Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXXI

CHAPITRE XXXI.

Pierre accourut auprès de la Savinienne dès qu’il apprit son arrivée au château. Il se flattait d’y trouver Amaury, qui s’était échappé au beau milieu de son souper. Mais il ne l’y trouva pas, et c’est en vain qu’il l’attendit ; c’est en vain qu’il le chercha de tous côtés.

Là soirée s’écoula sans que le Corinthien parût. Pierre, dans ses prévisions sur l’arrivée de la Savinienne, s’était dit que sa première entrevue avec Amaury déciderait de leur sort mutuel, et que, d’après la froideur ou la joie de son amant, elle découvrirait la vérité ou garderait son illusion. Son embarras, à lui, était donc très-grand ; car l’absence du Corinthien pouvait avoir un motif indépendant de sa volonté, et Pierre n’avait pas le droit de faire la confession de son ami avant de lui avoir donné le temps de se justifier. D’un autre côté, la Savinienne était si calme, si pleine de foi et d’espoir, et Pierre pressentait tellement l’inévitable déception qui l’attendait, qu’il se reprochait de la confirmer dans son erreur. Elle ne lui faisait pas de questions, une secrète pudeur lui défendant de prononcer la première le nom de celui qu’elle aimait ; mais elle attendait qu’il lui parlât de son ami autrement que pour répéter à chaque instant : « Je ne vois pas venir le Corinthien, » ou bien : « J’espère que le Corinthien va venir. »

Elle fut distraite un instant lorsque, après être revenue, à plusieurs reprises, sur l’obligeance de la fille de chambre, dont elle avait tout d’abord raconté à Pierre l’accueil généreux, elle lui fit deviner, par la description qu’elle lui en faisait, que cette femme de chambre n’était autre que la jeune châtelaine. Elle le questionna beaucoup alors sur cette riche et noble demoiselle qui arrêtait les passants sur le chemin pour leur donner l’hospitalité de la nuit et s’occuper des soucis de leur lendemain, et qui faisait ces choses avec tant de simplicité de cœur, qu’on ne pouvait ni deviner son rang ni comprendre, au premier abord, combien elle était bonne, à moins d’être bon soi-même. D’après les détails que Pierre lui donna sur mademoiselle de Villepreux, la Savinienne conçut pour cette jeune personne une sorte de vénération religieuse ; et sa joie fut grande d’apprendre le jugement qu’elle avait porté sur les sculptures du Corinthien ainsi que la protection qu’elle lui avait acquise de la part de son grand père. Mais lorsque, de questions en questions, elle apprit les projets du Corinthien, et son désir d’aller à Paris et de changer d’état, elle devint pensive et stupéfaite ; et, après avoir écouté tout ce que Pierre essayait de lui faire comprendre, elle lui répondit en secouant la tête : — Tout ceci m’étonne beaucoup, maître Pierre, et me paraît si peu naturel que je crois entendre un de ces contes que nos compagnons lisent quelquefois dans des livres à la veillée, et qu’ils appellent des romans. Vous dites qu’Amaury veut devenir artiste. Est-ce qu’il ne l’est pas en restant menuisier ? Je crois bien plutôt qu’il veut devenir bourgeois et sortir de sa classe. Moi, je n’approuve pas cela, je n’ai jamais vu que la prétention de s’élever au-dessus de ses pareils réussît à personne. Ceux qui y parviennent perdent l’estime de leurs anciens compagnons, et deviennent bien malheureux parce qu’ils n’ont plus d’amis. Que prétend-il donc faire à Paris ? Est-ce qu’il aura les moyens de s’y établir ? Vous dites qu’il lui faudra plusieurs années pour devenir habile dans son nouveau métier, et beaucoup d’années encore pour que ce métier le fasse vivre. Il vivra donc des charités de votre seigneur, en attendant ? Je veux bien que ce comte de Villepreux soit un brave homme ; il est toujours dur d’accepter les secours des riches, et je ne conçois pas qu’arrivé au point de pouvoir exister par soi-même, on se remette sous la tutelle des maîtres, ou à la disposition des gens bienfaisants.

Tout ce que Pierre put dire pour constater les droits de l’intelligence à tous les moyens de perfectionnement ne convainquit point la Savinienne. Son bon sens et sa droiture naturelle ne lui faisaient jamais défaut quand il s’agissait des choses qu’elle pouvait comprendre ; mais ses idées étaient restreintes dans un certain cercle, et, à côté de ses grandes qualités, il y avait un certain nombre de préjugés et de préventions par lesquels elle tenait au peuple comme l’arbre à sa racine.

