Le Conte du tonneau/Tome 1/08

Henri Scheurleer (Tome premierp. 189-204).

SECTION VIII.

Continuation du Conte du Tonneau.


LEs ſavans Æoliſtes[1] ſoutiennent que le Vent eſt l’élement unique de toutes choſes ; que c’eſt le principe, par lequel tout l’Univers a été produit, & dans lequel il doit ſe réſoudre ; & que le même ſoufle, par lequel la Nature a été animée, doit à la fin des ſiécles l’éteindre.

Quod procul à nobis flectat Fortuna gubernans.

C’eſt-là cette Cauſe prémiere, que les Adeptes[2] appellent Anima Mundi, c’eſt-à-dire, le ſoufle ou le vent du monde ; & ſi l’on examine tout ce Syſtême dans chaque partie de la Nature, on verra qu’il eſt appuié ſur la baze la plus ſolide. D’abord, de quelque maniere qu’on veuille appeller cet être, qui diſtingue l’homme d’avec les brutes, ſpiritus, animus, afflatus, anima ; il eſt certain, que ce ne ſont qu’autant de denominations Vent, qui eſt l’élement, qui domine dans tous les êtres compoſez, & dans lequel ils doivent rentrer un jour.

Qu’eſt-ce que c’eſt que la Vie même, ſi-non, conformément à ſon nom le plus ordinaire, le ſoufle de nos narines ? Et c’eſt de-là que les Naturaliſtes ont obſervé, que dans certains myſteres, qui ont avec la vie une relation fort étroite, le vent eſt d’un fort grand ſecours, comme il eſt évident par les heureuſes épithetes de turgidus, & d’inflatus, auſſi appliquables aux organes, qui reçoivent qu’à celles, qui donnent.

Selon tout ce que j’ai pu trouver dans les anciennes Chroniques, touchant la doctrine des Æoliſtes, elle rouloit ſur trente deux points[3], ſur chacun deſquels je ne ſaurois m’étendre, ſans courir riſque de devenir ennuïeux. Mais, je n’ai garde de paſſer ſous ſilence un petit Nombre de Dogmes Fondamentaux, qu’ils en déduiſoient.

Leur premiere Maxime étoit, que, puiſque le Vent dominoit dans la formation & dans les operations de tous les êtres compoſez, ceux-là devoient être de la plus grande excellence, dans leſquels ce Principe éclatoit avec la plus grande ſuperiorité.

L’Homme, par conſequent, eſt la plus parfaite des creatures, puiſque les Philoſophes, par leur grande bonté, l’ont pourvu de trois Ames, ou de trois ſoufles differens ; auſquels les ſages Æoliſtes joignent liberalement un quatriéme, pour ſervir de ſecours & d’ornement aux autres, & pour en égaler le nombre aux parties du Monde[4] ; ce qui a donné occaſion à ce fameux Cabaliſte Ventidius Galimathias de placer le Corps de l’Homme dans une poſition relative aux quatre Vents Cardinaux.

Conſequemment à ce principe, ils ſoutenoient, que chaque homme apporte avec lui dans le Monde une certaine portion de Vent, qu’on peut apeller une Quinteſſence extraite des quatre autres. Cette Quinteſſence eſt d’un uſage univerſel, dans toutes les circonſtances de la vie : elle influe ſur tous les Arts, & ſur toutes les Sciences ; & elle peut être merveilleuſement augmentée & rafinée par l’éducation.

Dès qu’on a réüſſi à l’enfler, juſqu’au point de ſa perfection, on ne doit pas la renfermer, & la reſerver avaricieuſement pour ſoi-même : au contraire, il faut la prodiguer généreuſement à tout le genre-humain.

Fondez ſur ces raiſons, & ſur d’autres du même poids, les Æoliſtes les plus illuminez aſſeurent, que l’Eructation[5] eſt l’acte le plus noble de la Creature humaine ; &, pour en cultiver le talent, en faveur de toute la Societé des hommes, ils ſe ſont ſervis de pluſieurs differentes methodes. Dans certaines Saiſons de l’année, on peut voir les Prêtres d’entr’eux ſe placer à l’oppoſite d’une tempête, la bouche béante. En d’autres tems, vous les verrez arrangez en cercle armez chacun d’un ſouflet, qu’ils appliquent aux parties poſterieures de leur plus proche voiſin, juſqu’à ce qu’à force de l’enfler ils lui aient donné la figure d’un tonneau. De-là vient, que, dans leur langage ordinaire, ils appellent leurs corps, d’une maniere fort propre, leurs Vaiſſeaux.

