Le Conte de l’Archer/Chapitre II

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II

Comment notre jeune archer entra en campagne.

Avant de vous conter comment notre jeune ami conquit par sa vaillance les lauriers que lui décernèrent les meilleurs hommes d’armes de son temps, il faut bien que je vous dise que dix années pleines se sont écoulées depuis que nous l’avons laissé emportant du palais de Madame Marie d’Anjou les engins qui lui devaient procurer tant de gloire. Car c’est un privilège des historiens de franchir ainsi d’un saut les distances qui séparent les événements qu’ils veulent relier dans un unique récit. Je dis privilège, car ce serait un grand bien vraiment qu’il en fût ainsi dans la vie et qu’on y pût, comme dans un livre, passer les pages ennuyeuses pour arriver bien vite à celles qu’illumine un peu d’héroïsme ou un peu d’amour. À quoi vous me répondrez que, s’il en était ainsi, il en est beaucoup d’entre nous qui ne vivraient pas la longueur d’une heure en quatre-vingts années.

Mettons donc que la Providence a bien fait, qui sème le cours de notre existence de rares fleurs, lesquelles n’y croissent pas comme dans une terre généreuse, mais y flottent comme un bouquet délié sur un torrent. Vous savez tous, d’ailleurs, où va cette onde, emportant nos joies rapides et nos fragiles souvenirs vers ce grand océan de la Mort qui ne cesse de gémir et d’engloutir. Mais ce n’est pas le lieu de nous jeter en mélancolique philosophie. Vive le bon vin et bran pour le reste ! comme avait coutume de dire frère Étienne. Vive l’amour, et le reste meure ! comme ne manquait pas de répondre maître Mathieu Clignebourde. En quoi je les veux mettre d’accord tous les deux en m’écriant moi-même : Vivent le bon vin et l’amour !

Durant les dix années que je jette au gouffre sans m’en plus soucier que d’une poignée de guignes défraîchies, Tristan avait grandi et frère Étienne l’avait instruit dans ses humanités, déplorant que pareil trésor de science fût destiné à se perdre dans la vie ignorante des camps. Car vous pensez bien que maître Guillaume s’était enragé plus que jamais dans l’intention de faire un héros guerroyant de son fils.

— C’eût été cependant un bon mari, pensait Mathieu Clignebourde, non pas qu’il ait la vigueur dont les femmes ont coutume de s’applaudir en ménage ; mais il est de la pâte des tranquilles époux que ces dames mènent par le bout du nez, et à qui elles font prendre des vessies pour des lanternes, j’entends des amants pour des cousins. C’eût bien été l’affaire de mon Isabeau.

— Je le regrette pour la moinerie, disait de son côté frère Étienne, non pas qu’il ait l’estomac qu’il faut pour boire autant qu’il convient dans notre saint état ; mais il y serait devenu un savant, et il n’est pas mauvais que nous montrions de temps en temps au monde quelque docteur disert sorti de nos rangs, ne fût-ce que pour confondre les impies qui nous traitent de sacs à vin.

Et Tristan, lui, qu’avait-il pensé durant ce temps-là ?

Il avait beaucoup regardé Isabeau, qui, elle aussi, avait grandi et était devenue belle à miracle. L’or de ses cheveux avait bruni, et ses yeux, jadis pareils à des bluets, avaient pris la teinte plus sombre et plus tendre des violettes. On eût dit qu’ils étaient baignés de rosée matinale tant l’éclat en était vif. Ses lèvres plus rouges indiquaient la santé et la belle humeur ; quant aux grâces de son corsage, je ne les veux décrire, mais imaginez deux collines de neige dont l’aurore empourpre les sommets. Ses mains blanches avaient des mouvements de tourterelles prêtes à prendre leur vol. Telle elle apparaissait à tous radieuse et souriante. Telle elle apparaissait surtout au pauvre Tristan qui voyait arriver avec angoisse l’heure de la séparation.

Non pas qu’il lui fût donné de voir sa voisine autant que par le passé ; maître Mathieu Clignebourde, qui n’avait pu pardonner au tanneur l’honneur dont la reine Marie d’Anjou l’avait à jamais enorgueilli, avait cessé ses visites à maître Guillaume et défendu à sa fille de fréquenter chez dame Mathurine. En vain frère Étienne, qui était bon diable, avait-il voulu rapprocher les deux amis. Il avait même, dans ce but, organisé à ses propres frais (la rare chose !) un repas où se devaient boire de compagnie quatre bouteilles d’un cru saumurois tout à fait renommé. Mais les deux imbéciles, ayant flairé le piège, n’étaient ni l’un ni l’autre venus, si bien que le pauvre moine dut manger à lui seul une basse-cour tout entière, un cochon de lait, plus un beau plat de truites, et boire les quatre flacons, ce qu’il fit d’ailleurs avec infiniment de bonne grâce et sans se faire autrement prier. Car il savait que les biens du bon Dieu ne doivent pas être perdus.

Mais bien qu’ils fussent séparés par leurs parents, — car ce grand sot de Guillaume était, au fond, ravi de ne plus se compromettre, lui l’invité de la reine Marie d’Anjou, dans la société d’un vilain comme maître Mathieu, — les enfants se voyaient de loin et n’avaient garde de s’oublier. Que de fois Tristan s’était-il levé au petit matin pour aller rêver dans le coin du jardin d’où l’on apercevait la fenêtre en bois sculpté de la chambre d’Isabeau ! Il était arrivé souvent que, par un hasard bien grand, la fillette avait précisément ouvert sa fenêtre de bonne heure. Alors le pauvre garçon prenait la pose déconfite d’un désespéré, et la méchante ne pouvait s’empêcher d’en sourire. Mais elle ne s’en allait pas, ce qui était l’essentiel, et son regard semblait à la fin s’attendrir sur ce pitoyable objet de tant de constance.

