Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XVI

Michel Lévy frères (Ip. 180-196).

CHAPITRE XVI.

L’instruction dirigée contre les fauteurs de la terrible querelle survenue entre les Gavots et les Dévorants eut pour résultat de disculper entièrement les premiers, et de les mettre hors d’accusation. Pierre et Romanet, appelés comme témoins principaux, se distinguèrent par leur courage, leur franchise et leur fermeté. La belle figure, l’air distingué et le langage simple et choisi de Pierre Huguenin attirèrent sur lui l’attention des libéraux de la ville, qui assistaient avec leurs journalistes à la séance du tribunal. Mais il ne fut point l’objet de nouvelles avances, car il partit aussitôt qu’il ne se vit plus nécessaire.

Que faisait et à quoi songeait le père Huguenin pendant l’absence de son fils ? Le bonhomme se dépitait et s’emportait ; mais, plus que tout, il s’inquiétait. Il est si exact et si preste à tout ce qu’il entreprend ! se disait-il. Il faut qu’il lui soit arrivé malheur ! Et alors il se désespérait ; car il ne s’était jamais aperçu de l’amour et de l’estime qu’il portait à son fils, autant qu’il le faisait depuis cette dernière séparation.

Comme Pierre l’avait craint, sa fièvre en augmenta ; et il n’avait pas pu quitter son lit le jour où, par bonheur, Amaury et le Berrichon arrivèrent. Chemin faisant, le Corinthien avait renouvelé à son compagnon la recommandation que Pierre lui avait déjà faite de ménager les préventions du père Huguenin à l’endroit du compagnonnage ; et, comme il lui répugnait un peu de débuter avec son nouveau maître par un mensonge, il chargea le Berrichon de porter la parole le premier. En sautant à bas de la diligence, ils demandèrent la maison du menuisier, et ils y entrèrent, l’un avec l’aisance d’un niais, l’autre avec la réserve d’un homme d’esprit.

— Holà ! hé ! hohé ! cria le Berrichon en frappant de son bâton sur la porte ouverte ; ho, la maison, salut, bonjour la maison ! N’est-ce pas ici qu’il y a le père Huguenin, maître menuisier ?

En ce moment le père Huguenin reposait dans son lit. Il était de si mauvaise humeur qu’il ne pouvait souffrir personne dans sa chambre. En voyant sa solitude si brusquement troublée, il bondit sur son chevet, et, tirant son rideau de serge jaune, il vit la figure étrangement joviale de Berrichon la Clef-des-cœurs. — Passez votre chemin, l’ami, répondit-il brusquement, l’auberge est plus loin.

— Et si nous voulons prendre votre maison pour notre auberge ? reprit la Clef-des-cœurs, qui, comptant sur le plaisir que son arrivée causerait au vieux menuisier, trouvait agréable de plaisanter en attendant qu’il se fit connaître.

— En ce cas, répondit le père Huguenin en commençant à passer sa veste, je vais vous montrer que si l’on entre sans façon chez un malade, on en peut sortir avec moins de cérémonie encore.

— Pardon pour mon camarade, maître, dit Amaury en se montrant et en saluant le père de son ami avec respect ; nous venons vers vous de la part de Pierre, votre fils, pour vous offrir nos services.

— Mon fils ! s’écria le maître, et où donc est-il, mon fils ?

— À Blois, retenu pour deux ou trois jours au plus par une affaire qu’il vous dira lui-même ; il nous a embauchés, et voici deux mots de lui pour nous annoncer.

Le père Huguenin, ayant lu le billet de son fils, commença à se sentir plus calme et moins malade. — À la bonne heure, dit-il en regardant Amaury, vous avez tout à fait bonne façon, mon fils, et votre figure me revient ; mais vous avez là un camarade qui a de singulières manières. Voyons, l’ami, ajouta-t-il en toisant le Berrichon d’un œil sévère, êtes-vous plus gentil au travail que vous ne l’êtes à la maison ? Votre casquette vous sied mal, mon garçon.

— Ma casquette ? dit le Berrichon tout étonné en se décoiffant et en examinant son couvre-chef avec simplicité. Dame ! elle n’est pas belle, notre maître ; mais on porte ce qu’on a.

— Mais on se découvre devant un maître en cheveux blancs, dit le Corinthien, qui avait compris la pensée du père Huguenin.

