Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XIX

Michel Lévy frères (Ip. 222-236).

CHAPITRE XIX.

Quand les jeunes dames se trouvèrent tête à tête, il y eut entre elles une conversation assez singulière.

— Vous avez dit une parole bien dure pour ce pauvre jeune homme, dit la marquise en voyant Pierre Huguenin s’éloigner.

— Il ne l’a pas entendue, répondit Yseult, et d’ailleurs il n’aurait pas pu la comprendre.

Yseult sentait qu’elle se mentait à elle-même. Elle avait fort bien remarqué l’indignation de l’artisan, et comme, malgré les préjugés que l’usage du monde avait pu lui donner, elle était foncièrement bonne et juste, elle éprouvait un repentir profond et une sorte d’angoisse. Mais elle avait trop de fierté pour en convenir.

— Vous direz ce que vous voudrez, reprit Joséphine, ce garçon a été blessé au cœur, cela était facile à voir.

— Il aurait tort de croire que j’ai songé à l’humilier, répondit Yseult, qui cherchait à s’excuser à ses propres yeux. Vous m’eussiez trouvée tête à tête, n’importe avec quel homme autre que mon père ou mon frère, j’aurais pu vous faire la même réponse.

— Oui-da ! repartit la marquise. Vous ne l’auriez pas faite, cousine ! c’eût été mettre au défi tout autre qu’un pauvre diable d’artisan ; et comme vous savez que, du côté d’un homme comme cela, vous n’avez rien à craindre, vous avez été brave et cruelle à bon marché.

— Eh bien ! si j’ai eu tort, c’est votre faute, Joséphine, dit mademoiselle de Villepreux avec un peu d’humeur. Vous avez provoqué cette sotte réponse par une exclamation déplacée.

— Eh ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait de si révoltant ? Le fait est que j’ai été surprise de vous trouver en conversation animée avec un garçon menuisier. Qui ne l’eût été à ma place ? J’ai fait un cri malgré moi ; et quand j’ai vu ce garçon rougir jusqu’au blanc des yeux, j’ai été bien fâchée d’être entrée aussi brusquement. Mais comment pouvais-je prévoir…

— Ma chère, dit Yseult en l’interrompant avec un dépit qu’elle ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé, permettez-moi de vous dire que vos explications, vos réflexions et vos expressions sont de plus en plus ridicules, et que tout cela est du plus mauvais ton. Faites-moi l’amitié de parler d’autre chose. Si je prenais mon grand-père pour juge de la question, il comprendrait peut-être mieux que moi ce que vous avez dans l’esprit, mais je ne sais pas s’il voudrait me le dire.

— Vous me donnez là une leçon bien blessante, répondit Joséphine, et c’est la première fois que vous me parlez ainsi, ma chère Yseult. J’ai dit apparemment quelque chose de bien inconvenant, puisque j’ai pu vous blesser si fort. C’est la faute de mon peu d’éducation ; mais vous, qui avez tant d’esprit, ma cousine, je m’étonne que vous ne soyez pas plus indulgente à mon égard. Si je vous ai offensée, pardonnez-le-moi…

— C’est moi qui vous supplie de me pardonner, dit Yseult d’une voix oppressée en embrassant Joséphine avec force, c’est moi qui ai tort de toutes les manières. Une faute en entraîne toujours une autre. J’ai dit tout à l’heure une mauvaise parole, et, parce que j’en souffre, voilà que je vous fais souffrir. Je vous assure que je souffre plus que vous dans ce moment.

— N’en parlons plus, dit la marquise en embrassant les mains de sa cousine ; un mot de vous, Yseult, me fera toujours tout oublier.

Yseult s’efforça de sourire, mais il lui resta un poids sur le cœur. Elle se disait que si l’artisan avait entendu le mot cruel qu’elle se reprochait, elle ne pourrait jamais l’effacer de son souvenir ; et, soit la fierté mécontente, soit l’amour de la justice, elle sentait une blessure au fond de sa conscience ; elle n’était pas habituée à être mal avec elle-même.

