Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/II/XX

Librairie Hachette et Cie (2p. 251-261).

CHAPITRE XX

LA CACHE DE L’ÎLE-AUX-BUFFLES.


Le second soir qui suivit les dernières scènes de la chasse aux chevaux sauvages, cinq hommes remontaient le cours de la Rivière-Rouge, par groupes séparés.

De l’endroit où se trouvaient ces divers personnages, disséminés sur un espace d’environ une demi-lieue, il y avait à peu près un jour de marche jusqu’au val d’Or et une distance, jusqu’au Lac-aux-Bisons, qu’un bon piéton pouvait franchir en deux journées.

Le Rio-Gila, dans le parcours que nous avons indiqué, c’est-à-dire depuis sa sortie des Montagnes-Brumeuses jusqu’à la fourche de la Rivière-Rouge, traverse les accidents de terrain les plus variés. Tantôt ses eaux bouillonnent et mugissent entre des berges à pic, sur un fond pierreux, où elles forment des rapides ou cascades que le chasseur et l’Indien peuvent seuls franchir dans leur canot d’écorce ou de peau de buffles ; tantôt elles coulent, calmes et profondes, entre deux rives basses couvertes d’herbes si hautes, qu’on ne peut y deviner la présence du bison ou de l’ours gris qu’aux ondulations que ces animaux impriment aux tiges qui les cachent.

Dans d’autres endroits, entre des rives sablonneuses, le fleuve caresse en passant des îles verdoyantes, espèces d’oasis impénétrables, tant les vignes vierges, les mousses espagnoles s’enlacent fortement à la végétation, qui semble s’être réfugiée tout entière au milieu des eaux ; plus loin, ses eaux dormantes semblent se plaire à couler lentement sous les voûtes que forment en se joignant les arbres des deux rives. Ces berceaux répandent en effet sur le fleuve une ombre épaisse et fraîche qui fait oublier la chaleur des plaines embrasées par le soleil.

Les personnages les plus éloignés du Lac-aux-Bisons n’étaient que deux, et ils remontaient le fleuve dans un léger canot d’écorces de bouleau cousues ensemble avec des fibres de sapin et calfatées avec la résine du même arbre. Ce canot, tout fragile qu’il semblait être, n’en était pas moins si pesamment chargé que son bord dépassait à peine le niveau de l’eau.

Le poids que portait la frêle embarcation ne l’empêchait pas, sous l’impulsion donnée par les rameurs, de remonter assez rapidement le cours du fleuve.

Les objets que contenait le canot étaient des plus variés : c’étaient des selles de chevaux, des vêtements divers, des couvertures de toutes couleurs, des ballots et de petites caisses de fabrication européenne, enfin des sabres, des couteaux et environ une demi-douzaine de carabines de différentes longueurs.

Sans le costume particulier et la physionomie sinistre des deux rameurs, que quelques mots vont faire connaître, on aurait pu les prendre pour deux honnêtes marchands ambulants qui se hasardaient, sur la foi d’un sauf-conduit, à venir trafiquer avec les tribus indiennes du désert.

L’un était un vieillard à cheveux gris, l’autre un jeune homme à la longue chevelure, noire comme le jais. Quand nous aurons dit qu’ils portaient la coiffure distinctive des Indiens Papagos, on nommera Main-Rouge et Sang-Mêlé, dont on a sans doute reconnu le déguisement lors de leurs apparition soudaine dans les bois, le soir où don Augustin Pena se rendait avec sa fille et le sénateur à la chasse aux chevaux sauvages.

Après le coup hardi dont le résultat avait été la spoliation et la mort du marchand du préside, ainsi que l’a raconté le chasseur de bisons, l’alarme s’était répandue dans le pays. Pour échapper aux recherches, les deux bandits avaient adopté le déguisement sous lequel ils rencontrèrent la cavalcade. Le hasard qui avait fait retarder de quinze jours le départ de l’hacendero fut donc seul cause de cette fâcheuse rencontre.

L’homme marche à tâtons, pour lui l’avenir est couvert de nuages. Sait-il ce dont il faut se réjouir ou s’affliger ? Combien d’orages éclatent après un beau matin ! Combien d’orages aussi au début d’une journée, au soir de laquelle le soleil se couche radieux dans un ciel pur !

Le métis, toutefois, le lecteur ne l’ignore pas, n’avait pu voir Rosarita sans ressentir l’impression que sa beauté causait habituellement, et sans désirer de la revoir. Il l’avait suivie jusqu’au Lac-aux-Bisons, et c’était pour l’enlever, en dépit de son nombreux cortège, que nous le trouvons gagnant les Montagnes-Brumeuses, près desquelles il connaissait la présence d’un fort parti de guerriers apaches.

