Le Congrès socialiste international - Le Socialisme bourgeois

LE CONGRÈS SOCIALISTE
INTERNATIONAL

LE SOCIALISME BOURGEOIS

Parmi les innombrables congrès qui se sont réunis à Paris, à l’occasion de l’Exposition, les congrès socialistes, international et national, ont surtout attiré l’attention. Ils ont été les plus bruyans, les plus tumultueux, les plus discordans. C’est peut-être dans le parti où l’on parle le plus de solidarité, — la grande devise de la fin du XIXe siècle, comme le fut la sensibilité, au siècle dernier, — c’est dans ce temple de la solidarité que l’on se prodigue, du moins en France, les plus basses injures et les plus infamantes, lorsque l’on n’en vient pas aux coups. Henri Heine constatait, dès l’origine, ce trait de caractère chez les propagandistes : « L’esprit soupçonneux, mesquin, envieux de ces gens a besoin d’être occupé par l’action, sans cela il se perd dans de subtiles discussions et d’aigres disputes de jalousie qui dégénèrent en inimitiés mortelles. Ils ont peu d’amour pour leurs amis. » Ils demeurent les mêmes, aujourd’hui qu’un champ presque illimité semble s’ouvrir à leurs entreprises. L’histoire du parti socialiste depuis vingt ans n’offre qu’une suite de discordes et de guerres intestines qui font mal augurer de la paix romaine qu’il nous promet pour le jour où il occupera le pouvoir.


I. — PHYSIONOMIE GÉNÉRALE DES CONGRÈS

Au mot de solidarité est toujours associé, dans le vocabulaire socialiste, le terme de prolétariat : solidarité et prolétariat, tout le socialisme contemporain semble contenu dans ces deux termes. L’essence de la doctrine, c’est que le nouveau régime industriel, contrairement à l’ancien, divise le monde en deux classes séparées, opposées d’intérêts et nécessairement antagonistes : une classe qui possède le capital et les instrumens de production, et devient de plus en plus riche et restreinte ; et une classe de prolétaires qui ne dispose que de sa force de travail, et qui s’accroît sans cesse. Le socialisme n’est autre chose que la claire connaissance de cette évolution fatale, et les partis socialistes n’ont d’autre objet que de régulariser et d’accélérer la prise de possession du pouvoir et de la richesse par les classes ouvrières organisées, et cela au profit de la communauté tout entière.

Le mouvement socialiste, à mesure qu’il grandit, tend à se séparer, dans tous les pays industriels, en deux courans très distincts : le mouvement ouvrier proprement dit, corporatif, constitué par les associations ouvrières, les Syndicats, les Bourses du Travail, voués à l’éducation, aux intérêts professionnels des travailleurs, poursuivant des revendications économiques, et se servant de la grève comme arme de combat. C’est dans ces milieux ouvriers que la solidarité et le prolétariat coexistent effectivement. Mais, parallèlement à cette marche de l’armée industrielle, il s’est formé des partis socialistes politiques qui, par le bulletin de vote, pénètrent dans les corps élus, et s’efforcent d’agir sur la législation de tous les pays, selon le sens des intérêts généraux du travail. Or, c’est un phénomène digne d’attention, que les partis socialistes politiques sont de plus en plus envahis et dirigés par des membres de la bourgeoisie. On vit de même la noblesse, au siècle dernier, fournir nombre de protagonistes à la Révolution.

Cet embourgeoisement croissant de la démocratie socialiste, se marque de plus en plus à tous les Congrès par le seul aspect de ces assemblées. Nous ne sommes que très imparfaitement renseignés sur la proportion des ouvriers délégués à ces congrès politiques[1]. Ils sont rejetés dans l’ombre ; au bureau, comme à la tribune, on ne voit, on n’entend la plupart du temps que des présidens, des assesseurs, des secrétaires, des orateurs bourgeois. Un ouvrier, au Congrès de Breslau, nous disait, en nous montrant avec orgueil ses mains calleuses : « Regardez bien ceci, c’est rare dans notre parti ! » Nous ne savons combien on aurait compté de callosités parmi les sept ou huit cents délégués qui représentaient une douzaine de nations, et qui sont venus siéger le 23 septembre dans cette salle Wagram, théâtre habituel des ébats auxquels se livrent les gens de maison, le dimanche soir, jouant aux comtes et aux marquises. Mais, à défaut de mains calleuses, nous y aperçûmes de belles mains blanches de jeunes femmes, agitant, lorsqu’il s’agissait de voter ou de manifester, leurs cartes rouges de déléguées. Nous avons rencontré là des dames que l’on salue dans le monde, que l’on croise en calèche aux Champs-Elysées ou qu’on lorgne dans les premières loges à l’Opéra. Nous avons entendu un délégué, mis avec un bon goût parfait, reprocher à un autre de passer sa vie dans les châteaux. Parmi ces social-démocrates, il y a des aristocrates de naissance, des rentiers, des patrons, des propriétaires ; le banquier, l’agent de change sont pareillement représentés dans le parti ; puis viennent les journalistes, les étudians, les agrégés : et nous jugions combien M. de Vollmar, le social-démocrate bavarois, avait raison de se moquer un jour de ceux qui considèrent les politiciens socialistes comme des « prolétaires révolutionnaires. » Mais nous nous rappelions en même temps les termes précis du Credo socialiste, condition essentielle pour être admis à ces congrès. Il s’agit de jurer, en effet, qu’on est internationaliste, qu’on vise à la socialisation des moyens de production, c’est-à-dire au collectivisme, à la suppression de la propriété privée, pour soi et pour les autres, et qu’il n’y a qu’un moyen d’atteindre ce but, la conquête des pouvoirs publics, par le prolétariat organisé en parti de classe. Nous lisons bien par le prolétariat, et non par la bourgeoisie possédante, au nom du prolétariat : la distinction est essentielle. Sans doute il ne faut pas entendre le mot prolétariat dans le sens restreint de travailleur manuel, d’ouvrier de fabrique, ni confondre les termes de prolétariat et de paupérisme. Est un prolétaire quiconque se trouve dans une situation dépendante, et vit uniquement de son travail manuel ou intellectuel plus ou moins fructueux, qu’il soit terrassier, mécanicien, ingénieur, avocat, médecin ou lettré, sans autre patrimoine ni héritage. Si c’était là une condition absolue d’admission à un congrès socialiste, comme la logique l’exigerait, le socialisme international serait décapité, privé de ses membres les plus éminens. Mais M. Jaurès a découvert jadis une formule ingénieuse qui concilie tout : est considéré comme prolétaire quiconque « a rompu avec la conception bourgeoise de la propriété. » Rompre avec une conception, bourgeoise ou autre, est toujours facile ; la difficulté, c’est de rompre avec la pratique de propriétaire et de renoncer à son bien. Le cas est rare, l’effort difficile. Aussi vaut-il mieux s’en tenir au socialisme aisé.

Les précédens congrès internationaux, à Bruxelles, à Zurich, surtout à Londres, avaient été troublés par la présence de fâcheux compagnons, les anarchistes révolutionnaires. On confond quelquefois les anarchistes et les socialistes. Mais, en Allemagne notamment, les social-démocrates considèrent que l’anarchisme est un ennemi aussi dangereux que le capitalisme même, et qu’ils ont mission de détruire ces deux monstres.

