La Veuve Duchesne, la Veuve Bailly et les Marchands de Nouveautés (p. at-83).


LE
COUVENT,
OU
LES VŒUX FORCÉS,
DRAME EN TROIS ACTES.


Par Mme  de Gouges,
Auteur de l’Eſclavage des Noirs.




LE
COUVENT,
OU
LES VŒUX FORCÉS,
DRAME EN TROIS ACTES.
Repréſenté en deux Actes, & remis en
trois au Théâtre François, Comique
& Lyrique, au mois d’Octobre 1790.


Ce Drame a eu juſqu’à ce jour quatre-vingt
& tant de Repréſentations.
Séparateur


À PARIS,
Chez
La veuve Duchesne, rue Saint-Jacques.
La veuve Bailly, barrière des Sergens.
Et chez les Marchands de Nouveautés.
___________
Mars 1792.



PRÉFACE.

J’ai déjà prouvé que depuis ma naiſſance je ſuis perſécutée ; que rien ne m’a jamais réuſſi, & qu’enfin les vraies jouiſſances me ſont inconnues, quoique le Ciel m’ait fait une ame pour en goûter les délices. La littérature eſt une paſſion qui porte juſqu’au délire. Cette paſſion m’a conſtamment occupée pendant dix années de ma vie. Elle a ſes inquiétudes, ſes allarmes, ſes tourmens, comme celle de l’amour.

L’eſclavage des Noirs devoit avoir, d’après les circonſtances, le plus grand ſuccès : ce ſuccès fut empoiſonné par des entraves effroyables & iniques. Pour faire diverſion à mes tourmens, j’arrivai à Verſailles avec tous les Députés de la France ; je donnai aveuglément, & à corps perdu, dans la politique & dans la philoſophie. Mes écrits patriotiques ſoulevèrent tous les partis naiſſans contre mes bonnes vues. À peine j’étois entrée en lice avec les vrais ſoutiens de la France, que les merveilleux de la Cour crièrent à l’audace, à l’entrepriſe, & prétendirent qu’il valoit mieux que je fiſſe l’amour que des livres. J’aurois pu les en croire s’ils avoient été en état de me le perſuader. Ils ne pouvoient m’offrir que des vices & des ridicules, je n’aime que les vertus. Cette morale & cette critique ne me corrigèrent pas, je continuai d’écrire.

On agita la queſtion des vœux arrachés aux jeunes gens des deux ſexes : cette queſtion m’inſpira mon Drame des Vœux Forcés. Tous les Prêtres qui ſe ſont diſtingués ſur cette matière me fournirent les moyens d’établir le caractère du Curé de mon Drame. J’arrachai une plume de l’aîle de chacun. L’éloquence & l’érudition de MM. Taleyrand, Seyès, & ſur-tout la pureté religieuſe de M. l’Abbé Goutes, me donnèrent de quoi m’étendre ſur ce caractère. L’Abbé Maury a bien plus d’eſprit que mon Grand-Vicaire. Victime du fanatisme, comme on l’apprendra par les ſuites, ce ſujet dut me ſourire plus qu’à tout autre ; auſſi je le traitai rapidement. J’en ai puiſé les matériaux dans le ſein de l’Aſſemblée Nationale. Je le communiquai à un grand nombre de perſonnes à Verſailles ; tous m’en firent le plus grand récit ; tous m’engagèrent à le faire repréſenter ; mais on craignoit la cenſure malgré le premier rayon de la liberté. Aucun Auteur n’avoit encore porté ce ſujet au Théâtre. Il falloit donner l’eſſor à la grande queſtion qui s’agitoit à l’Aſſemblée Nationale. Ma Pièce pouvoit peut-être y contribuer : mais d’original que j’étois, l’arrêt du ſort, l’irrévocable arrêt qui me pourſuit, voulut me faire paroître imitateur.

Je portai ce Drame au Théâtre de Monsieur, Foire Saint-Germain, vers le mois de Février 1790. Ce Spectacle le reçut, mais il me demanda un tems très-long pour le repréſenter : je le retirai pour le donner au Théâtre du Palais-Royal. On me le garda deux mois ſans m’en donner aucune nouvelle. Je communiquai un ſecond manuſcrit à M. Monvel, qui trouvoit cette Pièce charmante, & je pouvois l’en croire. Il me témoigna le plaiſir qu’il auroit de jouer le rôle du Curé, & certes mon intention étoit bien de le lui offrir ; mais l’implacable d’Orfeuille, acharné comme un Comédien François contre mes Pièces, trouva prétexte ſur prétexte. On me demandoit un troiſième Acte, je le croyois aſſez néceſſaire, mais tous ces délais commençoient à me fatiguer.

Mon fils me prend le manuſcrit, &, pour mon malheur, va le porter à un Théâtre François, Comique & Lyrique.

Il étoit écrit que tout ce qui porteroit le nom de Théâtre François me ſeroit funeſte. On reçoit avec tranſport cette Pièce (c’eſt la première, dit-on, & la ſeule dramatique qui ſe ſoit repréſentée ſur ce Théâtre). Quelques fuſſent les inſtances de mon fils, j’avois de la peine à me décider. Il amène un des Directeurs chez moi : je conſens à lui donner ma Pièce : il me prie de la faire cenſurer au plus vite. Mon Cenſeur étoit M. Duport-Dutertre, Lieutenant de Maire alors & Miniſtre de la Juſtice aujourd’hui. Il pointilla beaucoup ſur les licences ; il approuva l’Ouvrage & le jugea en connoiſſeur. Son approbation m’indiqua même tous les changemens que j’y ai faits ; le ſtyle avoit beſoin d’en être châtié, je le ſavois, puiſque c’étoit le brouillon qui avoit été cenſuré. Je me remis donc après ma Pièce, quelque fût mon dégoût pour la correction, &, après l’avoir revue de nouveau, je la livrai au Directeur, ne voulant pas aller aux répétitions de ce Théâtre. Il me demanda la permiſſion d’y faire des coupures & de changer quelques mots par-ci par-là. Je lui en donnai une aveugle, & ma Pièce auroit été défigurée ſi je n’avois redemandé mon manuſcrit. J’appris qu’il s’étoit aviſé de vouloir intercaler une ſcène de ſa façon, & qu’elle étoit ſi mauvaiſe, ſi étrangère à l’action & au ſujet de mon Drame, que les Acteurs étouffoient de rire en la liſant. Vraiſemblablement cet homme avoit des vues ſur cette Pièce ; car il engagea mon fils, aſſez ſubtilement, pour en accélérer la repréſentation, de ſ’en déclarer l’Auteur avec lui, mais de me laiſſer ignorer ce projet. Mon fils y conſentit comme un étourdi. Eh bien, dit-il, nous allons nous en dire les Auteurs tous deux, elle marchera plus vîte. Soit, lui-dit-il, pourvu qu’elle ſe joue tout de ſuite. La Pièce ſe joue & a le plus grand ſuccès.

J’étois à la campagne : à mon arrivée j’apprends cette nouvelle, & je vois affiché à ma porte : Les Vœux Forcés, par Mme  de Gouges & M. Labreux… ! Par Mme  de Gouges & M. Labreux, m’écriai-je d’une voix ſépulchrale : Depuis quand ſuis-je aſſociée pour une production Dramatique ? Tout le monde ouvre les yeux auſſi bien que moi. Je crie au meurtre ! au viol ! au plagiat ! à la Juſtice !… Oh ! oui, la Juſtice, rien n’étoit organiſé. Ma Pièce alloit toujours ſon train. Faire un procès à des miſérables, c’eſt ſe couvrir d’ignominie. Des perſonnes plus modérées & déſintéreſſées, & connoiſſant ma fatalité, me diſent, pour me conſoler : « Cet accident vous ſert bien ; ſi vos ennemis vous en avoient ſu l’Auteur, on l’auroit fait tomber, ou ils ſeroient parvenus à en arrêter la repréſentation. » Vous avez raiſon, leur dis-je, & m’efforçant, pour étouffer en moi le cri de la Nature, j’ai abandonné ce Drame à ſa deſtinée. Il eſt arrivé à quatre-vingt repréſentations. Aujourd’hui je reprends ma progéniture un peu épuiſée ; mais je lui ai donné une nouvelle vigueur par un troiſième Acte, j’ai mis plus d’action dans le dialogue, plus de pureté dans le ſtyle. Je me propoſe actuellement de faire repréſenter cette Pièce ſur un autre Théâtre. J’oſe croire qu’elle eſt propre à figurer ſur tous. Meſſieurs les Directeurs du Théâtre François, Comique & Lyrique, voudront bien me rendre compte de la recette, dont je deſtine ma part d’Auteur aux Soldats de Château-Vieux, & me rendre compte du vol manifeſte de la moitié de la gloire de cet ouvrage, & me reproduire ſur-tout l’approbation qui leur a permis de la repréſenter.

Je demande actuellement aux Lecteurs, à tous les Auteurs nés & à naître, ſi jamais ils ont éprouvé, & ſi jamais aucun éprouvera un brigandage de cette eſpèce. Il eſt cruel pour un homme, il eſt atroce pour une femme : car, dans cette matière, il eſt plus commun qu’un homme donne à une femme ; mais qu’un homme vole une femme !!! cela n’eſt pas ordinaire. Certes je ne ſuis pas ſurpriſe de ce miſérable vol, & l’on me forcera à la fin de croire que j’approche des grands talens, puiſque tous les jours on me pille.

Pluſieurs Savans ont fait la remarque que l’Eſcalavage des Noirs avoit fait des petits, comme la Coquette fixée ; j’ai reconnu aux Italiens, dans pluſieurs Pièces, des ſcènes tout-entières. Dans Zélia, dans la fameuſe Zélia, du Théâtre de la rue de Louvois, l’Auteur ne s’eſt pas même donné la peine de déguiſer le Roman de M. de Saint-Frémont, mais il a eu l’art, au-deſſus de moi, de faire vivre les deux rivales. Il faut croire que M. Dubuiſſon aime la polygamie, & que dans ce moment il veut introduire ce goût en France. Il n’aura pas grande peine, je penſe ; mais moi, qui veux tout ou rien, j’ai eu grand ſoin de faire mourir la plus ancienne. J’ai trouvé ce moyen plus dramatique, plus théâtral, & ſur-tout plus moral. J’ai conçu ce Drame dix ans avant celui de M. Dubuiſſon. Il a eu le tems de le parcourir, puiſqu’il eſt imprimé depuis cinq ans ; & je vois avec plaiſir qu’un Expert dans l’art d’écrire, un Auteur conſommé, n’a pas dédaigné, non-ſeulement d’imiter une ignorante, mais de lui prendre encore l’intention, les aveux, & exactement les mêmes phraſes. Il faut convenir, M. Dubuiſſon, que vous avez cru mon Drame enfoui dans les ténèbres, & vous avez vu ſans doute avec peine un ſi joli Roman diſparoître de la ſcène. Vous voudrez bien permettre qu’après ſon ſuccès je tâche au moins de ramener ſur l’eau l’Eſclavage des Noirs. Je conviens que ma Pièce n’a aucun rapport avec cette duplicité d’intérêt, j’oſe dire ſagement conduit ; vous avez volé ſeulement le Roman, grand bien vous faſſe. Je préfère réclamer à reſtituer. Vous, & M. de Labreux, me feriez bien caution, & bien d’autres, que je n’ai pas beſoin du bien d’autrui ; certes vous pourriez me faire long-tems de ſemblables vols avant de me ruiner, & l’on ne ſait que trop que ma grande fortune dans ce genre eſt l’Embarras des Richeſſes. Si quelque Financier, amateur d’eſprit & de gloire d’autrui, vouloit faire l’acquiſition de mille & un manuſcrits, je ſuis prête à traiter avec lui à bon compte : & ſérieuſement, je ſerois bien femme à conclure ce marché, & même à garder le ſecret quand mes Pièces auroient le plus grand ſuccès : mais quand on me les vole ! c’eſt une autre paire de manches, comme diſent les bonnes gens.