Les deux pirates du désert n’étaient pas seulement redoutables à cause de leur courage et de leur adresse. On les a vus faire en quelques heures ce qu’avaient tenté vainement les Indiens autour de l’île flottante pendant un jour et une nuit, c’est-à-dire réduire à l’impuissance la plus absolue les deux meilleures carabines peut-être du désert, après eux. Ils étaient non moins à craindre et par leur incessante activité, et par la rapidité et la spontanéité de leurs mouvements, qu’on aurait dit être ceux des oiseaux de proie que leur vol transporte en un clin d’œil de l’un à l’autre horizon.

Tandis que tous deux se courbaient sur l’aviron, le canot remontait rapidement un espace où la rivière coulait entre une succession presque non interrompue de petites collines vertes, que, dans nos pays d’Europe, on aurait prises pour des tas de foin récemment fauché.

L’œil fauve et inquiet du vieux renégat blanc errait d’une rive du fleuve à l’autre, interrogeant avec sollicitude le plus petit accident de terrain, et se reportant ensuite avec une avide sollicitude sur la cargaison du canot.

« Eh bien, vieux coquin, dit le métis dans un moment où, pour redresser la marche de la barque, Main-Rouge nageait seul, apercevez-vous, à l’horizon quelque signe suspect ?

– Je ne vois que votre folie répondit l’Américain d’un ton chagrin, et quant au nom que vous vous plaisez à me donner, je ne vois que votre stupide orgueil. Qu’est-ce que c’est que le fils d’un chien ? un chien. Et le fils d’un coquin ?

– L’image de son père, répliqua Sang-Mêlé. Mais vous êtes plus coquin que votre fils, parce que vous avez commencé à l’être bien avant lui.

– Je n’en sais rien, fils d’un renégat blanc et d’une louve indienne, s’écria Main-Rouge avec colère. Quand vous aurez mon âge… Mais vous n’y arriverez jamais. »

Sang-Mêlé était de bonne humeur ce jour-là, et il ne fit que sourire des injures et de la sombre prédiction de son père.

« Oui, disait ce dernier, quand le cheval et le cerf sont amoureux, la prudence les abandonne.

– Ne pourriez-vous pas comparer votre fils à quelque animal plus noble ? dit le métis avec un hautain sourire.

– Qu’importe ? Nous avons deux fois retrouvé les traces du Comanche près des nôtres, et, au lieu de suivre les siennes à notre tour, l’impatience de vous emparer d’un joujou, de cette petite colombe blanche, vous fait négliger toute espèce de précaution. C’est moi qui vous le dis, ceux qui dans le désert ne suivent pas les avis qu’ils trouvent imprimés sur le sol n’arrivent jamais à la vieillesse.

– Témoin tant de trappeurs, de voyageurs et d’Indiens qui n’ont pas vu ou ont dédaigné vos traces. Mais silence à ce sujet, vieillard ; tout ce qui aura pour résultat de me blâmer de chercher à satisfaire au plus vite la soif d’amour que m’inspire ce nuage blanc, ce flocon de neige, ce nénufar du lac, sonne mal à mon oreille, sachez-le. »

En disant ces mots, les yeux du métis jetaient des flammes comme ceux du tigre, quand la brise lui apporte sur ses ailes chaudes les mystérieuses émanations de la tigresse.

Le père se tut, et tous deux continuèrent à ramer en silence.

Une des îles dont le cours de la rivière était parsemé s’allongeait au loin sur l’eau, comme un oiseau marin endormi.

C’était celle qu’on appelait l’Île-aux-Buffles.

À quelque distance des deux pirates, et caché par les vertes ondulations de la rive droite, un homme marchait seul, de ce pas élastique et nerveux qui n’appartient qu’à l’Indien, et qu’on peut comparer à notre pas gymnastique porté à sa dernière perfection.

C’était le jeune Comanche, Rayon-Brûlant, qui suivait seul le sentier de la guerre.

Le loyal jeune homme avait à cœur de venger son honneur, qu’il regardait comme entaché depuis le meurtre des blancs qui s’étaient fiés à sa parole, et il accomplissait seul une de ces prouesses aventureuses que semblent avoir ressuscitées des anciens temps les chevaliers errants du désert.

À l’endroit où il était parvenu, un coude formé par la rivière lui cachait le canot qui en remontait le cours. L’Indien s’approcha de la rive, fit un paquet de ses munitions, qu’il enveloppa dans son manteau de peau de buffle. À l’aide de courroies passées sous le menton, il assujettit solidement sur sa tête ce paquet, au-dessus duquel il avait lié sa carabine, et il entra doucement dans la rivière, qu’il fendit d’un bras vigoureux.