Un jour même il arriva qu’elle se mit à éplucher un bouquet, comme pour en retirer les fleurs qui avaient commencé de se flétrir. Dans ce petit travail elle laissa tomber une rose dans le jardin de maître Guillaume, — quand je dis qu’elle l’y laissa tomber, elle l’y jeta bel et bien, car le mur qui séparait les deux vergers était fort loin de sa croisée, — Tristan courut bien vite et remarqua avec délice que cette rose était vraisemblablement la plus fraîche du bouquet. Il la porta bien vite à ses lèvres en élevant un regard de reconnaissance vers celle qui lui faisait cette aumône ; mais la mutine créature avait disparu déjà. Alors il emporta jalousement la fleur et la glissa dans un reliquaire d’argent que sa mère lui avait donné.

Une fois de plus se confirmait cette loi étrange qui veut que, dans les choses de l’amour, tout obstacle soit comme un aiguillon nouveau. Si les deux enfants avaient continué à jouer ensemble et à se voir tous les jours, il y a gros à parier qu’ils fussent demeurés bons camarades, mais rien autre chose. Tristan se fût à peine aperçu des changements survenus dans la personne d’Isabeau, et celle-ci eût continué à se moquer de Tristan, sans se prendre un seul instant à ses mélancolies. Non pas qu’elle fût férue de lui comme il était féru d’elle. Mais elle était intérieurement fière de ce long hommage et lui en savait bon gré, sentant bien tout ce qu’il y avait de doux et de profond dans sa muette tendresse.

Et lui se laissait aller à cette douceur d’aimer sans grand espoir, sachant combien le destin lui était inexorable et se disant que le temps viendrait assez tôt de ne plus attendre des fleurs sous une fenêtre, mais de mener la rude vie des hommes

d’armes, laquelle a tout à la fois pour emblèmes et pour outils le lourd casque qui déchire le front, la lanterne vigilante qui guide les pas dans la nuit, la massive arbalète qui fatigue l’épaule et la masse d’armes à triple lanière avec ses trois étoiles de fer.

Ainsi s’étaient passées les dix années que j’ai dites plus haut, si bien que notre Tristan avait vingt ans révolus et Isabeau dix-sept, quand je reprends le fil de cette histoire véridique. J’ajouterai pourtant que celle-ci seulement avait grandi en beauté, Tristan étant demeuré un des plus vilains jouvenceaux de son temps. Car il semblait que son nez se fût allongé et que ses yeux fussent devenus plus petits.

Le moment des adieux fut le plus douloureux du monde, hormis pour maître Guillaume chez qui l’orgueil d’avoir un fils au service du Roi étouffait toute paternelle tendresse. Vous en pourrez juger par le discours qu’il fit au pauvre Tristan :

— Or çà, monsieur mon fils, lui dit-il avec solennité, il est vraisemblable que nous ne nous reverrons jamais en ce monde, mais nous nous rattraperons dans l’autre ; car, pour simple tanneur que je sois, Dieu me fera la grâce de me mettre, en son paradis, au même quartier que les vaillants hommes d’armes morts dans les combats, sachant bien que mon intention secrète eût été de faire comme eux au lieu de trépasser sottement dans mon lit, pleuré par une vieille femme et béni par un gros moine.

— Hi ! hi ! hi ! fit la pauvre Mathurine en étouffant ses sanglots.

— La première oie que je mange m’étouffe si je prie pour toi ! grommela frère Étienne.

— Mon devoir est donc, continua maître Guillaume, de te bien réconforter l’âme afin de me venir retrouver dans ce séjour des élus. Sache donc, mon fils, que la vie que tu vas mener sera la plus rude du monde, mais la plus méritante qui soit ici-bas. Tu ne mangeras pas souvent ton soûl, mais tu boiras encore moins à ta soif et ne dormiras guère comme tu en auras envie. Le plus souvent tu auras pour chefs des butors qui te feront faire mille choses n’ayant pas le moindre sens commun. Mais tu ne devras les en respecter que davantage, te disant qu’ils représentent un pouvoir au-dessus de toute discussion, celui du Roi.

Il se peut que le Roi lui-même soit fort ingrat à ton endroit, et que, après que tu auras eu plusieurs membres cassés à son service, il te laisse mourir de faim dans un coin, comme un vieux cheval dont le harnais a si fort déchiré par places la peau, qu’on n’en peut plus tirer nul profit.

— Hi ! hi ! hi ! reprit dame Mathurine épouvantée de ce tableau.

— La peste soit du vieil imbécile ! pensa frère Étienne.

— Mais par cela même, poursuivit le tanneur avec plus de feu, que tu n’as rien à attendre de bon de la carrière où tu entres, mais des horions et de la misère, tu n’en dois que plus admirer le courage de ton père, qui n’a pas dévié un instant, dans son esprit, de t’y destiner. Et puis-je dire que Brutus lui-même, lequel envoya cependant son fils à la mort et en fut très loué par tous les historiens, ne se montra pas plus héroïque que moi-même !

En effet, son fils, à lui, avait commis un crime épouvantable, voulant livrer son pays à un tyran ; tandis que toi, ô mon Tristan, grâce à la façon dont je t’élevai dans le respect des lois, tu es innocent comme un lis : en quoi mon sacrifice est bien autrement méritoire. Aussi me comparerais-je volontiers à la mère des Macchabées qui se plaignait de ne pas avoir assez d’enfants à offrir au martyre. Car moi, j’aurais voulu pouvoir lever une armée entière composée de fils de mes entrailles pour l’envoyer au secours de notre bon Roi si fort empêtré à Péronne, en ce moment. Mais votre mère n’est pas entrée dans mon pieux dessein.

— Ho ! ho ! ho ! fit dame Mathurine tout à fait offusquée de ce propos.

— Gros vantard ! murmura frère Étienne.