Son mécontentement secret et son inquiétude douloureuse augmentèrent lorsque, l’horloge du château sonnant onze heures du soir, il lui fallut renoncer à voir le Corinthien avant le lendemain. Elle avait couché ses enfants, et se sentait elle-même trop fatiguée pour veiller davantage ; mais après qu’elle se fut mise au lit, elle ne put s’endormir, et, cédant aux tristes pressentiments qui s’élevaient confusément dans son âme, elle passa une partie de la nuit à pleurer et à prier.

Le Corinthien s’était arraché avec tant d’effort des bras de la marquise à l’heure du dîner, qu’elle lui avait promis de remonter dans sa chambre aussitôt qu’elle pourrait s’éclipser ; et à peine avait-il fini lui-même de prendre son repas, qu’il avait été l’attendre dans le passage secret. Elle prétexta une forte migraine pour quitter le salon de bonne heure, et retourna s’enfermer chez elle. Là, pour plaire au Corinthien et lui faire oublier toutes les amertumes de sa jalousie, elle imagina de se parer pour lui seul de ses plus beaux atours. Elle avait dans son carton un déguisement de carnaval qui lui allait à merveille : c’était un costume de bal du siècle dernier. Elle crépa et poudra ses cheveux, qu’elle orna ensuite de perles, de fleurs et de plumes. Elle mit une robe à long corps et à paniers, riche et coquette au dernier point, et toute garnie de rubans et de dentelles. Elle n’oublia ni les mules à talons, ni le grand éventail peint par Boucher, ni les larges bagues à tous les doigts, ni la mouche au-dessus du sourcil et au coin de la bouche. Quant au rouge, elle n’en avait pas besoin ; son éclat naturel eût fait pâlir le fard, et un abbé de ce temps-là eût dit que l’Amour s’était niché dans les charmantes fossettes de ses joues. Ce costume demi-somptueux, demi-égrillard, convenait singulièrement à sa taille et à sa personne. Elle éblouit le Corinthien jusqu’à le rendre fou. Ainsi transformée en marquise de la Régence, elle lui sembla cent fois plus marquise qu’à l’ordinaire ; et la pensée qu’une femme si belle, si attifée, et d’une si fière allure, se donnait à lui, enfant du peuple, pauvre, obscur et mal vêtu, le remplit d’un orgueil qui dégénérait peut-être bien un peu en vanité. Ce jeu d’enfant les divertit et les enivra toute la nuit. À eux deux ils ne faisaient pas quarante ans. Jamais une pensée vraiment sérieuse n’avait fait pencher le beau front de Joséphine ; et le Corinthien sentait en lui une telle ardeur de la vie, un tel besoin de tout connaître, de tout sentir et de tout posséder, que les graves enseignements de la Savinienne et de Pierre Huguenin étaient effacés de son cœur comme l’image fuyante qu’un oiseau reflète dans l’onde en la traversant de son vol. La marquise n’avait rien mangé à dîner, afin d’avoir le prétexte de se faire porter à souper dans sa chambre, et de partager des mets exquis avec le Corinthien. Elle s’amusa à étaler ce souper, servi dans du vermeil, sur une petite table qu’elle orna de vases de fleurs et d’un grand miroir au milieu, afin que le Corinthien pût la voir double et l’admirer dans toutes ses poses. Puis elle ferma hermétiquement les volets et les rideaux de sa chambre, alluma les candélabres de la cheminée, plaça des bougies de tous côtés, brûla des parfums, et joua à la marquise tant qu’elle put, sous prétexte de faire une parodie du temps passé. Mais ce jeu tourna au sérieux. Elle était trop jolie pour ressembler à une caricature ; et les raffinements du luxe et de la volupté s’insinuent trop aisément dans une organisation d’artiste pour que le Corinthien songeât à faire la satire de ce vieux temps qui se révélait à lui, et dont la mollesse lui parut en cet instant plus regrettable que révoltante. Ce souper fin, cette nuit de plaisir, cette chambre arrangée en boudoir, cette petite bourgeoise travestie en grande dame galante, frappèrent son imagination d’un coup fatal. Jusque-là il avait aimé naïvement Joséphine pour elle-même, regrettant qu’elle ne fût pas une pauvre fille des champs, et maudissant la richesse et la grandeur qui mettaient entre eux des obstacles éternels. À partir de ce moment, il s’habitua aux colifichets qui composaient la vie de cette femme ; il trouva un attrait piquant dans le mystère et le danger de ses amours, et porta ses désirs vers ce monde privilégié où il rêva sans répugnance et sans effroi à se faire faire place. Dans son transport, il jura à la marquise qu’elle n’aurait pas longtemps à rougir de son choix, qu’il saurait bien faire ouvrir devant lui, à deux battants, les portes de ces salons dont il avait été destiné à lambrisser les murs, et dont il voulait fouler les tapis et respirer les parfums, un jour qu’on l’y verrait pénétrer la tête haute et le regard assuré. Des rêves d’ambition et de vaine gloire s’emparèrent de son cerveau ; l’amour de Joséphine se trouva lié avec l’avenir brillant auquel il se croyait appelé ; et le souvenir de la Savinienne ne se présenta plus à lui que comme un effrayant esclavage, comme un bail avec la misère, la tristesse et l’obscurité.