Quelques minutes après il prenait terre sur la rive gauche. Profitant avec une adresse infinie de tous les abris, de toutes les inégalités du terrain, le Comanche, invisible aux deux bandits, se mit bientôt en ligne droite avec eux, puis les dépassa, et gagna l’endroit de la rive qui faisait face à l’Île-aux-Buffles.

Les accidents de la Rivière-Rouge lui semblaient familiers ; car, sans hésiter, sans chercher un instant, il trouva le gué qui conduisait de la rive à l’île, dans laquelle il aborda bientôt sous les saules qui en ombrageaient les bords. Là, caché sur la pointe contre laquelle se brisait le courant de la rivière, il disparut, et l’œil le plus exercé eût en vain cherché à le découvrir.

Main-Rouge et, Sang-Mêlé dirigeaient évidemment leur canot vers l’Île-aux-Buffles, où ils ne tardèrent pas à s’arrêter, à peu près au centre. Rayon-Brûlant n’avait pas perdu un seul de leurs mouvements. Il les vit amarrer leur canot et prendre terre, après avoir eu la précaution de tendre une couverture de laine à l’endroit que leurs pas allaient fouler.

Une petite clairière, tapissée d’un gazon fin et serré s’ouvrait devant eux, et, à l’aide d’autres couvertures dont ils étaient abondamment pourvus, ils couvrirent d’un vaste et moelleux tapis presque toute sa surface.

Un homme qui n’eût pas connu tous les incidents de la vie du désert eût été fort intrigué par ces mystérieux préparatifs. Mais l’Indien savait ce qu’allaient faire les deux pirates, et il cessa de les observer pour songer à se cacher mieux lui-même jusqu’au moment de leur départ.

L’Île-aux-Buffles paraissait si complétement déserte qu’à peine les deux bandits daignèrent-ils jeter un regard autour d’eux, et ce ne fut que par pur acquit de conscience qu’ils semblèrent prendre cette simple précaution.

Les buissons qui environnaient la petite clairière furent également mis sous l’abri de plusieurs couvertures, de manière à éviter que les deux pirates n’en froissassent les branches dans leurs allées et venues. Alors Main-Rouge traça avec son couteau, sur la partie de la clairière restée découverte, un cercle d’environ un pied et demi de diamètre, et à l’aide d’une bêche dont il s’était muni, il enleva adroitement la motte entière de gazon comprise dans ce cercle, et la déposa soigneusement sur l’une des couvertures.

Sang-Mêlé, armé d’une pioche, vint ensuite seconder son père, et tous deux commencèrent à creuser le rond mis à découvert, ayant soin de déposer chaque pelletée de terre qu’ils en retiraient sur un cuir de buffle à côté d’eux.

Lorsqu’ils eurent atteint une profondeur d’environ quatre pieds, ils s’occupèrent à évider le trou circulairement, afin de lui donner la forme intérieure d’un dé à coudre. Ce travail leur demanda quelques heures, au bout desquelles ils se trouvèrent avoir pratiqué une espèce de silo comme ceux des Arabes.

Pendant ce temps la cargaison du canot avait été soigneusement exposée au soleil pour en chasser toute l’humidité. Les deux bandits l’eurent bientôt enfouie dans la cache qu’ils venaient de terminer. Le tout fut alors recouvert d’un cuir épais, puis de branches et d’herbes sèches, et cela fait, comme les fossoyeurs qui rejettent la terre sur la bière, Main-Rouge et son fils se mirent à combler la partie supérieure du trou, restée vide.

Lorsque la terre, fortement foulée sous leurs pieds, s’éleva jusqu’à la hauteur de l’orifice, l’un des deux pirates l’imbiba d’eau, afin de lui ôter l’odeur de terre fraîche qui aurait pu exciter les bêtes carnassières à y fouiller. Ils replacèrent ensuite avec le plus grand soin la motte de gazon, comme elle était quelques heures auparavant.

« Eh bien, Sang-Mêlé, dit le vieux renégat, tout en redressant avec le plus grand soin de ses deux mains les moindres herbes foulées et froissées dans le cours de leur opération, croyez-vous que cette cache soit bien pratiquée et que notre butin soit en sûreté ?

– Je l’espère, du moins, » dit le métis en relevant les couvertures à mesure qu’ils les avaient traversées pour regagner leur canot.