— Mais le ciel, reprit Guillaume, et le Roi me sauront gré du peu que je fais, ne leur sacrifiant que mon fils unique, ce qui est bien peu de chose. Aussi, je te conjure, Tristan, de ne point marchander ni tes peines, ni ta vie. Il te faut avoir du courage pour quarante et affronter, à toi seul, plus de dangers qu’il n’en faudrait pour épouvanter la plus brave compagnie. C’est la seule façon que tu aies de réparer l’insuffisance de mon dévouement. Je veux que ton nom, qui est le mien, demeure célèbre dans le corps des archers, afin que quelque chroniqueur dise un jour de toi, dans quelque livre immortel : « Il avait reçu de son père de telles leçons de bravoure, qu’il ne se trouvait pas un homme plus indomptable dans toute l’armée ! » Et ne te contente pas, mon fils, d’être terrible aux ennemis du Roi, mais fais-toi craindre de tes compagnons eux-mêmes. Ne souffre pas qu’ils te plaisantent, et si quelqu’un d’entre eux surtout raillait la profession de tanneur devant toi, ne manque pas de le provoquer en champ clos, fût-il beaucoup plus habile que toi et dusses-tu demeurer sur le terrain.

Ah ! si jamais tu me reviens sain et sauf, mon benoît enfant, ou seulement estropié de quelque membre inférieur, comme je te chargerai volontiers de punir les marauds qui ont fait semblant de rire de ton vieux père, à commencer par ce Mathieu Clignebourde qui est un sot et un envieux ! Car, pour ce qui est de les châtier moi-même, je ne le puis, n’ayant pas envie de compromettre la plus pacifique des professions et de perdre une clientèle laborieusement acquise à gratter des peaux de bêtes. Mais c’est affaire à un homme d’armes et à un bon fils comme toi. Tu seras la terreur de Chinon et il ne sera personne osant se servir chez un autre que moi, si tu le regardes seulement de travers.

Malheureusement, ô mon fils, la guerre qui se fait en ce moment est particulièrement meurtrière et il y a gros à parier que quelque méchant soldat de Charles le Téméraire t’enverra ad patres, avant que tu puisses venger les injures de ton propre foyer. Je te donne donc ma suprême accolade, cher Tristan. Ta mère et moi prierons Dieu qu’ils te fassent trépasser de quelque héroïque façon qui nous fasse grand honneur.

— Da ! da ! da ! exclama dame Mathurine, moi je prierai Dieu que tu reviennes !

Et elle serra bien fort son enfant dans ses bras, comme si son âme s’allait briser en le quittant.

— Je t’accompagnerai jusqu’à la ville prochaine, dit frère Étienne en prenant la main de Tristan qui, depuis ces encourageantes paroles de son père, se sentait littéralement périr de frayeur. Ramasse ton arbalète et tes flèches.


Le fils du tanneur obéit machinalement, et, couvert encore une fois des baisers de sa mère, il sortit les yeux secs, tant il était anéanti, et marchant devant lui comme un automate, conduit par le bon moine.

— Hein ! quel gaillard ! pas une larme ! exclama fièrement Guillaume. Voilà bien le fruit de la mâle éducation que je lui ai donnée. Ma seule crainte maintenant est que le garçon ne se fasse tuer à la première affaire, avant d’avoir conquis assez de gloire et reçu assez de blessures !

— Ah ! tenez, Guillaume, vous êtes un monstre ! Et dame Mathurine sortit en lançant un véritable regard de haine au tanneur qui haussa les épaules et se mit à siffloter un refrain de garnison.

Avant cependant que de s’enfoncer plus avant dans l’inconnu, le malheureux Tristan détourna la tête. Mais ce ne fut pas vers le toit paternel où cependant sa mère pleurait, la pauvre femme ! Ce fut vers la maison de maître Mathieu Clignebourde et surtout vers la fenêtre de damoiselle Isabeau. Mais il n’aperçut pas celle-ci à la croisée, comme il l’espérait tant, et ce lui fut une douleur nouvelle de ne pas emporter cet adieu dont la tristesse eût fait la sienne moins amère. La fenêtre était close. Seul, un chardonneret y chantait à côté d’un rosier épanoui.

Était-ce un effet de son imagination désolée ? mais jamais Chinon, la vieille ville, ne lui avait paru plus charmante qu’au moment où il la quittait peut-être pour toujours.

Il se sentait des tendresses infinies même pour les maisons inconnues, et les brins d’herbe des pavés eux-mêmes lui étaient chers. Un air de flûte qu’un rustaud jouait sous l’auvent d’un hangar l’attendrit à un point extraordinaire. Ainsi s’en va, par l’âme humaine, la mélancolie des départs, nous montrant plus belles et plus tentantes les choses que nous ne devons plus revoir. Quand il dut franchir le rempart de la ville natale, son cœur se serra plus fort encore. L’horizon que le déclin du soleil faisait flamber comme un vase de cuivre lui sembla un gouffre où, comme les écrevisses, on le jetait tout vif. Il eût voulu reculer, mais ne se sentait même plus le courage de n’en pas avoir. Il continua donc à cheminer dans la campagne, à côté de son guide qui, respectant sa tristesse, ne lui disait pas un seul mot.

C’était le temps des foins, et un chaud parfum de verdure coupée montait des prairies, grisant comme une liqueur. Les hommes des champs passaient, joyeux de l’approche du repos, et Tristan les enviait, bien qu’ils fussent couverts de haillons, le bon roi Louis le Onzième ayant pressuré d’impôts son peuple plus qu’aucun autre. De robustes filles passaient aussi, jetant un regard curieux sur le jeune arbalétrier sous son costume tout neuf. Mais Tristan ne songeait guère à les regarder et marchait la tête basse comme un homme qui a fait un méchant coup.