Aussi, à son réveil, reçut-il comme un coup de poignard la nouvelle que Pierre lui apporta de l’arrivée de la Mère et de sa présence au château. Amaury eût voulu se cacher sous terre, mais il fallut se résigner à paraître devant elle. Il s’arma de courage, prit un air dégagé, caressa les enfants, joua avec eux, et parla d’affaires à la Savinienne, essayant de lui faire oublier, par beaucoup de zèle et de dévouement à ses intérêts matériels, le froid glacial de ses regards et l’aisance forcée de ses manières. En affectant cette audace, le Corinthien pensait malgré lui aux roués de la Régence, dont Joséphine l’avait entretenu toute la nuit, et peu s’en fallait qu’il n’essayât de se croire marquis. La Savinienne l’écoutait, avec une stupeur profonde, l’entretenir du logement qu’il allait lui chercher et des pratiques qu’il allait lui recruter pour l’établissement de son industrie. Elle le laissait remuer et babiller autour d’elle sans lui répondre, et cet accablement silencieux où il la vit commença à l’effrayer. Il sentit s’évanouir son courage, et fut saisi d’un respect craintif qui ne s’accordait guère avec ses essais d’outrecuidance.

La Savinienne se leva enfin, et lui dit en lui tendant la main :

— Je vous remercie, mon cher fils, de l’empressement que vous me marquez ; mais il ne faut pas que cela vous tourmente. Je n’ai pas besoin d’aide pour le moment ; j’ai rencontré déjà ici des personnes qui s’intéressent à moi, et mon logement sera bientôt trouvé. Allez à votre ouvrage, je vous prie ; la journée est commencée, et vous savez que le devoir d’un bon compagnon est l’exactitude.

Pierre resta auprès d’elle un peu après que le Corinthien se fut retiré, s’attendant à voir l’explosion de sa douleur, mais elle demeura ferme et silencieuse, n’exprima aucun regret, aucun doute, et ne témoigna pas qu’elle eût changé de projets sur son établissement à Villepreux.

Aussitôt que Pierre se fut rendu à l’atelier, la Savinienne reprit son deuil qu’elle avait quitté en voyage, arrangea sa cornette avec soin, rangea sa chambre, prit ses enfants par la main, et les conduisit à une servante qui se chargea de les mener déjeuner ; puis elle demanda s’il lui serait possible de parler à mademoiselle de Villepreux. Au bout de quelques minutes, elle fut introduite dans l’appartement de la jeune châtelaine.

Yseult avait peu dormi. Elle venait de s’éveiller, et le premier sentiment qui lui était venu en ouvrant les yeux avait été un désenchantement cruel et une secrète confusion. Mais son parti était pris dès la veille, et lorsqu’on vint lui dire que la femme installée par elle dans la chambre des voyageurs demandait à la voir, elle résolut d’être grande et de ne rien faire à demi.

— Asseyez-vous, dit-elle à la Savinienne en lui tendant la main et en la faisant asseoir à côté de son lit. Êtes-vous reposée ? Vos enfants ont-ils bien dormi ?

— Mes enfants ont bien dormi, grâce à Dieu et à votre bon cœur, mademoiselle, répondit la Savinienne en baisant la main d’Yseult d’un air digne qui empêcha la jeune fille de repousser cet acte de déférence et de gratitude.

— Je ne viens pas pour vous demander pardon de ne pas avoir deviné hier à qui je parlais ; je vous sais au-dessus de cela. Je ne viens pas non plus me confondre en remerciements pour votre bonté envers nous ; on m’a dit que vous n’aimez pas les louanges. Mais je viens à vous comme à une personne de grand cœur et de bon conseil, pour vous confier un chagrin que j’ai.

