Le Comte de Sallenauve/Chapitre 15

L. de Potter (tome IIp. 295-312).


XV

Histoire ancienne.


Pour être historiens fidèles de la séance à laquelle nous devons faire assister nos lecteurs, nous trouvons à la fois plus sûr et plus commode d’en emprunter textuellement le compte-rendu à un journal de l’époque.


CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
PRÉSIDENCE DE M. COINTET (vice-président.)
Séance du 28 mai.

À deux heures, M. le président monte au fauteuil.

M. le garde des sceaux, M. le ministre de l’intérieur, M. le ministre des travaux publics sont au banc des ministres.

Le procès-verbal de la dernière séance est adopté sans réclamation.

L’ordre du jour est la vérification des pouvoirs du député nommé par l’arrondissement d’Arcis-sur-Aube.

M. LE PRÉSIDENT. — La parole est à M. le rapporteur de la commission.

LE RAPPORTEUR. — Messieurs, la regrettable et singulière situation qu’a jugé convenable de se faire parmi vous M. de Sallenauve, n’a pas reçu le dénouement qui semblait devoir être espéré.

Le congé est expiré d’hier, et M. de Sallenauve continue à se tenir éloigné de vos séances sans qu’aucune lettre soit parvenue à M. le président pour solliciter un nouveau délai.

Cette indifférence pour des fonctions que M. de Sallenauve paraît avoir sollicitées avec une ardeur peu commune (légère agitation à gauche) serait dans tous les cas une faute grave ; mais quand on la rapproche de l’accusation dont il est menacé, ne prend-elle pas un caractère tout à fait fâcheux pour sa considération ? (Murmures à gauche. Approbation au centre.)

Forcée de chercher une solution à une difficulté qu’on peut dire sans précédents dans les annales parlementaires, votre commission dans l’adoption des mesures à prendre, s’est scindée en deux opinions bien tranchées.

La minorité que je représente seul, la commission n’étant composée que de trois membres, a pensé qu’elle devait vous soumettre une proposition que j’appellerai radicale et qui aurait pour objet de trancher la difficulté en la soumettant à ses juges naturels. Annuler hîc et nunc, l’élection de M. de Sallenauve et le renvoyer devant les électeurs par lesquels il a été nommé et dont il est un si infidèle représentant, telle est l’une des solutions que j’ai l’honneur de vous soumettre. (Agitation à gauche.)

La majorité, au contraire, a été d’avis que le verdict des électeurs ne pouvait être trop respecté, et que les fautes d’un homme honoré de leur mandat ne devaient être aperçues que par-delà les limites les plus extrêmes de la longanimité et de l’indulgence ; en conséquence, la commission me charge de vous proposer d’accorder d’office, à M. de Sallenauve un nouveau congé de quinzaine (Murmures au centre. — À gauche : Très bien ! très bien !) restant bien convenu que si, à la suite de ce délai, M. de Sallenauve ne s’est pas présenté et n’a donné aucun signe d’existence, il sera purement et simplement réputé démissionnaire, sans que la Chambre soit entraînée, à son sujet, dans d’irritants et inutiles débats. (Mouvements en sens divers.)

M. le colonel Franchessini qui, pendant l’exposé de M. le rapporteur, avait eu, au banc des ministres, une conversation animée avec M. le ministre des travaux publics, demande vivement la parole.

M. LE PRÉSIDENT. — M. de Canalis l’a demandée.

M. DE CANALIS. — Messieurs, M. de Sallenauve est un de ces audacieux qui, comme moi se sont persuadés que la politique n’était un fruit défendu pour aucune intelligence, et que, dans le poète, dans l’artiste, comme dans le magistrat, l’administrateur, l’avocat, le médecin et le propriétaire, pouvait se rencontrer l’étoffe d’un homme d’État. En vertu de cette communauté d’origine, M. de Sallenauve a donc ma sympathie tout entière, et personne ne s’étonnera de me voir monter à cette tribune pour appuyer les conclusions de votre commission.

Seulement, je ne saurais m’y rallier jusque dans leurs conséquences finales, et l’idée de notre collègue déclaré, sans discussion, démissionnaire par le fait seul de son absence prolongée au-delà d’un délai de grâce, répugne à la fois à ma conscience et à ma raison.

On vous dit : l’indifférence de M. de Sallenauve pour ses fonctions est d’autant moins vénielle, qu’il se trouve placé sous le coup d’une accusation grave ; mais si cette accusation, messieurs, était justement la cause de son absence ? (Au centre : Ah ! ah ! On rit.)