La marquise cherchait à la distraire.

— Voulez-vous, lui dit-elle, que je vous montre le dessin que j’ai fait hier ? vous me le corrigerez.

— Volontiers, répondit Yseult. Et lorsque le dessin fut devant ses yeux : — Vous avez eu, lui dit-elle, une bonne idée de faire la chapelle avant qu’elle ait perdu son caractère de ruine et son air d’abandon. Je vous avoue que je regretterai ce désordre où j’avais l’habitude de la voir, cette couleur sombre que lui donnaient la poussière et la vétusté. Je regrette déjà ces voix lamentables qu’y promenait le vent en pénétrant par les crevasses des murs et les fenêtres sans vitres, les cris des hiboux, et ces petits pas mystérieux des souris qui semblent une danse de lutins au clair de la lune. Cet atelier me sera bien commode ; mais, comme tout ce qui tend au bien-être et à l’utile, il aura perdu sa poésie romantique quand les ouvriers y auront passé.

Yseult examina le dessin de sa cousine, le trouva assez joli, corrigea quelques fautes de perspective, l’engagea à le colorier au lavis, et l’aida à dresser son chevalet sur le palier de la tribune. Elle espérait peut-être qu’en venant de temps en temps se placer auprès d’elle elle trouverait l’occasion d’être affable avec Pierre Huguenin, et de lui faire oublier ce qu’elle appelait intérieurement son impertinence. Il est certain qu’elle le désirait, et que dès ce jour elle ne le vit plus passer sans éprouver un peu de honte. Il y avait dans cette souffrance une excessive candeur et une sorte de scrupule religieux où le plus austère casuiste n’aurait rien trouvé à reprendre, mais dont certaines femmes du monde se seraient moquées, scandalisées peut-être.

Quoi qu’il en soit, elle ne trouva point l’occasion qu’elle cherchait. Pierre, dès qu’il l’apercevait, sortait de l’atelier, ou se tenait si loin et se plongeait tellement dans son travail, qu’il était impossible d’échanger avec lui un mot, un salut, pas même un regard. Yseult comprit ce ressentiment, et n’osa plus revenir sur le palier tant que dura le dessin de Joséphine. Ainsi, chose étrange ! il y avait un secret des plus délicats entre mademoiselle de Villepreux, la fille du seigneur, et Pierre Huguenin, le compagnon menuisier, un secret qui se cachait dans les fibres du cœur plus qu’il ne se formulait dans les pensées, et que chacun d’eux savait bien devoir occuper l’autre, quoique ni l’un ni l’autre n’eût consenti à se rendre compte de cette douloureuse sympathie.

Il se passait bien autre chose, vraiment, dans l’esprit de la marquise ; et je ne sais comment m’y prendre, ô respectable lectrice ! pour vous le faire pressentir. Elle dessinait, et son dessin ne finissait pas. Yseult, qui était fort adonnée à la lecture, à la rédaction analytique d’ouvrages assez sérieux pour son sexe et pour son âge, se tenait une partie de la journée dans son cabinet, dont la porte restait ouverte entre elle et sa cousine, mais dont la tapisserie la dérobait aux regards des ouvriers. Elle n’allait plus sur le palier, et regardait le dessin de Joséphine seulement lorsque celle-ci le lui apportait. Or, Joséphine le lui montrait de moins en moins, et finit par ne plus le lui montrer du tout. Yseult s’en étonna, et lui dit un soir : — Eh bien, cousine, qu’as-tu donc fait de ton dessin ? Ce doit être un chef-d’œuvre, car il y a huit jours que tu y travailles.

— Il est horrible, répondit la marquise vivement : affreux, manqué, barbouillé ! Ne me demande pas à le voir, j’en suis honteuse ; je veux le déchirer et le recommencer.