— Qui donc vous a inspiré cette confiance en moi, ma chère dame ? dit Yseult en faisant un grand effort sur elle-même pour encourager la Savinienne.

— C’est maître Pierre Huguenin, répondit avec assurance la Mère des compagnons.

— Vous lui avez donc parlé de moi ? reprit Yseult tremblante.

— Nous avons parlé de vous pendant plus d’une heure, répondit la Savinienne, et voilà pourquoi je vous aime comme si je vous avais vue naître.

— Savinienne, vous me faites beaucoup de bien de me dire cela, reprit Yseult qui, malgré tout son courage, sentit une larme brûlante s’échapper de ses yeux. Quand vous reverrez maître Pierre, vous pourrez lui dire que je serai votre amie comme je suis la sienne.

— Je le savais d’avance, répondit la Savinienne ; car j’en venais faire l’épreuve tout de suite.

Ici la Savinienne raconta son histoire à Yseult depuis son mariage avec Savinien jusqu’au moment où elle avait quitté Blois pour se rendre à l’invitation du Corinthien. Puis elle ajouta :

— Je vous ai bien fatiguée de mon récit, ma bonne demoiselle ; mais vous allez voir que c’est une affaire délicate, et sur laquelle je ne pouvais consulter que vous. Malgré toute l’estime que j’ai pour maître Pierre, nous n’avons pas pu nous entendre hier soir ; et, aujourd’hui, je suis encore loin de comprendre ce qu’il veut m’expliquer. Il me dit que le Corinthien doit être sculpteur ; qu’il faut pour cela qu’il rentre en apprentissage ; que c’est vous, mademoiselle, et monsieur votre père, qui voulez l’envoyer à Paris ; que, pendant bien des années, il ne gagnera rien et vivra de vos bienfaits. S’il en est ainsi, le mariage que nous avions projeté ne peut avoir lieu ; car, si j’épousais le Corinthien l’année prochaine, je tomberais à votre charge, et j’y serais encore pour bien longtemps, ainsi que mes enfants. Quand même vous consentiriez à cela, moi je ne le voudrais pas : mes enfants sont nés libres, ils ne doivent pas être élevés dans la domesticité. C’est un préjugé que mon mari avait, et que je respecterai après sa mort. Je n’ai pas caché à Pierre que le projet de son ami me faisait de la peine. Mais sans doute le Corinthien tient plus à ce projet qu’à moi ; car ce matin, quand je l’ai revu, il était si gêné et si singulier avec moi que je ne l’ai plus reconnu. Il semblait m’en vouloir de ce que je ne partageais pas ses illusions. Voilà la position où nous sommes. Elle est triste pour moi, et je ne suis pas sans remords d’être venue ici confier mon existence au hasard et au caprice d’un jeune homme, tandis que je pouvais rester là-bas sous la protection d’un ami sage et fidèle, qui pour rien au monde ne m’aurait abandonnée. C’est, je crois, un crime pour une veuve qui a des enfants que d’écouter son cœur dans le choix de l’homme qui doit les protéger. Elle ne devrait consulter que sa raison et son devoir. Oui, je suis grandement coupable, je le sens à cette heure. Mais la faute est faite : revenir sur ce que j’ai dit au Bon-Soutien serait un manque de dignité, et la mère des enfants de Savinien ne doit point passer pour une femme légère et capricieuse ; cela retomberait un jour sur l’honneur de sa fille. Il faut donc que je cherche à tirer le meilleur parti possible de la mauvaise position que je me suis faite. C’est pour cela, et non pour vous ennuyer de mon chagrin, que je suis venue consulter celle que Pierre Huguenin appelle le bon ange des cœurs brisés.

Le récit de la Savinienne avait levé le poids énorme qui oppressait le cœur d’Yseult. Elle fut reconnaissante du bien qu’elle venait de lui faire, et en même temps touchée de la sagesse et de la droiture de cette femme, qui n’avait d’autre lumière dans l’âme que celle de son devoir.