M. DE CANALIS. — Permettez, messieurs, je ne suis peut-être pas aussi naïf que messieurs les rieurs semblent le croire. J’ai ce bonheur que, naturellement, l’ignoble ne me vient pas à l’esprit, et M. de Sallenauve avec l’éminente position qu’il avait dans les arts, s’arrangeant pour pénétrer ici par la porte d’un crime, n’est pas une supposition que j’admette à priori. Autour des naissances comme la mienne, ces deux araignées hideuses qu’on appelle la chicane et l’intrigue ont toute commodité pour tendre leurs toiles, et loin d’admettre qu’il ait pris la fuite devant l’accusation qui s’attaque à lui, je me demande si, en ce moment à l’étranger, il n’est pas occupé à rassembler les éléments de sa défense ? (À gauche : Très bien ! C’est cela. Rires ironiques au centre.) Dans cette supposition, à mon avis très probable, loin que l’on soit en droit de lui demander un compte rigoureux de son absence, ne faudrait-il pas y voir, au contraire, un procédé respectueux pour la Chambre, dont il ne s’est pas cru digne de partager les travaux, tant qu’il ne se sentirait pas en mesure de confondre ses dénonciateurs.

UNE VOIX. — Un congé d’une dizaine d’années, comme à Télémaque, pour chercher son père. (Rire général).

M. DE CANALIS. — Je ne m’attendais pas à trouver un interrupteur si poétique, et puisqu’on vient de remuer un souvenir de l’Odyssée, qu’on veuille bien se rappeler que, déguisé en mendiant après avoir été abreuvé d’outrages, Ulysse finit par tendre son arc et par mettre à mal messieurs les prétendants. (Violents murmures au centre.) Je vote pour le congé de quinzaine, et pour que la Chambre soit de nouveau consultée après ce délai.

Le colonel FRANCHESSINI. — Je ne sais si le préopinant a eu l’intention d’intimider la Chambre, mais pour mon compte ces sortes d’arguments ont sur moi peu de prise, et je suis toujours prêt à les renvoyer d’où ils viennent. (À gauche : Allons donc ! allons donc !)

M. LE PRÉSIDENT. — Colonel ! pas de provocations !

Le colonel FRANCHESSINI. — Je suis, du reste, de l’avis de l’orateur qui m’a précédé à cette tribune et ne crois pas que le délinquant ait fui devant l’accusation portée contre lui. Ni cette accusation, ni l’effet qu’elle peut produire sur vos esprits et ailleurs, ni même l’annulation de son élection ne sauraient, en ce moment le préoccuper. Ce que M. de Sallenauve fait en Angleterre, voulez-vous le savoir ? lisez les journaux anglais ; depuis quelques jours, il retentissent des éloges d’une prima dona qui vient de débuter au théâtre de la reine… (Violents murmures, interruption.)

UNE VOIX. — De pareils commérages sont indignes de la Chambre.

Le colonel FRANCHESSINI. — Messieurs, plus habitué à la franchise des camps qu’aux réticences de la tribune, j’ai peut-être ici le tort de penser tout haut. L’honorable préopinant vous a dit : Je crois que M. de Sallenauve est allé chercher des pièces pour sa défense ; et moi je ne vous dis pas : Je crois ; je vous dis : Je sais qu’un riche étranger est parvenu à substituer sa protection à celle dont le Phidias, notre collègue, honorait une belle Italienne… (Nouvelle interruption. — À l’ordre ! à l’ordre ! C’est intolérable.)

UNE VOIX. — Monsieur le président, ôtez la parole à l’orateur.

Le colonel Franchessini se croise les bras, et attend que le tumulte soit apaisé.

M. LE PRÉSIDENT. — J’engage l’orateur à rentrer dans la question.

Le colonel FRANCHESSINI. — La question, je n’en suis pas sorti ; mais puisqu’on refuse de m’entendre, je déclare me rallier à l’opinion de la minorité de la commission. Il me paraît très naturel de renvoyer M. de Sallenauve devant ses électeurs, afin de savoir s’ils ont pensé nommer un député ou un amoureux. (À l’ordre ! à l’ordre ! Longue agitation. Le tumulte est à son comble.)

M. de Canalis se dirige rapidement vers la tribune.

M. LE PRÉSIDENT. — M. le ministre des travaux publics a demandé la parole ; comme ministre du roi, il a toujours le droit d’être entendu.