Cependant, tout à coup, au revers d’une allée de peupliers, il eut comme un sursaut en apercevant devant lui maître Mathieu Clignebourde et Isabeau.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, que la mignonne fillette, qui savait tout ce qui se passait dans la maison des voisins, avait proposé à son père une promenade justement sur la route par où devait passer Tristan ?

Et encore avait-elle bien choisi l’endroit pour le rencontrer, car le chemin était si étroit au lieu où elle avait trouvé moyen de l’attendre, qu’il fallait bien s’y frôler pour passer auprès les uns des autres. C’est ce qui arriva.

Pendant que cet imbécile de Mathieu, faisant semblant de ne pas voir Tristan, échangeait un cordial bonjour avec frère Étienne, Isabeau, en se croisant avec son ami, lui mettait dans la main une fleur de coquelicot qu’elle avait ramassée dans la fenaison couchée, toute vive encore de ses belles couleurs. Et en même temps elle frottait son joli bras blanc contre celui de Tristan, de façon qu’un frisson lui courut par tout le corps, au pauvre garçon, et qu’il faillit tomber de ravissement.

— Allons ! petite, marchez devant, dit maître Clignebourde à sa fille d’un air de grande autorité.

Il était parbleu bien temps.

Mais ainsi font souvent les parents, prenant mille précautions rétrogrades et se donnant grand souci de prévenir le mal quand il est fait depuis longtemps.

Le mal ! Et qui donc ose nommer ainsi la plus délicieuse chose qui soit en ce monde ? Quel mal font-ils donc les amoureux, d’écouter la douce voix de nature qui leur crie que, hors l’amour, il n’est rien qui vaille la peine qu’on le recherche ? Magnum omnino bonum, dit un livre saint que frère Étienne savait par cœur ; mais seulement appliquait-il à la bonne chère ce que l’auteur avait entendu dire de l’amour. Grand mal, en vérité, que l’innocente joie de ces deux jouvenceaux qui se sentaient défaillir, rien qu’à se toucher l’épaule au travers de leurs vêtements !

Ah ! que j’eusse voulu, morbleu, pour la conservation de la race à laquelle je me fais gloire d’appartenir et aussi pour la confusion de ce sot Mathieu et de ce plus sot Guillaume, qu’ils fissent bien plus grand mal encore, — puisque cela vous appelez ainsi, — oui, plus grand cent fois, s’embrassant à pleine bouche et se perdant dans quelqu’une de ces mystérieuses extases d’où l’on ne revient pas tel qu’on s’y est laissé prendre !

Mais n’ayez cure, mes compagnons ! Deux cœurs comme ceux-là, jeunes et battant pour la première fois, n’ont pas besoin, pour s’enflammer, de plus de feu qu’il n’en avait jailli de ce simple contact. L’étincelle avait touché les deux poitrines ; car Isabeau, pour ne pas aimer vraiment Tristan, n’en ressentait pas moins pour lui un sentiment vrai et profond, n’ayant pas encore rencontré, dans la sévère maison de son père, de jeune homme mieux tourné qui le lui fît oublier. Car c’est surtout dans le royaume des cœurs de jeunes filles que les borgnes peuvent devenir rois. D’ailleurs, dans cette dernière entrevue, son petit ami lui était apparu rehaussé de toutes les séductions de l’uniforme auquel il n’est guère de femme qui ne soit sensible, comme il appert de l’antique fable du dieu Mars, lequel fit si aisément Vulcain cocu, bien que celui-ci gagnât grand argent à fabriquer pour les dieux de l’Olympe toute sorte de ferblanteries et fît mener grand train à madame Vénus, qui fut une ribaude céleste, à ne vous rien cacher.

Tristan avait mis, d’un geste rapide, la fleur de coquelicot dans son pourpoint, à l’endroit où son cœur battait, et en était d’autant plus heureux et ravi qu’il n’avait pu emporter le reliquaire d’argent où gisait la rose autrefois ramassée sous la fenêtre d’Isabeau, et qu’il avait si précieusement conservée.

Cependant le soir achevait de descendre et on approchait du village où Tristan devait coucher, et où l’attendait le capitaine Bistouille avec les autres hommes de la compagnie qu’il levait pour l’emmener dans le nord combattre le félon Charles le Téméraire. Car nous étions au temps où le roi de France, prisonnier, ou à peu près, dans Péronne, avait grand mal à recouvrer, non pas seulement son royaume, mais sa liberté.

Donc les toits fumaient au loin sur le ciel clair, laissant ainsi s’évaporer l’haleine parfumée des marmites dans les espaces infinis, quand frère Étienne fit signe à son compagnon de s’arrêter et lui montra un tronc d’arbre où tous deux pourraient aisément s’asseoir pour se reposer et causer un instant.

Quand ils furent installés tous deux sur cette souche, le moine parla comme il suit à Tristan, mais d’une voix plus grave qu’on n’avait accoutumé d’entendre la sienne, et même attendrie dans ses inflexions.

— Or çà, mon garçon, lui dit-il, ne va pas prendre pour argent comptant tout ce que t’a dit ton père, qui est un tanneur sans reproche, mais raisonne de tout autre chose que la tannerie à peu près comme le pourrait faire un hanneton. Il est assurément glorieux de mourir pour son roi, mais il est sage aussi de vivre pour soi-même ; non pas, au moins, que je te conseille la lâcheté : elle entraîne avec soi une honte de soi-même qui empoisonne la vie et à laquelle je préférerais encore le trépas. Mais crois bien que le destin, et je parle surtout de celui des soldats, est semé d’assez de périls pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en ajouter de son propre chef et d’en inventer d’autres. Fais ton devoir, mais rien de plus. Le ciel n’en demande davantage.