— J’admire ton courage, reprit Yseult ; mais, si ce n’était pas te demander trop grand sacrifice, je te supplierais, moi, d’en rester là. Le bruit des ouvriers et la poussière qu’ils font m’incommodent beaucoup. J’ai l’habitude de travailler ici, et je serais, je crois, incapable de travailler ailleurs. Il faudra que j’y renonce si tu continues à me laisser la porte ouverte.

— Eh bien ! si je dessinais avec la porte fermée ?… dit la marquise timidement.

— Je ne sais trop comment motiver ce que je vais te dire, répondit Yseult après un instant de silence ; mais il me semble que cela ne serait pas convenable pour toi : que t’en semble ?

— Convenable ! le mot m’étonne de ta part.

— Oh ! je sais bien que je t’ai dit qu’on était seule, quoique tête à tête avec un ouvrier ; mais c’était une idée fausse autant qu’une parole insolente, et tu sais que je me la reproche. Non, tu ne serais pas seule au milieu de six ouvriers.

— Au milieu ? Mais Dieu me préserve d’aller me mettre au beau milieu de l’atelier ! Ce ne serait pas du tout le point de vue pour dessiner.

— Je sais bien que la tribune est à vingt pieds du sol, et que tu es censée dans une autre pièce que celle où ils travaillent ; mais enfin… que sais-je ?… Je te le demande à toi-même, Joséphine. Tu dois savoir mieux que moi ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas.

— Je ferai ce que tu voudras, répondit la marquise avec une petite moue qui ne l’enlaidissait point.

— Cela semble te contrarier, ma pauvre enfant ? reprit Yseult.

— Je l’avoue, ce dessin m’amusait. Il y avait là quelque chose de joli à faire, et j’aurais fini par réussir.

— Je ne t’ai jamais vue si passionnée pour le dessin, Joséphine.

— Et toi, je ne t’ai jamais vue si anglaise, Yseult.

— Eh bien, si tu y tiens tant, continue. Je supporterai encore le bruit du marteau qui me fend le cerveau, et cette malheureuse scie qui me fait mal aux dents, et cette maudite poussière qui gâte tous mes livres et tous mes meubles.

— Non, non, je ne veux pas de cela. Mais quelle différence trouves-tu donc à ce que nous soyons séparées par une porte ou par une tapisserie ?

— Moi ? je ne sais pas ; il me semble que, moyennant la tapisserie, tu n’as pas l’air d’être seule, et qu’avec la porte ce sera bien différent.

— Est-ce que tu crois que ces gens-là font attention à moi, à la distance où ils sont de la tribune ? Je dis plus : crois-tu que je sois quelqu’un pour eux ?

— Joséphine, dit Yseult en riant et en rougissant à la fois, vous êtes une hypocrite. Pourquoi avez-vous fait un cri lorsque vous avez trouvé Pierre Huguenin ici, causant avec moi, il y a huit jours ?

— Je ne sais pas non plus, moi ! vraiment je n’en sais rien, Yseult ; c’était une sottise de ma part.

— Et c’en était peut-être une de la mienne de trouver ce tête-à-tête insignifiant ; j’y ai songé depuis. Un homme est toujours un homme, quoi qu’on en dise. Je ne causerais pas tête à tête dans mon cabinet avec Isidore Lerebours, par exemple…

— Parce qu’il est sot, suffisant, mal-appris !

— Un artisan, comme Pierre Huguenin, par exemple, qui n’est ni mal-appris, ni suffisant, ni sot, est donc beaucoup plus un homme que M. Isidore ?

— Oh ! cela est certain !

— Et pourtant tu n’irais pas dessiner dans un atelier où il y aurait plusieurs Isidores rassemblés !

— Oh ! non, certes ! Pourtant je m’y croirais bien seule ; et si j’étais condamnée à vivre dans une île déserte avec le plus parfait d’entre eux…

— Tu ferais le portrait des bêtes les plus laides plutôt que le sien, je le conçois… Mais qu’est-ce donc que ce personnage que je vois là ?