En présence de l’Etat moderne, défendu par sa police et protégé par son armée, les révoltes individuelles ou populaires, les attentats et les émeutes ne peuvent avoir d’autre effet que de déchaîner la réaction. Ce sont les tentatives insensées de Hœdel et de Nobiling contre Guillaume Ier qui permirent à Bismarck d’obtenir sa loi contre les socialistes. Toute tentative prématurée ne fait donc que retarder la Révolution. Il n’y a qu’une arme légitime, le bulletin de vote, que les anarchistes réprouvent et dans lequel ils ne voient qu’une duperie. Aussi les socialistes ont-ils chassé les anarchistes de leurs rangs, et ils ont fini par les exclure des Congrès internationaux. Expulsés à Zurich en 1898, ils étaient revenus à Londres en 1896, pourvus de nombreux mandats dans la section française où, unis aux syndicaux purs, ils formaient la majorité. Ils tirent perdre trois jours au Congrès sur la question de leur admission. De leur propre aveu, ils n’étaient là que pour obliger les social-démocrates à confesser solennellement ce qu’ils étaient en réalité, non pas des révolutionnaires, mais de purs politiciens. Grâce à l’influence de Liebknecht et des Allemands, le Congrès de Londres imposa, même aux organisations purement corporatives, la reconnaissance formelle et catégorique de l’action parlementaire, comme un des moyens nécessaires pour arriver au collectivisme : en conséquence, les anarchistes furent excommuniés, bannis à tout jamais. Aux yeux des social-démocrates, cette décision a l’importance du Concile de Constance, qui mit fin au grand schisme d’Occident et intronisa un seul pape au lieu de deux. L’Eglise de Marx est seule reconnue, celle de Bakounine et de ses successeurs est rejetée comme entachée d’hérésie. Pour le Congrès de Paris, des précautions minutieuses avaient été prises, afin de faire respecter la décrétale de Londres. Une conférence préliminaire s’était réunie à Bruxelles. On exige de tous les délégués, de tous les syndicats, qu’ils reconnaissent la nécessité de l’action législative et parlementaire, sans qu’ils soient obligés d’y prendre part.

Les anarchistes, de leur côté, avaient organisé un Congrès ouvrier révolutionnaire international[2] qui devait se tenir à Paris du 19 au 22 septembre à la veille du Congrès socialiste, mais ils comptaient sans le ministère. M, Waldeck-Rousseau a mis le pouvoir exécutif au service des social-démocrates, et interdit la réunion anarchiste, sans que la moindre protestation se soit élevée, du moins parmi les socialistes étrangers, contre cette mesure. Seul le Congrès national, sur la motion de M. Allemane, a réclamé la liberté pour tous. Ainsi, par ordonnance de police, le révolutionnarisme anarchiste est réduit au silence. Seuls les politiciens socialistes ont la parole.


II. — LES REVENDICATIONS OUVRIÈRES ET L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEURS

Les partis socialistes se présentent aux classes ouvrières comme seuls capables de faire aboutir leurs revendications et de les conduire à l’émancipation finale. La première exigence universelle, conforme à ce que les économistes appellent la loi du moindre effort, c’est de travailler moins et de gagner plus, de voir diminuer les heures de travail et augmenter les salaires. Par l’organisation syndicale, par l’entente avec les patrons, par les grèves, les ouvriers industriels obtiennent des améliorations partielles et fragmentées. Les socialistes prétendent les généraliser par l’action politique, par une législation ouvrière uniforme dans tous les pays. Le premier Congrès international, qui se réunit à Paris en 1889, pendant qu’on célébrait le centenaire de la Révolution bourgeoise, inscrivit en tête de son programme la journée de huit heures par voie de réglementation internationale. Cette réforme, en donnant à l’ouvrier plus de repos et de loisir, lui permettra d’agir avec plus d’efficacité en vue de son émancipation finale. Assurément la journée de huit heures n’est pas un minimum. M. Laforgue estime que, dans la société future, grâce au perfectionnement du machinisme, on ne travaillera que deux ou trois heures. En 1848, on parlait du droit au travail, il s’agit de proclamer aujourd’hui le droit à la paresse. L’ouvrier vivra comme un bourgeois : il n’y aura plus que des bourgeois. Bien loin de détruire la vie bourgeoise, le collectivisme aboutira au pan-bourgeoisisme. En attendant que ce rêve devienne une réalité, les ouvriers se montreraient fort satisfaits d’obtenir la journée légale de huit heures, voire celle de dix heures, et tous les congrès, depuis 1889, ont voté des résolutions en ce sens : les ouvriers doivent tendre à tout abaissement du temps de travail qui en rapproche. Le rapport lu au Congrès sur cette question n’a même pas fait l’objet d’une discussion ; il était, d’ailleurs, totalement dénué d’esprit critique. Le rapporteur, M. Wurm, membre du Reichstag allemand, ne s’est même pas enquis des expériences de la journée de huit heures qui ont été tentées, de leurs succès ou de leurs échecs. Certains socialistes estiment qu’elle est inapplicable pour l’agriculture[3] : il n’y est fait par le rapporteur aucune allusion. Depuis le Congrès de Breslau, les Allemands ont, d’ailleurs, renoncé à traiter les questions agraires. Le Congrès de Londres en a reconnu la diversité, et l’impossibilité de les ramener à des formules uniformes. La grande majorité de la classe laborieuse, la population paysanne n’a pas un seul délégué à ce Congrès soi-disant ouvrier. — Enfin, il eût été très utile de savoir si les patrons socialistes qui se trouvaient au Congrès, mettent eux-mêmes en application la journée de huit heures. On nous dit que ce n’était pas le cas pour M. Singer, par exemple. On se souvient que M. Anseele, lui-même un ancien ouvrier, le directeur si capable et si compétent de la grande coopérative socialiste de Gand le Vooruit, fut poursuivi et condamné à une amende pour infraction aux lois protectrices du travail (octobre 1896). Au Congrès de Breslau, une plainte s’éleva sur le travail de nuit des typographes employés à la composition du journal officiel socialiste, le Vorwaerts. Liebknecht répondit que ce travail était imposé par la concurrence des journaux bourgeois : il faut bien que les socialistes subissent les nécessités de la mauvaise société où ils vivent, mais ils se flattent de la réformer, puis de la détruire, et de faire enfin de leurs promesses une réalité. Cela n’est peut-être pas aussi aisé qu’ils le pensent. La Commune, qui fut un essai de gouvernement, abolit, par un décret, le travail de nuit dans les boulangeries, mais elle fut obligée de le rétablir presque aussitôt, à la demande des intéressés eux-mêmes. Les concierges de Paris tenaient à leur pain mollet pour le déjeuner du matin, et l’on dut céder aux exigences de cette puissante et redoutable corporation.

Comme à tous les congrès précédens, il a été décidé que la démonstration du 1er mai, cette grande revue des forces ouvrières, groupées sous les plis du drapeau rouge, décrétée à Paris en 1889, aurait lieu comme par le passé. Mais elle laisse de plus en plus indifférent le monde des travailleurs.