— Ah dame ! on n’est pas élevé dans les colléges, répondit le Berrichon en mettant sa casquette sous son bras ; mais on travaille de bon cœur, c’est tout ce qu’on sait faire.

— Allons, nous verrons cela, mes enfants, dit le père Huguenin en se radoucissant. Vous venez à point, car l’ouvrage presse et je suis là sur mon lit, comme un vieux cheval sur la litière. Vous allez boire un verre de mon vin, et je vous conduirai au château ; car, mort ou vif, il faut que je rassure et contente la pratique.

Le brave homme, ayant appelé sa servante, essaya de se lever, tandis que ses compagnons faisaient honneur au rafraîchissement. Mais il était si souffrant qu’Amaury s’en aperçut, et le supplia, avec sa douceur accoutumée, de ne pas se déranger. Il l’assura que, grâce à Pierre, il était au courant de l’ouvrage comme s’il l’eût commencé lui-même ; et, pour le lui prouver, il lui décrivit la forme et la dimension des voussures, des panneaux, des corniches, des limons, des courbes à double courbure, des calottes d’assemblage, etc., etc., à une ligne près, avec tant de mémoire et de facilité, que le vieux menuisier le regarda encore fixement ; puis, songeant à l’avantage d’une science qui rend si claires et qui grave si bien dans l’esprit les opérations les plus compliquées, il se gratta l’oreille, remit son bonnet de coton, et remonta dans son lit en disant : À la garde de Dieu !

— Fiez-vous à nous, répondit Amaury. L’envie que nous avons de vous contenter nous tiendra lieu pour aujourd’hui de vos conseils ; et peut-être que demain vous aurez la force de venir à notre aide. En attendant, faites un bon somme, et ne vous tourmentez pas.

— Non, non, ne vous tourmentez pas, notre maître, s’écria la Clef-des-cœurs en avalant un dernier verre de vin à la hâte. Vous verrez que vous avez eu tort de faire mauvaise mine à deux jolis compagnons comme nous.

— Compagnons ! murmura le père Huguenin, dont le front se rembrunit aussitôt.

— Ah ! je dis cela pour vous faire enrager, riposta le Berrichon en riant, parce que je sais que vous ne les aimez pas, les Compagnons.

— Ah ! ah ! vous êtes dans le Compagnonnage ? grommela le père Huguenin, partagé entre sa vieille rancune et je ne sais quelle sympathie subite.

— Oui, oui, continua le Berrichon qui avait au moins l’esprit de savoir plaisanter sur sa laideur ; nous sommes dans le Devoir des beaux garçons, et c’est moi qui suis le porte-enseigne de ce régiment-là.

— Nous ne connaissons qu’un devoir ici, dit le Corinthien en jouant sur le mot, celui de vous bien servir.

— Que Dieu vous entende ! répliqua le père Huguenin ; et il s’enfonça avec accablement dans ses couvertures.

Cependant il dormit paisiblement, et le lendemain, se sentant mieux, il alla visiter ses compagnons. Il les trouva travaillant de grand cœur, faisant bien marcher les apprentis, et taillant d’aussi bonne besogne que Pierre Huguenin lui-même. Rassuré sur son entreprise, réconcilié avec M. Lerebours, qui jusqu’alors l’avait boudé, plein d’espérance, il s’en retourna au lit ; et bientôt il fut tout à fait sur pied pour recevoir son fils, qui arriva trois jours après dans la soirée.

Un calme céleste se peignait sur le front de Pierre Huguenin. Sa conscience lui rendait bon témoignage, et sa gravité ordinaire était tempérée par une satisfaction intérieure qui se communiqua comme magnétiquement à son père. Interrogé par lui sur la cause de son retard, il lui répondit :

— Permettez-moi, mon bon père, de ne pas entrer dans une justification qui prendrait du temps. Quand vous l’exigerez, je vous raconterai ce que j’ai fait à Blois ; mais veuillez m’envoyer tout de suite auprès de mes compagnons, et vous contenter de la parole que je vous donne. Oui, je puis jurer sur l’honneur que je n’ai fait autre chose qu’accomplir un devoir, et que vous m’auriez béni et approuvé si vous aviez eu l’œil sur moi.