Tout en parlant avec sa cousine, Yseult avait ouvert le carton de dessins, et elle avait trouvé celui de l’atelier. Elle y avait jeté les yeux sans que Joséphine préoccupée songeât à l’en empêcher, et elle venait d’y remarquer une jolie petite figure posée gracieusement sur un fût de colonne gothique.

Joséphine fit un petit cri, s’élança sur le dessin, et voulut l’arracher des mains de sa cousine, qui le lui dérobait en courant autour de la chambre. Ce jeu dura quelques instants ; puis, Joséphine, qui était très-nerveuse, devint toute rouge de dépit, et arracha le dessin, dont une moitié resta dans les mains d’Yseult : c’était précisément la moitié où figurait le personnage.

— C’est égal, dit Yseult en riant, il est fort gentil, vraiment ! Pourquoi te fâches-tu ainsi ? Eh bien ! te voilà avec les yeux pleins de larmes ? que tu es enfant ! Tu voulais déchirer ton dessin ? C’est fait. T’en repens-tu ? je me charge de le recoller ; il n’y paraîtra plus. Au fait, ce serait dommage, il est très-joli.

— Ce n’est pas bien, Yseult, ce que tu fais là. Je ne voulais pas que tu le visses.

— Tu as de l’amour-propre avec moi à présent ? N’es-tu pas mon élève ? Depuis quand les élèves cachent-ils leur travail au maître ? Mais dis-moi donc, Joséphine, quel est ce personnage ?

— Mais, tu le vois, une figure de fantaisie, un page du moyen âge.

— Bah ! c’est un anachronisme. Si la chapelle était debout, le page serait bien placé ; mais quand elle est en ruines, il est hors de date. Il est peu probable que ce pauvre jeune homme se soit conservé là dans toute sa fraîcheur et avec les mêmes habits depuis trois cents ans.

— Tu vois bien que tu te moques de moi, c’est ce que je voulais m’épargner.

— Si tu te fâches, je n’oserais plus te rien dire… Pourtant…

— Eh bien ! dis, puisque tu es en train. Ne te gêne pas.

— Joséphine, ce page-là ressemble au Corinthien à faire trembler.

— Le Corinthien avec un pourpoint tailladé et une toque de page ? Tu es folle !

— Le pourpoint est proche parent d’une veste ; et quant à cette toque, elle est cousine germaine de celle du Corinthien, qui n’est pas laide du tout, et qui lui sied fort bien. Il porte les cheveux longs et coupés absolument comme ceux-là ; enfin il a une charmante figure comme ce page-là. Allons ! c’est son ancêtre, n’en parlons plus.

— Yseult, dit la marquise en pleurant, je ne vous croyais pas méchante.

Le ton dont ces paroles furent prononcées, et les larmes qui s’échappèrent des yeux de Joséphine, firent tressaillir Yseult de surprise. Elle laissa tomber le dessin, croyant rêver, et s’efforça de consoler sa cousine, mais sans savoir comment elle avait pu l’offenser ; car elle n’avait eu d’autre intention que celle de faire une plaisanterie très-innocente, et qui n’était pas tout à fait nouvelle entre elles deux. Elle n’osa point arrêter sa pensée sur la découverte que ces larmes lui faisaient pressentir, et en repoussa bien vite l’idée comme absurde et outrageante pour sa cousine. Celle-ci, voyant la candeur d’Yseult, essuya ses larmes ; et leur querelle finit comme toutes finissaient, par des caresses et des éclats de rire.