La question d’un minimum de salaire, qui devait être discutée, ne l’a pas été non plus. Mais, contrairement à M. Wurm sur la journée de huit heures, le rapporteur M. Molkenbuhr considère qu’il est impossible d’obtenir une échelle de salaires uniformes pour tous les pays. M. Molkenbuhr a du moins le mérite de se rendre compte que la société est un organisme complexe. Un salaire élevé pour un pays sera bas pour un autre et réciproquement, car les salaires sont en raison du coût de la vie, du prix des subsistances. On engage donc les travailleurs à conquérir ce minimum de salaire, — puisqu’il ne peut être établi par voie législative uniforme, — au moyen de fortes organisations syndicales, de façon qu’il soit en rapport avec le plus large fondement de l’existence. En outre, par les moyens politiques et économiques, par la grève et le bulletin de vote, lorsqu’il s’agit de travaux publics, il faudra obtenir de l’administration qu’elle paie directement un minimum de salaire, ou y oblige les entrepreneurs dans le cahier des charges. M. Millerand, par le décret d’août 1899, a donné satisfaction à cette exigence.

Ce ne sont là que de pures réformes, et les démocrates socialistes visent bien au-delà. Ils ne sont pas de simples réformistes, ils aspirent au renversement complet de l’ordre actuel, à l’émancipation définitive du travail par la constitution et l’action du prolétariat organisé en parti de classe, — l’expropriation politique et économique de la bourgeoisie[4], — et enfin, à la socialisation des moyens de production, c’est-à-dire au collectivisme. Nous connaissons la formule. Mais d’autre part cette expropriation de la bourgeoisie est présentée désormais comme une œuvre infiniment longue et laborieuse (Lassalle disait une œuvre séculaire), et il n’est plus de mode de la prophétiser à brève échéance : on peut juger d’après cela que tous les propriétaires qu’attire la démocratie socialiste pourront, longtemps encore, se contenter de rompre avec la conception bourgeoise de la propriété, et en conserver, chaque jour de la vie, la pratique si profitable.

Enfin n’est-il pas plaisant de voir les socialistes bourgeois arborer sans cesse le drapeau du Collectivisme, et un ministre français, M. Millerand à Lens, le montrer du doigt aux classes ouvrières en leur disant : c’est par ce signe que vous vaincrez ! alors que les ouvriers les plus intelligens, les plus avancés dans la voie d’une solution de la question sociale, ne veulent plus en entendre parler. Au récent congrès des Trades Unions à Huddersfield où un million et quart d’ouvriers étaient représentés, la Socialisation des moyens de production et de distribution ne figurait même pas à l’ordre du jour. Un social-démocrate anglais, M. Hyndmann, un bourgeois, déverse à ce sujet, sa colère sur les Unions. M. Bernstein constate qu’en dépit de quelques votes socialistes occasionnels, aux précédens congrès, il faut croire avec Engels que les ouvriers anglais ne songent nullement à renverser l’ordre capitaliste, mais à en tirer le meilleur profit possible, au moyen de l’organisation et des grèves. Les politiciens socialistes ne sont, pour les Unions, que des démagogues ou des utopistes. Cependant l’évolution capitaliste, d’après la doctrine marxiste, mène nécessairement au collectivisme ; la concentration de plus en plus grande des industries y conduit d’une façon inéluctable. La production, disent les marxistes, a commencé dans le monde par la famille, puis elle s’est continuée par la corporation fermée. Les découvertes techniques et les nécessités d’une production démesurément accrue, démocratique, ont créé le régime de la grande industrie, de la concurrence libre : et voici que maintenant se produit un nouveau phénomène, la concentration croissante des industries, l’organisation des grands monopoles capitalistes, les trusts qui écartent la concurrence. On connaît le développement considérable des trusts aux États-Unis. Les syndicats capitalistes se forment de même dans tous les pays industriels. Ils suppriment (grâce au protectionnisme, il est vrai) les entreprises concurrentes, règlent la production, fixent les prix du marché, et prélèvent sur les consommateurs des bénéfices considérables. D’après la théorie socialiste, il arrivera un moment où le public réclamera la transformation des syndicats capitalistes en entreprises nationales. L’État deviendrait ainsi producteur, voire débitant au détail du charbon, du pétrole, du sucre, de l’alcool, comme il l’est déjà pour le tabac, et le profit colossal de quelques-uns irait à la communauté. Le Congrès socialiste international considère les trusts comme une phase d’évolution nécessaire, comme une étape indispensable, et il demande aux socialistes de ne pas chercher à les combattre par voie législative, contrairement à l’opinion publique si surexcitée aux États-Unis. Une législation contre les trusts serait une législation rétrograde. Il faut seulement que les classes ouvrières opposent à ces syndicats capitalistes, qu’on nomme trusts ou cartels, des organisations ouvrières d’égale puissance, qui soient capables de défendre contre eux les intérêts du travail[5].

Le collectivisme est ainsi le but final vers lequel nous voguons à pleines voiles et, afin de hâter l’entrée dans le port, il faut exciter le combat de classes. Ce n’est nullement par amour pour la paix, mais par un sentiment tout contraire, que les socialistes se proclament partisans de la suppression des armées permanentes, adversaires irréductibles du militarisme ; — la guerre, et les armées nationales font obstacle à la guerre des classes. — La citoyenne Rosa Luxembourg, petite juive polonaise des provinces allemandes, aux traits anguleux, à la voix froide et monotone, à la démarche légèrement claudicante, qui possède en Allemagne la spécialité des discours intransigeans et jouit de plus de prestige dans les réunions publiques qu’elle n’exerce d’autorité dans le parti, était chargée d’exposer au Congrès les décisions de la Commission de la paix internationale. Cette question non plus n’a pas été discutée, bien qu’elle ait donné lieu à de vives polémiques chez les social-démocrates allemands. M. de Vollmar, qui répond d’ordinaire avec une ironie si moqueuse aux thèses excentriques de Mlle Rosa Luxembourg, ne s’est pas donné cette fois la peine de la contredire. — Comme au temps de Lassalle, il existe parmi les socialistes allemands un courant patriotique. L’opposition antimilitariste vise surtout Guillaume II. La question des milices a été longtemps discutée dans les revues et les journaux du parti. Les social-démocrates allemands ont fait repousser au Congrès international de Bruxelles la grève militaire, proposée par M. Domela Nieuwenhuis et appuyée par les anarchistes. L’unanimité sur la suppression des armées permanentes n’est donc pas sincère. Le Congrès a décidé d’organiser une propagande antimilitariste uniforme parmi les jeunes gens appelés au service militaire. Les jeunes gardes en Belgique, où la conscription n’est pas encore abolie, ce qui explique le succès de cette organisation, pourraient servir de modèle. Demeurons persuadés, d’ailleurs, que, si les social-démocrates arrivaient au pouvoir en Allemagne, ils n’auraient rien de plus pressé que de maintenir une armée forte. Car il n’est pas probable que les cosaques passent aussi vite au collectivisme, et la frontière allemande est toute grande ouverte de leur côté. Cette propagande n’est dangereuse qu’en France, où elle pourrait avoir pour complice et pour instrument un ministre de la guerre[6].

