Le Coureur de filles (recueil)/La Mèche de cheveux

Le Coureur de fillesErnest Flammarion (p. 57-62).
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LA MÈCHE DE CHEVEUX


À Henry Gauthier-Villars (Willy).

Ma bonne amie, qui affectionne la mise en scène, m’a dit, avec un regard en dessous, rouge comme une pensionnaire sur le point de faire une farce :

— Passez-vous près d’une boîte aux lettres, en vous en allant ?

— Oui, chère madame.

— Voulez-vous vous charger de cette lettre ?

— Mais comment donc ! chère madame.

La lettre que ma bonne amie m’a confiée, il est heureux que je m’en aperçoive, ne porte pas d’adresse. Elle n’est pas cachetée. J’ai la finesse de comprendre qu’il y a là un petit mystère. J’ouvre l’enveloppe, et je distingue au fond, écrasée, roulée en chenille, une mèche de cheveux, une mèche de cheveux pour moi.

Ha !

Je rentre chez moi, et, c’est drôle, je n’éprouve aucune espèce de plaisir ; vraiment, les femmes ont des manies bizarres. Qu’est-ce que je vais faire de cette mèche de cheveux ? Elle est là, devant moi. Je n’ose pas y toucher. Enfin, je vide l’enveloppe sur la table. La mèche est fraîchement coupée, toute neuve, encore végétante, et, comme ma bonne amie n’a pas cru devoir la nouer dans une faveur, les cheveux s’éparpillent sur mon Baudelaire ouvert. Je me rappelle les livres loués aux cabinets de lecture et au-dessus desquels une centaine de lecteurs se sont gratté la tête et curé le nez. Je passe un vilain quart d’heure d’insensibilité. Il est possible que mon éducation sentimentale n’ait pas été assez soignée. Le sens de certains raffinements m’échappe. Je volerais la bourse d’une femme, plutôt qu’un de ses vieux gants ou son mouchoir sale, et, si je me jetais à ses pieds pour les lui baiser, j’embrasserais, en cachette, mon poing.

Cependant je n’oublie pas de me dire que ma bonne amie est gentille, adorée. Elle s’est coupé cette mèche dans une excellente intention. C’est presque un sacrifice de sa part, et, si j’y prenais goût, si j’en redemandais, elle en ferait vite une calvitie. Soit encore ! mais il me faut noter simplement mon impression dans toute sa grossièreté : ces cheveux-là me dégoûtent ! Tout à l’heure, je les portais, en les tenant à distance, comme une ordure dans du papier. Les voilà qui gisent au creux des « Fleurs du mal » ! Je ne les ra-mas-se-rai pas !

Au lieu de m’imaginer le mouvement gracieux de ma bonne amie qui les coupe, le bon sourire de ses lèvres, le brillant de ses yeux, et le tendre baiser qu’elle ajoute à cet amical souvenir pour lui porter bonheur, je ne vois qu’un peignoir de coiffeur malpropre, où des cheveux dégringolent en légères avalanches, à chaque cricri du ciseau ; des cheveux qui se recroquevillent, agonisants, qui sont morts, qui piquent le cou et font des hachures dans les oreilles.

Oh ! je n’en fais pas facilement accroire à mon cœur, moi ! Des scrupules montrent le bout du nez, comme des souris peureuses. Ma chattemite répugnance les met fuite.

Espère-t-elle, ma bonne amie, que je vais enfermer sa mèche dans un médaillon, et la porter sur ma poitrine, comme un élève des jésuites son scapulaire ?

Je regrette de ne l’avoir pas jetée négligemment dans la boîte aux lettres : un employé des postes s’en serait glorifié. Il doit exister quelque part des assembleurs de collections pileuses. Tous les goûts, etc. Quand j’étais au collège, j’adressais dans des cornets mes rognures d’ongles à un camarade qui avait l’habitude de se ronger les siens.

Je pourrais en faire aussi un petit pinceau de pot à colle.

Soudain, précipitamment, pour en finir, j’ouvre ma fenêtre ; et, élevant à hauteur du menton l’exemplaire des « Fleurs du mal », je souffle, d’un seul souffle, sur les cheveux de ma bonne amie.

Ils sont partis, s’accrochant les uns aux autres, formant touffe, ailés, presque repris de vie, insectes, moins le bourdonnement sonore. Ils se sont envolés dans les intempéries ! Eux disparus, j’ai eu tout de suite la conscience nette que je venais de commettre une petite infamie, et j’ai baisé leur place, oui, la place des cheveux, bien vite, à la dérobée, à l’insu de moi-même, sur la page où, par coïncidence, le poète infernal s’exclame en des vers qui m’ont cinglé comme des baguettes :


Extase ! pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !


Mais je suis bien bon d’avoir du chagrin : une chevelure n’est pas une mèche de cheveux !