M. DE RASTIGNAC. — Il n’a pas tenu à moi, messieurs, que le scandale qui vient d’être donné à la Chambre ne lui fût épargné. J’avais voulu, au nom de la vieille amitié qui m’unit au colonel Franchessini, le persuader de ne pas prendre la parole dans une question délicate où son expérience des choses parlementaires, aggravée en quelque sorte par la spirituelle facilité de sa parole, pouvait l’entraîner à quelque excentricité regrettable. Tel était, messieurs, le sens des courtes explications qu’on l’a vu avoir avec moi à mon banc, avant qu’il prît la parole, et moi-même je ne l’ai demandée, après lui, qu’afin d’écarter toute idée de complicité dans l’indiscrétion qu’à mon avis il a commise, en descendant aux détails tout confidentiels dont il a cru devoir entretenir l’Assemblée.

Mais puisque, contre mon dessein et en quelque sorte malgré moi, je suis monté à la tribune, quoiqu’aucun intérêt ministériel ne soit ici enjeu, la Chambre me permettra-t-elle quelques courtes observations ? (Au centre : Parlez ! parlez !)

M. le ministre des travaux publics s’étudie à démontrer que la conduite du député absent a surtout un caractère particulier de dédain pour la Chambre. Il la traite lestement et cavalièrement. Il lui demande un congé ; mais comment le demande-t-il ? de l’étranger, c’est-à-dire qu’il commence par le prendre, et qu’il le sollicite ensuite. Se donne-t-il la peine, comme cela est l’usage, de motiver sa demande ? Point ; il annonce qu’il est forcé de s’absenter pour affaires urgentes : allégation commode avec laquelle l’Assemblée pourrait se dépeupler de la moitié de ses membres. Mais à supposer que les affaires de M. de Sallenauve fussent réellement urgentes, et qu’il les jugeât de nature à ne pouvoir être expliquées dans une lettre destinée à devenir publique, ne pouvait-il s’ouvrir confidentiellement à M. le Président, ou même charger quelqu’un de ses amis assez bien posé pour être cru sur sa simple affirmation, de cautionner la nécessité de son absence sans même en déduire explicitement les motifs ?…

À ce moment, le discours de M. le ministre est interrompu par un mouvement qui se fait dans le couloir de droite ; plusieurs de MM. les députés quittent leur place ; d’autres, debout à leur banc et le cou tendu, semblent regarder quelque chose. Le ministre, après s’être retourné vers M. le président, auquel il semble demander une explication, descend de la tribune et retourne à sa place où il est aussitôt entouré par un grand nombre de députés du centre, parmi lesquels, à la vivacité de sa pantomime, se fait remarquer M. le procureur-général Vinet. Des groupes se forment dans l’hémicycle. La séance est de fait suspendue.

Au bout de quelques instante le président agite sa sonnette.

LES HUISSIERS. — En place, messieurs !

De toutes parts, MM. les députés s’empressent de reprendre leurs places.

M. LE PRÉSIDENT. — La parole est à M. de Sallenauve.

M. de Sallenauve qui depuis le moment où la séance a été suspendue par son entrée dans la salle, a causé avec MM. d’Arthez et Canalis, paraît à la tribune. Son attitude est modeste, mais n’accuse aucun embarras. Tout le monde est frappé de son air de ressemblance avec les portraits d’un des plus fougueux orateurs révolutionnaires,

UNE VOIX. — C’est Danton, moins la petite vérole.

M. DE SALLENAUVE. — (Profond silence.) Messieurs, je ne me fais aucune illusion sur ma valeur parlementaire et ne tiens pas pour dirigée contre ma personne une persécution qui, selon toute apparence, s’adresse bien plutôt à l’opinion que j’ai l’honneur de représenter.

Quoiqu’il en soit, mon élection semble avoir été pour le ministère un événement de quelque importance. Pour la combattre, un agent spécial, des journalistes spéciaux, avaient été envoyés à Arcis, et, coupable d’avoir contribué à son succès, un humble employé à quinze cents francs d’appointements, après vingt ans de services honorables, s’est vu brusquement révoqué de ses fonctions. (Violents murmures au centre.)

Je ne puisque remercier les honorables interrupteurs, car je dois supposer que leur bruyante improbation porte sur l’étrangeté de cette destitution, et non sur la réalité du fait lui-même qui ne saurait être mis en doute. (Rires à gauche.)

Quant à moi, messieurs, qu’on ne pouvait destituer, on m’a attaqué avec une autre arme, et une calomnie judiciaire, combinée de mon heureuse absence…

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS. — C’est évident, le ministère vous a fait déporter en Angleterre !