Me voilà aſſez vengée, & j’eſpère bien qu’à l’avenir on me demandera mes Pièces plus loyalement, plus légalement, & qu’on me fera la loi avec une bonne quittance. Je déclare que je ne donne plus ni aux Auteurs, ni aux Acteurs, ni au Public, mes Ouvrages. Le mauvais que l’on paye eſt toujours : le bon que l’on donne ne vaut jamais rien. J’ai appris à faire un proverbe de cette expérience. Il m’a pris fantaiſie de faire fortune, je veux la faire, & je la ferai.

Je la ferai, dis-je, en dépit des envieux, de la critique & du ſort même : car je vois bien qu’il faut que je lui montre les dents ſi je veux reprendre ma revanche. Je vois auſſi que notre vie n’eſt qu’un jeu, & que celui qui ne ſait pas calculer perd toujours. J’ai appris mathématiquement à vivre à mes dépens.

Je finis par demander juſtice au Public pour mes foibles productions : lui demander de l’indulgence, ce ſeroit trop ; mais ſi j’obtiens cette juſtice, ce ſera beaucoup pour moi.

En liſant cette Préface je m’apperçois qu’il eſt impoſſible de livrer à l’impreſſion un brouillon ſans être revu & corrigé. C’eſt aſſez mon uſage pour les Préfaces. Ainſi, je rappelle celle-ci à l’indulgence du Lecteur, quoique je paroiſſe la braver plus haut.

PERSONNAGES

 
L’ABBESSE.
SŒUR ANGÉLIQUE.
JULIE, Novice.
SŒUR AGATHE.
LE MARQUIS DE LEUVILLE.
LE CHEVALIER, Fils du Marquis.
UN GRAND-VICAIRE.
UN CURÉ.
ANTOINE, Jardinier.
PLUSIEURS RELIGIEUSES.
UN COMMISSAIRE.
PLUSIEURS SOLDATS.


LE
COUVENT,
OU
LES VŒUX FORCÉS.



ACTE PREMIER.


Le Théâtre repréſente le derrière d’un Couvent. Dans le fond eſt une grande porte pour l’entrée des proviſions.




Scène PREMIÈRE.

LE CHEVALIER DE LEUVILLE, ANTOINE.
Le Chevalier, ſuivant Antoine.

Antoine, mon cher Antoine.

Antoine, faiſant le tour du Théâtre.

Point d’affaires.

Le Chevalier.

Mon ami.

Antoine.

C’eſt inutile.

Le Chevalier.

Écoute moi donc.

Antoine.

Je ſommes ſourd.

Le Chevalier.

Réponds moi un moment.

Antoine.

Je ſommes muet.

Le Chevalier.

Je te promets…

Antoine.

Je ſommes incorruptible.

Le Chevalier.

Cette bourſe…

Antoine, regardant la bourſe, & à part.

Elle eſt dodue.

Le Chevalier.

Accepte-la.

Antoine.

Tout de bon ?

Le Chevalier.

Elle eſt à toi.

Antoine, recevant la bourſe.

Grand merci.

Le Chevalier.

Tu n’es plus ſourd actuellement.

Antoine.

Ni muet. Allons, dégoiſez-moi vîtement votre affaire.

Le Chevalier.

Je languis, je brûle, je ſuis amoureux.

Antoine.

Et de qui ?

Le Chevalier.

D’une femme adorable, d’un ange qui vit dans ce couvent.

Antoine.

Quel conte vous nous faites donc-là ? ſi c’étoit un démon, paſſe ; cet eſprit malin ſe faufile plus d’une fois parmi nos Béguines.

Le Chevalier.

Ah ! ſi je te nommois celle que j’aime, tu conviendrois avec moi qu’elle eſt adorable.

Antoine.

Il faudroit que j’l’aimions pour dire comme vous. Ce n’eſt donc pas une de nos Religieuſes, je n’devinons pas celle qui vous a donné dans la viſière. Il faut ben ſtapendant nous la nommer ſi vous voulez que j’vous ſoyons utile.

Le Chevalier.

Julie prononce ſes vœux aujourd’hui : figure-toi, mon cher Antoine, quel doit être mon tourment.

Antoine.

Ah ! c’eſt pour la Novice. Je nous en ſommes preſque douté : mais que diantre voulez-vous que je faſſions pour vous, au moment même de la cérémonie ?

Le Chevalier.

M’introduire là-dedans.

Antoine.

Ouais ! introduire le loup dans la bergerie ; ce n’eſt pas le moyen qui nous manqueroit, puiſque j’allions à la ville quand je vous ons rencontrais, pour y chercher un Directeur. S’il étoit poſſible, (en réfléchiſſant) eh ! ma-fine[sic], pourquoi pas. J’avons préciſément à notre diſpoſition…

Le Chevalier.

Dis-moi, eſt-ce toujours le même Capucin qui vient ici ?

Antoine.

Non, quelquefois il ne ſe trouve pas à la Capucinière, & alors c’eſt le premier venu.

Le Chevalier.

Tu me fais naître une idée charmante ; ſi je prenois la place de ce premier venu, ſi j’endoſſois l’habit de Capucin ? Tu pourrois dire que le Directeur en titre étoit abſent. Ce stratagême ſeroit admirable, divin.

Antoine.

Admirable, divin, pour vous, mais pour moi… Oh ! oh ! M. le Chevalier, vous mettre à la place d’un Confeſſeur pour être à même d’apprendre tous les ſecrets de nos petites Sœurs. Et que diroit la Religion ? Oh ! c’eſt trop fort, c’eſt trop fort, quand j’y réfléchiſſons ſérieuſement.

Le Chevalier.

Ta crainte eſt ridicule, ton ſcrupule n’eſt pas raiſonnable. Crois-tu que ce ſoit la première fois qu’un amant déguiſé eſt entré ſous des vêtements religieux dans ces aſyles. Crois-moi, mon cher Antoine, il ſe paſſe ſouvent dans ces retraites des aventures que le public ignore. D’ailleurs, je prends tout ſur moi, & je te promets une récompenſe digne du ſervice que tu m’auras rendu.

Antoine.

C’en eſt fait, je ne réſiſtons plus. J’avons préciſément acheté l’aut’jour au marché la défroque d’un Révérend, & je comptions en faire, pour le Carnaval, un Capucin de paille pour divertir nos filles de village ; vous l’endoſſerez pour divertir la Novice, qui nous paroît ma foi bien triſte, & vaille que vaille, v’là qu’eſt convenu ; mais pourrez-vous prendre l’air piteux, le ton naſillard d’un pauvre diable ? Dame c’eſt votre affaire, une fois dans le Couvent, je n’répondons plus d’vous.

Le Chevalier.

Il s’agit de vaincre la répugnance de mon amante, de la décider à quitter ſa priſon.

Antoine.

Il ſe peut bien que ce ſoit vous qu’elle aime, il s’agit de vous en convaincre, & je ne ſommes pas fâché d’y bouter la main. Je n’ferions pas ça pour tout le monde da ! ça n’feroit pas notre profit. T’nais, je n’ſommes pas fâchais quand queuqu’jolis minois s’enfermont dans c’te cage, y nous y reviant toujours de petits cadeaux. Chacune a ſon petit jardin ; Antoine par-ci, Antoine par-là, je te recommande mon parterre : arroſe mes fleurs, alles ont ſoif, & puis les ſucreries & les bonbons de me tomber comme la grêle, & tout ça fait que j’ſommes ben v’nu des filles des environs, parce que j’leux faiſons part de ces friandiſes. Mais Mam’ſelle Julie, quoique elle ſoit ben jolie…

Le Chevalier.

Oh ! oui : bien jolie.

Antoine.

Quoiqu’elle ſoit ſi douce, ſi bonne, qu’ça vous reſſemble à un Ange…

Le Chevalier.

Oui, mon ami, c’eſt une créature céleſte.

Antoine.

Stapendant, ſi cette créature ce n’étoit pas vous qu’elle aima. Je lui avons vu un chagrin ſi cuiſant de faire profeſſion, qu’ça m’chagreine moi-même.

Le Chevalier.

Eh bien ! mon cher Antoine, c’eſt un motif de plus pour tout haſarder.

Antoine.

C’eſt pour une bonne cauſe qu’vous voulais endoſſer la mandille ?

Le Chevalier.

Oui, il ne me reſte que ce moyen pour empêcher le plus grand de tous les malheurs ; auſſi ce n’eſt pas par irrévérence pour le coſtume de Saint-François que je veux l’endoſſer, mais par néceſſité abſolue.

Antoine.

J’en ſommes certain ; enfin…

Le Chevalier.

Écoute ; Julie, comme tu le ſais, a été élevée dans ce Couvent depuis ſa plus tendre enfance ; mais ce que tu ne ſais pas, c’eſt qu’elle y a été miſe par ordre de mon père, c’eſt encore par ſon ordre qu’aujourd’hui l’on veut la forcer à faire profeſſion. Voilà tout ce que j’ai pu apprendre ſur le ſort de Julie ; le reſte eſt un myſtère. Tu ne connois pas mon père. Violent, deſpote, la moindre réſiſtance à ſes volontés eſt une injure qu’il ne pardonne jamais.

Antoine.

S’il eſt ſi hargneux, comment prendra-t-il votre équipée ?

Le Chevalier.

C’eſt mon affaire, je ſuis majeur, & tout le reſpect que je lui dois ne peut m’empêcher de me ſouſtraire à une tutelle tyrannique. Tu ſens bien que ſon acharnement à vouloir faire de Julie une Religieuſe me laiſſe entrevoir quelque choſe… d’odieux peut-être. La pitié que ſon ſort m’inſpire, augmente encore mon amour : il prit naiſſance au parloir où je l’ai vue quelquefois lorſque je venois avec mon père rendre des devoirs à Madame l’Abbeſſe.

Antoine.

C’eſt fort bian, vous l’aimais, & il n’y a rien là-dedans que de très-naturel ; mais ſi alle ne vous aime pas, à quoi aboutira toute votre manigance, ça m’inquiette, & vous n’y ſongez pas même.

Le Chevalier, comme embaraſſé.

Si… Julie… ne m’aime pas… dis-tu ?

Antoine.

Oui, car j’n’ons encore rian vu qui m’apprenne qu’elle partage vos biaux ſentimens.

Le Chevalier.

Je ne me trouve là-deſſus pas plus avancé que toi.

Antoine.

Peſte ! j’ons toujours entendu dire qu’on ne s’embarque dans une aventure périlleuſe que pour en obtenir du profit, & vous affrontais ſtelle-ci ſans ſavoir ſi Julie vous en dira grand merci.

Le Chevalier.

Oh ! je ſuis sûr qu’elle m’aimera.

Antoine, le contrefaiſant.

Oh ! je ſuis ſûr qu’elle m’aimera. Les jeunes gens ne doutons de rian ; ils penſons tous de même, & ſi par haſard alle n’alloit pas vous aimer, & qu’elle en aima un autre. Ah dame ! vous ſeriez ben attrapé n’eſt-ce pas ?

Le Chevalier.

Ah ! je t’en aſſure. C’eſt impoſſible cependant, car enfin elle n’a jamais vu d’homme que moi & mon père.

Antoine.

Et moi, dame, pour qui me prenez-vous, eſt-ce que j’ſommes une bûche ? & puis, vous croyez qu’à travers les grilles des croiſées on ne regarde pas ben les paſſans. Ces jeunes filles ont les yeux par-tout. Ça vous a une vue auſſi longue, auſſi longue, qu’une lorgnette d’Aſtrologue.

