Le Comte de Sallenauve/Chapitre 29

L. de Potter (Tome IVp. 207-239).


XXIX

Un tigre apprivoisé.


Quand le lendemain matin Sallenauve eut donné le bonjour à Jacques Bricheteau :

— Mon cher intendant, lui dit-il, j’ai à vous demander de faire préparer un petit dîner fin. J’attends ce soir des convives auxquels je tiens à faire une réception d’autant plus galante, qu’ils sont pour nous plus imprévus.

Et il lui raconta la réconciliation qui la veille s’était opérée entre lui et les l’Estorade.

— C’est étrange, dit Jacques Bricheteau, la lettre de notre pauvre fou explique la brouille et les mauvais procédés, mais elle n’explique pas de même ce retour si prompt, si absolu.

— Il me semble pourtant que cela se comprend : un homme fait, hors de sens, des choses qu’il regrette et dont il rougit, une fois qu’il est revenu à la raison.

— Non, reprit l’organiste, la conduite de M. de l’Estorade n’a pas la simplicité que vous y voyez. Blessé à la fois dans tous les endroits sensibles ; dans son amour-propre, dans sa sécurité de mari, dans ses préoccupations de santé, selon la pente ordinaire du cœur humain, il devait continuer à vous haïr, à moins que ce ne fût un ange, ou qu’il n’ait vu à l’apaisement de cette haine un notable intérêt.

— Mais quel intérêt ? demanda Sallenauve.

— Vous avez hérité de cent vingt-cinq mille livres de rente, vous êtes député, homme de capacité et d’avenir ; tout ceci constitue une très grande position.

— J’admets cela ; mais ensuite ?

— Quel âge au juste a cette petite fille que vous avez sauvée, et qui m’a étonné par l’espèce de passion avec laquelle elle me parla de vous lors de l’unique visite que je fis dans la maison l’Estorade ?

— Naïs doit avoir près de treize ans.

— Dans trois ans elle en aura seize, vous trente-trois ; rien donc de plus naturel que l’idée de vous la faire épouser.

Vous croyez ? dit Sallenauve, qui ne put manquer d’être frappé de la vraisemblance de cette idée.

— Je ne crois pas, je suis presque certain, répondit Jacques Bricheteau. M. de l’Estorade s’est marié dans les mêmes conditions de disproportion d’âge, et, après tout, son mariage n’a pas été si malheureux.

— Mais le sang des l’Estorade s’alliant à celui d’un bâtard !

— Vous portez le nom d’une grande famille, vous êtes reconnu par votre père, et deux millions et demi peuvent bien tenir la place de la mère qui vous fait défaut. Remarquez, d’ailleurs, que, par ce mariage, il serait amplement pourvu à la tranquillité personnelle de M. de l’Estorade ; ni vous, ni sa femme n’êtes des gens à vous laisser entraîner l’un vers l’autre, une fois que cette petite serait entre vous.

— Vous êtes un habile dissecteur, dit Sallenauve en découvrant une grande créance à l’idée qu’on lui développait ; une chose pourtant me paraît difficile à croire, c’est que madame de l’Estorade soit la complice de ce calcul.

— Je suis, comme vous, persuadé du contraire ; ayant passé par les douceurs d’un mariage boiteux du côté de l’âge, elle ne doit rien désirer de pareil pour sa fille ; d’ailleurs, d’après tout ce que je sais d’elle, je la tiens pour une nature élevée et généreuse ; quant au l’Estorade, c’est différent ; l’esprit étroit, l’ambition vaste, un grand frottement de la vie politique, où l’on s’apprend à regarder bien plus au but qu’aux moyens, voilà de quoi rendre ma déduction on ne peut plus probable.

— Eh bien ! en supposant que le vraisemblable fût le vrai, quelle serait votre idée, à vous, mon cher Jacques.

— Moi, je crois qu’en acceptant la pensée de ce mariage, vous feriez une grande folie. Je ne parle pas de toutes les raisons d’avenir qui peuvent vous en détourner ; je ne regarde qu’à la petite. C’est une enfant gâtée, développée à faire frémir, et qui, comme femme, m’inquiéterait au dernier point.

— C’est aussi mon impression, répondit Sallenauve ; vous n’êtes cependant pas d’avis que je rompe en visière.