Dès que par cette cérémonie, & par d’autres ſemblables, ils ſont duëment remplis, ils s’en vont dans le moment ; &, pour l’utilité publique, ils ſe déchargent d’une portion copieuſe de leurs nouvelles acquiſitions dans les machoires de leurs diſciples. Car, il faut remarquer ici, qu’ils ſont d’opinion que tout le ſavoir procède de ce même principe univerſel. Ils le prouvent en premier lieu par cette vérité inconteſtable, que la ſcience enfle : &, en ſecond lieu, ils ſe ſervent du Syllogiſme ſuivant.

Ergo, Les paroles ne ſont que du vent ;
Ergo, Le ſavoir ne conſiſte qu’en paroles ;
Ergo, Le ſavoir n’eſt que du vent.

C’eſt pour cette raiſon, que leurs Docteurs ne communiquoient leurs préceptes à leurs Ecoliers, que par voïe d’Ēructation : ce qu’ils faiſoient avec une grande éloquence, & avec une varieté inexprimable.

Mais, le caractere principal, qui diſtinguoit le plus leurs ſages du premier ordre, étoit une certaine contenance, qui faiſoit comprendre, juſqu’à quel dégré le ſoufle myſterieux les agitoit intérieurement. Ce vent merveilleux, après avoir cauſé d’abord des tranchées, & des convulſions ; après avoir produit, pour ainſi dire, un tremblement de terre dans le Microcoſme du Philoſophe ; s’élevoit en haut par degré, tordoit la bouche, rendoit les jouës bourſouflées, & donnoit un horrible éclat aux yeux. L’Eructation ſuivoit ces grimaces de près. Tous les vents qui leur ſortoient de la bouche paſſoient pour ſacrez : ſurtout, ceux, dont l’odeur étoit la plus forte ; & leurs maigres devots les avaloient avec une conſolation inexprimable. Pour rendre la choſe encore plus touchante, les vents les mieux choiſis, les plus édifians, & les plus vivifians, étoient lâchés par le nez, dont ils prenoient une eſpece de teinture. Ce qui leur donnoit ce nouveau degré de perfection, c’étoit le ſentiment generalement reçû, que le ſoufle de la vie eſt dans nos narines.

Leurs Divinitez étoient les quatre Vents, qu’ils adoroient comme les Eſprits, qui parcourent, & qui animent tout l’Univers ; & deſquels, à proprement parler, toute Inſpiration tire ſon origine.

Cependant, le Chef de ces Dieux, & celui qu’ils honoroient du Culte de Latrie, étoit le grand Borée, une Divinité ancienne, qu’autrefois les Habitans de Megalopolis, dans la Grece, adoroient avec la plus profonde vénération. Omnium Deorum Boream maximè celebrant, dit Pauſanias. Ce Dieu, quoique preſent par-tout, étoit pourtant cenſé, parmi les plus ſavants Æoliſtes, avoir un ſéjour particulier, une eſpece de Ciel Empyrée, où ſon pouvoir éclatoit particulierement. Cet endroit étoit ſitué dans un certain Païs très-connu des anciens Grecs ſous le nom de Σκοτια[6] ou Païs de Ténébres.

Il eſt vrai qu’il s’eſt levé ſur ce ſujet un grand nombre de controverſes : mais, toutes les parties conviennent, comme d’un point inconteſtable, que d’une contrée du même nom les Æoliſtes les plus rafinez tirent leur origine ; & que c’eſt de-là, que, dans tous les ſiecles, les plus zélez d’entre leurs Prêtres ont apporté l’Inſpiration la plus choiſie. Ils ſe font un devoir de l’aller recueillir eux-mêmes à la ſource, dans certaines veſſies, qu’ils ouvrent enſuite au milieu de leurs Sectaires répandus dans toutes les Nations, leſquels brament aprés ce vent ſacré, & l’attendent la bouche ouverte.

C’eſt une choſe très-connuë parmi les ſavans, que les Virtuoſi des ſiècles paſſez avoient inventé un moïen de conſerver les vents dans des Tonneaux ; ce qui étoit très-avantageux pour les voïages de long cours. La perte d’un art ſi utile ne ſauroit jamais être aſſez déplorée ; quoique je ne comprenne pas, par quelle negligence inpardonnable, Pancirollus l’a paſſé abſolument ſous ſilence. Cette invention a été atribuéé à Æole lui-méme, dont toute la Secte a tiré ſon nom ; &, pour célébrer la memoire de leur Fondateur, ils ont encore conſervé juſqu’à préſent un grand nombre de ces Tonneaux[7], jadis dépoſitaires du vent, dont ils en placent un dans chacun de leurs Temples, après l’avoir enfoncé par en haut.

C’eſt dans ce Tonneau, que leur Prêtre entre dans certains jours ſolennels, après s’y être duëment preparé, de la maniere que j’ai dépeinte ci-deſſus. Un entonnoir caché s’étend de ſes parties poſterieures vers le fond dudit Tonneau, juſqu’à une certaine Fente Septentrionale, par où il ſe fournit continuellement de nouveaux vents de la meilleure eſpéce.