— Allons, tu me réponds comme tu veux, dit le vieux menuisier ; et il y a des instants où tu me persuades que tu es le père, et moi le fils. C’est singulier pourtant, mais c’est ainsi.

Il se trouva si bien ce jour-là, qu’il put souper avec son fils, les deux compagnons et les apprentis. Il se prenait de prédilection pour Amaury, dont la douceur et les soins respectueux le charmaient ; et, quoiqu’il répugnât à le questionner sur certaines choses, il se disait à part lui : Si c’est là un de ces enragés Compagnons, du moins il faut avouer que sa figure et ses paroles sont bien trompeuses. Il commençait aussi à revenir sur le compte du Berrichon, et à reconnaître d’excellentes qualités sous cette rude enveloppe. Ses naïvetés le faisaient rire, et il n’était pas fâché d’avoir quelqu’un à reprendre et à railler ; car il avait, comme on a pu le voir, le caractère taquin des gens actifs ; et la dignité habituelle de son fils et du Corinthien le gênait bien un peu.

Ce soir-là, quand le Berrichon eut apaisé sa première faim, qui était toujours impétueuse, il entama la conversation, la bouche pleine et le coude sur la table.

— Camarade, dit-il au Corinthien, pourquoi donc ne voulez-vous pas que je raconte à maître Pierre ce qui s’est passé à son sujet tantôt avec ce grand sotiot de Polydore, Théodore (je ne sais pas comment vous l’appelez), enfin le garçon de l’intendant du château ?

Amaury, mécontent de cette indiscrétion, haussa les épaules et ne répondit rien. Mais le père Huguenin n’était pas disposé à laisser tomber le babil du Berrichon.

— Mon cher Amaury, dit-il, je ne vous conseille pas d’avoir des secrets de moitié avec ce garçon-là. Il est fin et léger comme une grosse poutre de charpente qui vous tomberait sur les doigts du pied.

— Allons, dit Pierre Huguenin, puisqu’il a commencé, il faut le laisser achever. Je vois bien qu’il s’agit de M. Isidore Lerebours. Comment pouvez-vous croire, Amaury, que je me soucie de ce qu’il a pu dire contre moi ? il faudrait être bien faible d’esprit pour craindre son jugement.

— Ah ! bien, en ce cas, je vas vous le dire ; vrai, je vas vous le dire, maître Pierre ! s’écria le Berrichon en clignotant du côté d’Amaury, comme pour le supplier de ne pas lui fermer la bouche.

Le Corinthien lui fit signe qu’il pouvait parler, et il commença son récit en ces termes :

— D’abord, c’était une belle dame, une superbe femme, ma foi, toute petite et rouge de figure, qui a passé et repassé, et encore passé, et encore repassé, comme pour regarder notre ouvrage ; mais, aussi vrai que je mords dans mon pain, c’était pour regarder le pays Corinthien…

— Que veut-il dire, avec son pays et son Corinthien ? demanda le père Huguenin, devant qui on était convenu de ne jamais se donner les noms du Compagnonnage.

Pierre marcha un peu fort sur le pied du Berrichon, qui fit une affreuse grimace et reprit bien vite :

— Quand je dis le pays, c’est comme si je disais l’ami, le camarade… Nous sommes pays, lui et moi : il est de Nantes en Bretagne, et moi, je suis de Nohant-Vic en Berry.

— Très-bien ! dit le père Huguenin en se tenant les côtes de rire.

— Et quand je dis le Corinthien, poursuivit le Berrichon, à qui l’on marchait toujours sur le pied, c’est un nom comme ça que je m’amuse à lui donner…

— Enfin cette dame regardait Amaury ? reprit le père Huguenin.

— Quelle dame ? demanda Pierre, qui, sans savoir comment, se prit à écouter avec attention.

— Une grande belle femme toute petite, comme il vous l’a dit, répondit Amaury en riant ; mais je ne la connais pas.

— Si elle est rouge de figure, objecte le père Huguenin, ce n’est pas la demoiselle de Villepreux ; car celle-là est pâle comme une morte. Ce sera peut-être sa fille de chambre ?

— Ah ! peut-être bien, répondit le Berrichon, car on l’appelait madame.

— Elle n’était donc pas seule à vous regarder ? demanda Pierre.