M. DE SALLENAUVE. — Non, monsieur le ministre, je n’attribue ni à votre influence, ni à vos suggestions mon absence, qui commandée par un impérieux devoir n’a été le résultat d’aucune autre inspiration ; mais pour ce qui est de la part que vous avez pu prendre à la dénonciation portée contre moi, je vais dire les faits, et la Chambre appréciera. (Mouvement d’attention.)

La loi, qui, pour protéger l’indépendance du député, a décidé que jamais une poursuite criminelle ne pourrait être dirigée contre un membre de la représentation nationale sans une autorisation préalable de la Chambre, a été, il faut le dire, retournée contre moi avec une rare habileté.

Déposée au parquet du procureur du roi, la plainte dont je suis l’objet n’y eût pas été admise ; car elle se présente nue et sans l’entourage d’aucune espèce de preuves, et je ne sache pas que le ministère public soit dans l’usage de poursuivre sur l’allégation gratuite du premier venu. Il faut donc admirer la rare prestesse d’esprit qui a compris qu’en s’adressant à vous on avait tout le bénéfice d’une accusation politique là où ne se rencontraient pas même des éléments d’un simple procès. (Mouvement.)

Maintenant, à quel habile tacticien parlementaire faut-il reporter l’honneur de cette invention ? Vous le savez, messieurs, c’est à une femme, à une femme de campagne, qui prend l’humble titre de manouvrière ; d’où la conclusion que chez les paysannes champenoises se rencontrerait une supériorité intellectuelle dont, jusqu’ici, assurément, vous ne vous étiez pas fait une idée. (On rit.)

Il est vrai de dire cependant qu’avant de se mettre en route pour déposer sa plainte, ma dénonciatrice paraît avoir eu avec M. le maire d’Arcis, mon concurrent ministériel dans l’élection, une conférence où elle a pu puiser quelques lumières, à quoi il faut ajouter que ce magistrat prenait sans doute au procès qui allait m’être intenté un certain intérêt, puisqu’il a cru devoir faire les frais du voyage de la demanderesse et d’un praticien du village dont elle se présente accompagnée. (À gauche : (Ah ! ah !)

Cette femme supérieure arrivée à Paris, avec qui se met-elle d’abord en rapport ? Justement avec M. l’agent spécial envoyé par le gouvernement à Arcis pour assurer le succès de l’élection dans le sens ministériel ; et qui se charge de rédiger la demande en autorisation ? Non pas précisément M. l’agent spécial, mais un avocat, sous son inspiration, et à la suite d’un déjeuner où la paysanne et son conseiller rural ont été conviés pour fournir les indications nécessaires. (Mouvement. Longue agitation.)

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS, de sa place. — Sans discuter la vérité des faits, dont je n’ai personnellement aucune connaissance, j’affirme sur l’honneur que le gouvernement est resté étranger à toutes les menées qui vous sont signalées, et il les blâme et les désavoue de la manière la plus expresse.

M. DE SALLENAUVE. — Après cette déclaration si formelle que je viens d’avoir le bonheur de provoquer, j’aurais mauvaise grâce, je le sens, messieurs, à insister pour faire remonter jusqu’au gouvernement la responsabilité de cette intrigue ; mais mon erreur vous paraîtra peut-être naturelle quand vous vous rappellerez qu’au moment où je suis entré dans cette enceinte, M. le ministre des travaux publics était à la tribune, se mêlant de la manière la plus imprévue à une discussion de discipline tout intérieure, et tâchant de vous persuader que je m’étais conduit à votre égard de la façon la plus irrévérencieuse.

M. LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS prononce quelques paroles qui ne parviennent pas jusqu’à nous. (Longue rumeur)

M. VICTORIN HULOT. — Monsieur le président, veuillez engager le ministre à ne pas interrompre. Il répondra.

M. DE SALLENAUVE. — Selon M. le comte de Rastignac, j’aurais essentiellement manqué à la Chambre, en lui adressant de l’étranger la demande d’un congé dont j’aurais ainsi commencé à me mettre en possession avant d’avoir reçu l’agrément que je me donnais l’air de solliciter. Mais, dans son extrême désir de me trouver en faute, M. le ministre a perdu de vue qu’au moment où je me mettais en route la session n’était pas ouverte, et qu’en adressant alors ma demande à M. le président de l’Assemblée, je l’eusse adressée à une pure abstraction (À gauche : C’est juste !) Quant à l’insuffisance des motifs donnés à l’appui de ma demande, j’ai le regret de dire à la Chambre qu’il m’était interdit d’être plus explicite, et qu’en lui révélant la cause vraie de mon absence, j’eusse disposé d’un secret qui n’était pas le mien ; je ne me suis pas, du reste, dissimulé que, par cette réticence, dans laquelle je suis encore obligé de persister aujourd’hui, j’exposais mon procédé aux interprétations les plus étranges et qu’il fallait même m’attendre à voir, dans les explications officieuses qui essaieraient de se substituer aux miennes, le burlesque, quelquefois, se mêlant à l’odieux. (Mouvement.)