Le Chevalier.

Tu me fais trembler. Sa répugnance à prononcer ſes vœux ne vient que des diſpoſitions de ſon cœur à la tendreſſe.

Antoine.

Et ſi ces diſpoſitions étoient diſpoſées pour un autre que pour vous, je ne ſaurois trop vous le répéter.

Le Chevalier.

Tu as raiſon… ſi c’étoit tout autre…

Antoine.

Peut-être que non, quand vous l’avez vue, lui avez-vous parlé ?

Le Chevalier.

Jamais.

Antoine.

Lui avez-vous fait des mines ?

Le Chevalier.

Sans parler, ma bouche lui diſoit beaucoup de choſes ?

Antoine.

S’en eſt-elle apperçue ?

Le Chevalier.

J’en doute, mes yeux, preſque ſans ceſſe fixés ſur elle, ont toujours vu les ſiens modeſtes & baiſſés.

Antoine.

Voilà un amour bien avancé ; mais tout coup vaille, ſi vous perſiſtez dans votre deſſein je vous y ſervirai.

Le Chevalier.

Si j’y perſiſte, n’en doute pas. Il y a deux jours que le haſard me fit découvrir que mon père, conjointement avec Madame l’Abbeſſe, avoit fixé pour aujourd’hui la cérémonie des vœux de Julie. Déſeſpéré, hors de moi, je rêve aux moyens de l’empêcher ; preſſé par le tems, je n’entrevois que ce déguiſement…

Antoine.

Paix… voici de la compagnie.

Le Chevalier.

Me feras-tu bientôt entrer dans le couvent ?

Antoine.

Pas encore ; ne faut-il pas avoir l’air d’arriver de la ville, & ne faut-il pas avoir le tems de vous capuciner… retirons-nous… Voyez donc, c’eſt votre père avec le Grand-Vicaire & notre bon Curé.

Le Chevalier.

Ah ! Dieu, ſerois-je venu trop tard !



Scène II.

LE MARQUIS DE LEUVILLE, LE GRAND-VICAIRE, LE CURÉ.
Le Marquis.

Dans toute autre circonſtance vos raiſons ſeroient fort bonnes, M. le Curé ; mais elles ne peuvent avoir ici leur application.

Le Curé.

Quel ſi grand intérêt vous diſpoſe à vouloir ſi impérieuſement que Julie prononce ſes vœux ?

Le Grand-Vicaire.

Prétendriez-vous que M. Le Marquis ait à vous rendre compte de ſa conduite ? Je connois ſes motifs, & cela doit vous ſuffire.

Le Curé.

Pardonnez, Monſieur, je ſais qu’en votre qualité de Vicaire-Général vous avez dans les Couvens une autorité que je n’y ai point ; mais au moins mon caractère excuſe ſuffiſamment ma démarche : & je ne crois point que M. le Marquis puiſſe ſe diſpenſer d’entendre les repréſailles de ſon Paſteur.

Le Grand-Vicaire.

Elles ſont inutiles, & s’il le faut, je vous recommande le ſilence.

Le Curé.

Votre ton me force à juſtifier mes inſtances. (au Marquis.) Liſez, Monſieur, la lettre que je viens de recevoir.

Le Marquis, lisant.

« Il ne reſte plus que ce ſeul moyen, accourez, Monſieur, je vous en conjure par tous les ſentimens de piété & de religion qui vous animent ; empêchez, retardez au moins les vœux que l’on arrache à la malheureuſe Julie. Pour animer votre zèle, ſachez que l’obſtination du Marquis de Leuville cache un myſtère d’iniquité… Le tems le découvrira peut-être… Je ne puis en dire davantage… »

(à part, un peu éloigné & troublé.)

C’eſt Angélique, c’eſt ma Sœur qui a tracé ces lignes ; auroit-elle inſtruit Julie du ſecret de ſa naiſſance ?

(au Curé, après s’être remis de ſon trouble.)

Eh bien, cette lettre eſt anonyme, vous arrêteriez-vous à un pareil écrit ?

Le Curé.

Prenez garde, Monſieur, certaines circonſtances, vagues à la vérité, que je me ſuis rappellées en la liſant… Vous eûtes autrefois une Sœur… Un mariage qui n’eut point votre approbation… La mort ſoudaine de ſon époux… La diſparition de cette Sœur & de ſon enfant encore au berceau… Un voile, juſqu’à préſent impénétrable, n’a laiſſé ſur cet événement que des conjectures.

Le Marquis, avec une fureur concentrée.

M. le Curé…

le Grand-Vicaire.

Qui vous a chargé du ſoin de la famille de M. le Marquis, & comment oubliez-vous la charité, juſqu’à vous permettre des ſuppoſitions odieuſes.

le Curé.

Le ciel, qui connoît la pureté de mes intentions, ſait que je ne ſuppoſe point, que je repouſſe même les bruits injurieux à M. de Leuville.

Le Marquis.

Faites mieux encore, renoncez à cette oppoſition, qui d’ailleurs n’aboutiroit à rien, puiſque les vœux de la novice ſont décidément arrêtés entre Madame l’Abbeſſe & moi.

Le Grand-Vicaire.

Songez, enfin, à l’intérêt du Ciel qui attend ce nouveau triomphe de la religion. Laiſſez tranquillement des mains innocentes ſe conſacrer au culte des Autels.

Le Curé.

Ah ! ſi le ſacrifice étoit volontaire, s’il ſe conſommoit dans un âge où la raiſon & l’expérience permiſſent d’en meſurer toute l’étendue ; quoiqu’il répugne à la nature, j’y applaudirois volontiers. Mais à ſeize ans, à cette époque de la vie, où le cœur incertain cherche à ſe connoître, où les premières impreſſions commencent à ſe développer, à cet âge où l’innocence eſt ſi timide qu’elle ploie ſans oſer murmurer ſous le joug qu’on lui impoſe, commander l’abnégation de ſoi-même, ordonner le plus inconcevable de tous les ſacrifices, enchaîner un enfant, aveuglément docile, dans des liens qui ne ſe briſeront jamais ; c’eſt offenſer l’Etre ſuprême, c’eſt s’oppoſer aux loix éternelles de la création, c’eſt rendre barbare le culte d’un Dieu de paix.

Le Grand-Vicaire.

Qu’oſez-vous prononcer contre cette religion dont vous méconnoiſſez la ſévérité ? Oubliez-vous qu’elle n’admet à ſes Autels que des mains pures & ſans taches ? Oubliez-vous que renoncer au monde eſt le premier devoir de ceux qui ſe conſacrent au miniſtère ſacré ?

Le Curé.

Plût au Ciel qu’aucun motif humain n’y eût jamais appellé cette foule d’ambitieux, qui ne conſidèrent dans la vie ſacerdotale qu’un chemin trop facile pour arriver à la fortune, & ſe procurer toutes les jouiſſances de la molleſſe & du luxe ! L’Egliſe n’auroit point à rougir de la corruption des mœurs de ſes Miniſtres : moins opulens, ils en ſeroient plus reſpectables.

Le Marquis.

Quoi ! Monſieur, vous dont le zèle ſi pur & les mœurs auſtères ſervent d’exemple à votre troupeau, vous prêcheriez une morale malheureuſement miſe à la mode par de prétendus Philoſophes, vous ſeriez le panégyriſte de l’erreur ?

Le Curé.

La Religion ne commande point d’être ſourd à la voix de la nature. Concilier ſes dogmes avec les devoirs de la ſociété, voilà la morale, voilà l’inſtruction que nous devons aux hommes. Laiſſez ſe conſacrer au ſervice des autels celles qu’une vocation particulière y appelle dans un âge où la raiſon ait pu ſuffiſamment les éclairer ſur le choix d’un état où il eſt ſi difficile de ſe plaire ; mais renoncez au pouvoir tyrannique de condamner à des regrets la timide innocence que vous enchaînez dans les Cloîtres. Songez que le droit de ſe choiſir librement une place dans la ſociété appartient, par la nature, à tout être penſant, & que le premier de tous les devoirs eſt d’être utile.

Le Marquis.

Raiſonnemens ſuperflus, qui ne peuvent ébranler ma détermination. Julie eſt ſans fortune ; ſa dot payée, ſes vœux prononcés, je me verrai débarraſſé, pour toujours, du ſoin que j’ai bien voulu prendre d’elle.

Le Curé.

Tremblez de lui vendre trop cher des ſervices… ſans doute généreux… Sexe faible & malheureux, trop ſouvent ſacrifié à des convenances barbares, on t’interdit le pouvoir de te déterminer ſur la moins importante des conſidérations de fortune, & cependant on t’enchaîne par des ſermens inviolables, on veut que tu puiſſes ſigner un contrat dont la raiſon frémit.



Scène III.

LES PRÉCÉDENS, ANTOINE.
Antoine, s’eſſuyant le front.

Ouf ! me voilà enfin arrivais.

Le Grand-Vicaire.

Ah ! c’eſt toi, Antoine, tu es bien échauffé ?

Antoine.

Je n’ons fait qu’un ſaut d’ici à la ville & de la ville ici. La jeune Novice a biau faire la mutaine, je lui amenons un Révérend Père qui ſaura la mettre à la raiſon.

Le Marquis.

Eſt-il bien ſévère ?

Antoine.

De nos jours, je n’ons point vu de Moine plus refrogné, les yeux caves, le front ridé, les joues creuſes, & une barbe qu’ça fait peur.

Le Grand-Vicaire.

Et tu l’appelles ?

Antoine.

Le Père Hilarion.

Le Curé, à part.

Malheureux, qui va répandre le trouble dans cette ame timorée, & achever de la précipiter dans l’abyme.

Le Marquis.

Faites prier Madame l’Abbeſſe de deſcendre au parloir, où nous allons nous rendre, M. le Grand-Vicaire & moi.

Antoine.

J’y courons, (à part.) enſuite je reviens vous faire entrer le Père Hilarion par les jardins dans la ſalle du Chapitre où il endoctrinera la Novice.




Scène IV.

Les Précédens, excepté ANTOINE.
Le Curé.

Je ne vous quitte pas, Meſſieurs, trouvez bon que je vous accompagne au parloir. Il n’eſt peut-être que trop néceſſaire de rappeller à Madame l’Abbeſſe qu’elle ne doit permettre aucune violence ſur les diſpoſitions de Julie.

Le Grand-Vicaire.

Diſpenſez-vous de ce ſoin.

Le Marquis.

Nos meſures ſont priſes, nul obſtacle ne peut en arrêter l’effet.

Le Curé.

Eh bien, ſachez ce que l’humanité & la religion m’ordonnent de faire. Je paroîtrai à la cérémonie dont il n’eſt pas permis de m’interdire l’entrée ; j’y réclamerai hautement les droits naturels & la liberté ; ſi la Novice héſite, ſi je m’apperçois de quelques violences, je dépoſerai ma proteſtation au greffe du tribunal de juſtice, & j’inveſtirai votre victime du pouvoir de faire caſſer des vœux évidemment forcés.

Le Grand-Vicaire, à part, au Marquis.

Le bourreau nous tiendra parole. Tâchons d’amollir ſa fermeté par l’eſpoir des récompenſes.

Le Marquis, au Curé.

Une ſemblable démarche, M. le Curé, contrarieroit fort de certaines diſpoſitions où vous êtes intéreſſé. Je ſuis le parent & l’ami du Miniſtre de la feuille des bénéfices. Déjà j’ai ſa promeſſe en votre faveur. Prenez garde que je peux en précipiter l’effet, ou lui rendre ſa parole d’une manière à vous ôter tout eſpoir pour l’avenir.

Le Grand-Vicaire.