Eh bien ! vous l’avez deviné, ô lectrice pénétrante ? la pauvre Joséphine, ayant lu beaucoup de romans (que ceci vous soit un avertissement salutaire), éprouvait le besoin irrésistible de mettre dans sa vie un roman dont elle serait l’héroïne ; et le héros était trouvé. Il était là, jeune, beau comme un demi-dieu, intelligent et pur plus qu’aucun de ceux qui ont droit de cité dans les romans les plus convenables. Seulement il était compagnon menuisier, ce qui est contraire à tous les usages reçus, je l’avoue ; mais il était couronné, outre ses beaux cheveux, d’une auréole d’artiste. Ce génie éclos par miracle était choyé et vanté chaque soir au salon par le vieux comte, qui se faisait un amusement et une petite vanité de l’avoir découvert, et cette position intéressante le mettait fort à la mode au château. Ce serait aujourd’hui un rôle usé : on a déjà vu tant de jeunes prodiges qu’on en est las ; et puis il est bien certain qu’on en est venu à reconnaître que le peuple est le grand foyer d’intelligence et d’inspiration. Mais, à ces beaux jours de la restauration dont je vous parle, c’était une nouveauté de l’apercevoir, une hardiesse de ne pas le nier, et une générosité seigneuriale d’en favoriser l’essor. Souvenez-vous que dans ce temps, déjà si éloigné de l’année 1840 par ses mœurs et ses opinions, les gens comme il faut ne voulaient point que le peuple apprît à lire, et pour cause. Le vieux comte de Villepreux était d’un libéralisme effréné aux yeux des gentillâtres ses voisins, et ce libéralisme était d’une originalité et d’un goût exquis aux yeux de la jeunesse cultivée du pays. Il était tout simple que la romanesque Joséphine donnât un peu dans cet engouement de la mode, sans en comprendre la portée. Elle voyait dans son héros un Giotto ou un Benvenuto en herbe ; et par-dessus tout cela il ne s’appelait ni la Rose, ni la Tulipe, ni la Réjouissance, ni le Flambeau-d’amour : le moindre de ces surnoms eût mal sonné aux oreilles, et l’eût dépoétisé, comme on dit maintenant ; mais il avait un surnom qui plaisait et qu’on aimait à lui confirmer : il s’appelait le Corinthien.

Pourquoi le Corinthien fut-il remarqué, et pourquoi Pierre Huguenin ne le fut-il pas ? Ce dernier n’avait guère moins de succès an salon ; c’est-à-dire que lorsque, dans les causeries du soir, on mentionnait le Corinthien, on mettait toujours Pierre de moitié dans les éloges qu’on lui donnait. Le comte admirait sa belle prestance, son air distingué, ses manières dont la dignité naturelle était bien digne de remarque, son langage probe, intelligent, sensé, et surtout son ardente et poétique amitié pour le jeune sculpteur. Mais c’est que le sculpteur était doué du feu sacré, et qu’il avait dû refléter sur son ami le menuisier. Lorsqu’on disait ces choses, le front de la marquise s’animait ; elle se trompait de cartes en jouant au reversi avec son oncle, ou faisait rouler ses pelotes de soie en brodant au métier ; et puis elle hasardait un timide regard vers sa cousine. Il lui semblait qu’elle devait surprendre, tôt ou tard, un roman analogue entre elle et Pierre Huguenin, et cette fantaisie de son imagination lui donnait du courage. Pourtant la paisible Yseult lui parlait de Pierre avec tant de calme et franchise, qu’il n’y avait guère d’illusion à se faire de ce côté-là.

Mais si Joséphine comprenait qu’on pût et qu’on dût faire attention à Pierre, elle n’en avait pas moins accordé la préférence au jeune Amaury. On pouvait se familiariser plus aisément avec celui-ci, que l’on considérait un peu comme un enfant. On le nommait le petit sculpteur ; on s’entretenait de l’avenir qu’on lui rêvait ; tous les jours on allait le voir travailler ; le comte le tutoyait, l’appelait son enfant, et lui prenait la tête pour le présenter aux personnes qui venaient lui rendre visite et qu’il conduisait à l’atelier. On remarquait la largeur et l’élévation de son front ; un docteur du pays, partisan de Lavater et de Gall, voulait mouler son crâne. Enfin il avait un succès plus brillant que maître Pierre, avec qui l’on ne pouvait pas jouer de même. Il est triste de le dire, mais il n’en est pas moins vrai que la plupart des femmes du monde attendent, pour donner la préférence à un homme, le jugement qu’en porteront les salons ; et le plus goûté est, selon elles, le plus accompli. Joséphine avait été trop sensible aux séductions de la vanité pour ne pas subir un peu ce travers. Elle s’était donc monté la tête pour le bel enfant, et ne pouvait plus s’en cacher. Les choses en étaient venues à ce point qu’on l’en plaisantait tout haut dans la famille, et qu’elle se livrait à la plaisanterie de très-bonne grâce. Elle la provoquait même au besoin ; ce qui était une assez bonne manœuvre pour empêcher que la remarque ne tournât au sérieux. Voilà pourquoi sa cousine se permettait quelquefois d’en rire avec elle, ne pensant nullement qu’elle pût l’affliger par ce qui lui semblait un jeu ; et voilà pourquoi aussi elle fut si étonnée lorsqu’elle la vit pleurer à cette occasion. Mais ces larmes ne lui apprirent rien encore ; car Joséphine les expliqua par un amour-propre d’artiste, par une migraine, par tout ce qu’il lui plut d’inventer.