— Toute seule, répondit la Clef-des-cœurs ; mais M. Colidore, qui était avec elle…

— Isidore ! interrompit le père Huguenin d’une grosse voix pour le déconcerter.

— Oui, Théodore, continua le Berrichon, qui avait sa malice tout comme un autre. Eh bien ! ce M. Molitor lui a dit comme ça : Y a-t-il quelque chose pour votre service, madame la marquise ?

— Ah ! ce sera la nièce, la petite madame des Frenays, observa le père Huguenin. Celle-là n’est pas fière et regarde tout le monde… Regardait-elle Amaury ? vrai ?

— Comme je vous regarde ! s’écria le Berrichon.

— Oh non ! autrement ? répondit le vieux menuisier riant des vilains gros yeux que faisait le Berrichon. Et enfin vous a-t-elle parlé ?

— Nenni ! Elle a dit seulement comme ça : Je cherche le petit chien ; ne l’auriez-vous pas vu par ici, messieurs les menuisiers ? et elle regardait le pays… le camarade Amaury ; dame ! elle le regardait comme si elle eût voulu le manger des yeux.

— Allons donc, imbécile ! c’est toi qu’elle regardait ! dit Amaury. Tu peux bien en convenir : ce n’est pas ta faute si tu es beau garçon.

— Oh ! pour ce qui est de cela, vous voulez rire, répondit le Berrichon. Jamais aucune espèce de femme ne m’a regardé, ni riche ni pauvre, ni jeune ni vieille, excepté la Mère… je veux dire la Savinienne, avant qu’elle fût dans les pleurs pour son défunt.

— Elle te regardait, toi ? s’écria Amaury en rougissant.

— Oui, en pitié, répondit le Berrichon, qui ne manquait pas de bon sens en ce qui lui était personnel ; et elle me disait souvent : Mon pauvre Berrichon, tu as un si drôle de nez et une si drôle de bouche ! Est-ce ton père ou ta mère qui avait ce nez-là et cette bouche-là ?

— Enfin, l’histoire de la dame ? reprit le père Huguenin.

— L’histoire est finie, répliqua le Berrichon. Elle est sortie comme elle est entrée, et M. Hippolyte…

— M. Isidore, interrompit l’obstiné père Huguenin.

— Comme il vous plaira, reprit le Berrichon. Son nom n’est pas plus beau que son nez. De sorte que, il s’est établi à côté de nous, les bras croisés comme l’empereur Napoléon tenant sa lorgnette ; et voilà qu’il s’est mis à dire que nous faisions de la pauvre ouvrage, de la pauvreté d’ouvrage, quoi ! Et voilà que tout d’un coup le pays… le camarade Amaury ne lui a rien répondu, et que, tout de suite, moi, j’ai continué à scier mes planches sans rien dire. C’est ce qui l’a fâché, le monsieur ! Il aurait souhaité sans doute qu’on lui demandât pourquoi l’ouvrage ne lui plaisait pas. Et alors il a pris une pièce, en disant que c’était du mauvais matériau, que le bois était déjà fendu, et que, si on laissait tomber ça, ça se casserait comme un verre. Et voilà que le Corinthien (pardon, notre maître, c’est une accoutumance que j’ai de l’appeler comme ça), le Corinthien, que je dis, lui a répondu : Essayez-y donc, notre bourgeois, si le cœur vous en dit. Et voilà qu’il a jeté la pièce par terre de toute sa force ; et voilà qu’elle ne s’est point cassée, sans quoi je lui cassais la tête avec mon marteau.

— Est-ce là tout ? demanda Pierre Huguenin.

— Vous n’en trouvez pas assez, maître Pierre ? excusez ! dit le Berrichon.

— Moi, j’en trouve trop, dit le père Huguenin, qui était devenu pensif. Vois-tu, Pierre, je te l’avais prédit : le fils Lerebours te veut du mal, et il t’en fera.

— Nous verrons bien, répondit Pierre.