Peu à peu vous le voïez s’étendre & s’élargir à la même Groſſeur de ſon Tonneau, qu’il remplit à la fin exactement : &, dans cette poſture, il lache ſur ſon auditoire des tempêtes formelles, à proportion de la violence du ſoufle, qui lui vient d’embas, & qui, ſortant d’un paſſage étroit, ex adytis, ne fait pas ſon devoir ſans lui cauſer de douloureuſes tranchées. Quand ce vent eſt parvenu juſqu’a ſon viſage, il y fait les mêmes impreſſions, qu’il produit ſur la mer. Il le noircit d’abord : il le ride enſuite ; & à la fin il en fait ſortir une épaiſſe fumée.

C’eſt préciſement de cette maniere, que les Æoliſtes ſacrez communiquent leurs Eructations Prophétiques à leurs diſciples haletans. Quelques membres de l’auditoire tiennent cependant la bouche ouverte, pour avaler avec avidité le ſoufle ſanctifiant, tandis que d’autres, chantant les éloges de leurs Dieux, imitent par leur bourdonnement, tantôt plus tantôt moins élevé, les ſoufles agréables de leurs Divinitez appaiſées.

Ce culte, pratiqué parmi les Æoliſtes, donne lieu à pluſieurs Auteurs de ſoutenir, que leur Secte eſt des plus anciennes, parce que leur Eructation Prophetique reſſemble fort à d’autres anciens Oracles, dont on étoit redevable à certaines bouffées de Vent ſouterrain, qui faiſoient les mêmes impreſſions ſur le Prêtre, & qui avoient la même influence ſur l’eſprit du Peuple. Il eſt vrai, que ces Oracles paſſoient ſouvent juſqu’à la multitude, par le canal des Femmes. La raiſon en étoit, ſelon toutes les apparences, que leurs organes paroiſſoient mieux diſpoſez, que ceux des hommes, pour donner entrée à ces Tourbillons prophétiques, qui, paſſant à leur aiſe par un receptacle de plus grande capacité, cauſoient en chemin faiſant certaines demangeaiſons propres à produire des extaſes charnelles, qu’on pouvoit pourtant ſpiritualiſer, par un ménagement un peu adroit.

Cette ſavante conjecture eſt confirmée par la coutume, qui regne encore aujourd’hui parmi les Æoliſtes les plus épurez, de confier le Sacerdoce à des Prêtreſſes, & de ſe plaire à recevoir l’Inſpiration par les mêmes conduits par où les Sybilles & les Pythies les transmettoient à leurs devots.

Lorſque l’eſprit humain lâche la bride à ſes penſées, il ne s’arrête jamais, mais il traverſe, par une courſe continuelle, les extrémitez du haut & du bas, du bon & du mauvais. Les premieres ſaillies de l’imagination le portent d’ordinaire aux idées de ce qu’il y a de plus parfait & de plus accompli : mais, quand il s’eleve au deſſus de ſa portée, il n’eſt plus capable de diſtinguer les limites qui ſéparent la hauteur d’avec la profondeur ; & bientôt, continuant ſon vol avec la même précipitation, mais ſans connoître la route, il tombe juſqu’au fond des abîmes : ſemblable à un voïageur, qui parcourt les mers de l’Eſt juſqu’à l’Oueſt ; ou à une grande perche d’un bois-ſouple, qui, plus il eſt étendu, & plus il ſe courbe en arc de cercle.

La cauſe de ce déreglement de notre eſprit eſt peut-être dans ce fond de malice né avec nous, qui nous porte d’ordinaire à joindre aux idées les plus nobles celles, qui leur ſont préciſement contraires. Peut-être eſt-elle, dans les bornes de notre Raiſon, qui, portant ſes reflexions ſur toute la maſſe des choſes, reſſemble au Soleil, qui, n’éclairant que la moitié de notre Globe, laiſſe l’autre couverte de ténèbres. Peut-être la faut-il chercher dans la foibleſſe de notre Imagination, qui, emploïant toutes ſes forces pour s’élever à ce qu’il y a de plus grand & de meilleur, fatigué, à la fin, & n’en pouvant plus, tombe tout d’un coup à terre, comme un oiſeau de paradis qui vient de mourir au milieu de l’air. Peut-être auſſi, que parmi toutes ces Conjectures Metaphyſiques il n’y en a pas une ſeule de fondée ; mais, cela n’empêche pas, que je n’avance une propoſition très-vraie, en diſant que, ſi les plus groſſiers mêmes d’entre les humains ont porté leurs Lumieres naturelles à l’idée d’un Dieu, ou d’un Etre ſuprême ; ils n’ont auſſi jamais oublié d’occuper leurs fraïeurs de quelques notions afreuſes très-propres à leur ſervir de Diables, quand il n’y en auroit point au monde. Il n’y a rien-là, dans le fond, qui ne ſoit fort naturel ; car, il en eſt d’un homme, dont l’imagination prend l’eſſor vers le Ciel, comme d’un autre dont le corps eſt élevé à une grande hauteur. Plus ils ſe plaiſent tous deux à voir de plus près ce qui eſt au-deſſus d’eux, plus ils ſont effraïez par le précipice qu’ils decouvrent en bas. C’eſt ainſi que, dans le choix d’un Diable, le Genre-humain a toujours eu la methode de jetter les yeux ſur quelque être réel ou fantaſtique, dont il conſideroit toutes les qualitez comme diamétralement oppoſées aux attributs qu’il concevoit dans la Divinité.