La réputation de vertu de M. le Curé m’avoit auſſi inſpiré des vues. On connoît mon aſcendant ſur l’eſprit de notre Prélat. Certaine prébende qui vaquera bientôt dans un Chapitre opulent…

Le Curé.

Ainſi, pour prix de ma complaiſance, je pourrois, ſous peu de tems, me voir revêtu d’un Canonicat ou de quelque gros Prieuré ?

Le Marquis.

N’en doutez pas.

Le Grand-Vicaire.

Vous devez y compter.

Le Curé.

Gardez, Meſſieurs, pour des ames vénales de pareilles propoſitions. J’irois à l’opulence par l’oubli de mes devoirs ! ma portion congrue, un foible patrimoine, l’économie & la ſobriété, voilà mes richeſſes. Je n’en déſire point d’autres ; elles ſuffiſent à mes beſoins & aux ſecours qu’un Paſteur doit à ſes Paroiſſiens.



Scène V.

Les Précédens, ANTOINE.
Antoine.

Messieurs, Madame l’Abbeſſe vous attend au grand parloir.

Le Marquis.

Nous y allons.

Le Grand Vicaire.

Monſieur le Curé, ſi notre amitié, ſi nos offres vous touchent peu, craignez au moins notre mécontentement.

Le Curé.

Ni promeſſes, ni menaces ne me feront manquer à mon devoir.


Scène VI.

Antoine, ſeul.

J’ons bien recommandé à notre Capucin de ne point faire d’eſclandre. Il m’a bian promis de ne ſe découvrir qu’à ſa Julie, & de l’exhorter ſeulement à la fermeté ; ainſi, point de riſque pour nous. Enfin, vingt-cinq louis dans la bourſe qu’il m’a baillée, & ſt’aute récompenſe qu’il m’aſſure, c’eſt plus qu’il n’en faut pour m’dédommager du riſque que j’courons. Oh ! ſi nos Béguines allions découvrir… Queu vacarme !



Scène VII.

ANTOINE, SŒUR AGATHE, dans le fond du Theâtre, en dedans du jardin.
Antoine.

Vous venais fort à propos, ma Sœur, le Père Hilarion va arriver, & vous l’introduirez à la ſalle du Chapitre.

Sœur Agathe, à travers la grille.

Tout y eſt prêt pour la cérémonie ; on n’attend plus que lui pour achever de vaincre l’irréſolution de la Novice.

Antoine.

Juſtement le voici.



Scène VIII.

ANTOINE, SŒUR AGATHE, LE CHEVALIER.
Antoine.

Arrivais, arrivais, Père Hilarion.

Le Chevalier.

Eh ! quoi, ma Sœur, ce Couvent renferme une brebis égarée qui réſiſte à la voix du Ciel. Seroit-ce le fruit des mauvais conſeils que lui donnent peut-être quelques Religieuſes ?

Sœur Agathe.

Hélas, mon père, nous faiſons tous nos efforts pour vaincre l’eſprit tentateur ; mais vous ſavez que le plus juſte peche ſept fois par jour.

Le Chevalier.

Qui peut donc l’entretenir dans ces diſpoſitions mondaines ?

Sœur Agathe.

Dieu ſeul ſait pénétrer les replis des cœurs. La Mère Abbeſſe, M. de Leuville, & la Sœur Angélique, n’ont pu juſqu’à préſent vaincre ſa réſiſtance.

Le Chevalier, vivement.

La Sœur Angélique, dites-vous, quelle eſt-elle ?

Sœur Agathe.

La meilleure amie de Julie, celle de nos Sœurs à qui elle eſt la plus attachée, & qui a pris le plus de ſoin de ſon enfance.

Le Chevalier.

Mais cette Sœur connoît le Marquis de Leuville ?

Sœur Agathe.

Oh ! beaucoup, ſouvent ils ont enſemble de très-longues converſations, dont jamais nous n’avons pu pénétrer le motif.

Le Chevalier, à part.

Quel trait de lumière ! c’eſt elle, ſans doute, c’eſt ma tante, ô frère cruel. (à Agathe.) Introduiſez-moi promptement auprès de la Novice, je veux lui parler ſans témoins. Je ſaurai lire dans ſon cœur ; je découvrirai ce myſtère que l’on s’efforce de vous cacher.

Sœur Agathe ouvre la grille & introduit le Chevalier.

Scène IX.

Antoine, ſeul.

Bon, le v’la dedans, maintenant qu’il s’y tienne comme il faut, & j’répondons de tout. Mais ces amans, ça vous eſt ſi imprudent, qu’on pourroit les ſurprendre. Ayons l’œil au guet, & tandis qu’ils jaſeront tâchons de nous trouver à portée de les avertir quand l’ennemi paroîtra.


Fin du premier Acte.


Séparateur

ACTE II.


Le Théâtre repréſente la ſalle du Chapitre, diſpoſée pour la cérémonie des vœux. Au milieu eſt une eſpèce d’autel ſur lequel on voit un gros livre.



Scène PREMIÈRE.

SŒUR ANGÉLIQUE, JULIE.
Julie, dans la plus grande douleur.

Non, je ne prononcerai point ce ſerment… infortunée… pourquoi ſuis-je au monde ?

Sœur Angélique.

Ma fille, ayez un peu plus de confiance en vous-même… Que vous rendez mes jours malheureux ! Vous ignorez tout l’intérêt que je prends à vous.

Julie.

Ah ! Madame… ah ! ma mère… permettez-moi de vous donner ce nom ?

Sœur Angélique.

Oui, ma fille, appelle-moi ta mère, j’ai plus que tu ne penſes des droits à ce titre.

Julie.

Vous ſeule ne me repouſſez pas avec cruauté… quoi, vous verſez des larmes ? vous vous attendriſſez ſur mon ſort ? Ah ! ſans doute, vous déſapprouvez la violence qu’on veut me faire.

Sœur Angélique.

Contribuer à ton malheur, moi qui ne fais des vœux que pour ta félicité !

Julie.

Affermiſſez mon ame contre la perſécution qu’on lui prépare : dites-moi que le Ciel ne blâme point ma réſiſtance, & que je ne peux l’offenſer en me refuſant à des vœux contre leſquels mon cœur ſe révolte.

Sœur Angélique.

Hélas ! vous n’êtes pas la première victime qui ſe ſoit ſacrifiée aux caprices de parens injuſtes.

Julie.

Des parens ! & quels ſont les miens ? inconnue à moi-même, abandonnée dès mon enfance, ſais-je quelle eſt ma famille ? pourquoi m’a-t-elle rejettée de ſon ſein ? Sont-ce mes parens qui me tyranniſent ? Ne dois-je les connoître qu’à leur perſécution ? & ſi je n’en ai point, ſi je ſuis laiſſée aux ſoins de la Providence, qu’importent mes vœux à la nature entière ?… Oh ! ma mère, qui que vous ſoyez, ſi vous vivez encore, que ne paroiſſez-vous pour m’arracher à mes oppreſſeurs.

Sœur Angélique, la ſerrant avec une vive émotion.

Ma fille ! ma chère fille ! (elle s’arrache de ſes bras, & à part) mon ſecret alloit m’échapper. Frère inhumain ! ton ame de tigre s’amolliroit peut-être ſi tu étois témoin de ces combats de la nature.

Julie.

Et vous auſſi, mon unique appui, vous vous éloignez de moi. J’étois ſi bien contre votre cœur ; pourquoi m’en repouſſer ? Je ne ſais quel charme m’y attire. Ah ! laiſſez-moi me livrer à ces embraſſemens qui allègent le poids de ma déplorable exiſtence.

Sœur Angélique.

Oui, mon enfant, prends confiance dans une amie plus malheureuſe que toi.

Julie.

Vous malheureuſe ! & vous me conſolez ! ce n’eſt donc que dans le ſein des infortunés que l’on trouve de la pitié ?

Sœur Angélique.

Je ſuis d’autant plus à plaindre que tes maux mettent le comble à tous les miens.

Julie.

O pouvoir de la vertu, qui oublie ſes ſouffrances pour verſer la conſolation dans le ſein des opprimés !

Sœur Angélique.

Tes perſécuteurs n’entreprennent rien contre toi qui ne retentiſſe, hélas ! dans ce cœur trop déchiré.

Julie.

C’eſt porter trop loin l’excès de vos bontés. Combien de fois votre courage à me défendre des tracaſſeries, des humiliations dont on m’abreuve, vous a expoſée vous-même au courroux des Supérieures !

Sœur Angélique.

Trop heureuſe de ſouffrir, lorſque je t’épargnois des peines…

Julie.

Ah ! vous ne pouvez les connoître toutes.

Sœur Angélique.

Ma fille, tu aurois pour moi quelque ſecret ? enfermée dans ce Cloître depuis ton enfance, je ne puis deviner la ſource de tous tes chagrins ? Me ſerois-je trompée, quand j’ai cru que ta répugnance n’étoit fondée que ſur le défaut de vocation ?

Julie.

Plût au Ciel qu’un autre ſentiment… (elle s’arrête pour ne pas achever l’aveu.)

Sœur Angélique.

Achève, ouvre-moi ton cœur.

Julie.

Cet effort m’eſt impoſſible, laiſſez-moi mourir avec mon ſecret.

Sœur Angélique.

Mourir ! toi qui m’es plus chère que la vie. Ah ! ce ſeroit m’entraîner dans le tombeau. Ne me refuſe point ta confiance toute entière. Si je ne peux te laiſſer l’eſpérance, je partagerai au moins ta douleur, elle en ſera plus légère.

Julie.

Je ne réſiſte plus à l’empire que vous avez ſur moi ; apprenez… on approche… Les cruelles viennent hâter ma perte. Ne m’abandonnez pas.

Sœur Angélique.

Raſſure-toi, conſerve ton énergie pour leur réſiſter : dût leur courroux m’accabler, je m’oppoſerai de tout mon pouvoir à la tyrannie qu’on exerce contre toi.


Scène II.

LES PRÉCÉDENTES, L’ABBESSE, PLUSIEURS RELIGIEUSES.
L’Abbesse, à Julie, d’un ton hypocrite.

Voici le moment, ma Sœur, où vous allez remporter ſur l’Enfer une victoire agréable au Ciel ; encore quelques inſtans, & vous vous enchaînerez pour toujours aux devoirs les plus ſaints… Vous verſez des larmes, ma Sœur, c’eſt ſans doute la joie de quitter l’eſclavage du monde, qui vous les fait répandre.

Julie.

Que vous interprêtez mal le déſeſpoir qui m’accable !

L’Abbesse.

Que dites-vous, ma Sœur ? vous réſiſteriez au pouvoir de la grace ?

Julie.

Non, Madame, aucune voix intérieure ne m’appelle à l’état que l’on veut me faire embraſſer : j’offenſerois la religion même, ſi j’oſois prononcer des vœux démentis par mon cœur.

L’Abbesse.

Cette irréſolution eſt un piège de l’Ange de ténèbres ; ayez le courage, ma chère fille, de la ſurmonter, marchez à l’autel avec une fermeté digne des faveurs que le Ciel vous réſerve ; prenez exemple ſur nos Sœurs, voyez-les s’applaudir elles-mêmes des chaſtes liens qui les ſéparent d’un monde corrompu.

Julie.

J’admire leur conſtance ſans pouvoir l’imiter.

L’Abbesse.

Penſez qu’il ne vous reſte d’autre parti à prendre, faites-vous un mérite d’obéir à la néceſſité.

Julie.

Eh ! pourquoi y ſerois-je condamnée ? déchirez le voile qui couvre ma naiſſance ; ſi je la dois à des parens pauvres, j’irai partager leur misère. Des mains généreuſes n’ont-elles pris ſoin de mon enfance que pour me perſécuter ? Je ne demande point à ſortir de ce Cloître, mais au moins qu’on retarde la cérémonie dont la religion s’irriteroit. Laiſſez à mon cœur le tems de ſe diſpoſer.