En effet, Isidore Lerebours, ayant appris de quelle manière Pierre Huguenin avait critiqué et refait son plan d’escalier, nourrissait contre lui une profonde rancune. La veille il avait dîné au château, à la table du comte de Villepreux ; car c’était le dimanche, et ce jour-là le comte invitait, avec le curé, le maire et le percepteur, M. Lerebours et son fils. Le système du comte était qu’il y a toujours dans un village quatre à cinq individus sur lesquels il faut se conserver la haute main, et qu’on enchaîne plus avec la politesse d’un dîner qu’avec le droit et les bonnes raisons. M. Isidore était fort vain de ce privilège. Il portait au château l’éclat de ses plus ridicules toilettes, y cassait chaque fois plus ou moins d’assiettes et de carafes, y savourait les meilleurs vins d’un air de connaisseur, y recevait toujours du maître quelque bonne leçon dont il ne savait pas profiter, et s’y permettait de regarder avec impudence la jolie petite marquise des Frenays.

Ce premier dimanche se présenta fort à point pour assouvir la vengeance d’Isidore. Naturellement, pendant que le comte faisait, après dîner, son cent de piquet avec le curé, on parla des travaux de la chapelle, et le vieux comte demanda à son intendant si on les avait enfin repris. — Oui, monsieur le comte, répondit M. Lerebours. Quatre ouvrier sont à la besogne, et travaillent même aujourd’hui.

— Malgré le dimanche ? observa le curé.

— Vous leur donnerez l’absolution, curé, dit le comte.

— Je crains, dit alors Isidore qui attendait avec impatience le moment de placer son mot, que monsieur le comte ne soit guère content de l’ouvrage qu’ils font. Ils emploient du bois qui n’est pas assez sec, et n’entendent rien à leur besogne. Le vieux Huguenin n’est pas maladroit, mais il est blessé ; et son fils est un ignorant fieffé, un avocat de village, un âne, en un mot.

— Laisse donc les ânes tranquilles, dit le comte en mêlant tranquillement ses cartes, nous n’y pensions pas.

— Que monsieur le comte me permette de lui dire que ce lourdaud n’est pas propre aux travaux qu’on lui a confiés. Il serait bon tout au plus à fendre des bûches.

— En ce cas-là tu ne serais pas en sûreté, répondit le comte, qui, dans son genre, était aussi railleur que le père Huguenin. Mais qui donc a choisi cet ouvrier ? n’est-ce pas monsieur ton père ?

M. Lerebours était à l’autre bout de l’appartement, se perdant en exclamations louangeuses sur la tapisserie que brodait madame des Frenays, et n’entendant pas les insinuations de son fils contre Pierre Huguenin.

— Mon père s’est trompé sur cet homme-là, répondit Isidore à demi-voix. On le lui avait vanté. Il a cru faire une bonne affaire en le payant moins cher qu’un homme de talent qu’on eût fait venir d’ailleurs. Mais c’est une erreur ; car tout ce qui a été fait et tout ce qu’on va laisser faire, il faudra le recommencer. Je veux perdre mon nom si la chose n’arrive pas comme je le dis.

— Perdre ton nom ! reprit le comte, jouant toujours aux cartes et le raillant ouvertement sans qu’il voulût s’en apercevoir ; ce serait grand dommage. Si j’avais le bonheur de m’appeler Isidore Lerebours, je ne me risquerais pas ainsi.

La marquise des Frenays, que M. Lerebours ennuyait beaucoup avec ses compliments, prit la parole d’une voix douce et flûtée.

— Vous êtes bien sévère, monsieur Isidore ! dit-elle avec son parler enfantin et coquet. Moi, j’ai traversé par hasard la bibliothèque, et j’ai trouvé la nouvelle boiserie aussi jolie et aussi bien faite que l’ancienne. Comme elle est belle, cette boiserie ! Vous avez eu bien raison de la faire réparer, mon oncle ; ce sera d’un goût parfait et tout à fait de mode.

— De mode ? s’écria judicieusement Isidore ; il y a plus de trois cents ans qu’elle est faite.

— Tu as trouvé cela tout seul ? dit le comte.

— Mais il me semble… reprit Isidore.

— C’est la mode à présent ! interrompit avec humeur le curé, à qui le babil d’Isidore donnait des distractions. Toutes les vieilles modes reviennent… Mais laissez-nous donc jouer, monsieur Isidore.