Les social-démocrates professent l’horreur des entreprises coloniales qui ne sont à leurs yeux que des entreprises et des exploitations capitalistes. Un socialiste français donnait un jour une autre raison à cette hostilité : c’est que les colonies servent de soupape de sûreté ; les hommes hardis, aventureux, vont y chercher fortune, diminuent le nombre des mécontens et des militans. Pour un motif ou pour un autre, on a donc protesté au congrès de Paris contre la politique coloniale, et les orateurs véhémens ont été très applaudis. Un bourgeois hollandais, M. van Kol, qui a habité Java, trace un sombre tableau des méthodes d’enrichissement de ses compatriotes aux colonies. MM. Hyndmann, Burrow, Pelé Curran flétrissent en termes énergiques, au nom de milliers et de milliers de travailleurs anglais, le brigandage contre les Boers, la rapacité qui affame les Indes, en un mot, tous les crimes de l’Impérialisme. Un député français, M. Sembat, est venu se défendre du soupçon d’avoir voté des subsides pour la guerre de Chine. Il faut laisser en paix les frères chinois et combattre les bourgeois, les seuls ennemis. Le remède que l’on préconise contre l’exploitation coloniale c’est l’organisation des travailleurs coloniaux, de même que celle des marins, des ouvriers maritimes, sous la bannière du socialisme international. Mais sur cette question, non plus que sur les précédentes, les orateurs n’ont fait preuve du moindre esprit critique. Les Anglais ne semblaient pas se douter de ce que seraient les salaires en Grande-Bretagne s’il n’y avait pas de colonies anglaises. Aucun Français ne s’est levé pour dire que, depuis notre domination en Cochinchine, la population a augmenté et le bien-être s’est accru. L’œuvre du général Galliéni à Madagascar semble appelée à un avenir fructueux pour les indigènes. Non, tout n’est pas barbarie dans les triomphes parfois meurtriers de la civilisation.

Malgré l’approbation unanime donnée à ces thèses si superficielles, il existe bien des divergences de vues sur ces questions parmi les socialistes eux-mêmes[7]. Nous n’en voulons pour preuve que la récente étude, si sensée, de M. Bernstein sur la question coloniale[8]. Il n’a pas jugé à propos de défendre ses idées devant le Congrès, qui votait le dernier jour toutes ces résolutions au pas de course, par acclamation.

Nous ne citons que pour mémoire la revendication du suffrage universel partout où il n’existe pas ; la législation directe par le peuple, idée chère aux blanquistes ; les règles du socialisme municipal, que nous avons longuement exposées dans un précédent article[9].

Sur presque tous les points que nous venons d’énumérer, on n’exprimait donc au Congrès que des professions de principes et des opinions de façade ; de l’aveu d’un socialiste français, M. Rouanet, ce ne sont là que des rabâchages. Les questions d’ordre purement économique, celles qui touchent le plus les travailleurs, ne passionnent jamais ces assemblées ; elles ne se soucient guère de les étudier. Elles ne s’enflamment que lorsqu’il s’agit de politique et d’affaires personnelles.

Tout l’intérêt du Congrès se concentrait sur « la conquête des pouvoirs publics, les alliances avec les partis bourgeois, » en d’autres termes, sur la question de savoir si un socialiste peut entrer dans un ministère bourgeois, c’est-à-dire si M. Millerand a bien fait de céder aux sollicitations de M. Waldeck-Rousseau, et de collaborer avec lui au gouvernement de la République.


III. — LA QUESTION POLITIQUE ET MINISTÉRIELLE

Tant que les partis socialistes ont vécu en marge de la vie parlementaire, à l’état de sectes fermées, ils pouvaient conserver à peu près intacte la rigidité de leur doctrine ; mais le jour où, grâce au suffrage élargi ou universalisé, ils commencèrent à pénétrer dans les corps élus et cherchèrent à attirer à eux des couches toujours plus larges de la masse électorale, ils durent faire passer cette préoccupation au premier plan.

Selon la doctrine primitive, le mot d’ordre darwinien de lutte de classes, donné par Karl Marx au socialisme international, signifiait que la société actuelle, par suite des développemens de la grande industrie, est formée pour ainsi dire de deux blocs voués à un antagonisme irréductible : la bourgeoisie possédante et le prolétariat dépendant. Mais cette bourgeoisie même est divisée en différens partis qui luttent pour la domination, pour la satisfaction d’intérêts divergens. En se coalisant tantôt avec l’un des partis en conflit, tantôt avec l’autre, les socialistes peuvent y trouver un accroissement de force et d’influence. C’est ainsi qu’en Angleterre les socialistes font généralement cause commune, dans les élections locales ou générales, avec les libéraux : il en est de même en Allemagne. En Bavière, sous la direction de M. de Vollmar, les socialistes ont mené une campagne, aux élections du Landtag, avec les cléricaux ; les uns et les autres poursuivent le même but, l’établissement du suffrage universel. En France, radicaux et socialistes ont conclu des traités électoraux au second tour de scrutin, ou se sont entendus dans une administration commune des municipalités qu’ils avaient conquises. On vit même à Bordeaux la secte des guesdistes, qui passe pour la plus rigoureuse en matière de programme, former un pacte célèbre avec les royalistes afin de chasser les opportunistes de la municipalité bordelaise et administrer la ville en leurs lieu et place. L’entrée de M. Millerand dans le ministère de M. Waldeck-Rousseau, aux côtés de M. le général de Galliffet, marque la dernière étape de cette politique de compromis et d’expédiens, et a causé une émotion considérable dans le monde socialiste, tant en France qu’à l’étranger.

En Allemagne, les alliances électorales soulevèrent d’abord de nombreuses protestations de la part des orthodoxes, des socialistes de stricte observance. Le suffrage universel n’existe que pour les élections au Reichstag. Les différens Landtags sont nommés au suffrage restreint : en Prusse, particulièrement, le système censitaire des trois classes ne laisse pour ainsi dire aucune chance aux socialistes de pénétrer dans l’assemblée législative. Les socialistes se trouvaient placés dans cette alternative : ou de s’abstenir, ou de donner leurs voix à des libéraux, à des bourgeois capitalistes. Mais l’abstention pouvait présenter de graves dangers. Une majorité de hobereaux se montre toujours empressée à voter des lois draconiennes. Il importait donc aux socialistes de les tenir en échec et de faire entrer au Landtag le plus grand nombre possible d’opposans. Cette tactique s’imposait et fut bien vite adoptée, malgré le blâme des intransigeans dans les congrès annuels. Sur ce point, les social-démocrates allemands ont fini par mettre d’accord, comme le leur demandait Bernstein, leurs paroles et leurs actes ; ils ont théorétisé, maxime leurs pratiques. D’abord défendue, puis tolérée, puis permise, la participation des socialistes aux élections du Landtag a été déclarée obligatoire, sous le contrôle du Comité directeur, véritable gouvernement du parti, — cela même au congrès qui s’est tenu à Mayence, la veille du Congrès international de Paris.

Les Allemands n’avaient nullement songé à établir une consultation internationale sur cette question : ils ont réglé leurs affaires eux-mêmes ; ils n’ont porté devant le Congrès aucune des questions qui les divisent. Il n’en a pas été de même des socialistes français. Récemment unifiés, mais travaillés par des rivalités profondes, ils ont pris en quelque sorte pour arbitre de leur querelle le Congrès international : chacun songeait ensuite à se prévaloir de la décision rendue dans le congrès national qui allait suivre. Ils soumettaient au concile socialiste le cas de M. Millerand, qui a déjà fait l’objet d’une lettre circulaire suivie d’une réponse des socialistes marquans de tous les pays. Et cela fait songer à l’immortelle consultation de Panurge sur le mariage, à son appel aux oracles, à la sibylle, au poète mourant, à l’astrologue, au médecin, pour savoir s’il devait se marier, s’il serait ou non trompé, — avec cette différence que le mariage de M. Millerand et de la bourgeoisie dirigeante, qui inquiète ses anciens amis, est maintenant consommé ; que la lune de miel dure toujours ; que les conjoints ne songent nullement au divorce. La question paraît donc oiseuse, du moins pour le présent. Mais les socialistes n’en considéraient pas moins la solution qu’ils demandaient au Congrès comme très importante. De la réponse du Congrès dépendrait, en une certaine mesure, le sort des élections futures. Si le Congrès justifiait M. Millerand et ses amis, ceux-ci s’en autoriseraient dans leur propagande pour ruiner l’autorité de M. Guesde et de M. Vaillant ; s’il désapprouvait M. Millerand, ce blâme implicite servirait pour ainsi dire de plate-forme électorale aux socialistes antiministériels et permettrait de désigner les amis de M. Millerand, M. Jaurès, M. Viviani et M. Millerand lui-même, comme de mauvais socialistes, des radicaux larvés.