C’eſt encore de la même maniere, que la Secte des Æoliſtes a toujours craint, & haï, deux êtres d’une nature maligne, entre leſquels, & ſes Dieux, il y a eu une inimitié mortelle, depuis le commencement du monde. Le premier eſt le Cameleon, l’antipode de l’Inſpiration ; & qui, par pure haine, devore continuellement les influences précieuſes de ces Divinitez, ſans s’en décharger jamais par l’éructation. L’autre eſt un Monſtre afreux, d’une taille plus que giganteſque, nommé Moulin-à-vent, qui, avec ſes quatre bras horribles, livre à ces Dieux une Guerre éternelle, les tournant avec adreſſe, pour les dérober aux coups de ces ennemis, ou pour les leur rendre avec intérêt.

S’étant ainſi fournie de Dieux & de Diables, la Secte des Æoliſtes continue juſqu’à ce jour à faire une grande figure dans le monde. Je ne doute pas, au reſte, que la Nation polie des Lapons ne doive paſſer pour en être une des plus illuſtres branches. Je ſerois fort injuſte à leur égard, ſi je négligeois cette occaſion d’en parler avantageuſement ; puiſqu’ils ſont ſi unis, par l’intérêt, & par les inclinations, à leurs Freres les Æoliſtes, qui habitent parmi nous. Non ſeulement ils prennent les vents en gros, chez les mêmes marchands, mais ils les débitent en détail, d’une maniere toute ſemblable, & à des chalands, qui ſont à peu près du même naturel que ceux qui donnent leur pratique à nos tempêtueux compatriottes.

Si ce Syſtème de Religion a été entiérement formé par notre Ami Jean ; ou ſi, comme il eſt plus vraiſemblable, il l’a copié de l’Original, qui ſe trouve à Delphes, en y mettant des additions & des corrections propres à l’ajuſter aux tems & aux circonſtances ; c’eſt-là un point, ſur lequel je n’ai pas la hardieſſe de décidier. Mais, je crois pouvoir aſſeurer, que c’eſt Jean en propre perſonne, qui y a donné un tour nouveau, & qui l’a préciſement mis dans l’état dont je viens de tracer un fidéle tableau.

Au reſte, il y a long-tems que je cherche une occaſion favorable de rendre juſtice à cette Societé d’Hommes, que j’honore extrémement & dont les opinions, auſſi bien que les cérémonies, ont été entierement défigurées par la malice, ou par l’ignorance, de leurs adverſaires. Je croi, pour moi, qu’une des meilleures actions d’un honnête homme, c’eſt de déraciner les prejugez, & de mettre les choſes dans leur veritable jour. Je viens de m’acquiter de ce grand devoir, ſans aucune vuë d’intéret ; excepté le plaiſir de ſatisfaire à ma conſcience, d’acquerir de la gloire, & de m’attirer des remercimens.

  1. Par Æoliſtes l’Auteur entend les Quaquers, Moliniſtes, Pietiſtes, Quietiſtes, & autres Fanatiques, qui détruiſent la Raiſon, pour mettre à ſa place une prétendue Inſpiration.
  2. Ceux qui ſont initiez dans les Myſteres du grand œuvre.
  3. Alluſion aux 32. points du vent.
  4. Les Philoſophes ont doué l’homme de trois Ames, la vegetative, la ſenſitive, & la raiſonnable. Les Fanatiques y ont ajouté l’Ame ſpirituelle. Et de ces quatre, qui répondent aux quatre Points Cardinaux du Vent, ils ont tiré une Quinteſſence, qu’ils nomment dans leur jargon, la Lumiere interieure, la Vie interieure.
  5. La Faculté de lâcher les vents par la bouche.
  6. Ce mot Grec ſignifie effectivement Obſcurité. C’eſt une alluſion à l’Ecoſſe, qui eſt au Nord de l’Angleterre, & le centre des Presbyteriens, qui donnent le plus dans le Fanatiſme.
  7. Ce ſont les Chaires ſans ornement à la Presbyterienne.