ! l’alouette y vient boire,
La sarcelle y baigner sa plume grise et noire,
La poule d’eau s’y pendre au branchage mouvant.
En me promenant là, je me suis dit souvent :
Pour qui veut se noyer la place est bien choisie.
On n’aurait qu’à venir, un jour de fantaisie,
À cacher ses habits au pied de ce bouleau,
Et, comme pour un bain, à descendre dans l’eau :
Non pas en furieux, la tête la première ;
Mais s’asseoir, regarder ; d’un rayon de lumière
Dans le feuillage et l’eau suivre le long reflet ;
Puis, quand on sentirait ses esprits au complet,
Qu’on aurait froid, alors, sans plus traîner la fête,
Pour ne plus la lever, plonger avant la tête.

C’est là mon plus doux vœu, quand je pense à mourir.
J’ai toujours été seul à pleurer, à souffrir ;
Sans un cœur près du mien j’ai passé sur la terre ;
Ainsi que j’ai vécu, mourons avec mystère,
Sans fracas, sans clameurs, sans voisins assemblés.
L’alouette, en mourant, se cache dans les blés ;
Le rossignol, qui sent défaillir son ramage,
Et la bise arriver, et tomber son plumage,
Passe invisible à tous comme un écho du bois :
Ainsi je veux passer. Seulement, un… deux mois,
Peut-être un an après, un jour… une soirée,
Quelque pâtre inquiet d’une chèvre égarée,
Un chasseur descendu vers la source, et voyant
Son chien qui s’y lançait sortir en aboyant,
Regardera : la lune avec lui qui regarde
Éclairera ce corps d’une, lueur blafarde ;
Et soudain il fuira jusqu’au hameau, tout droit.
De grand matin venus, quelques gens de l’endroit,
Tirant par les cheveux ce corps méconnaissable,
Cette chair en lambeaux, ces os chargés de sable,
Mêlant des quolibets à quelques sots récits,
Deviseront longtemps sur mes restes noircis,
Et les brouetteront enfin au cimetière ;
Vite on clouera le tout dans quelque vieille bière,
Qu’un prêtre aspergera d’eau bénite trois fois ;
Et je serai laissé sans nom, sans croix de bois !

Et durant ces beaux plans d’un bonheur que j’espère,
Que devient, croyez-vous, et l’herbe sans vipère,
Et le zéphyr, et l’onde aux mobiles vitraux,
Et l’abeille qui chante et picore, aux sureaux,
Et, de longs peupliers tout à l’entour voilée,
À gauche, au fond du bois, la tranquille vallée ?