D’autre part les socialistes étrangers, mis ainsi en demeure de se prononcer entre les frères ennemis, se trouvaient dans un grand embarras, non pas seulement, comme on l’a dit, parce qu’ils ne se souciaient guère de donner raison à l’un plutôt qu’à l’autre, et d’aggraver ainsi la discorde, lorsqu’ils auraient voulu, au contraire, favoriser l’unité ; mais parce que la présence d’un socialiste au ministère français les gène parfois eux-mêmes dans leur opposition à leurs gouvernemens respectifs. C’est ainsi qu’au Reichstag un conservateur raillait l’intransigeance des social-démocrates et leur citait l’exemple de « Son Excellence le camarade Millerand » qui vote sans se faire prier le budget de l’armée.

Les socialistes les plus marquans de tous les pays s’étaient prononcés individuellement dans un sens défavorable. M. Millerand n’avait eu pour lui que trois réponses approbatives, émanant il est vrai d’anciens ouvriers, ce qui leur donne quelque poids : Louis Bertrand et Anseele en Belgique, Keir Hardie en Angleterre. Le Congrès s’est tiré de ce pas difficile par une sentence sibylline qui rappelle encore les oracles que Panurge avait tant de mal à interpréter :


Jeûnez, prenez double repas,
Défaites ce qu’était refait,
Refaites ce qu’était défait.
Souhaitez-lui vie et trépas,
Prenez-la, ne la prenez pas.


C’est M. Kautsky, le grand théologien marxiste, qui avait été chargé de rédiger la décision fatidique. Il disait à peu près ceci :

Dans un état démocratique moderne, la conquête du pouvoir politique ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation prolétarienne, sur le terrain économique, de la régénération physique et morale de la classe ouvrière, et de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives.


C’est l’abandon de la thèse dite catastrophique, chère encore aux blanquistes, de la révolution à brève échéance si souvent prédite. M. Kautsky, pour conserver son prestige, capitule ici devant M. Bernstein, comme le lui a reproché M. Vaillant.


L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois, — continue M. Kautsky, le doctor angelicus de l’école, — ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête, mais comme un expédient forcé, transitoire, exceptionnel.

Si, dans un cas particulier, la situation politique nécessite cette expérience dangereuse, c’est là une question de tactique, non de principe ; le Congrès n’a pas à se prononcer sur ce point.

Mais en ce cas le ministre doit être approuvé de son parti, en rester le mandataire, sinon il ne peut causer que la désorganisation et la confusion dans le prolétariat militant…


Cette sentence enveloppée, approuvée par la majorité du Congrès, fut saluée par M. Jaurès et les ministériels comme un triomphe, bien que M. Vandervelde en ait aggravé par son commentaire le sens hostile à M. Millerand. Ainsi, disait M. Jaurès, les Assises internationales du prolétariat décident que le cas Millerand est affaire de tactique, non de principe. Tout au contraire, s’écriaient M. Guesde, M. Lafargue, M. Vaillant et leurs amis, le Congrès vous condamne, et le sens de l’oracle, c’est que l’entrée d’un socialiste dans un ministère est une faute de tactique, duperie ou trahison.

Enfin M. Kautsky lui-même a protesté depuis, dans la Neue Zeit, contre l’interprétation erronée de M. Jaurès. Il se défend d’approuver l’entrée de M. Millerand au ministère. « Ces gens-là, dit-il des socialistes ministériels, s’ils avaient vécu au temps de la Réforme, auraient attendu la victoire du protestantisme de l’entrée d’un protestant dans le collège des Cardinaux. »


IV. — RENAISSANCE DE L’INTERNATIONALE

Ces congrès internationaux, simples démonstrations de solidarité, n’ont guère d’importance pratique. D’ailleurs, sauf en ce qui concerne les anarchistes et la journée du 1er mai, leurs décisions restent lettre morte. Frappés de ces inconvéniens, las des vains discours, des querelles entre les Français barbares qui éclatent à tous les congrès internationaux et leur donnent plutôt l’aspect d’un sabbat de sorcières, Hexensabbat, les Allemands ont proposé d’espacer ces congrès, et de tenter de rendre permanens les rapports entre les partis socialistes, au moyen d’un secrétariat international et d’un comité interparlementaire, avec un budget de 10 000 francs. Ce secrétariat aura son siège à Bruxelles, à la Maison du Peuple. Sa mission consistera à rendre exécutoires, s’il se peut, les décisions des précédens congrès, à centraliser des rapports sur le mouvement politique et économique de tous les pays, à lancer des manifestes sur les grandes questions du jour, à unifier l’action législative des socialistes dans les parlemens, à réunir les archives du socialisme, à préparer les Congrès futurs, enfin, à s’occuper d’autre chose que des conflits entre les socialistes français.

Le journal officiel des socialistes allemands, le Vorwaerts, salue cette création du Congrès de Paris comme une renaissance, une reconstitution de l’ancienne Internationale de Marx, vaste cadre sans troupes, tandis qu’aujourd’hui les troupes, partout organisées et disciplinées, attendent l’unité de direction nécessaire à une armée en campagne.

Malgré les moyens toujours plus fréquens de communication, ces tentatives d’action internationale régulière ont échoué jusqu’à présent. Le secrétariat du travail, décrété par le Congrès de Bruxelles en vue de l’action économique, n’a jamais fonctionné. Les ouvriers du cuir et des textiles ont cherché à établir entre eux des rapports internationaux qui n’ont abouti à rien. De telles entreprises semblent méconnaître la variété des circonstances locales sous l’uniformité apparente. Enfin, toute organisation, même la plus parfaite sur le papier, dépend de la valeur des hommes chargés de la mettre en mouvement.

Une conférence internationale de journalistes et d’écrivains socialistes a été convoquée après le Congrès. Nous avons assisté récemment à une campagne de presse internationale, menée contre la France avec des ressources considérables, un ensemble parfait et une dextérité merveilleuse. Et, quand on se rend compte que les mêmes élémens ethniques dominent de beaucoup dans le socialisme cosmopolite, on juge que ce n’est pas là une force méprisable.

V. — LA QUERELLE DES SOCIALISTES FRANÇAIS

Les socialistes français, après avoir troublé les débuts du Congrès international par des incidens violens, avaient décidé de conclure une Trêve de Dieu, d’ajourner leurs petites querelles, comme le disait M. Delory, le maire de Lille, à l’assemblée nationale qui devait s’ouvrir aussitôt que les étrangers seraient partis.