M. Lerebours lança un regard terrible à son fils, qui, satisfait d’avoir pu porter le premier coup à Pierre Huguenin, s’approcha des dames. Mademoiselle Yseult avait pour lui une si invincible répugnance qu’elle se leva et changea de place. Madame des Frenays, moins délicate de nerfs, ne se refusa point à lier conversation avec l’employé aux ponts et chaussées. Elle le questionna sur la bibliothèque et sur ce Pierre Huguenin dont il disait tant de mal ; enfin elle lui demanda lequel, parmi les ouvriers qu’elle avait vus le matin en traversant l’atelier, était Pierre Huguenin. — Il y en a un qui m’a paru avoir une figure distinguée, dit-elle avec une grande ingénuité.

— Pierre Huguenin n’était pas là, répondit Isidore, et celui que vous voulez dire est un compagnon. Je ne sais comment il s’appelle, mais il a un drôle de surnom.

— Ah ! vraiment ? dites-le-moi donc, cela m’amusera.

— Son camarade l’appelle le Corinthien.

— Oh ! que c’est joli, le Corinthien ! Mais pourquoi ? qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ces gens-là ont toutes sortes de sobriquets. L’autre s’appelle la Clef-des-cœurs.

— Oh ! la bonne plaisanterie ! Mais c’est qu’il est affreux ! je n’ai jamais rien vu de si laid !

Un autre qu’Isidore eût pu remarquer que, pour une marquise, madame des Frenays avait peut-être trop regardé les ouvriers de la bibliothèque, et qu’elle ne justifiait guère en ce moment la sentence de La Bruyère : « Il n’y a qu’une religieuse pour qui un jardinier soit un homme. » Mais Isidore, qui savait la marquise un peu coquette, et qui se croyait fort agréable, se borna à penser qu’elle lui disait des riens, et qu’elle feignait d’y prendre intérêt, afin de le retenir auprès d’elle et de jouir de sa conversation.

La marquise des Frenays, née Joséphine Clicot, et fille d’un gros fabricant de draps de la province, avait été mariée fort jeune au marquis des Frenays, neveu de M. de Villepreux. Ce marquis était un fort bon gentilhomme de Touraine, en tant que noble, mais un fort triste personnage en tant que particulier. Il avait servi sous l’empire ; mais, comme il avait peu de talent et point de conduite, il n’était jamais sorti des grades secondaires, où il avait mangé assez grossièrement son patrimoine. Aux cent-jours, il n’avait su prendre son parti ni habilement ni courageusement ; c’est-à-dire qu’il avait trahi trop tard la fortune de l’Empereur, et qu’il n’avait su se donner ni le profit de la défection ni le mérite de la fidélité. Il était alors retombé sur les bras du comte de Villepreux, qui, trouvant sa société un peu fâcheuse et ses dettes un peu fréquentes, avait imaginé de s’en débarrasser au profit de la famille Clicot, en lui faisant épouser la riche héritière Joséphine. Les Clicot savaient fort bien d’avance que le marquis n’était ni beau, ni jeune, ni aimable ; que ses mœurs étaient aussi dérangées que sa fortune ; en un mot, que sa femme n’aurait aucune chance de bonheur et de véritable considération. Mais l’alliance avec la famille, comme le disait fort bien M. Lerebours, leur avait tourné la tête, et la petite Clicot s’était consolée de tout avec le titre de marquise.

Peu d’années suffirent à la désenchanter ; le marquis eut bientôt mangé d’une façon triviale la dot de sa femme. Les Clicot, voulant conserver à cette dernière des ressources pour l’avenir, offrirent une séparation amiable, réglèrent une pension de six mille francs au mari, à condition qu’il la mangerait à Paris ou à l’étranger, et reprirent leur fille. La mère Clicot étant morte pendant cet arrangement, le père Clicot s’était remis dans les affaires, afin de réparer la brèche faite à sa fortune ; et Joséphine avait été vivre avec lui et deux vieilles tantes dans une grosse maison de campagne très-bourgeoise, attenante à la fabrique, sur les bords du Loiret, à quelques lieues de Villepreux.