Imagine bien que la reconnaissance des rois est pure baliverne et qu’il n’y faut pas plus compter pour s’appuyer dessus, en marchant, que sur quelqu’un de ces bâtons creux qu’on cueille au bord de l’eau, lesquels ont belle apparence, mais se rompent sous le moindre poids. Et ce que je dis de la reconnaissance des rois ne l’est pas moins de celle des républiques. Car on vit toujours celles-ci méconnaître les services de leurs meilleurs citoyens, depuis l’Athénienne qui ne trouva rien de mieux à faire que d’exiler Aristide, pour ce qu’il était trop juste et trop intègre dans sa façon de vivre. On a même remarqué que, dans les républiques surtout, les supériorités étaient mal supportées, pour ce qu’il est de la nature de ce gouvernement d’être particulièrement soupçonneux, et ne se complaît à rien tant qu’à l’emploi de médiocrités bien certaines dont il n’a à craindre aucun acte intelligent et vigoureux. Aussi cultive-t-il volontiers la sottise comme une fleur précieuse d’où il n’attend ni ombrage ni fruit, mais dont il contemple l’épanouissement avec une béatitude bien grande, jusqu’à ce que vienne un tyran qui coupe la fleur du revers de son épée et s’écrie : Ego nominor leo !

Mais ce sont hautes visées politiques dont tu n’as que faire. Car un soldat ne se doit occuper que d’obéir à ses chefs. Ne va donc pas t’aviser de juger les menées du Roi très chrétien que tu vas servir, suivant les lumières natives et acquises de ton intellect, et contente-toi de lui demeurer fidèle, non pas parce qu’il vaut mieux que le duc son ennemi, mais parce que tu lui auras juré fidélité, comme tu aurais d’ailleurs aussi bien pu la jurer à l’autre. Car là tout est primé par la question de priorité. Remémore-toi bien, en effet, mon doux Tristan, qu’il n’est guère de cause qui soit absolument bonne ni absolument mauvaise, la nature des choses d’ici-bas étant d’être un mélange de bien et de mal. Mais il n’en faut pas moins servir la cause qu’on a embrassée avec autant d’ardeur et de jalousie que si elle était parfaite. Car rien n’est, au monde, aussi odieux que de se montrer renégat en combattant ce qu’on a autrefois servi. Et vais-je jusqu’à dire que l’homme qui s’aperçoit qu’il s’est longtemps trompé sur la justice de sa cause se doit arrêter, mais non pas reculer en arrière pour aller s’atteler à la contraire. Erreur loyale ne mérite pas ce châtiment de faire ainsi publiquement amende honorable, en conspuant ce qu’on vénérait la veille. Mieux vaut se taire assurément, et si j’avais été le fier Sicambre à qui il fut commandé de brûler ce qu’il avait adoré, plutôt que d’obéir à cet ordre impertinent, je me fusse laissé couper en menus morceaux. Mais la vérité est que ce Sicambre-là n’était pas fier du tout. Donc, ô mon fils, malgré que ton Roi soit un méchant drôle, tu lui seras dévoué parfaitement.

Or donc, maintenant que je t’ai dit ton devoir envers ton légitime souverain, le moins est que je t’apprenne tes droits à l’égard de toi-même. Certes j’eusse préféré cent fois, mon Tristan, que tu demeurasses auprès de nous, continuant à t’instruire dans les belles-lettres qui sont la suprême consolation ici-bas ; mais puisque l’humeur belliqueuse de ton père te condamne à une vie différente, saches-en, du moins, les avantages et comment tu en peux tirer le meilleur parti.

C’est un grand privilège aux hommes d’armes de ne pas être empêtrés, leur vie durant, par la continuelle présence de la même femme, comme on l’est fatalement dans le saint état du mariage, et j’estime, pour cela, qu’après la monacale profession leur métier est encore un des meilleurs. Tu échappes ainsi à plus d’ennuis que tu n’en peux croire, dont le premier et le plus grand est certainement de n’être plus son maître. Car, pour ce qui est d’être cornard, je crois que bien des gens se font trop grand’peur de cette commune éventualité qui me semble une des moindres misères de la vie conjugale.

D’abord beaucoup ne se doutent guère qu’ils sont de la docte confrérie et continuent de se coiffer comme auparavant, sans s’apercevoir qu’ils font des trous à leurs chapeaux ; ceux-là n’en aiment que davantage leurs femmes qui, pour leur mieux cacher leur état, les comblent de mille prévenances et gentillesses, les appelant deci, delà : mon petit bedon, mon cœur de rose, mon mignon, ma chatte blanche, et je ne sais quoi encore, ce dont ils sont infiniment flattés, parce qu’il paraît que les noms les plus bêtes sont ceux qui expriment le plus d’amour.

Pour ceux qui le savent et en prennent bravement leur parti, le cas est encore préférable. Car ils sont à jamais maîtres chez eux et non plus dominés par leur infidèle épouse, la pouvant à toute heure humilier et châtier de sa félonie, à la grande approbation de tous leurs amis et voisins. Et aussi eux-mêmes peuvent-ils en prendre à leur aise avec les autres femmes, ce qui, en mariage, est une joie d’autant plus vive qu’elle est communément interdite. Le sort de ceux-là est donc, de tous points, digne d’envie.

Restent deux catégories très vilaines, dont la première est faite des maris complaisants qui tirent avantage de leur honte pour leur fortune et battent monnaie avec leur déshonneur ; et le cas de ceux-là est vraiment si ordurier et digne de mépris que je n’en veux parler davantage, bien qu’ils soient plus nombreux qu’on ne l’imagine et se glissent comme des poissons dans la société des honnêtes gens.