Le sujet de cette petite querelle est très simple et très limpide, mais il faut remonter à quelques années pour en saisir l’origine. Il y a trois générations ou plutôt trois écoles distinctes dans le socialisme français. La plus ancienne remonte à la Commune et au blanquisme, dont M. Vaillant a conservé la tradition. La seconde, avec MM. Guesde et Lafargue, date de 1879, de l’introduction du marxisme allemand dans le socialisme français. La troisième ne va pas au-delà de 1893, du moment où le parti socialiste, qui avait vécu jusqu’alors en marge de la vie parlementaire, réussit à former avec M. Millerand, M. Jaurès et leurs amis un parti politique au sein du Parlement. Ces derniers, dits indépendans, n’appartenaient à aucune organisation, ne relevaient que de leurs électeurs : affranchis des sectes gênantes et des programmes compliqués, ils se rangeaient sous la vague enseigne du formulaire de Saint-Mandé, aspiraient à unifier le parti socialiste, à substituer aux diverses organisations sectaires une vaste agence électorale, ayant pour base les comités électoraux fédérés dans tout le pays, recrutant le plus grand nombre d’électeurs, grâce à une extrême souplesse de propagande et de programmes adaptés à chaque région. Dans une réunion du Tivoli Vaux-Hall tenue en juin 1898, au lendemain des élections législatives, M. Jaurès faisait acclamer par anticipation l’union et l’unité du parti socialiste, en passant par-dessus la tête de M. Vaillant et de M. Guesde, dont il se proposait de licencier les troupes, et de rendre le commandement dictatorial désormais sans objet. Ceux-ci ne lui ont pas pardonné.

L’entrée de M. Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau, conséquence de l’affaire Dreyfus, fut l’occasion et le prétexte de la déclaration d’hostilités aux Indépendans. La campagne dreyfusienne de M. Jaurès était sévèrement blâmée par M. Guesde et M. Vaillant. Le Congrès de Paris, en 1899, unifia de nouveau le socialisme français, divisé depuis 1882 en sectes rivales : MM. Vaillant et Guesde d’une part, M. Jaurès et ses amis de l’autre, se disputèrent la majorité. Le Congrès, après un long tumulte, aboutit à la constitution d’une sorte de gouvernement du parti, sous le nom de Comité général, chargé de contrôler la presse et les députés socialistes au Palais-Bourbon. Dans ce comité, ministériels et intransigeans se contre-balançaient au début. Mais les intransigeans, M. Guesde, M. Lafargue, M. Vaillant, ne tardèrent pas à l’emporter, si bien que MM. Jaurès et Viviani se trouvèrent bientôt en infime minorité, et pour ainsi dire mis à l’index, lors de l’interpellation à la Chambre sur les troubles de Chalon. Pour sauver le ministère, la demande d’enquête sur ce nouveau Fourmies avait été repoussée par la majorité du groupe socialiste à la Chambre ; il se trouva même quinze députés collectivistes qui se résignèrent à voter l’ordre du jour malicieux de M. Massabuau, répudiant « les doctrines collectivistes par lesquelles on abuse les travailleurs. » Le Comité général et le groupe des députés socialistes à la Chambre, des ministériels, se trouvaient donc en conflit aigu, et chacun cherchait à s’assurer la majorité au Congrès français pour écraser l’adversaire, l’évincer du parti, et le supplanter aux élections prochaines.

Afin d’obtenir cette majorité, il existe un procédé traditionnel qui consiste à opérer le miracle de la multiplication des mandats. Toutes les organisations socialistes sont familières avec une pratique très élémentaire : il s’agit, comme l’expliquait un jour M. Guesde, de se procurer un timbre humide de 1 fr. 25 et de réunir trois pelés et un tondu : avec cela on forme un groupe, et on donne mandat à un délégué de le représenter. Lors du Congrès de 1899, où la discussion des mandats fut si violente, on racontait qu’un aide de camp de M. Guesde avait parcouru la France entière, fondant dans chaque ville une infinité de groupemens. Un ami de M. Jaurès avait joué cette fois le même tour à M. Guesde, et c’étaient les jaurésistes qui arrivaient avec des centaines de mandats, dont un grand nombre étaient contestés. M. Jaurès disposait ainsi d’une forte majorité. M. Lafargue le traita d’escroc, M. Rouanet accusait M. Guesde et M. Vaillant des mêmes « escroqueries. » La minorité reconnut à grand’peine la validité de l’assemblée, et l’on ne cessait de s’invectiver de part et d’autre durant les longues séances chargées d’orage qui évoquaient les scènes de la première Révolution.

Les rapporteurs du Comité général vinrent d’abord à la tribune énumérer la longue suite de leurs griefs contre l’insubordination des députés socialistes, leur peu de zèle pour la propagande, leurs votes hostiles à la classe ouvrière, tandis que les députés indépendans dénonçaient la tyrannie du Comité, sa suspicion, l’esclavage où l’on prétendait les réduire.

Au début de l’agitation socialiste, et par défiance extrême des politiciens, on votait au Congrès de Marseille, en 1879, que tout élu socialiste devait signer sa démission en blanc et la remettre au comité du parti, qu’il devait de même verser son traitement entre les mains du comité, chargé de lui allouer une simple indemnité pour subvenir à ses besoins. Mais aujourd’hui un socialiste indépendant ne diffère guère que par les opinions des autres députés. Le socialisme athénien a succédé au socialisme spartiate.

Le discours le plus marquant du Congrès a été celui de M. Viviani. M. Jaurès, en dépit de sa majorité, n’a pas pris la parole dans la discussion, et il n’est pas certain qu’on l’eût laissé parler, tant il rencontrait d’animosité du côté gauche de l’assemblée. M. Viviani a exposé la théorie du socialisme opportuniste dans toute sa pureté. Il a parlé des nécessités de la politique quotidienne à la Chambre, des pièges que des socialistes tendaient à leurs camarades pour les faire trébucher. Il a annoncé triomphalement que les gendarmes qui, à Chalon, avaient fait usage de leurs armes contre les grévistes, allaient être déférés à la justice militaire. Triste argument, que cette responsabilité dont M. Viviani déchargeait M. Waldeck-Rousseau qui l’a revendiquée, pour la faire retomber sur ces malheureux gendarmes, vrais prolétaires de fait, tandis que tant de socialistes ne le sont qu’en théorie.

La partie saillante du discours de M. Viviani a été celle où il a proclamé le lien indissoluble qui unit le socialisme et la République. Gambetta, vers la fin de l’Empire, prononçait un discours retentissant où il exposait comment la République était la forme adéquate du suffrage universel. M. Viviani, si nous l’avons bien compris, considère le socialisme comme la forme adéquate de la République. M. Thiers disait : « la République sera conservatrice ou elle ne sera pas, » formule que J.-J. Weiss qualifiait irrévérencieusement de bêtise. M. Viviani rétablirait la formule au profit du socialisme : la République sera socialiste ou elle ne sera pas. Et inversement : sans République, point de socialisme. Le socialisme, selon lui, est intimement lié à cette forme de gouvernement, opinion singulière qui trahit au plus haut degré l’esprit étroitement politicien de M. Viviani. Si l’on entend, en effet, par socialisme, l’organisation, l’élévation, la puissance chaque jour croissante des classes ouvrières, où y a-t-il plus de socialisme qu’en Angleterre, et moins de politiciens socialistes ? Les ouvriers anglais se passent fort bien de députés socialistes, grâce à leur esprit pratique et à l’intelligence des classes dirigeantes, qui suivent à l’envi une politique sociale. On a opposé de même à M. Viviani l’exemple de la Belgique monarchique où l’action des députés au parlement n’est que secondaire, où tout l’effort du parti s’est porté vers l’organisation coopérative. En France, nous disait un socialiste belge, c’est le suffrage universel prématuré qui a jeté les socialistes dans la politique exclusive, cause parmi eux d’éternelles dissensions qui n’ont d’autre motif que la concurrence électorale. Les politiciens abondent plus qu’ailleurs, mais c’est en France qu’il y a le moins d’organisation ouvrière, que le mouvement coopératif est le plus lent. M. Viviani semble dire aux ouvriers : « Nommez des républicains socialistes, et par le simple bulletin de vote, par ce simple fait qu’il y aura des députés socialistes et surtout des ministres socialistes, votre émancipation s’accomplira. »