— Pourquoi donc ? Madame de l’Estorade est une femme aimable, dont l’amitié vous a toujours paru précieuse. Quant aux sentiments que pourrait prendre pour vous Naïs d’ici à un an ou deux, il n’y a pas péril en la demeure, et vous serez toujours à temps de vous retirer quand cela menacerait de devenir sérieux ; bien des choses, d’ailleurs, peuvent arriver durant cet intervalle.

— Donnez donc des ordres pour ce soir, dit le député ; moi, je vais inviter le curé de Sèvres et sa mère. C’est lui qui a assisté Louise de Chaulieu dans ses derniers moments. Madame de l’Estorade aura sans doute un certain plaisir à se rencontrer avec lui.

Sur les quatre heures, par une belle après-midi d’automne, les hôtes de Sallenauve arrivèrent au chalet.

Madame de l’Estorade et Naïs avaient les yeux rouges, comme si elles venaient de pleurer ; Sallenauve comprit et serra affectueusement la main de la comtesse. Renée n’avait pas voulu passer près de la tombe de sa bien-aimée Louise sans aller y faire une visite ; et Naïs, comme c’est l’habitude des petites filles, avait pleuré, par imitation de ce qu’elle le voyait faire à sa mère. M. de l’Estorade, au contraire, montra la plus belle humeur.

— Nous sommes venus de bonne heure, dit-il ; car, à cette époque de l’année, les jours sont si courts, que nous n’aurions pas eu le temps de visiter la propriété. Tout ce que j’en vois déjà est ravissant, et, de toute manière, je vous félicite de cette acquisition.

— Comment vont René et M. Armand ? demanda Sallenauve, qui pensa que madame de l’Estorade lui saurait gré de ce souvenir donné à ses chers enfants.

— Armand va bien, répondit la comtesse ; ses vacances sont finies, il est rentré à son collège il y a une huitaine ; quant à René, il a eu un gros rhume qui l’a beaucoup fatigué.

— Oh ! dit Naïs, il est surtout malade de méchanceté. Il a fait ce matin une scène horrible parce qu’on m’emmenait et pas lui.

— Mais, dans le fait, pourquoi n’est-il pas des nôtres, demanda poliment Sallenauve.

— J’aurais craint pour lui l’air du soir, dans ce pays tout couvert de bois ; et puis vraiment, c’était déjà presque abuser que d’amener mademoiselle ma fille.

— Oh ! maman, mademoiselle ta fille, dit Naïs, en minaudant, n’est déjà plus une enfant ; et puis entre M. de Sallenauve et moi, il y a quelque chose de plus qu’avec mes frères : c’est le monsieur qui m’a sauvée.

— Allons, taisez-vous, petite jacasse, dit M. de l’Estorade, ne dirait-on pas que le dévouement de M. de Sallenauve lui constitue un engagement de s’occuper de vous à perpétuité ?

On sait que Sallenauve ne donnait pas aux enfants toute la place qu’ils sont arrivés à conquérir dans la vie moderne, et il affecta de ne rien répondre. Naïs prit alors un petit air sérieux dont elle ne se départit plus jusqu’au moment où entra Jacques Bricheteau. Madame de l’Estorade fit à l’organiste l’accueil le plus empressé, et le comte, auquel Sallenauve le présenta, ne le traita pas avec moins de distinction.

Presqu’aussitôt commença le tour du propriétaire. Sallenauve offrit son bras à madame de l’Estorade, ce dont le mari ne parut pas le moins, du monde effarouché ; au contraire, le tête-à-tête où il allait se trouver engagé avec Jacques Bricheteau eut l’air de lui agréer tout à fait.

Après quelques mots sur les beautés du parc que lui faisait valoir l’organiste, abordant un sujet qui rentrait assez dans le soupçon de celui-ci :

— Vous avez dû, monsieur, lui dit le pair de France, avoir bien du souci pour la liquidation de cette hoirie de lord Lewin ; elle était, à ce qu’il paraît, très considérable.

Jacques Bricheteau, qui voulait voir M. de l’Estorade démasquer ses batteries, ne lui marchanda pas les renseignements, et du détail circonstancié dans lequel il entra, il résulta que Sallenauve était à la tête de plus de deux millions.

— C’est pour ce pays-ci une fortune de premier ordre, fit remarquer le comte, et si M. de Sallenauve prenait le parti de se rallier aux opinions conservatrices, la pairie ne se ferait pas attendre pour lui.

— Je doute fort que sa pente soit de ce côté.