— Ma chère Savinienne ; dit-elle en passant un de ses bras autour du buste élégant et solide de la femme du peuple, vous me demandez conseil, et vous me paraissez si sage qu’il me semble que ce serait à moi d’en recevoir de vous à chaque instant de ma vie. Je ne puis vous rien apprendre de ce qui se passe au fond du cœur de votre Corinthien. Il me paraît impossible qu’il n’adore pas un être tel que vous ; et cependant je craindrais de vous tromper en vous disant que ce jeune homme préférera le bonheur domestique et la vie paisible et laborieuse de l’ouvrier aux luttes, aux souffrances et aux triomphes de l’artiste. Nous causerons assez souvent de lui, j’espère, pour que j’arrive à vous faire comprendre ce que son génie et son ambition lui commandent. J’en ai parlé quelquefois avec Pierre, et Pierre vous dira là-dessus d’excellentes choses dont il m’a convaincue, et qui m’ont décidée à développer la vocation du sculpteur au lieu de l’entraver.

La Savinienne ouvrait de grands yeux, et s’efforçait de comprendre Yseult.

— Vous avez donc eu aussi la pensée que vous le poussiez à sa perte ? lui dit-elle avec un profond soupir.

— Oui, je l’ai eue quelquefois, et j’étais effrayée de l’empressement que mon père mettait à tirer cet enfant de sa condition pour le livrer à tous les dangers de Paris et à tous les hasards de la vie d’artiste. Il me semblait qu’il prenait une grande responsabilité, et que si le Corinthien ne réussissait pas au gré de nos espérances, nous lui aurions rendu un bien triste service.

— Et alors vous avez cependant continué à lui mettre cela en tête ?

— Pierre a décidé que nous n’avions pas le droit de la lui ôter. Chacun du nous a ses aptitudes, et porte en soi le germe de sa destinée, ma bonne Savinienne. Dieu ne fait rien pour rien. Il a ses vues mystérieuses et profondes en nous douant de tel ou tel talent, de telle ou telle vertu ; et peut-être aussi de tel ou tel défaut. Les instincts de la jeunesse sont sacrés, et nul n’a le droit d’étouffer la flamme du génie. Au contraire c’est un devoir de l’exciter et de la développer, au risque du donner à l’homme autant de souffrances que de facultés nouvelles.

— Ce que vous dites, j’ai peine à le croire, répondit la Savinienne, et je ne sais plus comment me diriger au milieu de tout cela. J’allais vous dire que si le Corinthien doit être riche, heureux et considéré dans son nouvel état, j’étais décidée à me sacrifier, à me taire ou à m’en aller ; mais vous me dites qu’il va souffrir, se perdre peut-être, et qu’il faut pourtant risquer tout cela pour plaire à Dieu. Vous êtes plus savante que moi, et vous parlez si bien que je ne sais comment vous répondre, sinon que je ne comprends pas, et que j’ai bien du chagrin.

En parlant ainsi, la Savinienne se mit à pleurer, ce qui ne lui arrivait pas souvent, à moins qu’elle ne fût seule.

Yseult essaya de la consoler, et la conjura de ne rien précipiter. Elle l’engagea à s’établir dans le village, ne fût-ce que pour quelques mois, afin de voir si le Corinthien, libre dans son choix et livré à ses réflexions, ne reviendrait pas à l’amour et au bonheur calme. Yseult était aussi loin que la Savinienne de supposer l’infidélité d’Amaury. Les amours de la marquise étaient si bien protégés par la découverte du passage secret, le Corinthien avait tant de discrétion et de prudence dans ses relations officielles avec le château, que personne n’en avait le moindre soupçon.