Sœur Angélique.

Ayez pitié de ſa jeuneſſe, accordez quelques délais à ſes larmes.

L’Abbesse.

Impoſſible, ma Sœur. M. le Marquis de Leuville exige que ſes vœux ſoient prononcés aujourd’hui, ou il ceſſe de payer ſa penſion.

Sœur Angélique, à part.

Le cruel pourſuit ſes iniquités.

Julie.

Ah ! Madame, ne fermez point votre ame à la pitié. Si M. de Leuville me retire ſes bienfaits, occupez-moi aux ouvrages les plus vils de la maiſon. Je ne lui ſerai point à charge. Je me ſoumettrai à tout juſqu’à ce que ma répugnance ſoit vaincue.

L’Abbesse.

Vous inſiſtez en vain, ſans dot vous ne ſeriez pas reçue, M. de Leuville n’entendroit plus en faire le ſacrifice.

Sœur Angélique.

Je préſumois bien que lui ſeul s’obſtinoit à perdre la malheureuſe Julie. (ſerrant Julie dans ſes bras.) Fille infortunée ! ta perte eſt le comble des vengeances d’un barbare. (à l’Abbeſſe.) Servirez-vous ſes projets, Madame, en contribuant au ſacrifice de cette innocente victime ? Si vous ſaviez…

L’Abbesse.

Oui ; je ſais que vous entretenez Julie dans ſa déſobéiſſance ; on m’en avoit inſtruite, & vous confirmez mes ſoupçons. Religieuſe imprudente, dont les conſeils pervers s’oppoſent à la voix du Ciel, retirez-vous… Je vous ordonne le ſilence le plus abſolu, ou craignez…

Julie, retenant Angélique.

Ah ! Madame, lui feriez-vous un crime de ſa compaſſion ?

L’Abbesse.

Sortez, vous dis-je, & ne quittez votre cellule que par mon ordre. (Sœur Angélique ſort.) Et vous, qui oſez méconnoître la ſoumiſſion due à vos bienfaiteurs, n’eſpérez pas que l’on ſe rendra à une réſiſtance criminelle.


Scène III.

L’ABBESSE, JULIE, LE CHEVALIER, SŒUR AGATHE.
L’Abbesse.

Venez, mon révérend Père, achevez de ramener au bercail cette brebis égarée, c’eſt un miracle digne du Ciel & de ſon auguſte interprête.

Le Chevalier.

Voilà donc la Novice qui doit faire profeſſion.

L’Abbesse.

Oui, c’eſt cette rebelle ; nous allons vous laiſſer ſeul avec elle pour ne point vous diſtraire dans vos pieuſes exhortations. (Toutes les Religieuſes ſortent après avoir baiſé l’une après l’autre le bas du froc du Capucin.)


Scène IV.

JULIE, LE CHEVALIER, en Capucin.
Le Chevalier, à part.

Quel moment pour tous deux !

Julie, à part.

Tout mon ſang s’eſt glacé dans mon cœur. Je ne ſaurois me ſoutenir.

Le Chevalier.

Ciel, elle a perdu connoiſſance ! (il lui prend la main.) Julie, adorable Julie, revenez à vous, les momens nous ſont chers. Je n’ai pas le deſſein d’ajouter à vos tourmens. Ouvrez vos yeux à la lumière, & ne voyez en moi que votre conſolateur.

Julie.

Vous me conſolez ! vous que l’on a choiſi pour achever ma perte !

Le Chevalier.

Revenez de votre erreur, je ne ſuis ni oppreſſeur ni implacable. Accordez-moi votre confiance, & comptez ſur tous mes efforts pour vous aſſurer des jours moins orageux.

Julie.

Ce langage me raſſure (à part, en conſidérant le Capucin), & ſes yeux m’annoncent qu’il n’eſt pas inexorable. (haut.) Ah mon Père ! & comment échapper au ſacrifice que l’on exige de moi ? La réſiſtance eſt déſormais inutile ; accablée par tout ce qui m’environne, on m’ôte juſqu’à l’amie courageuſe qui ſoutenoit ma fermeté ! & peut-être la pénitence, les reproches, les humiliations, ſeront-elles le prix du tendre intérêt qu’elle a oſé me témoigner.

Le Chevalier.

Je viens remplacer ſes ſoins ſans danger pour vous ; croyez que mes conſeils ſeront conformes à votre ſituation, & que, loin de vous blâmer, moi-même je vous affermirai dans votre réſolution.

Julie.

Vous êtes donc un Ange de paix envoyé du Ciel même pour me protéger.

Le Chevalier.

Je ne ſuis qu’un mortel à qui vous inſpirez tous les ſentimens que méritent votre jeuneſſe, votre beauté & vos malheurs. Expliquez-vous ſans détour & ſans crainte. Quel eſt le motif de votre répugnance pour le cloître ?

Julie.

Je ne redoute point cet aſyle, & je ne penſai jamais à le quitter. Étrangère au monde, que pourroit y chercher un être infortuné, abandonné dès le berceau aux ſoins de la Providence ? La ſeule grace que j’implore, c’eſt de vivre parmi ces Religieuſes juſqu’à ce que ma vocation ſoit décidée.

Le Chevalier.

Mais ſi vous n’avez pas d’averſion pour cet état, comment pouvez-vous craindre de vous y engager par un vœu ſolemnel ?

Julie.

La ſituation actuelle de mon cœur me défend de me conſacrer au ſervice des Autels.

Le Chevalier.

Expliquez-vous, Julie : quel eſt ce ſentiment impérieux dont vous éprouvez la puiſſance ? Ne ſeroit-ce qu’un trouble vague, ou s’eſt-il fixé ſur quelqu’objet ? A votre âge, l’ame s’ouvre facilement aux impreſſions de la ſenſibilité. Ne retenez point un aveu néceſſaire ſi vous voulez que je vous ſois utile.

Julie.

Qu’il eſt pénible de s’avouer coupable !

Le Chevalier.

Eh ! de quoi ſeriez-vous coupable ? penſeriez-vous que le Ciel pût condamner des ſentimens dont il mit le germe dans notre ame ? Ah ! croyez que la nature n’eſt jamais en contradiction avec le Créateur, & qu’en ſe développant elle ne fait qu’obéir aux loix éternelles qu’il lui preſcrivit. O ſageſſe ſuprême ! quelle étrange opinion on oſe concevoir de ta juſtice. Tu tendrois un piège inévitable à la foibleſſe humaine pour l’en punir éternellement ! Blaſphémateurs d’un Dieu de bonté, vous ſeuls méritez les ſupplices dont vous épouvantez les eſprits égarés par votre doctrine… Julie, raſſurez-vous, le Ciel ne s’irrita jamais contre la vertu cédant aux plus doux ſentimens de la nature.

Julie.

Qu’entends-je !… Ce langage ranime mes ſens, vous rendez le calme à mes eſprits troublés. Oui, j’aurai le courage de vous faire l’aveu de mes plus ſecrettes penſées. Un penchant que j’ai en vain combattu me fait frémir des vœux que l’on exige de moi.

Le Chevalier, à part.

O Ciel, je frémis. (haut.) Achevez de grace, ne me cachez pas la plus petite circonſtance. Depuis quand & en quelle occasion ce penchant a-t-il pris naiſſance ?

Julie.

Au parloir, où j’ai paru deux fois avec Madame l’Abbeſſe.

Le Chevalier, à part.

Deux fois avec Madame l’Abbeſſe ! (haut.) & ſavez-vous ſi l’objet que votre cœur a choiſi partage votre inclination ?

Julie.

Comment en ſerois-je informée ? je brûlois de fixer mes regards ſur lui, mais la contrainte où l’on me tient, la préſence de Madame l’Abbeſſe & de M. de Leuville, me forçoient de les détourner.

Le Chevalier, à part, avec joie.

Ah ! je reſpire, (haut.) encore un mot, Julie, ſon fils n’étoit-il pas avec lui ? Seroit-ce en ſa faveur ?…

Julie, héſitant.

Il eſt le ſeul homme, avec ſon père, qui ſe ſoit préſenté à mes regards.

Le Chevalier, ſe débarraſſant de la barbe & du froc.

Julie ! ô ma chère Julie ! vous le voyez à vos genoux.

Julie.

O Ciel ! c’eſt lui, qu’oſez-vous entreprendre ? malheureux ! fuyez.

Le Chevalier, ſe relevant & arrêtant Julie.

Ne craignez rien.

Julie.

Vous courez à votre perte, vous mettez le comble à mes allarmes ! que deviendrois-je ſi l’on nous ſurprenoit ?

Le Chevalier.

Oſez me ſuivre, oſez franchir cette enceinte. Malheur au téméraire qui s’y oppoſeroit.

Julie.

Vous ſuivre ! oublier mes devoirs ! non, jamais.

Le Chevalier.

Vous êtes mon épouſe ; votre premier devoir eſt de vous confier entièrement à ma foi.

Julie.

Tant de bonheur n’eſt pas fait pour l’infortunée Julie.

Le Chevalier.

Nulle puiſſance ne peut me ſéparer de vous, je ſuis majeur, j’ai le droit de me choiſir une compagne. Votre conſentement ſeul décidera de votre ſort ; venez.

Julie.

Ne l’eſpérez pas, laiſſez-moi ſubir ma deſtinée. N’ajoutez pas à l’horreur qui m’environne le ſpectacle de vous voir pourſuivi comme un coupable. Par pitié pour moi éloignez-vous.

Le Chevalier.

Non cruelle ! je reſte, & duſſai-je y périr, j’empêcherai cet affreux ſacrifice.

Julie.

Quel fruit attendez-vous de votre obſtination ?

Le Chevalier.

La mort, ou votre main… venez… (il l’entraîne.)


Scène V.

LE CHEVALIER, JULIE, L’ABBESSE, PLUSIEURS RELIGIEUSES.
Julie.

Nous ſommes perdus. (elle ſe laiſſe tomber ſur un ſiége, le Chevalier ſe met devant elle.)

L’Abbesse.

Oh profanation ! un homme dans ces lieux, ſeul avec Julie ! c’eſt Satan qui s’eſt introduit parmi nous ſous ces vêtemens reſpectables.

Le Chevalier, d’un ton ferme.

Madame, reconnoiſſez-moi. Je viens vous diſputer cette victime, il faudra m’arracher la vie avant d’arriver juſqu’à elle.

L’Abbesse.

Le fils de M. de Leuville ! tremblez téméraire, votre père va paroître.

Le Chevalier.

Je ſais ce que je dois attendre de ſon caractère implacable.

L’Abbesse.

Imprudent jeune homme ! je puis encore vous ſauver, fuyez, éloignez-vous.

Le Chevalier.

Moi, fuir ! moi, abandonner à votre barbarie Julie ! mon épouſe !

L’Abbesse.

Son épouſe !

Le Chevalier.

Oui, mon épouſe, puiſque une volonté abſolue & l’amour le plus tendre nous uniſſent.

L’Abbesse.

Julie, vous autoriſez cet audacieux par votre ſilence.

Julie.

Ah ! Madame, ſauvez-le de ſon déſeſpoir. Faites retomber ſur moi ſeule le châtiment d’une erreur involontaire. Que M. de Leuville ignore la témérité de ſon fils. (elle va pour ſe jetter aux genoux de l’Abbeſſe.)

Le Chevalier, l’arrêtant.

Que faites-vous, Julie ? n’attendons rien de ces âmes endurcies par une fauſſe piété. Je le jure à la face du Ciel, je ne ſortirai d’ici que pour te conduire à l’autel de l’hyménée. Ni crainte ni reſpect ne m’en impoſeront.


Scène VI.