Au milieu du bruit et du mouvement sans charme et sans élégance de la vie industrielle, entourée de gens très-prosaïques et condamnée à une vie austère (car ses parents exerçaient sur elle la même surveillance que si elle eût été encore une petite fille), la pauvre Joséphine s’ennuya mortellement. Elle avait vu rapidement un coin du grand monde, et y avait pris le besoin immodéré de la vie élégante et de l’agitation frivole. Pendant un ou deux ans, elle avait eu à Paris un équipage, un bel appartement, une loge à l’Opéra, un entourage de freluquets, de marchandes de modes, de couturières et de parfumeurs. Reléguée tout à coup dans une usine fumeuse et puante, entourée d’ouvriers ou de chefs d’ateliers qui avaient les intentions meilleures que les manières, n’entendant parler que de laines, de métiers, de salaires, de teintures, de prix-courants et de fournitures, elle n’avait eu d’autres ressources contre le désespoir que de lire des romans le soir et de dormir une partie de la journée, tandis que ses belles robes, ses plumes et ses dentelles, dernières traces d’un luxe effacé, jaunissaient dans les cartons, attendant vainement l’occasion de revoir la lumière. Joséphine avait reçu une pitoyable éducation. Sa mère était bornée et vaine de son argent ; son père n’avait d’autre souci et d’autre occupation que d’amasser de l’argent : leur fille n’avait d’autre désir et d’autre faculté que de dépenser de l’argent. Elle n’était plus propre à rien dès qu’elle n’avait plus de parures à commander ou de partie de plaisir à projeter. Elle était âgée au plus de vingt ans, et parfaitement jolie, mais de cette beauté qui parle aux yeux plus qu’à l’esprit. Ne sachant donc plus que faire de sa beauté, de sa jeunesse et de ses atours, son imagination, vive et riante comme sa figure et son naturel, avait pris l’essor dans le monde des romans. Elle se créait dans la solitude des aventures et des conquêtes merveilleuses ; mais, forcée de retomber dans la réalité, elle n’en était que plus à plaindre. La mélancolie qui s’était emparée d’elle avait suggéré à ses tantes la précaution dangereuse de la séquestrer d’autant plus ; et la pauvre tête de Joséphine, enfermée dans la chaudière industrielle, menaçait de faire explosion, lorsqu’un événement inattendu vint changer son sort.

Le père Clicot tomba dangereusement malade, et, touché des tendres soins que lui prodiguait sa fille, en même temps que blessé des vues sordides que laissaient percer ses vieilles sœurs, il conspira contre ces dernières en les quittant. Il assura leur existence ; mais il abolit leur autorité en appelant à son lit de mort le comte de Villepreux, et en plaçant Joséphine et ses biens sous sa protection. Le comte sentit fort bien qu’ayant fait le malheur de la pauvre jeune bourgeoise en l’unissant à son mauvais sujet de neveu, il avait beaucoup à réparer envers elle. Il comprit ses devoirs, et, l’ayant aidée à fermer les yeux à son père, il se déclara son subrogé-tuteur en attendant sa majorité qui était proche. Il fit exécuter le testament, assembla le conseil de famille, expulsa, selon la volonté du défunt, les vieilles tantes de la fabrique, confia la conduite de l’exploitation industrielle à un chef entendu et probe ; puis il emmena la marquise dans sa propre famille, et l’y traita avec une affection paternelle, dont le premier acte fut de signifier au marquis des Frenays qu’il ferait respecter la séparation convenue, et qu’il protégerait au besoin sa femme contre lui.

Cette louable conduite déchaîna contre M. de Villepreux la branche de la famille à laquelle tenait le marquis des Frenays. Cette branche était ultra-royaliste, ruinée, jalouse, et accusait le vieux comte d’être spoliateur, avare et jacobin.

Joséphine, soustraite à tous ses persécuteurs et à tous ses tyrans, commença enfin à respirer. D’abord l’intimité douce et cordiale de son oncle, l’amitié délicate d’Yseult, la tranquillité bienveillante de leurs manières et de leurs habitudes, lui semblèrent le paradis après l’enfer. Mais à cette tête excitée il eût fallu un peu plus de mouvement, soit de dissipations, soit d’aventures, que n’en offrait la vie paisible et rangée du vieux comte. Yseult était aussi une compagne un peu sérieuse pour la romanesque Joséphine. Habituée déjà à s’isoler en esprit de ceux qui l’entouraient et à se faire un monde de chimères dans le secret de ses pensées, elle feignit donc d’être à l’unisson de la famille, et reprit le train ordinaire de ses rêveries sentimentales sans en faire part à personne.