L’autre est faite des jaloux qui sont plus dangereux encore pour l’humanité et devraient être poursuivis comme des bêtes fauves et traqués dans les bois par mesure de sécurité publique. Car on ne saurait imaginer le nombre de maux qui vient de leur folle passion, et certes celle-ci occupait un coin d’honneur dans la boîte de Pandore. Je n’en veux pour exemple que le stupide Ménélas qui, pour recouvrer une femme qui ne voulait plus de lui, causa le double malheur de deux peuples et la mort de victimes innombrables, à commencer par la vierge Iphigénie méchamment immolée sur la rive Taurique, pour aller jusqu’au divin Hector, l’héroïque époux d’Andromaque. Et ne crois-tu pas qu’il eût mieux valu jeter ce fat lui-même à la mer que d’entamer, à son sujet, une telle querelle et de ruiner une ville comme Ilion ?

Si jamais j’étais choisi, par un peuple petit ou grand, pour lui composer une belle législation et lui donner un code, à l’instar de l’empereur Justinien, de juridique mémoire, peut-être, comme Lycurgue, serais-je indulgent au vol, mais assurément serais-je impitoyable pour les crimes de jalousie et ferais-je mourir dans les plus effroyables supplices tout mari trompé qui n’accepterait pas son sort comme une règle commune et tenterait d’en faire supporter le poids au reste de l’humanité.

Mais c’est trop te parler de dangers qui ne te menacent pas, ce dont je te congratule. Aussi l’ai-je fait seulement pour te faire sentir combien est grande la faveur qui t’est octroyée, en cette affaire, par le destin. D’autant qu’il ne te faut pas condamner pour cela à la virginale perfection qui nous est recommandée à nous autres, moines et gens de Dieu. Bien au contraire, un bon soldat doit être joyeux et entreprenant avec les belles filles. Mais c’est un sujet où il ne m’est pas permis de te donner de conseils. Dame Nature et la compagnie de tes camarades suffiront à t’éduquer sur ce point.

Mais au moins puis-je l’engager à faire chère lie, chaque fois que tu en trouveras l’occasion ; car tu jeûneras bien assez en campagne, mon pauvret, et il te faudra souvent réparer le dommage fait à ton estomac par les journalières privations dont abonde ton métier. Or donc, quand quelque menue victoire te mettra en possession des biens et fortunes des vaincus, ne va pas remplir tes poches d’or ni te charger le dos d’un inutile butin. Votre vie, à vous autres, est trop précaire et constamment menacée pour l’empêcher de tels fardeaux et y introduire les fausses et cupides joies de l’avarice. Mais rue-toi en les cuisines et y commence à te réconforter vaillamment de tes fatigues par de beaux coups de dents. Choisis dans les basses-cours les volailles les plus dodues et les traverse du bout de la lance, si tu n’as pas d’autre broche sous la main ; les amenant, ainsi doctement empalées, devant un clair feu de sarment ; regarde-les se dorer en les arrosant de leur propre jus et non pas d’eau claire comme le font quelques maladroits. Tu m’en diras ensuite des nouvelles.

N’épargne non plus ni les bœufs qui sont dans les étables, ni les moutons qui se hâtent vers la porte de l’écurie, ni les porcs qui sous leurs toits de feuilles sèches grognent mélodieusement, ni les pigeons qui reviennent à leur nid et n’ont pas la chair moins tendre que le cœur. Car j’admirerai toujours avec quelle variété infinie Dieu dota de goûts différents les viandes diverses, nous gardant ainsi de la monotonie de repas toujours pareils, et je ne crois pas que, dans toute la création, il soit lieu où je reconnaisse mieux sa sollicitude paternelle et sa bonté pour nous.

Et ne manque pas de faire dans les caves une sévère promenade, ne souffrant pas que les vins en état d’être bus y demeurent un instant de plus. Et ne va pas, comme les faux buveurs, aux bouteilles les plus vieilles ; car c’est un méchant préjugé et en tout contraire à la vérité que celui qui n’estime que les vins depuis longtemps oubliés dans les celliers. Le bon vin ne doit être bu ni trop tôt ni trop tard, mais à point, non pas dans sa crudité première, mais non plus dans sa sénile perfection. Car alors, pareil aux vieillards épuisés, il a perdu toute vertu virile et ne met plus dans nos veines qu’un sang tiède et sans généreuses colères. Il faut boire le vin, te dis-je, en son temps, et te méfier du proverbe menteur qui dit : jeune femme et vieux vin. Car le contraire serait plutôt vrai, pourvu que la femme n’eût pas toutefois plus de quarante ans et le vin moins de quatre.

Mais le temps fuit, mon Tristan, et la nuit vient. Regarde s’allumer, en même temps, au ciel et dans le village prochain de petites étoiles, comme si la nue, en se constellant, se contemplait dans le miroir brumeux d’un lac.

Aussi bien j’entends le couvre-feu qui sonne là-bas et les cloches qui disent adieu au jour dans une dernière volée. Il va falloir que je te quitte, et ce m’est une grande douleur, car il n’est personne en ce monde qui t’aime autant que moi.

Et, ce disant, le moine se leva, et, ouvrant ses deux larges bras que les manches du froc faisaient comme deux ailes étendues, il serra son élève contre son cœur ; et qui l’eût bien regardé en ce moment eût vu deux larmes, deux belles larmes descendre de ses yeux gris jusque sur sa barbe épaisse et y rouler en ruisseaux.

— Ne me quitte pas encore, mon père, lui dit le mélancolique Tristan, en sanglotant si fort que l’âme d’un procureur elle-même, bien que plus dure que le bois, en eût été fendue.

Et le pauvre enfant ne savait si bien dire, en appelant le frère Étienne de ce doux nom. Car maintenant que nous sommes assez loin de la maison du tanneur Bignolet pour qu’il n’entende pas ce que nous disons, sachez que dame Mathurine avait eu mieux qu’un regard du bon moine. Et n’allez pas le lui reprocher au moins, à la digne femme !