LES PRÉCÉDENS, LE MARQUIS, LE GRAND-VICAIRE, LE CURÉ.
Le Marquis.

Que vois-je ? mon fils !

L’Abbesse.

Ce fils, indigne de vous, s’eſt introduit dans cet aſyle ſous ces vêtemens ſacrés. Nous l’avons ſurpris entraînant Julie, qui ſans doute eſt complice de ſon égarement.

Le Marquis.

Malheureux ! que répondras-tu pour ta juſtification ?

Le Chevalier, d’un ton ferme.

Que vous me trouverez toujours ſoumis & reſpectueux, ſi vous approuvez le choix de mon cœur.

Le Marquis.

Sors, & ne me force pas d’invoquer la juſtice des hommes pour t’arracher de ces lieux.

Le Chevalier.

Je ſortirai, pourvu que Julie me ſuive, & que vous nous promettiez de nous unir.

Le Marquis.

Tu réſiſtes après le crime dont tu viens de te ſouiller ? Un rapt dans cet aſyle ſacré… Sais-tu où une pareille profanation peut te conduire ?

Le Chevalier.

A rien, dans ce tems de lumières & de juſtice. Ce ne ſont point les Autels que j’offenſe, je les ſers en défendant l’innocence opprimée. N’attribuez qu’à l’horrible tyrannie que vous exerciez ſur cette innocente victime, la néceſſité de mon déguiſement. L’un & l’autre nous ſommes libres de faire un choix. Les loix, l’humanité, les droits de la nature, nous protégeront contre le fanatiſme & les vengeances de l’orgueil.

Le Marquis.

Si je n’écoutois que mon juſte courroux… Tremble de m’irriter davantage… Sors, te dis-je, avant que je ne me livre à mon indignation.

Le Grand-Vicaire, à part.

Quel moment favorable pour me venger de ce Prêtre rebelle ! faiſons retomber ſur lui l’égarement de ces jeunes gens. M. de Leuville.) Je vais chercher main-forte, & je reviens à l’inſtant. (il ſort.)


Scène VII.

LES PRÉCÉDENS, excepté LE GRAND-VICAIRE.
Le Chevalier.

Je vous l’ai déjà dit : je ne ſortirai qu’avec Julie, & pour aller aux pieds des Autels ratifier la foi que je lui ai donnée.

Le Marquis, à l’Abbeſſe.

Madame, Permettez que je faſſe appeller la Juſtice, & que j’aie recours aux loix pour faire punir un audacieux qui me manque de reſpect, & qui a oſé profaner ce lieu ſaint.

L’Abbesse.

Oui, Monſieur, je vous le permets, il faut un exemple. Vous le devez au culte, à la religion, au ciel même.

Le Curé.

Ah ! Monſieur, qu’allez-vous faire ? La fureur vous aveugle, c’eſt votre fils que vous voulez perdre. Son crime eſt excuſable. La jeuneſſe, la beauté, le malheur de Julie, l’ont égaré. Ecoutez des conſeils plus doux. Il ſe ſoumettra ſi l’on retarde la cérémonie.

L’Abbesse.

Quel langage pour un Paſteur ! eſt-ce ainſi que vous défendez ces Vierges de Dieu des paſſions mondaines ?

Le Chevalier.

Oui, à cette condition je n’inſiſte plus, pourvu que l’on me promette ſolemnellement que Julie ne ſera point tourmentée, & qu’il me ſera libre de la voir en préſence de mon père & de toutes les Religieuſes, afin de les convaincre que mes intentions ſont pures & louables.

Le Marquis.

Vous l’entendez, il prétend encore nous faire la loi. Pour la dernière fois, plus de grace ſi tu perſiſtes.

Le Chevalier.

Quand on eſt inhumain, injuſte, la déſobéiſſance devient un devoir.

Le Marquis.

Ta perte eſt inévitable, ingrat, je te déshérite, & je vais te faire enfermer pour le reſte de tes jours.

Julie, ſe jettant aux genoux du Marquis.

Ah ! Monſieur, ayez pitié de votre fils, moi ſeule je ſuis coupable.

Le Marquis.

Il ne reſte qu’un moyen de le ſauver, c’eſt de monter ſur le champ à l’autel, & d’y prononcer vos vœux. Je jure d’oublier ſon crime.

Julie, ſe relevant.

O Dieu ! ſoutiens mon courage. Pardonne à ma foibleſſe ſi mon cœur dément ce que ma bouche va prononcer. (Elle marche à l’Autel, le Chevalier l’arrête par un mouvement rapide.)

Le Chevalier.

Julie, qu’allez-vous faire ? (Julie, après s’être débarraſſée de ſes mains, marche à l’Autel.)

Le Curé.

Arrêtez, fille infortunée, la violence eſt manifeſte : Dieu rejette des vœux qui ne ſont pas librement prononcés. (à l’Abbeſſe.) Madame, je vous engage, par toute l’autorité de la religion, d’empêcher ce ſacrilége qui retomberoit ſur vous & ſur ceux qui le commandent. (à part.) Mais, qu’entends-je, on arrive en foule ! la juſtice vient à notre ſecours ! O Providence céleſte ! ſauve la victime.


Scène VIII.

LES PRÉCÉDENS, LE COMMISSAIRE, LE GRAND-VICAIRE, ANTOINE
Le Curé, au Commiſſaire.

Venez, Monſieur, venez, joignez-vous à moi pour arrêter la violence qu’on veut exercer ici contre cette innocente créature. Les vrais Magiſtrats ſont l’appui des opprimés.

Le Grand-Vicaire, à part.

Maudit homme ! (haut.) penſez-vous que Monſieur ignore ſon devoir & ce qu’il doit au bon ordre ? Ne vous flattez point de l’induire en erreur : vouloir enlever de vive force une jeune perſonne qui brûle de ſe conſacrer à Dieu !

Le Curé, au Commiſſaire.

Je laiſſe à votre prudence le ſoin de punir le coupable. Qu’un père vous livre lui-même ſon fils ; mais pour la Novice, je la défendrai contre vous tous, & Monſieur, que vous avez amené va la mettre ſous la protection de la loi.

L’Abbesse.

Ceux qui n’ont avec le monde aucune communication ſont-ils encore dépendans de ſes loix ?

Le Commissaire, avec fermeté.

Dans aucuns ſiècles, je penſe, ils n’en ont été exempts. M’avez-vous fait appeller, Madame, pour vous y refuſer ? Si vous avez cru pouvoir vous y ſouſtraire, vous êtes dans l’erreur, & pour vous le prouver, je commence par vous ordonner de ne plus exercer votre autorité ſur la victime qui refuſe de ſe conſacrer aux autels : que dès ce moment elle ſoit libre dans cet aſyle, en attendant que le Tribunal ait prononcé ſur ſa ſortie ſi elle préfère de vivre dans le monde.

Julie.

Non, Monſieur, je ne demande point à ſortir, je chéris ma retraite, mais qu’on ne me force plus à offenſer le Ciel. (au Chevalier.) Adieu, Monſieur, oubliez la malheureuſe Julie, & rapprochez-vous d’un père à qui vous devez obéir. (elle ſort.)

Le Chevalier.

Quoi, Julie ! quoi, vous m’abandonnez ! elle ſort ſans m’entendre. (ſe jettant aux genoux de ſon père.) Ah ! prenez pitié de mon déſeſpoir ! Si vous ne m’accordez Julie, je me tue en votre préſence. (il tire un piſtolet, fait un mouvement pour ſe brûler la cervelle ; un Garde lui arrête le bras.)

Le Marquis, au Commiſſaire.

Vous voyez, Monſieur, avec quelle violence ?…

Le Commissaire.

Ceci me regarde, Soldats, ſaiſiſſez ce jeune inſenſé. (au Chevalier.) Je ſuis fâché, Monſieur, que votre imprudence m’oblige à cette précaution ; rendez vos armes, ſi vous ne voulez me forcer à uſer de violence.

Le Chevalier.

J’obéis, Monſieur.


Scène IX.

LES PRÉCÉDENS, ANTOINE.
Antoine.

Accourez, accourez, Monſieur le Commiſſaire, la rue eſt toute pleine de monde, & l’on va forcer les portes du Couvent ſi vous n’y mettez ordre.

L’Abbesse.

Que dites-vous, Antoine ? & pour quel ſujet vient-on troubler des Vierges dans leur retraite ſacrée ?

Antoine.

Ah ! Madame l’Abbeſſe, on dit que vous le ſavez bien, je n’oſerions jamais vous dire tout ce qu’on débite ſur votre compte, ſur M. de Leuville & ſur M. le Grand-Vicaire, j’en avons le tympan briſé. Tant y a que l’peuple dit comme ça qu’la Novice n’prononcera pas ſes vœux.

Le Grand-Vicaire, au Curé.

Voilà, Monſieur, le fruit de votre tolérance !

Le Curé.

Voilà, Monſieur, les effets de votre perſécution. (au Commiſſaire.) Venez, Monsieur, allons calmer ce peuple agité. Que votre douceur, plutôt que votre ſévérité, le faſſe rentrer dans ſon devoir.


Fin du deuxième Acte.

ACTE III.


Scène PREMIÈRE.

SŒUR AGATHE, SŒUR FÉLICITÉ.
Sœur Agathe.

Venez, venez, arrivez donc, ma Sœur, je vous ait fait ſigne au réfectoire, & vous vous doutez bien pourquoi.

Sœur Félicité.

Si je m’en doute, ma Sœur, c’eſt pour me parler ſûrement de l’aventure de la Sœur Julie. Voilà l’énigme expliquée : c’eſt un homme, un homme, ma Sœur, qui l’égare & qui l’éloigne de Dieu.

Sœur Agathe.

Un homme ! le Paradis ne ſera jamais ouvert pour elle, abandonner Dieu pour un mortel ! Mais, ma Sœur, nous ne ſommes pas moins à plaindre qu’elle, vous ne ſavez pas ce que j’ai appris.

Sœur Félicité, l’interrompant.

Quoi donc, ma Sœur, ah ! ne me cachez rien, je ſuis toujours la dernière du Couvent qui apprends les nouvelles.

Sœur Agathe.

Ah ! ma Sœur, que ne puis-je comme vous ignorer tout ce qui nous menace !

Sœur Félicité.

Vous me faites trembler, ma Sœur, eſt-ce qu’il y auroit encore des hommes cachés dans le Couvent ?

Sœur Agathe.

Non, ma Sœur, mais bientôt ils n’auront pas beſoin de ſe cacher, ils entreront librement dans les Cloîtres ; on ne prononcera plus de vœux, & chacune deviendra ce qu’elle voudra, ou ce qu’elle pourra ; car enfin vous conviendrez, ma Sœur, que nous ſommes attachées à nos habitudes, & nous diſſoudre ſans prévoir les ſuites, c’eſt nous expoſer à d’étranges tentations.

Sœur Félicité, d’un ton hypocrite.

Ah ! ma Sœur, que m’avez-vous appris ? je me ſens mourir de frayeur. Et nous ſera-t-il permis auſſi de nous marier ? J’en frémis ! Les hommes ſont épouvantables.

Sœur Agathe.

Ma Sœur, tâchez de vous remettre, vous n’en êtes pas encore là ; il eſt vrai que les approches doivent nous faire trembler : quoi ! après nous avoir fait paſſer les plus belles années de notre jeuneſſe dans les Cloîtres, on nous forceroit à reparoître dans le monde, flétries par toutes les privations imaginables !

Sœur Félicité.

Ma Sœur, je n’ai que vingt-trois ans, me trouvez-vous bien changée depuis que je ſuis parmi vous ?

Sœur Agathe.

J’ai deux ans plus que vous, Sœur Félicité, me trouvez-vous bien défaite ?

Sœur Félicité.

Vous êtes fraîche encore comme une roſe, Sœur Agathe.