Toutes les cajoleries du château n’avaient pas jusqu’alors troublé la cervelle du bon Corinthien. L’engouement du vieux comte partait certainement d’un grand fonds de bienveillance et de générosité ; mais il était fort imprudent, car il pouvait égarer le jugement d’un jeune homme arraché à son obscurité paisible pour être lancé d’un bond dans la carrière du succès et de l’ambition. Heureusement Pierre Huguenin veillait sur lui comme la Providence, et le maintenait dans son bon sens par une sage critique. De son côté, le père Huguenin, tout en admirant franchement l’adresse et le goût du jeune sculpteur, lui donnait l’avis paternel de se tenir en garde contre la louange. Il n’avait pas encore à se plaindre de la nouvelle direction que le travail de ce compagnon allait prendre ; car celui-ci, fidèle à sa parole, ne faisait de sculpture que le dimanche, ou le soir pendant une heure ou deux de la veillée, par manière d’essai, et toutes ses journées de la semaine étaient consacrées à terminer la boiserie pour laquelle il avait engagé ses services. Il ne devait sculpter définitivement qu’après avoir satisfait entièrement son maître. Mais si le vieux menuisier ne blâmait pas cette tentative hardie (voyant même avec plaisir son fils s’y associer ; car sur ce terrain cessait toute jalousie de métier, touts concurrence de talent), il n’approuvait pas tout à fait les fréquentes et amicales relations qui s’étaient établies entre le salon et l’atelier. — Certainement, disait-il, je n’ai pas à me plaindre du vieux comte. C’est un homme juste, et son économie ordinaire se change en magnificence quand il rencontre le mérite. Il a des façons fort honnêtes. Sa fille est aussi avenante et bonne, sous son air tranquille et indifférent. Le jeune homme (il parlait de Raoul, le frère d’Yseult) est un peu borné, paresseux, et, comme dit notre Berrichon, sert-de-rien ; mais, en somme, ce n’est pas un méchant enfant ; et quand ses chiens mangent nos poules, il bat ses chiens sans les ménager. Enfin on voit, aux manières de l’intendant avec nous, que son maître lui a commandé d’être poli et humain pour le pauvre monde. Mais, malgré tout cela, je ne peux pas, moi, me mettre à aimer ces gens-là comme j’aimerais d’autres gens, des gens de notre espèce. Je vois le père Lacrête qui n’en est pas content, parce que ses manières un peu sans façon, et son envie bien naturelle de gagner le plus possible, ne sont pas bien venues au château. M. le comte a beau faire, il ne me fera pas croire qu’il aime le peuple, quoiqu’il passe pour un fameux libéral et que les imbéciles le traitent de jacobin. Il tirera bien son chapeau à celui de nous qui aura le plus d’esprit ; mais on n’a qu’à s’oublier un peu avec lui, on verra comme il remontera sur ses grands chevaux pour passer sur le ventre des manants. Il sortira bien un louis d’or de sa poche pour qu’un pauvre diable boive à sa santé ; mais essayons de boire à la république, on verra comme il nous payera les violons ! Je vois bien la demoiselle du château faire l’aumône, aller et venir chez les malades comme une sœur de charité, causer avec un gueux comme avec un riche, et porter des robes moins belles que celles de sa fille de chambre ; on ne peut pas dire qu’elle veuille écraser le village, ni qu’elle ait jamais refusé de rendre un service ; mais allez lui proposer d’épouser le fils d’un gros fermier : eût-il de l’éducation et des écus autant qu’elle, elle vous dira qu’elle ne saurait déroger. Je ne la blâme pas ; les bourgeois ne valent pas mieux que les nobles. Mais enfin, rappelez-vous, mes enfants, que les grands seront toujours les grands, et les petits toujours les petits. On a l’air de chercher à vous le faire oublier ; mais laissez-vous-y prendre, et vous verrez comme on vous rafraîchira la mémoire ! Oh ! oh ! je n’ai pas vécu jusqu’à présent sans savoir ce que pèse un vilain dans la main de son seigneur.