Ce n’était nullement par vicieuse nature qu’elle avait succombé, mais uniquement parce qu’il eût été contraire aux divins décrets qu’un homme aussi ridicule que Guillaume échappât à un accident qui le devait compléter. En quoi le saint homme d’Étienne n’avait fait que suivre fidèlement les volontés d’en haut, comme il en avait fait serment.

— Au fait, dit frère Étienne en s’essuyant la joue du revers de sa longue manche, reviendrai-je aussi bien à Chinon demain matin.

Et, tous deux, sans ajouter une parole, bien que Tristan eût le cœur gros de reconnaissance, se remirent en route et, dans la buée d’or du couchant, cheminèrent jusqu’aux premières maisons.

Grand vacarme dans une grange où les fenêtres flambaient encore, tandis que, dans le reste du village, tous les feux étaient éteints.

— Je parie, dit le moine, que c’est ici le quartier du capitaine Bistouille que nous devons rejoindre.

Et il poussa la porte de la grange, ladite porte grinçant horriblement sur ses gonds, tandis qu’au dedans un concert de jurons et de blasphèmes retentit.

— Qui va là ? avait crié un homme tout de fer bardé, en se levant avec colère.

— Sus au faux moine ! c’est un espion ! avaient répondu cent voix avinées et menaçantes.

Le capitaine Bistouille est-il ici céans ? demanda frère Étienne sans s’émouvoir davantage.

Un immense éclat de rire s’éleva de toutes parts et quelques archers se précipitant vers la porte la refermèrent violemment sur les deux visiteurs, tandis que d’autres couraient à leurs arbalètes comme pressés de les mettre en joue. Mais un geste d’autorité de l’homme bardé de fer les arrêta dans ce mouvement agressif. Celui-ci s’avança vers frère Étienne avec un air aussi courtois que le souffrait son rébarbatif visage tout balafré de blessures et qu’éclairait un œil unique, l’autre ayant sans doute été crevé dans quelque arquebusade.

— Mon père, dit-il au moine, je professe le plus grand respect pour les gens de religion et ne voudrais mentir en aucune façon à un homme revêtu de votre caractère. Aussi vous dirai-je que le capitaine Bistouille est mort depuis ce matin, et bien mort ; car c’est moi-même qui l’ai envoyé ad patres, tandis que ces braves gens expédiaient les quelques mécréants qui lui servaient d’escorte.

Nous n’appartenons pas, comme vous pouvez, le voir à l’ornement de nos pourpoints, au roi Louis le Onzième, mais bien au duc Charles que Dieu garde en toutes choses. Ayant appris que Louis, que le ciel confonde ! levait des recrues en ce pays, nous avons tenté un coup de main qui a réussi à merveille. Ayant surpris sans bruit, à l’aube dernière, l’officier et les hommes chargés de ce soin, nous les avons envoyés chercher des soldats dans un monde meilleur et nous avons occupé ce village, en défendant aux habitants, sur le soin même de leur vie, d’en sortir et de rien conter au dehors de ce qui s’était passé. Si bien que, depuis ce matin, il nous est arrivé plus de vingt pauvres diables, mandés dans les lieux voisins par le capitaine Bistouille de défunte mémoire, et qui sont venus se faire prendre ici comme souris dans une souricière.

— Et qu’en avez-vous fait, capitaine ? demanda frère Étienne avec beaucoup de rondeur.

— Nous les avons pendus, répondit avec simplicité l’homme à la cuirasse, afin qu’ils n’eussent plus la tentation d’aller servir dans les rangs de nos ennemis.

Un petit cri étouffé sortit de derrière le large froc du moine ; c’était le pauvre Tristan qui s’y était blotti et était bien près de se trouver mal. D’une main vigoureuse, frère Étienne le maintint debout.

— Vous avez raison, capitaine, répondit-il d’une voix toujours assurée. Je parierais que c’étaient d’enragés partisans du Roi qui vous eussent fait le plus grand mal.

Et, arrachant Tristan, qui n’en pouvait, à sa cachette pour le placer juste en face du capitaine, il ajouta :

— Ce n’est pas comme ce gaillard-là !

Un immense éclat de rire retentit, et, de fait, le pauvre garçon faisait une si piteuse mine que le capitaine lui-même, après avoir froncé un instant le bouquet de poils gris qui servait de sourcil à son œil unique, ne put tenir son sérieux. Et, en effet, si pitoyable qu’on eût le cœur, c’était assurément un spectacle irrésistible que celui de ce grand benêt dont les deux jambes flageolaient à se cogner aux genoux, dont la poitrine haletait comme un soufflet de forge et dont les yeux écarquillés contemplaient stupidement un bout de langue démesurément tiré.

— Quel est ce singe vêtu en chrétien ? demanda le capitaine.

— Un mien neveu que son père a contraint à entrer malgré lui au service du Roi, et ce serait grand crime de le pendre, car je vous jure qu’il se faisait assez prier pour cela et n’était pas assurément brûlé du moindre zèle pour le service de Sa Majesté.

— Une corde ! une corde ! se mirent à crier quelques archers.

À ce cri inhumain, la langue de Tristan rentra violemment dans sa bouche décolorée et ses yeux se fermèrent.

— Silence ! dit le capitaine. Et, avec une douceur inattendue, il ajouta, s’adressant au moine :

— Qu’en ferais-je ?

— Renvoyez-le chez son père.

— Pour que celui-ci le fasse parvenir à l’armée royale par un autre chemin ? Impossible.

— Gardez-le avec vous.

— Nous avons bien le moyen de promener des prisonniers derrière nos chausses !

— Incorporez-le dans votre compagnie.

— Je n’aime pas à violenter les consciences.

— N’allez pas vous inquiéter de cela ! je vous répète qu’il n’avait pas plus grande envie de servir le roi Louis le Onzième que le duc Charles, pourvu qu’il ne servît personne. Puis donc que la destinée en dispose autrement et qu’il est obligé de servir quelqu’un, peu lui importe que ce soit l’un ou l’autre. Notez, capitaine, qu’il a été éduqué par moi, qui lui ai appris que Dieu était notre seul maître.