Sa thèse, celle de M. Jaurès, de M. Millerand, dont la présence au ministère survit au soi-disant péril de la République, c’est que la République et le socialisme étant désormais indissolubles, la concentration socialiste s’impose, et pas un ministère républicain ne peut se passer désormais de ministres socialistes. La participation d’un socialiste bourgeois, présentée au Congrès international par M. Jaurès et ses amis comme un expédient transitoire, nécessité par un cas de force majeure, est au contraire, dans leur esprit, une règle permanente, qui désormais ne doit plus souffrir d’exception. Pas de République sans socialistes, destinés à éliminer pou à peu les radicaux désormais usés, pas de cabinet républicain sans membres du parti socialiste, par suite pas d’administration républicaine sans fonctionnaires socialistes.

C’est là ce qui explique, disent les antiministériels, cet extraordinaire concours d’étudians, d’agrégés, d’avocats, de jeunes bourgeois autour de M. Jaurès, qui reste le trait distinctif du Congrès de 1900. Ce sont les futurs députés, les futurs chefs de cabinet, chefs de bureau, préfets, sous-préfets de la concentration républicaine socialiste. Ils jouent, vis-à-vis des anciens adeptes de la Commune[10] représentés par le clan de M. Vaillant dont ils parlent entre eux avec tant d’irrévérence, et des prétendus doctrinaires marxistes de l’école de M. Guesde et de M. Lafargue, le même rôle que les jeunes opportunistes conquérans de l’entourage de M. Gambetta, à l’égard des vieilles barbes à principes et à phrases de 1848, vrais fossiles de la Révolution.

Toute la politique de M. Jaurès, de M. Viviani tend à ce résultat : couvrir la France de comités électoraux socialistes, sous le titre de fédérations autonomes, en vue des élections de 1902, afin d’entrer à la nouvelle Chambre en triomphateurs suivis d’un parti assez fort pour leur assurer une part de pouvoir de plus en plus grande. Et c’est pour cela qu’ils veulent secouer une fois pour toutes le joug des sectes surannées.

Il s’agit donc de reconstituer le parti, de l’unir et de l’unifier, en dépit des doctrinaires guesdistes qui se sont exclus provisoirement eux-mêmes, en quittant le Congrès, sous le prétexte qu’un des leurs avait été frappé. Les groupes socialistes vont être consultés par voie de referendum sur le projet de M. Jaurès, et un nouveau congrès se réunira dans six mois, pour refaire cette unité, déjà défaite au bout d’un an. M. Jaurès et M. Viviani n’ont plus en face d’eux, dans le parti même, qu’une opposition réduite. Leurs partisans dominent au Palais-Bourbon : sur 36 députés socialistes il n’y a plus que 5 guesdistes et 8 blanquistes. Toutefois l’action d’une minorité n’a pas pour mesure sa faiblesse numérique. L’union vient de se former de nouveau à la Chambre entre les députés socialistes, mais ce sont les ministériels qui ont suivi les intransigeans, dans Un vote récent destiné à empêcher la répudiation des doctrines collectivistes, cause d’un si grand scandale, le 15 juin dernier.


VI. — LES SOCIALISTES BOURGEOIS ET LES OUVRIERS

Mais quels sont les sentimens des classes ouvrières organisées devant cette irruption de socialistes bourgeois ?

A leurs débuts dans le parti socialiste, M. Jaurès, M. Millerand ignoraient profondément l’esprit ouvrier. Sous les auspices de M. Guesde, dont ils étaient alors les amis, ils commirent au Congrès international de Londres, en 1896, la faute énorme de s’aliéner les syndicats. Pour eux, le titre de député socialiste primait tout. Il suffisait de cette simple qualité pour ouvrir, à quiconque en était nanti, les portes d’un congrès. M. Jaurès, M. Millerand et leurs alliés d’alors, prétendaient exclure du congrès les syndicaux, sous prétexte que des anarchistes s’étaient glissés parmi eux. Nous assistâmes à une scène inoubliable : l’un des hommes qui ont le plus fait en France pour la classe ouvrière, et dont la vie a été un dévouement de tous les jours à sa corporation, M. Keüfer, l’organisateur de la Fédération du Livre, aujourd’hui vice-président du Conseil supérieur du travail, était publiquement répudié et menacé par des politiciens socialistes, élevés dans les berceaux douillets de la bourgeoisie, et dont le dévouement récent aux travailleurs ne s’était traduit que par des discours.

Depuis, M. Jaurès, M. Millerand ont reconnu leur erreur. M. Jaurès s’est tourné vers les syndicats, vers les coopératives, il n’a cessé de leur prodiguer les louanges, les encouragemens, de leur consacrer son temps et sa peine ; son effort est de les attirer dans le parti socialiste. Soucieux d’écarter de lui-même tout soupçon de modérantisme, il a décoré son socialisme ministériel d’une phraséologie incendiait. Il se défend énergiquement d’être un pur politicien, de méconnaître le rôle historique de la Force, accoucheuse des sociétés. Pour paraître encore meilleur révolutionnaire que M. Guesde, tout en demeurant le ministériel le plus fervent, il arbore le drapeau de la grève générale, signe de ralliement des syndicats, voire des anarchistes si actifs dans les milieux syndicaux, alors que le Congrès international de 1900, dont M. Jaurès invoquait les décisions avec tant d’ardeur, a repoussé la grève générale comme une périlleuse utopie, dans l’état d’organisation encore si imparfaite des classes ouvrières.

Toutes ces avances sont restées sans écho. Les syndicats ouvriers et leurs représentais les plus consciens et les plus militans tendent à s’affranchir de plus en plus de la tutelle des politiciens socialistes, des socialistes bourgeois. Sans doute ils applaudiront M. Jaurès dans les réunions publiques, ils feront un bon accueil à M. Millerand et à ses décrets, mais, s’ils acceptent leurs services, ils écartent absolument leur direction. Ils ne veulent pas recevoir leurs conseils, parce qu’ils entendent leur donner des ordres[11]. De même que les syndicats anglais, que les syndicats allemands, auxquels Bebel lui-même prêche la neutralité politique et religieuse, les syndicats français sentent que pour la lutte économique ils ont besoin de fortes organisations, et ils ne les obtiendront qu’à condition d’écarter la politique, ferment de discorde, de leurs organisations. Cet esprit d’indépendance et d’autonomie s’est manifesté avec éclat au dernier Congrès de la Fédération des Bourses, qui s’est tenu à Paris, du 5 au 8 septembre. M. Jaurès adressait un pressant appel à la Fédération des Bourses, il l’invitait solennellement au congrès politique ; il s’agissait non de subordonner, mais de coordonner l’action économique à l’action politique. Le Congrès des Bourses a rejeté dédaigneusement cette coordination sollicitée. Non seulement les Bourses ont refusé de participer aux congrès national et international, mais à l’unanimité la Fédération a refusé d’adhérer à une école politique quelconque.