Sœur Agathe.

Vous me faites plaiſir. Si vous revenez dans le monde, vous ne manquerez pas, ma Sœur, de trouver des Chevaliers comme Sœur Julie ; mais, ma Sœur, ſéparons-nous, voici Madame l’Abbeſſe.


Scène II.

L’ABBESSE, SŒUR FÉLICITÉ, SŒUR AGATHE, plusieurs Religieuses.
L’Abbesse.

Sœur Agathe, faites appeller Antoine par la Sœur Tourière, & qu’il vienne me parler ici. Je crois qu’il eſt dans le jardin, faites-lui ſigne par la croiſée, & vous ne deſcendrez pas au parloir ; allez & revenez vîte. (Sœur Agathe ſort en ſaluant l’Abbeſſe juſqu’à terre.)



Scène III.

LES PRÉCÉDENTES, excepté SŒUR AGATHE.
Sœur Félicité apporte un fauteuil à l’Abbeſſe.
L’Abbesse.

Bien obligée, Sœur Félicité, vous êtes toujours prévenante & la plus régulière des jeunes Religieuſes. (à part.) Il faut que je les mène bien doucement dans ce tems de troubles ; ce ſont les plus jeunes qui ſont les plus revêches (haut en s’aſſéyant.) Quel affront pour nous, mes Sœurs, que Sœur Julie ait fait voir par ſon exemple que nous n’étions pas à l’abri de la tentation ! Filles de Dieu, cette chute, auſſi allarmante qu’inattendue, eſt un ſigne du courroux du Ciel. Béelzébuth eſt ſur la terre ; mes Sœurs, n’en doutez pas ; nous touchons à la fin du monde. Que l’Ange conſervateur ſe rapproche de nous : écartons par de nouvelles prières le fléau qui paroît prêt à tomber ſur cette paiſible retraite. Venez, mes Sœurs, venez, & redoublons nos flagellations. (Pluſieurs Sœurs font la grimace.)

Sœur Félicité, à part.

Cette cérémonie paſſe de mode.

Une Religieuse, bas à Sœur Félicité.

Que dites-vous, là Sœur Félicité ? pour la plus régulière des Religieuſes, ce n’eſt guères pénitent.



Scène IV.

LES PRÉCÉDENTES, AGATHE ſaluant l’Abbeſſe.
Agathe.

Madame, Antoine eſt ſorti, M. de Leuville & M. le Grand-Vicaire demandent à vous parler.

L’Abbesse.

Qu’ils entrent, je ſuis à leurs ordres, ce ſont les ſeuls protecteurs qui nous reſtent, grace divine. Rentrez mes Sœurs. (les Religieuſes ſortent d’un côté en ſaluant l’Abbeſſe ; le Marquis & le Grand-Vicaire entrent par l’autre.)


Scène V.

L’ABBESSE, M. DE LEUVILLE, LE GRAND-VICAIRE.
Le Marquis.

Madame, ſans approuver M. le Grand-Vicaire, je n’ai pu me refuſer de l’accompagner auprès de vous. Il aſſure que vous pouvez conſacrer Julie aux Autels malgré la défenſe du Magiſtrat.

L’Abbesse.

Si je le peux, Monſieur, je le dois même au bon exemple. J’avois fait appeller mon Jardinier pour vous prier de vous rendre ici tous deux, préciſément pour vous le propoſer. Je m’applaudis que le Ciel nous faſſe penſer de même, les âmes pieuſes ſont unies d’une ſainte ſympathie ! Je vais vous faire mes propoſitions. Je fais garder Julie à vue, loin des yeux de la Sœur Angélique ; elle eſt émue, inquiette, troublée ; la crainte que vous ne déshéritiez votre fils & qu’il ne ſoit enfermé va la porter à prononcer ſes vœux à l’inſtant même. Tout eſt calme dans ce moment, je vais la faire paroître devant vous.


Scène VI.

LES PRÉCÉDENS, ANTOINE, écoutant dans le fond du Théâtre, & ayant entendu les dernières paroles de l’Abbeſſe.
Antoine, à part.

Ouais ! c’eſt ainſi qu’on ſe gauſſe de la juſtice & de nous, j’n’avons pas mis les choſes en ſi bon chemin pour qu’alle prononce ſes vœux. J’allons d’abord avartir M. le Curé, c’eſt l’pus près du Couvent, à l’y ſeul il en vaudra ben deux, & j’irons après charcher M. le Chevalier & le Juge. (il ſort.)


Scène VII.

LES PRÉCÉDENS, excepté ANTOINE.
L’Abbesse, à M. de Leuville.

Vous paroiſſez interdit, Monſieur.

Le Grand-Vicaire.

Je ne reconnois plus M. de Leuville. Si votre courage nous abandonne, plus d’eſpérance de préſerver l’honneur des Autels.

L’Abbesse.

Oui, Monſieur, plus le pas eſt périlleux plus il faut ſavoir s’évertuer pour le franchir. Les perſonnes du Couvent, Religieuſes, Novices, Penſionnaires, aucune n’ignore que votre fils eſt l’amant de Julie ; que ſous un ſaint vêtement il a profané cette retraite ; Julie prononçant ſes vœux calme les eſprits, raffermit le culte, & perſonne ne doutera que ce ne ſoit le Ciel qui ait produit ce grand changement. Julie rebelle, Julie amoureuſe, enfin, Julie repentante, va produire en ce moment un effet miraculeux ; mais il faut l’amener à faire volontairement ce ſacrifice, & ceci, Monſieur, ne dépend que de vous.

Le Grand-Vicaire.

Ce que nous n’avons pu gagner par la force, il faut l’obtenir par la ruſe. Mais, Monſieur, vous paroiſſez ne point approuver notre deſſein ?

Le Marquis.

Hélas ! vous connoiſſez l’un & l’autre mon aventure avec l’époux de ma Sœur. Ce ſecret eſt encore enſeveli dans les ténèbres ; mais je crains que ma ſœur ne vienne à le découvrir au moment même que vous entraînerez ſa fille aux Autels.

L’Abbesse.

Ne craignez rien, Monſieur, Angélique eſt enfermée & ne peut ſortir ſans mon ordre.

Le Marquis.

Et ne redoutez vous pas qu’inſtruiſant vos Religieuſes elle ne les gagne toutes ?

L’Abbesse.

Je prendrai mes meſures ; mais le plus preſſant c’eſt de réduire Julie. Nous n’avons point de tems à perdre. Il faut que vous la voyiez & que vous l’inſtruiſiez de vos intentions.

Le Marquis.

Je ne ſais ſi dans ce moment ce n’eſt pas plutôt la pitié que la crainte qui me parle pour cette malheureuſe enfant… cependant j’étoufferai ces murmures intérieurs… Oui, j’eſpère que je viendrai à bout de les vaincre.

Le Grand-Vicaire.

Il eſt de votre intérêt que le public ignore l’exiſtence de cette fille, & ſes vœux une fois prononcés, un voile épais couvre ſa naiſſance. Angélique elle-même n’oſeroit le déchirer, & vous aſſurez à jamais votre repos & celui de Madame l’Abbeſſe.

Le Marquis.

Je cède : puiſſions-nous ne pas nous repentir de cette démarche !

(L’Abbeſſe va à l’Autel, & tire le cordon d’une ſonnette.)



Scène VIII.

LES PRÉCÉDENS, SŒUR AGATHE.
L’Abbesse.

Sœur Agathe, faites Venir la Sœur Julie. Qu’elle vienne ſeule, entendez-vous ?

Sœur Agathe, en ſaluant.

Oui, Madame, j’entends fort bien, vous allez être obéie. (elle ſort.)


Scène IX.

LES PRÉCÉDENS, excepté SŒUR AGATHE.
Le Marquis, à part.

Quel trouble nouveau ! j’ai beau me diſſimuler ; ſa jeuneſſe, ſes malheurs, ſa généroſité pour mon fils, tout me parle en ſa faveur dans le fond de mon ame.

Le Grand-Vicaire.

Songez, Monſieur, à vous montrer inexorable aux pleurs, aux lamentations.

Le Marquis.

Je vais faire de nouveaux efforts, mais je ne ſuis point sûr du ſuccès.



Scène X.

LES PRÉCÉDENS, JULIE.
L’Abbesse.

Approchez, jeune infortunée que le Ciel protège encore ; venez, ma fille, venez & ceſſez de redouter notre préſence. Nous ne voulons que votre bien.

Julie, dans la douleur & à part.

Ciel ! M. de Leuville ! Malheureuſe, que vais-je devenir !

L’Abbesse.

Je ſuis aſſurée que vous n’avez point engagé le fils de Monſieur dans une démarche qui le perd ſi vous ne conſentez à le ſauver.

Julie.

Eh ! que puis-je, Madame ; Monſieur n’a-t-il pas livré lui-même ſon fils entre les mains de la Juſtice ?

Le Grand-Vicaire.

Oui : mais il eſt père, & ſi vous vous joignez à lui, ſon fils n’aura rien à redouter ; ſa tranquillité, votre honneur, le repos de ce Couvent où vous êtes depuis votre enfance, tout dépend de votre renonciation au monde.

Julie, au Marquis.

Je croyois, Monſieur, qu’on avoit réſolu de différer le moment qui m’appelloit aux Autels.

L’Abbesse.

Ah, ma fille ! eſt-il de moment plus favorable que celui où vous vous trouvez ? Vos vœux une fois prononcés, la médiſance ſera réduite au ſilence : le Ciel vous prendra ſous ſa protection, la démarche du fils de Monſieur ſera regardée comme une imprudence de jeune homme à laquelle vous n’aviez aucune part, ſon père ne le déshéritera pas, & en rempliſſant votre devoir vous ferez ſon bonheur.

Julie.

Cruel devoir ! n’importe, vous l’exigez, j’y conſens. (au Marquis.) Mais promettez-moi, Monſieur, que vous pardonnerez à votre fils, & que jamais vous ne lui reprocherez cette démarche.

Le Marquis, un peu attendri.

Oui, mon enfant, oui, infortunée Julie, je vous promets de tout oublier, de m’intéreſſer à vous & de vous ſervir toujours de père.

Julie.

Ces paroles me raſſurent, je me ſens plus calme. (à l’Abbeſſe.) Eh bien, Madame, ordonnez la cérémonie. C’en eſt fait.

L’Abbeſſe ſonne.

Scène XI.

LES PRÉCÉDENS, PLUSIEURS RELIGIEUSES.
L’Abbesse.

Approchez, mes Sœurs, portez le drap mortuaire, & qu’on ſonne l’agonie. On n’ouvrira l’égliſe au peuple que quand la cérémonie ſera achevée, de crainte qu’elle ne ſoit interrompue. (Aux religieuſes, tandis que Sœur Agathe étend le drap mortuaire au milieu du Théâtre et au pied de l’Autel.) Voyez, mes Sœurs, l’exemple que Julie vous donne. Satan lui avait tendu un piège, Dieu l’en retire par ſa grace divine.

Julie, à part.

Hélas ! puiſſe ce Dieu clément éteindre le feu qui brûle dans mon cœur !

L’Abbesse, la prenant par la main.

Allons, ma Sœur, allons, Dieu vous attend & vous ouvre ſes bras.

Julie s’avance, elle entend la cloche, & s’évanouit dans les bras de l’Abbeſſe.

Scène XII.

LES PRÉCÉDENS, LE CURÉ.
Le Curé

Ciel, que vois-je ! on ne m’a pas trompé, (au Grand-Vicaire & à l’Abbeſſe.) Miniſtre de paix, & vous, Madame, eſt-ce ainſi que vous êtes fidèles à votre promeſſe ?

Le Grand-Vicaire.

De quel droit oſez-vous tenir ce langage ?

Le Curé.

