Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat


Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 69-78).

FABLE XV.

Le Corbeau, la Gazelle, la Tortuë, &
le Rat.

À Madame de la Sabliere


Je vous gardois un Temple dans mes Vers :
Il n’eût fini qu’avecque l’Univers.

Déja ma main en fondoit la durée
Sur ce bel Art qu’ont les Dieux inventé;
Et ſur le nom de la Divinité
Que dans ce Temple on auroit adorée,
Sur le portail j’aurois ces mots écrits :
Palais Sacré de la Deesse Iris ;
Non celle-là qu’a Junon à ſes gages ;
Car Junon même, & le Maître des Dieux
Serviroient l’autre, & ſeroient glorieux
Du ſeul honneur de porter ſes meſſages.
L’Apotheoſe à la voûte eût paru.
Là, tout l’Olimpe en pompe eût été vû
Plaçant Iris ſous un Dais de lumiere.
Les murs auroient amplement contenu
Toute ſa vie, agreable matiere ;
Mais peu feconde en ces évenemens
Qui des États font les renverſemens.
Au fond du Temple eût été ſon image,
Avec ſes traits, ſon ſoûris, ſes appas,
Son art de plaire & de n’y penſer pas,

Ses agrémens à qui tout rend hommage.
J’aurois fait voir à ſes pieds des mortels,
Et des Heros, des demi-Dieux encore,
Même des Dieux ; ce que le Monde adore
Vient quelquefois parfumer ſes Autels.
J’euſſe en ſes yeux fait briller de ſon ame
Tous les treſors, quoi qu’imparfaitement :
Car ce cœur vif & tendre infiniment,
Pour ſes amis & non point autrement ;
Car cet esprit qui né du Firmament
A beauté d’homme avec graces de femme
Ne ſe peut pas comme on veut exprimer.
Ô vous, Iris, qui ſçavez tout charmer,
Qui ſçavez plaire en un degré ſuprême,
Vous que l’on aime à l’égal de ſoi-même,
(Ceci ſoit dit ſans nul ſoupçon d’amour,
Car c’eſt un mot banni de vôtre Cour ;
Laiſſons-le donc) agréez que ma Muſe
Acheve un jour cette ébauche confuſe.

J’en ai placé l’idée & le projet,
Pour plus de grace, au devant d’un ſujet
Où l’amitié donne de telles marques,
Et d’un tel prix, que leur ſimple recit
Peut quelque-temps amuſer vôtre esprit.
Non que ceci ſe paſſe entre Monarques :
Ce que chez vous nous voïons estimer
N’eſt pas un Roi qui ne ſçait point aimer ;
C’est un Mortel qui ſçait mettre ſa vie
Pour ſon ami. J’en vois peu de ſi bons.
Quatre animaux, vivans de compagnie
Vont aux humains en donner des leçons.



La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortuë,
Vivoient enſemble unis ; douce ſocieté.
Le choix d’une demeure aux humains inconnuë
Aſſuroit leur felicité.

Mais quoi l’homme découvre enfin toutes retraites.
Soïez au milieu des deſerts,
Au fonds des eaux, au haut des airs,
Vous n’éviterez point ſes embûches ſecretes.
La Gazelle s’alloit ébatre innocemment ;
Quand un chien, maudit inſtrument
Du plaiſir barbare des hommes,
Vint ſur l’herbe éventer les traces de ſes pas.
Elle fuit, & le Rat à l’heure du repas
Dit aux amis restans, D’où vient que nous ne ſommes
Aujourd’hui que trois conviez ?
La Gazelle déja nous a-t-elle oubliez ?
À ces paroles, la Tortuë
S’écrie, & dit, Ah ! ſi j’étois
Comme un Corbeau d’aîles pourvûë,
Tout de ce pas je m’en irois

Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Nôtre compagne au pied leger ;
Car à l’égard du cœur il en faut mieux juger.
Le Corbeau part à tire d’aîle.
Il apperçoit de loin l’imprudente Gazelle
Priſe au piege & ſe tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l’inſtant.
Car de lui demander quand, pourquoi, ni comment,
Ce malheur est tombé ſur elle,
Et perdre en vains diſcours cet utile moment,
Comme eût fait un Maître d’École ;
Il avoit trop de jugement.
Le Corbeau donc vole & revole.
Sur ſon rapport les trois amis
Tiennent conſeil. Deux ſont d’avis
De ſe tranſporter ſans remiſe

Aux lieux où la Gazelle est priſe.
L’autre, dit le Corbeau, gardera le logis.
Avec ſon marcher lent, quand arriveroit-elle ?
Aprés la mort de la Gazelle.
Ces mots à peine dits, ils s’en vont ſecourir
Leur chere & fidele Compagne,
Pauvre Chevrette de montagne.
La Tortuë y voulut courir.
La voilà comme eux en campagne,
Maudiſſant ſes pieds courts avec juſte raiſon,
Et la neceſſité de porter ſa maiſon.
Rongemaille (le Rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les nœuds du lacs : on peut penſer la joie.
Le Chaſſeur vient, & dit : Qui m’a ravi ma proie ?

Rongemaille à ces mots ſe retire en un trou,
Le Corbeau ſur un arbre, en un bois la Gazelle :
Et le Chaſſeur à demi fou
De n’en avoir nulle nouvelle,
Apperçoit la Tortuë, & retient ſon courroux.
D’où vient, dit-il, que je m’effraie ?
Je veux qu’à mon ſouper celle-ci me défraie.
Il la mit dans ſon ſac. Elle eût païé pour tous,
Si le Corbeau n’en eût averti la Chevrette.
Celle-ci quittant ſa retraite,
Contrefait la boiteuſe & vient ſe preſenter.
L’homme de ſuivre, & de jetter

Tout ce qui lui pesoit ; ſi bien que Rongemaille
Autour des nœuds du ſac tant opere & travaille
Qu’il délivre encor l’autre ſœur
Sur qui s’étoit fondé le ſoupé du Chaſſeur.


Pilpay conte qu’ainſi la choſe s’eſt paſſée.
Pour peu que je vouluſſe invoquer Apollon,
J’en ferois, pour vous plaire, un Ouvrage auſſi long
Que l’Iliade ou l’Odyſſée.
Rongemaille feroit le principal Heros,
Quoi-qu’à vrai dire ici chacun ſoit neceſſaire.
Portemaiſon l’Infante y tient de tels propos
Que Monſieur du Corbeau va faire

Office d’Eſpion, & puis de Meſſager.
La Gazelle a d’ailleurs l’adreſſe d’engager
Le Chaſſeur à donner du temps à Rongemaille.
Ainſi chacun en ſon endroit
S’entremet, agit & travaille.
À qui donner le prix ? Au cœur, ſi l’on m’en croit.