— Mais quel service me pourra-t-il rendre, faible de complexion et dénué de courage, comme il semble ?

— C’est en quoi vous vous trompez. C’est moi-même qui lui ai appris à manier une couleuvrine et à tirer le canon.

Et, disant cela, frère Étienne avait grand’peine à s’empêcher de rire, songeant à l’artillerie du jardin chez maître Guillaume, et au coup qu’il avait donné.

— Je l’eusse plutôt cru, reprit le capitaine, apte à vivre dans un oratoire, auprès de quelque bahut plein de livres, une tête de mort et un sablier sous les yeux, pour ne pas oublier la fuite du temps et la fin de toutes choses, un chapelet sous la main pour se recommander à la bonne Vierge à son heure dernière.

— La corde ! la corde ! reprirent quelques voix perdues dans un brouhaha de dés jetés sur les tables et de verres choqués.

Cette fois Tristan inclina la tête en arrière et se laissa choir brusquement, tout d’une pièce, sur le siège naturel que couvrait son haut-de-chausse.

— Mon frère, reprit le capitaine, après un moment de réflexion, je crois, en effet, que le mieux que nous ayons à faire est de pendre ce pauvre garçon, à qui je ne veux néanmoins aucun mal.

Et comme frère Étienne faisait un geste d’horreur :

— Pour vous c’est différent, mon frère, et je vous ai dit que vous n’aviez rien à craindre de nous. Car, pour ne pas porter à notre chapeau des médailles et amulettes comme votre roi, nous n’en sommes pas moins plus dévotes gens que lui, et plus respectueux aux gens de religion. Vous vous retirerez donc tranquillement chez vous, et, s’il est même nécessaire, nous vous donnerons une escorte pour vous accompagner jusque-là.

— Je vous prie simplement de me pendre avec lui ! dit le moine en se redressant de toute sa hauteur.

— Vous n’y pensez pas, mon frère ; si fort que vous soyez détaché des biens périssables de ce monde, la pendaison est chose désagréable entre toutes, comme on en peut juger par la grimace que font ceux qui en essayent à leurs moments perdus.

— Je vous dis de me pendre avec lui ! répliqua le moine.

Et vraiment il était beau à voir, son visage ordinairement rouge et plein d’impressions sensuelles ayant pâli et s’étant comme illuminé, tant il est vrai que les hautes pensées nous transfigurent.

Et le capitaine l’ayant contemplé pendant un instant :

— Ce serait grand’pitié, reprit-il, d’envoyer en l’autre monde avant son heure un homme aussi brave que toi. Demeurez tous les deux avec nous. Tu me serviras de chapelain ; et quant à ce pauvre hère, eh bien, il fera nombre dans la compagnie. Après tout, il ne faut ni grand esprit, ni grande vigueur pour charger et décharger une couleuvrine.

— Surtout quand je suis là ! ajouta frère Étienne.

Et son large sourire, subitement revenu, fendit sa barbe épaisse et frisée.

— Holà ! mon garçon, qu’on te voie un peu !

Et le capitaine, allant chercher Tristan jusque derrière le bon moine, l’amena par le bout de l’oreille, mais doucement et sans lui faire le moindre mal, tandis que tout le monde riait de la mine déconfite de notre héros.

— Il eût mieux valu le pendre ! se contenta de dire un vieux sergent, en le regardant de travers.

— Or çà, compagnons, ne boirons-nous pas un seul coup avant de nous remettre en campagne ?

Et frère Étienne, qui avait repris toute sa belle humeur, ayant saisi un gobelet sur la table, le tendit au capitaine qui, lui-même, le servit d’une haute rasade de cervoise.

— J’aime mieux notre vin de Touraine ! dit le moine après avoir vidé le gobelet d’un trait. Cependant je vous dirai volontiers deux fois merci, si vous m’en donnez l’occasion.

Et, de nouveau, il tendit son verre.

— À la santé de nos nouveaux amis !

Ainsi dit le capitaine, et les brocs se mirent à circuler, en même temps les chansons joyeuses un moment interrompues. Seul le vieux sergent ne but ni ne chanta ; c’était un homme de fer que celui-là, ayant déjà combattu dans plus de vingt batailles, vu brûler plus de cent villes et villages, brave et impitoyable et à qui quelque chose manquait, après son repas, quand on n’avait pas dépêché quelque prisonnier pour lui distraire les yeux. On l’appelait Cœur-de-Cuir, parce qu’il semblait que son cœur et son rude pourpoint de combat fussent faits de la même peau.

Ainsi se passa gaiement la soirée jusque fort avant dans la nuit, et Tristan commença à trouver que le métier était moins mélancolique qu’il ne l’avait d’abord supposé. Mais il n’en était pas plus joyeux pour cela, pensant bien fort à dame Mathurine sa mère qu’il ne reverrait plus et plus fort encore à Isabeau dont l’adieu lui avait à la fois enchanté et déchiré l’âme.

— La trompette vous réveillera au petit jour, dit le capitaine à frère Étienne. Et ne manquez, mon frère, avant de vous endormir, de dire une belle oraison pour le repos de l’âme de ce pauvre capitaine Bistouille.

Quand ils furent seuls tous deux dans un coin de la grange :

— Eh bien, Tristan, que penses-tu de cela ? dit le moine au jeune archer.

— Je pense, lui répondit celui-ci, que vous m’aviez bien recommandé de ne servir autre maître que le roi Louis.

— Fort bien, reprit le moine, mais il faut avant se servir soi-même et se sauver des dangers. Je n’ai pas hâte de mourir pour que les oiseaux du ciel viennent boire dans mon verre à ma place, faute que je l’aie pu vider moi-même.