Du droit que me donne mon caractère ; celui d’un culte libre que vous devriez défendre ſi vous connoiſſiez votre devoir : ce devoir que vous pouvez réprouver en moi, mais que le Ciel approuve.

Le Grand-Vicaire.

Il vous ſied bien d’invoquer le Ciel, vous qui l’offenſez.

Le Curé.

Moi qui le ſers, moi qui cherche du moins à interpréter en bien ſes ſages décrets.

Le Grand-Vicaire.

Vous êtes dans l’erreur, c’eſt moi qui vous le dis.

Le Curé.

Vous y êtes plus que moi, Monſieur, Si je me trompe, mon erreur du moins ne tend à violenter perſonne.

Le Grand-Vicaire.

Continuez, Monſieur, continuez, & par vos ſages conſeils éloignez Julie des Autels où elle alloit ſe conſacrer de ſon plein gré, avant que vous ne paroiſſiez ici.

Le Curé.

Que dites-vous ? moi, éloigner de Dieu un cœur qui ſe dévoueroit volontairement à ſon culte ! Rendez-moi plus de juſtice. Si Julie eſt réſolue, ſi ſes vœux ne ſont pas forcés…

L’Abbesse, l’interrompant

Non, Monſieur, non. Julie veut renoncer au monde, & c’eſt elle-même qui vient d’ordonner les préparatifs de la cérémonie.

Le Curé, à Julie.

Ainſi, mon enfant, je ne puis déſapprouver votre réſolution, le monde a ſes peines, la retraite eſt plus douce pour les ames véritablement religieuſes ; mais eſt-il bien vrai que ce ſoit volontairement ?

Julie, dans le délire.

Oui, Monſieur, n’en doutez pas. Oui, je vais renoncer volontairement à tout ce qui m’eſt cher au monde. Dieu prendra pitié de mes peines, de ce cœur déchiré, (en pleurant.) & je ſerai ſans-doute heureuſe. Pour ſauver mon amant, je m’enchaîne à ces Autels par d’éternels liens ; mais il me ſuivra par-tout ; par tout privée de lui, ſans ceſſe je le verrai. Dans mes douces rêveries, ſon image m’aidera à ſupporter le poids de mes chaînes. Aux pieds de mon Dieu mon amant me ſuivra. Je lui préſenterai celui que mon cœur adore… ?

Le Curé, dans la plus grande ſurpriſe, à l’Abbeſſe.

O Ciel ! eſt-ce ainſi que cette infortunée eſt réſolue ?

L’Abbesse, avec embarras.

Je ſuis, Monſieur, plus étonnée que vous. (à Julie.) Quoi ! Julie, oubliez-vous… Mon enfant, reprends ta raiſon, ſi tu connoiſſois le monde, ſes dangers, ſa perfidie, tu frémirois de terreur & n’aurois plus de répugnance pour cette retraite.

Le Curé.

Eh ! Madame, ceſſez une ſi cruelle perſécution. Si la ſouffrance trop viſible de cette orpheline ne peut toucher votre ame, ſongez du moins à vos propres intérêts : une fermentation générale agite le Royaume ; nous touchons à la plus importante des révolutions ; les abus, les tyrannies de vos pareilles, Madame, & des nôtres, ont depuis long-tems rebuté les cœurs & aigri les eſprits. La conſtante perſécution produit à la fin l’indépendance, & l’indépendance peut produire des calamités dont ce malheureux Royaume ſe voit menacé. Craignez d’attirer ſur cette maiſon la vengeance des hommes, quelquefois plus prompte encore que celle de Dieu. N’eſt-ce pas à nous qu’il appartient de donner l’exemple de l’humanité & de la juſtice. Le peuple ſait déjà que vous forcez une victime à ſe conſacrer aux autels, & je le vois diſpoſé à la défendre. Il ne faut qu’une étincelle pour produire un incendie, & ſi nous voulons ſauver notre auguſte religion de ſa ruine…

Le Grand-Vicaire, l’interrompant.

Prétendez-vous ſauver la religion, lorſque vous même l’environnez de licence & de déſordre ?

L’Abbesse, à Julie.

Vous ſeule, ma fille, vous pouvez venger le Dieu que nous adorons, & glorifier ſes Autels.

Julie.

Eh bien ! Madame, je ne réſiſte plus ; que ſerois-je au monde, inconnue, ſans appui, & privée de ce que j’aime ? mais du moins que ma bienfaitrice me ſoit rendue. (au Curé.) Reſpectable Paſteur, ne me privez pas de votre préſence, daignez quelquefois venir me voir, & m’inſpirer la force & le courage.

L’Abbesse, embrassant Julie.

Ma fille, toutes tes volontés ſeront exaucées. (L’Abbeſſe fait ſigne à la Religieuſe qui ſonne l’agonie. Julie va ſe proſterner au pied de l’Autel, on entend un grand bruit.)



Scène XIII.

LES PRÉCÉDENS, LE CHEVALIER, LE COMMISSAIRE, ANTOINE, PLUSIEURS SOLDATS.
Julie, ſe relevant avec trouble.

Ciel ! c’eſt lui !

Le Chevalier, avec précipitation.

Oui, cruelle, c’eſt moi qui viens t’arracher à des vœux forcés. (au Commiſſaire.) Et vous, Monſieur, organe de la Loi, voyez comme elle eſt reſpectée dans ce lieu ſaint.

Le Commissaire, à l’Abbeſſe.

Madame, que ſignifie cet appareil ? N’avois-je pas ordonné de ſuſpendre la cérémonie ?

L’Abbesse.

De quel droit, Monſieur, venez-vous commander au cœur ? Julie veut reſter parmi nous. Un moment d’égarement n’a pu balancer dans ſon ame ſon devoir & ſon Dieu. Elle demande à prononcer ſes vœux, puis-je me refuſer à une intention ſi louable ? Loin de m’y oppoſer j’ai dû encourager ſon zèle. J’ai fait mon devoir, & Monſieur, qui connoît l’importance de ma place, doit juger ſi j’ai quelques reproches à me faire.

Le Commissaire.

Non, Madame, s’il en eſt ainſi, la Novice doit prononcer ſes vœux en ma préſence, & me déclarer ſes dernières volontés.

L’Abbesse, bas à Julie.

Ma fille, tu perds ton amant, le culte de ton Dieu ſi tu réſiſtes ; du courage, & tu ſauves les Autels. Souviens-toi d’Angélique.

Julie, à part.

En me ſacrifiant, je ne perds que moi ſeule, & je ſauve tout ce que j’aime ; c’en eſt fait, je ſuis déterminée. (elle marche à l’Autel.)

Le Chevalier, allarmé.

Julie, ma chère Julie, que vas tu faire ? (on la retient.)

Julie.

Mon devoir… M’attacher par un lien éternel aux Autels. Je jure…


Scène XIV ET DERNIÈRE.

LES PRÉCÉDENS, ANGÉLIQUE.
Angélique entre au moment où Julie va prononcer ſes vœux.

Arrêtez ! non, cet affreux ſacrifice ne s’achèvera pas. (elle la prend entre ſes bras.) Non, barbare, on ne l’arrachera pas de mes bras. Miniſtres d’un Dieu de paix, Vierges ſaintes, & vous tous qui m’écoutez, voila mon frère (elle montre le Marquis.) & le meurtrier de mon époux ; voici ma fille, ſeul reſte d’un hymen déplorable.

Julie.

Vous, ma mère ! ah mon cœur me l’avoit dit d’avance.

Le Chevalier.

Ma tante, ma chère tante !

Sœur Angélique.

Sachez que m’étant mariée ſans ſon aveu, Ce frère implacable provoqua mon époux au combat où il perdit la vie. Enfermée dans ce Cloître par un ordre ſurpris à l’autorité, une longue ſuite de persécutions me força d’y prendre le voile, on mit auprès de moi cette enfant ; mais, par un raffinement de cruauté, on me défendit avec les plus affreuſes menaces de me faire connoître à elle, & de l’appeller du doux nom de fille.

Le Marquis, à part.

Voilà ce que j’avois prévu ! à quelle confuſion me vois-je expoſé !

Le Curé, au Marquis.

Reconnoiſſez, Monſieur, la main de Dieu qui veut vous conduire au repentir. Que de motifs pour être juſte ! Les reproches de votre conſcience, l’indignation, l’horreur, le mépris qui vont vous accabler. Ah ! vous pourriez encore éviter tous ces maux par un retour ſincère à la vertu & aux ſentimens de l’humanité & de la nature.

Le Marquis.

Oh ! remords déchirans ! préjugés barbares ! à quels excès vous m’avez conduit… Sage & généreux Paſteur, intercédez ma grace auprès du Ciel & des hommes.

Le Curé, à Angélique, à Julie & au Chevalier.

Mes enfans, approchez ; votre père, votre frère vous eſt rendu. (Sœur Angélique tend les bras au Marquis, le Chevalier & Julie ſe jettent à ſes genoux.)

Le Marquis, en les relevant.

Mes enfans, que faites-vous ? C’eſt à moi de vous demander pardon. Victimes de ma haine, & vous, ma Sœur, que j’ai ſi long-tems perſécutée, oublierez-vous mes torts envers vous ?

Sœur Angélique.

O mon frère, ils ſont tous oubliés.

Le Marquis.

Venez donc entre mes bras, venez ſoulager mon cœur du poids des remords qui l’oppreſſent. (il la preſſe contre ſon ſein.) Nature ! combien eſt miſérable celui qui méconnoît tes ſalutaires jouiſſances ! Jamais je n’ai goûté ſi délicieuſement le bonheur d’exiſter. Mes amis, Vous me pardonnez ?

Le Chevalier.

O mon père, ne penſez plus au paſſé.

Le Marquis.

J’y penſerai, mon fils, pour me rappeller tout ce que je dois faire pour vous dédommager de mes perſécutions. (il prend la main de Julie & du Chevalier.) Ma nièce, & toi mon ami, ſoyez heureux. Que mon exemple vous ſerve de leçon. Souvenez-vous que la félicité de vos enfans eſt votre premier devoir. (à Angélique.) Ma ſœur, vous ratifiez leur choix. (il quitte ſes enfans, Angélique prend ſa place.)

Le Marquis, à l’Abbeſſe.

Madame, vous fûtes témoin de mes injuſtices, vous l’êtes de mon repentir. Je vous laiſſe à remplir une obligation importante & pour vous & pour moi. Ma ſœur eſt retenue dans ce Cloître par des vœux indiſſolubles, vous êtes chargée de ſon bonheur. Ah ! qu’elle y jouiſſe déſormais du calme & de la tranquillité que méritent ſes vertus.

L’Abbesse.

Je vous le promets, Monſieur ; cette ſcène touchante m’apprend un nouveau devoir, & M. le Curé ſera déſormais le Paſteur que je conſulterai ſur l’adminiſtration de ma maiſon.

Le Curé.

Madame, ce n’eſt point à moi que vous rendez juſtice, c’eſt à la vérité, c’eſt au culte d’un Dieu ennemi de la perſécution. Mais oublions le paſſé, & qu’une morale plus douce rende à l’avenir ces aſyles moins redoutables.

Antoine.

Ouf, j’en ſommes ſortis à notre gloire, j’avons eu ben du tintoin, & ma fine la Novice a manqué nous faire faux-bond. Tant y a que tout a retourné à notre avantage. Alle ne r’chignera pus tant à dire oui avec M. le Chevalier. Il n’y a pas d’mal à ça. Dieu n’défend pas ſans doute de vivre honnêtement & doucement dans un Couvent ; mais je ſis d’avis qu’il aime encore mieux qu’on ſe marie, & je vous aſſure, (au Parterre) Meſſieurs & Dames, que je vais me marier le plutôt que je pourrai.


Fin du troiſième & dernier Acte.