Il ne restait qu’une chose à faire pour compléter l’opération : c’était de se débarrasser des déblais de terre dont les marchandises occupaient la place. Enveloppés dans le cuir de buffle sur lequel ils avaient été jetés, ils furent portés dans le canot, et quand les rameurs eurent gagné le milieu de la rivière, l’eau engloutit avec ces débris les derniers indices qui auraient pu trahir le passage de l’homme, dont nulle trace ne restait ni sur les rives ni sur la clairière.

Tels sont les magasins que les trappeurs, les Indiens et les marchands pratiquent dans le désert pour mettre en sûreté leurs biens, leur butin ou leurs marchandises.

Nous avons pensé que les détails très-peu connus dans lesquels nous venons d’entrer seraient peut-être agréables au lecteur : aussi nous sommes-nous empressé de les consigner ici.

Le canot des deux pirates, allégé de tout le poids qui le surchargeait, remonta bientôt avec rapidité le courant de la rivière, dans la direction des Montagnes-Brumeuses. Là, trois jours après, Bois-Rosé devait signaler son apparition, et Baraja apercevoir les deux bandits dans ce même canot, puis les retrouver le soir de ce troisième jour, où, grâce au métis, sa mort avait été retardée de quelques heures.

« Bon ! dit le jeune Comanche quand son œil de lynx n’aperçut plus les deux navigateurs, leur âme est enfouie là ; ils y reviendront sous peu. »

Alors le guerrier indien traversa de nouveau la rivière, reprit le chemin qu’il avait suivi ; puis, au bout d’une demi-heure de marche environ, il arriva dans un ravin au fond duquel était attaché un agile et vigoureux coursier, qui hennit à l’approche de son maître.

Rayon-Brûlant le flatta de la main, s’élança sur son dos et partit au galop. Tout à coup le cheval et le cavalier s’arrêtèrent ; tous deux se mirent à flairer le vent comme deux limiers bien dressés. Ce n’était rien : deux hommes isolés étaient seuls visibles dans le lointain.

Nous avons parlé de cinq personnages en commençant ce chapitre : ce sont les deux derniers que nous retrouvons en finissant.

Les deux hommes avaient aperçu, de leur côté, l’Indien à cheval.

« Wilson ! dit l’un d’eux, qui dessinait.

– Sir ! répondit l’Américain.

– Voici cette fois quelque chose qui vous regarde, si je ne me trompe. »

Et sir Frederick, qui payait pour ne pas s’occuper de tous les menus dangers du désert, ne songea plus qu’au point de vue qu’il était en train de dessiner.

Les manœuvres de l’Américain et du Comanche, pour s’aborder mutuellement, témoignèrent quel est le degré de confiance qui préside aux relations de la vie sauvage. Wilson, en faisant signe de la main qu’il voulait entrer en conférence amicale, se jeta dans un creux de terrain que sa tête dépassait seule.

Touché de ce procédé, l’Indien descendit de cheval, se cacha presque tout entier derrière lui, et, le poussant en avant sans qu’on pût voir de sa personne que le sommet de sa tête et sa carabine braquée sur sa selle, comme un fusil de rempart, il s’avança vers l’Américain. L’Anglais dessinait toujours.

Enfin, quand l’Indien et le blanc, après avoir échangé quelques mots préliminaires, furent convaincus que l’un ne voulait pas égorger l’autre, ils rejetèrent leur carabine sur leur épaule ; le premier sortit de son trou, le second remonta sur son cheval et tous deux se touchèrent la main.

« À quelle tribu appartient mon jeune ami ? demanda Wilson.

– À la nation des Comanches, et il va rejoindre ses frères pour les mener sur la trace d’un ennemi. Que fait mon frère blanc dans le désert ?

– Je n’en sais rien. »

Et comme l’Indien souriait d’un air incrédule :

« Nous nous promenons, mon cher, dit sir Frederick.

– Les terrains de chasse de Main-Rouge, de Sang-Mêlé et des Apaches sont pleins de dangers, dit gravement l’Indien.

– Cela ne me regarde pas ; parlez-en à Wilson.

– Ceux-là ou d’autres, reprit flegmatiquement le Yankee.

– Mes frères sont avertis. »

Cela dit, l’Indien rompit la conférence et partit au galop. Wanderer suivit de l’œil le jeune guerrier bondissant dans le désert sur son coursier sauvage et fougueux comme lui, enivrés tous deux du bonheur de sentir siffler à leurs oreilles ce vent libre comme eux ; spectacle imposant et poétique qui ne peut être comparé qu’à celui d’un navire voguant à pleines voiles en fendant l’immensité de l’Océan.

Maintenant que nous avons comblé les lacunes du passé, il est temps de retourner vers Pepe et le Canadien, au val d’Or.