Des syndicats isolés, il est vrai, et des coopératives avaient envoyé un plus grand nombre de mandats au congrès politique de 1900 qu’à celui de 1899, où l’abstention avait été presque complète ; mais il ne faudrait pas se laisser éblouir par les chiffres, destinés à jeter quelque poudre aux yeux. Sur les deux cents syndicats qui s’étaient fait représenter au Congrès, le Syndicat des Omnibus comptait, nous dit-on, à lui seul, pour quarante six organisations, et formait autant de groupes mandatés que de dépôts. Ce syndicat s’était multiplié par un phénomène de scissiparité.

Même parmi ces élémens ouvriers attirés au Congrès politique, nous avons vu surgir une opposition parfois très vive et très hostile contre M. Jaurès, contre M. Millerand, contre M. Viviani. Toute cette jeunesse dorée qui entourait M. Jaurès faisait très mauvais effet. De même les républicains bourgeois sous Louis-Philippe se proclamaient socialistes. Les classes ouvrières, si souvent leurrées, se défient.

Ce sont surtout les délégués des régions travaillées par les grèves, et où le gouvernement est intervenu pour maintenir l’ordre, qui ont témoigné d’une extrême animosité poussée jusqu’à la fureur, à l’égard de ministériels. En vain M. Jaurès, lors du vote de la sentence de M. Kautsky, s’était rallié à un amendement déclarant que tout ministre socialiste devait s’engager à faire observer la neutralité, en cas de grève, c’est-à-dire à écarter les troupes. En vain M. Viviani jetait les gendarmes devant ces conseils de guerre dont ses amis se sont efforcés de ruiner l’autorité : stériles efforts ! Au nom des grévistes de l’Est on a crié à M. Jaurès : « Vos amis ne sont pas les nôtres. » On a demandé au Congrès un vote de flétrissure contre les auteurs des « massacres de Chalon » et leurs complices, en accusant M. Millerand de cette complicité. — Un orateur est venu raconter ironiquement à la tribune les bonnes paroles dont M. Millerand fut prodigue, ses conseils de prudence et de mystère. Ces adversaires ouvriers n’étaient sans doute au Congrès qu’une minorité, mais ils laissaient pressentir la pierre d’achoppement du socialisme ministériel. S’il contient les grèves, il soulève contre lui la population ouvrière ; s’il leur laisse libre cours, le mouvement pourrait prendre, comme dans le Doubs, une allure révolutionnaire et les déborder. C’est une question de savoir si le socialisme politique, qui s’embourgeoise de plus en plus, et le socialisme ouvrier, de plus en plus affranchi, de plus en plus pénétré de l’esprit de classe, pourront marcher longtemps d’accord.


J. BOURDEAU.

  1. Au Congrès de Paris, en 1899, les ouvriers ne comptaient que pour moitié. Sur trente-six membres du groupe socialiste à la Chambre, il y a quatorze ouvriers ou anciens ouvriers.
  2. Un journal anarchiste, les Temps nouveaux, a publié les rapports qui devaient être lus au Congrès. Ils permettent de se rendre compte de l’état actuel de l’esprit anarchiste. N° 23, 24, 25, 26, 27 et 28 des Temps nouveaux, 140, rue Mouffetard.
    Les anarchistes diffèrent des socialistes tout d’abord par leur conception de l’évolution économique. Le prince Kropotkine prétend établir, à l’encontre de Marx, que la petite industrie suit pas à pas le développement de la grande industrie, au lieu d’être absorbée par elle.
    A la centralisation économique, au capitalisme d’État, ils opposent le fédéralisme, l’autonomie syndicale et communale, comme forme de la société de l’avenir.
    En matière d’éducation et d’organisation, ils préconisent la culture, la réflexion individuelles, l’association libre, — contre l’enrégimentement sous une formule.
    Leur tactique, c’est la révolution par les grèves. Les partisans des attentats individuels sont le petit nombre. L’action légale est un leurre, une manœuvre des politiciens socialistes pour endormir le peuple, et s’emparer du pouvoir.
    En France, anarchistes et socialistes ne sont pas aussi différenciés qu’en Allemagne. Il y a des élémens semi-anarchistes dans le parti socialiste.
    Les socialistes autoritaires se proclament d’ailleurs aussi partisans île la liberté que les anarchistes. L’autorité nécessaire, mais transitoire, ne servira d’après eux qu’à discipliner l’homme à la solidarité. Une fois cette solidarité passée dans les mœurs, toute contrainte deviendra superflue, et nous entrerons dans l’âge d’or.
  3. Le Socialiste du 24 novembre 1894. — M. Kautsky pense que, dans la société bourgeoise, la journée de dix heures est soûle applicable à l’ensemble du monde ouvrier : Neue Zeit, XIXe année, n° 1.
  4. Les Congrès n’abordent jamais la question de savoir si l’expropriation économique doit avoir lieu avec ou sans indemnité. M. Millerand déclarait jadis, dans une réunion publique, qu’on n’indemniserait que les pauvres. M. Jaurès, pour rassurer sans doute tant d’amis propriétaires, voudrait qu’on discutât cette opinion ou plutôt cette boutade de Marx : qu’il serait plus simple « d’indemniser toute la bande. »
  5. Les anarchistes révolutionnaires critiquent dans leurs Revues cette théorie des social-démocrates sur les trusts. C’est là pour eux, non pas même du socialisme, mais du Capitalisme d’État, ainsi que le Ministre des Finances, M. de Witte, le pratique en Russie, par exemple. Les marxistes, disent-ils, considèrent comme la source principale de tous les maux de la société présente ce fait que les capitaux se concentrent entre quelques mains, et que, par suite, les masses sont prolétarisées. Et ils n’y voient qu’un remède, non la dispersion de la richesse, mais sa concentration entre des mains uniques, celles de l’État, et des élus chargés de l’administrer. Songez alors à ce que serait la concurrence électorale, et combien plus âpre encore que la concurrence économique actuelle, devant un pareil budget ! Au sein de la société présente, les capitalistes jouent le rôle des brochets dans un étang, ils avalent tout le menu fretin ; mais, dans la société collectiviste, l’État jouerait le rôle de la baleine, et l’humanité vivrait dans son ventre, comme Jonas.
  6. Citons à titre de curiosité ce passage de M. Paul Lafargue : » La paix conclue, les internationaux français, quoique demandant l’abolition des années permanentes et leur remplacement par des milices nationales, ont accepté les charges écrasantes qui s’imposent à la France pour réparer ses forces et reconquérir le rang de première puissance militaire, car les socialistes internationaux de tous les pays veulent la France non seulement une et indivisible, mais forte cl puissante, et cela dans l’intérêt de la Révolution sociale. » Socialiste du 10 juin 1893.
  7. En Angleterre, les fabiens sont impérialistes ; de même le groupe du Clarion.
  8. Dans les Sozialistische Monats-Hefte de septembre 1900.
  9. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1900.
  10. Un ancien membre de la Commune, des plus obscurs il est vrai, durement traité par un président étranger à une séance du Congrès international, disait mélancoliquement : « Avoir fait partie de la Commune, cela ne compte plus ! »
  11. Voyez, dans la Science sociale d’octobre et novembre 1900, l’étude de M. G. Sorel sur les Grèves, p. 425