— Enfin, pourtant il a dû avoir un but en tenant à ce point à entrer dans la vie politique, qu’il ait abandonné une carrière déjà faite, où il avait obtenu d’éclatants succès.

— Hum ! pensa Bricheteau, est-ce que ce serait seulement une séduction ministérielle que M. le pair de France se serait chargé de pratiquer ?

— Dire où va M. de Sallenauve, reprit-il après cette remarque faite en a parte, je crois qu’il en serait fort embarrassé lui-même. Sa famille l’a poussé dans cette voie sans lui rien laisser pénétrer des projets qu’elle avait sur lui.

— Oui, c’est ce que nous a dit dans le temps Marie-Gaston, repartit M. de l’Estorade ; mais autour de lui, ajouta-t-il finement, il y a peut-être des gens qui, s’ils pouvaient ou s’ils voulaient parler…

— Non, j’ai été en effet l’instrument de beaucoup de choses dans la vie de notre ami, mais un pur instrument.

— Enfin, pourtant, vous connaissez le marquis son père ?

— Bon ! dit Bricheteau, nous revenons à ma première donnée, et il ne nia pas que le marquis ne lui fût parfaitement connu.

— Et très certainement, continua le pair de France, les sots bruits dans lesquels j’ai eu un instant le malheur de donner, n’ont aucune espèce de fondement ?

M. de Sallenauve, repartit Bricheteau, est de tout point ce qu’il paraît être ; je crois que les obscurités qui peuvent encore peser sur sa vie, un jour ou l’autre, finiront par se dissiper ; et, dans tous les cas, le voilà maintenant arrivé à une telle situation d’indépendance, que ses brumes doivent très peu le préoccuper.

— Pourtant, dit le pair de France, dans une hypothèse qui n’a rien de très forcé, celle d’un mariage, par exemple, la famille où entrerait M. de Sallenauve ne montrerait pas, ce me semble, une curiosité indiscrète en désirant voir un peu plus clair dans ces brumes dont vous parlez.

— Son état civil, répondit l’organiste, est très nettement et très officiellement établi : il est fils naturel reconnu du marquis de Sallenauve, le dernier descendant mâle d’une des grandes familles de la Champagne ; il est deux fois millionnaire. S’il n’était pas indiscret, il serait au moins inutile de lui en demander davantage, attendu que lui-même n’en sait pas plus long.

— Mais vous admettez bien cependant que le marquis devrait se révéler de nouveau, au moins par son consentement au projet de mariage dont il serait question.

— Heureusement, rien ne presse encore dans ce sens. M. de Sallenauve n’a que trente ans, et d’ici à ce que l’âge l’accule à l’idée d’un établissement immédiat, il doit se passer bien des choses,

— Ceci est parfaitement juste, et je crois qu’il aurait tort de se presser ; mais est-ce qu’il n’y a pas eu quelque chose d’ébauché du côté de la famille de Lanty ? Madame la marquise d’Espard m’a parlé d’une tentative qui ne fut pas heureuse ; dans sa position actuelle, M. de Sallenauve pourrait la renouveler avec plus de succès.

— J’ai entendu parler comme vous d’une histoire assez vague et assez inexpliquée ; mais la famille de Lanty est, vous le savez, essentiellement nomade, et je crois que maintenant on serait embarrassé de savoir la prendre, si on avait quelque idée de renouer avec elle.

— Je parle de cette famille parce qu’il y a aussi chez elle des côtés nébuleux, et puis M. de Sallenauve étant riche, voudra sans doute épouser de la fortune, et par-là, je vois beaucoup de convenances réunies.

— Je crois connaître assez M. de Sallenauve pour douter que les considérations d’argent puissent le dominer beaucoup.

— En cela, il a bien raison, dit M. de l’Estorade en se laissant entraîner à la pente de la conversation, quand on a sa fortune, on doit chercher une femme qui ait quelque chose, parce que, dans un mariage, tout d’un côté et rien de l’autre, est toujours un arrangement regrettable ; mais une famille honorable, une jeune fille bien élevée, agréable, que l’on ait eu surtout le temps d’étudier et de bien connaître, il me semble que c’est là surtout ce qu’il doit avoir en vue.

— Quel âge a mademoiselle votre fille ? demanda négligemment Jacques Bricheteau en voyant Naïs accourir vers son père, pour lui montrer un insecte qu’elle venait de ramasser au détour d’une allée.