En réalité, je tenais si parfaitement à ne manquer a aucun des devoirs de ma situation, qu’en commun avec M. le ministre, j’avais eu le sentiment d’une convenance par laquelle je me figurais avoir tout sauvé. Comme moi, dépositaire du secret qui me forçait à m’absenter, un homme des plus honorables avait été chargé par moi de cautionner auprès de M. le président de l’Assemblée l’impérieuse nécessité à laquelle je sacrifiais. Mais la calomnie, ayant sans doute fait de ce côté son travail, ce personnage honorable aura trouvé compromettant d’accorder à un homme placé sous la menace d’une poursuite criminelle la haute garantie de son nom et de sa parole. Bien qu’aujourd’hui, le danger paraisse s’être éloigné de moi, je ne trahirai pas le prudent incognito dont il a jugé convenable et utile d’entourer son mandat. Plus j’étais loin de m’attendre à ce calcul de personnalité, plus j’ai le droit d’en être étonné et douloureusement ému, plus aussi j’aurai soin que cette défaillance de l’amitié reste entre moi et sa conscience, qui seule lui parlera en mon nom.

En ce moment un grand mouvement se fait dans la tribune réservée à MM. les membres de la pairie. On s’empresse autour d’une dame qui vient d’être prise d’une violente attaque de nerfs. Un grand nombre de députés se portent vers la tribune où se passe cette scène. Quelques-uns même, sans doute des médecins, sortent précipitamment de la salle. La séance est momentanément suspendue.

LE PRÉSIDENT. — Huissiers, faites ouvrir les ventilateurs. C’est le défaut d’air qui a amené ce regrettable accident. Monsieur de Sallenauve, veuillez reprendre votre discours.

M. DE SALLENAUVE. — En deux mots, messieurs, je me résume. La demande en autorisation dont vous avez été saisis, a sans doute perdu, aux yeux de mes collègues, même les moins bienveillants, beaucoup de sa valeur. J’ai là une lettre par laquelle la paysanne champenoise, ma parente, en retirant sa plainte, confirme toutes les explications que j’ai eu l’honneur de vous donner. Je pourrais lire cette lettre, mais je trouve plus convenable de la déposer entre les mains de M. le président (Très bien ! très bien !). Pour ce qui est de mon absence illégale, j’étais ce matin de retour à Paris et j’aurais pu, en assistant au commencement de la séance, être à mon poste parlementaire dans les limites rigoureuses du congé que la Chambre avait bien voulu m’accorder ; mais, ainsi que vous l’a dit M. de Canalis, j’avais à cœur de ne pas paraître dans cette enceinte tant que le nuage élevé autour de ma considération n’aurait pas été dissipé. C’est à ce travail qu’a été employée ma matinée. Maintenant, messieurs, vous avez à décider si, pour quelques heures de retard à venir occuper son siège dans cette Chambre, un de vos collègues doit être renvoyé devant les électeurs. Après tout, soit qu’on se décide à voir en moi, un faussaire, un amoureux éperdu, ou simplement un député négligent, je ne crois pas avoir à m’inquiéter de leur verdict, et, après un délai de quelques semaines, un résultat me paraît probable, c’est que je vous reviendrai.

De toute part. — Aux voix ! aux voix !

En descendant de la tribune, M. de Sallenauve reçoit de nombreuses félicitations.

M. LE PRÉSIDENT : Je mets aux voix la validité de l’élection de M. de Sallenauve nommé par l’arrondissement d’Arcis.

La Chambre presque tout entière se lève pour l’admission ; quelques députés du centre s’abstiennent seuls de prendre part à l’épreuve.

M. de Sallenauve est admis et prête serment.

M. LE PRÉSIDENT. — L’ordre du jour appelait la lecture du projet d’adresse, mais M. le président de la commission me fait savoir que le projet ne pourra pas être communiqué à la Chambre avant demain. Rien n’étant plus à l’ordre du jour, je lève la séance.

La séance est levée à quatre heures et demie.