Il y avait une chose qui déplaisait surtout au père Huguenin : c’était l’assiduité de la marquise à se poser sur la tribune pour dessiner pendant que les ouvriers travaillaient devant elle. Il semblait craindre que son fils n’y fît trop d’attention. Que vient faire là cette belle dame ? disait-il bien bas quand elle était partie. Est-ce la place d’une marquise de se tenir là-haut comme une poule sur un bâton, tandis que des gars comme vous lui regardent le bout du pied ? Je veux bien qu’elle ait le pied petit ; la grosse Marton l’aurait petit aussi, si, au lieu de porter des sabots, elle s’était serrée toute sa vie dans des escarpins. Et moi, je ne vois pas ce que cela a de si beau. En marche-t-on mieux, en saute-t-on plus haut ? Et d’ailleurs, à qui veut-elle plaire, qui veut-elle épouser ? N’est-elle pas mariée ? Et, ne le fût-elle pas, voudrait-elle d’un artisan ? Enfin que fait-elle là-haut sur son perchoir ? Est-ce pour nous surveiller, est-ce pour faire notre portrait ? Ne voilà-t-il pas des messieurs bien costumés, en blouse ou en manches de chemise, pour lui servir de modèles ? On dit qu’il y a à Paris des gens qu’on paye pour avoir une grande barbe et pour se faire mettre en tableau. Mais c’est un métier de fainéant, et ça n’est pas le nôtre.

— Ma foi, disait le Berrichon, je ne gagnerais pas beaucoup à ce métier-là, car je ne suis pas beau ; et, à moins qu’il n’y eût un singe à fourrer dans une peinture, je n’aurais pas beaucoup de pratiques. Mais savez-vous, notre maître, qu’elle est bien heureuse, la petite baronne, ou la petite comtesse, comme on l’appelle, de se trouver avec des garçons honnêtes comme nous, qui ne disons jamais de vilaines paroles et qui ne chantons que des chansons morales ? Car, enfin, il y a bien des ouvriers qui ne souffriraient pas de se voir lorgnés comme ça, et qui la feraient partir en disant des gros mots exprès devant elle.

— C’est ce que nous ne ferons jamais, j’espère, dit Amaury ; nous devons du respect à une femme, qu’elle soit mendiante ou marquise ; et, d’ailleurs, nous nous respectons trop nous-mêmes pour tenir des propos grossiers. On est là pour travailler, on travaille. Cette dame travaille aussi. Je ne sais si c’est à quelque chose de beau ou d’utile. Il faut le croire : sans cela quel plaisir trouverait-elle à quitter sa société pour la nôtre ?

La marquise ne faisait pas d’autre impression sur Amaury. Il avait bien remarqué qu’elle était jolie, à force de l’entendre dire ; mais il ne voulait pas croire qu’elle fût là pour lui, comme le Berrichon et les apprentis le pensaient. D’ailleurs il n’avait dans l’esprit que la sculpture, et dans le cœur que la Savinienne.