M. de l’Estorade, qui se piquait d’entomologie, commença par dire à sa fille :

— C’est un lucanus parallelipedus, vulgairement dit cerf-volant ; c’est un genre qui appartient à la famille des lamellicornes, et mieux encore à celle des lucanides.

— Mais qu’est-ce que ça mange ? demanda Naïs, à laquelle toute cette érudition n’apprenait rien.

— Du bois, répondit M. de l’Estorade, la sève extravasée des arbres ; ensuite, retournant à la question de Bricheteau : Naïs a treize ans, dit-il.

— Treize ans, un mois et quatre jours, dit mademoiselle de l’Estorade en précisant, et elle courut pour rejoindre sa mère.

— Eh mais ! dans quelques années, reprit Bricheteau, il faudra penser à la marier.

— Sans doute dit le pair de France, et ce sera pour nous une question bien grave : la mère aime tellement ses enfants, et elle exigera tant de garanties, qu’il faudra que le gendre lui plaise presque autant qu’à sa fille ; aussi nous nous y prendrons de longue main. Pour le moment il s’agit d’achever et de perfectionner l’éducation de cette chère enfant, et madame de l’Estorade a fait, il y a quelque temps, une bien grosse bévue.

— Comment cela ?

— Lors de notre froid avec M. de Sallenauve, vous aviez eu la bonté de nous offrir de mettre à notre disposition votre immense talent musical qui a été hier si apprécié au concert de M. le ministre des travaux publics. Craignant de me déplaire, si elle acceptait, madame de l’Estorade a fait un mauvais accueil à votre gracieuse ouverture.

— Mon Dieu ! dit l’organiste, je ne donne plus de leçons, et je me livre tout à fait à l’administration de la fortune de M. de Sallenauve ; mais cependant sans prendre d’engagement régulier, si de temps à autre mademoiselle Naïs voulait accepter mes conseils…

— Oh ! monsieur, vous comblerez ma femme de joie ; elle a une telle horreur de l’enseignement moderne qui, au lieu de musiciennes, ne fait que des tapoteuses de piano !…

À ce moment le curé de Sèvres et sa mère, femme respectable, de cette vieillesse alerte que procure la vie de campagne, vinrent se joindre aux deux groupes qui se rapprochèrent pour recevoir ces nouveaux hôtes. Peu après, la cloche du dîner réunit autour d’une table splendidement servie une compagnie un peu plus édifiante que celle dont le comte Halphertius s’était avisé lors du dîner donné à Maxime de Trailles.

Le cuisinier choisi par Bricheteau était un ancien cuisinier d’ambassade, ce qui est assez dire que tout fut excellent.

Naïs, dont on s’occupa d’abord plus que de raison, eut suivant son habitude des mots, des aperçus au-dessus de son âge ; après avoir amusé, elle tourna à devenir fatigante et reçut de la vieille mère du curé une petite mercuriale dont le contre-coup alla au cœur de madame de l’Estorade. Du haut de ses soixante-seize ans, cette femme, à la mine grave et sévère, parla avec tant d’autorité et impressionna si vivement Naïs, que la pauvre enfant n’osa plus ouvrir la bouche de tout le dîner, Mais, n’étant plus distraite, son admiration pour son sauveur n’en fut que plus continue et plus apparente. Elle attachait sur lui de longs regards, baissant brusquement les yeux lorsqu’elle croyait en être remarquée et les relevant ensuite lentement avec une expression langoureuse, faisant enfin tout le manège des grandes coquettes, jusqu’à laisser croire à Bricheteau que c’était dans la conscience de la précocité de cette petite fille que les projets de M. de l’Estorade avaient dû prendre naissance et qu’elle avait pu recevoir de son père, sinon des instructions secrètes, ce qui eût été horrible, au moins une certaine façon d’encouragement.

Rien d’autrement remarquable ne signala ce dîner. Lorsqu’il fut question de se séparer, Sallenauve dit à madame de l’Estorade qu’elle trouverait chez elle les pieuses reliques qu’il avait mises de côté pour elle. Par une attention délicate, de peur d’attrister leur réunion par la vue de ces objets pleins de douloureux souvenirs, il n’avait pas voulu en faire lui-même la remise, il fut ensuite convenu que prochainement il reprendrait ses habitudes dans la maison l’Estorade, et que, de son côté, Jacques Bricheteau irait y donner quelques-unes de ces leçons qui à une autre époque avaient été si vertement déclinées.