La Savinienne reprit donc courage et se décida à rester. Yseult la supplia, au nom de ses enfants, de ne pas avoir avec elle de fierté exagérée, et de garder au moins sa chambre dans le pavillon de la cour ; lui observant qu’elle y travaillerait pour le village en même temps que pour le château, et qu’elle n’y pourrait être considérée en aucune façon comme domestique. La Savinienne céda, et resta ainsi, pendant le reste de la saison, dans une amitié presque intime avec mademoiselle de Villepreux, qui ne passait pas un jour sans aller causer avec elle une heure ou deux, et qui donnait des leçons d’écriture et de calcul à sa petite Manette. Cette intimité donna bien plus souvent à Pierre l’occasion de voir Yseult, et de se passionner pour cette noble créature. Lorsqu’il la voyait assise à côté de la table à ouvrage de la Savinienne, tenant le petit garçon sur ses genoux et lui enseignant l’alphabet, elle qui lisait Montesquieu, Pascal et Leibnitz en secret, il avait besoin de se faire violence pour ne pas se mettre à genoux devant elle. Yseult avait bien un peu de coquetterie avec lui ; elle se faisait peuple pour lui plaire, entretenant les réchauds de la Savinienne, et prenant quelquefois son fer, lorsque ses enfants la dérangeaient, pour repasser à sa place les rabats du curé ou les cravates du père Huguenin. L’amour et l’enthousiasme républicain jetaient tant de poésie sur ces détails prosaïques que Pierre ne touchait plus à terre, et vivait dans une sorte de fièvre mystique où son intelligence grandissait chaque jour, et où son cœur, livré sans contrainte à tous ses bons instincts, s’enrichissait d’une force et d’une ardeur nouvelles pour concevoir et désirer le bien et le beau. Je vous assure, ami lecteur, que ces deux amants platoniques échangèrent de bien grandes paroles dans la Tour carrée, tout en croyant se dire les choses les plus simples du monde, et que cette belle société, que vous croyez si bien charpentée, fléchira comme un ouvrage de paille le jour où la logique des grands cœurs viendra l’écraser de ces vérités éternelles que vous appelez des lieux communs, et qui se remuent chaque jour autour de certains foyers où vous ne daigneriez pas vous asseoir avec un habit neuf. Il y avait devant la fenêtre gothique de cette tour une grande vigne, où les pigeons venaient se jouer au bord du toit. Yseult les avait apprivoisés à force de se tenir accoudée sur la fenêtre ; et tandis que le capucin, le bizet ou le bouvreuil[1] venaient becqueter sa main, elle eut souvent de grandes révélations sur la perfectibilité, et monta avec Pierre, qui pendant ce temps façonnait un ornement de boiserie, jusqu’aux plus hautes régions de l’idéal.

Pendant que la Savinienne résignée travaillait pour ses enfants, et retrempait dans l’amitié et le sentiment religieux son cœur vide et désolé, le Corinthien souffrait de bien grandes tortures. Toujours contraint et humilié de lui-même en présence de cette noble femme, il allait s’étourdir sur ses remords auprès de la marquise ; mais il n’y trouvait plus le même bonheur. Une tristesse profonde, une inquiétude incessante s’étaient emparées de Joséphine. Il semblait au Corinthien qu’elle lui cachât quelque secret. La crainte du monde régnait sur elle, malgré toutes les malédictions qu’elle lui adressait tout bas, et toutes les vengeances qu’elle croyait tirer de lui dans ses plaisirs cachés avec l’homme du peuple. Mais, au moindre bruit qui se faisait entendre, elle avait dans les bras d’Amaury des tressaillements ou des défaillances qui trahissaient la honte et la peur. Il s’en indignait parfois, et d’autres fois il les excusait, mais, au fond, il eût désiré plus d’audace et de confiance à cette maîtresse fougueuse dans le plaisir, lâche dans la réflexion. En présence de ses craintes, le Corinthien sentait amollir sa fierté, et se résignait à de grands sacrifices. Pour écarter les soupçons que son changement de caractère eût pu faire naître, la marquise voulait voir le monde de temps en temps ; et, malgré les humiliations qu’elle y avait subies, elle ne perdait pas une occasion de s’y rattacher. Sa coquetterie et sa frivolité renaissaient chaque jour de leurs cendres. Le Corinthien avait de grands emportements de colère et de tendresse ; et, dans ces luttes, il lui semblait qu’au lieu de se ranimer, son cœur se lassait et tendait à s’endurcir. Son caractère s’aigrissait ; il fuyait Pierre, résistait au père Huguenin, et méprisait presque les autres compagnons. Les dures habitudes de la pauvreté commençaient à lui peser ; il n’avait plus de plaisir à sculpter sa boiserie, aspirant avec anxiété à tailler dans le marbre et avoir des modèles. La bonne Savinienne remarquait avec douleur qu’il prenait des goûts de toilette et des habitudes de nonchalance.

— Hélas ! disait-elle au père Huguenin, il met tout ce qu’il gagne à se faire faire des vestes de velours et à se faire broder des blouses. Quand je le vois passer le matin, peigné et coiffé comme une image, je ne me demande plus pourquoi il arrive toujours le dernier à l’atelier.

Quant au père Huguenin, il était fort scandalisé de ce que le Corinthien portait des bottes fines au lieu de gros souliers, et il lui disait quelquefois pendant le souper :

— Mon garçon, quand on voit blanchir la main et pousser les ongles d’un ouvrier, on peut dire que c’est mauvais signe ; car ses outils se rouillent et ses planches moisissent.

  1. Espèces diverses de pigeons.