Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XI

Michel Lévy frères (Ip. 103-119).

CHAPITRE XI.

Ils arrivèrent à Blois comme dix heures sonnaient à l’horloge de la cathédrale. Ils s’étaient assez reposés au Berceau de la Sagesse, pour ne ressentir aucune fatigue de cette dernière étape, faite en causant doucement à la clarté des étoiles. Ils dirigèrent leurs pas vers la Mère de leur Devoir.

Par Mère, on entend l’hôtellerie où une société de compagnons loge, mange et tient ses assemblées. L’hôtesse de cette auberge s’appelle aussi la Mère ; l’hôte, fût-il célibataire, s’appelle la Mère. Il n’est pas rare qu’on joue sur ces mots et qu’on appelle un bon vieux hôtelier le père la Mère.

Il y avait environ un an qu’Amaury le Corinthien n’était venu à Blois. Pierre avait remarqué qu’à mesure qu’ils approchaient de la ville, son ami l’avait écouté moins attentivement. Mais lorsqu’ils eurent dépassé les premières maisons, il fut tout à fait frappé de son trouble.

— Qu’as-tu donc ? lui dit-il ; tu marches tantôt si vite que je puis à peine te suivre, tantôt si lentement que je suis forcé de t’attendre. Tu te heurtes à chaque pas, et tu sembles agité comme si tu craignais et désirais à la fois d’arriver au terme de ton voyage.

— Ne m’interroge pas, cher Villepreux, répondit le Corinthien. Je suis ému, je ne le nie pas ; mais il m’est impossible de t’en dire la cause. Je n’ai jamais eu de secrets pour toi, hormis un seul que je te confierai peut-être quelque jour ; mais il me semble que le temps n’est pas venu.

Pierre n’insista pas, et ils arrivèrent chez la Mère au bout de quelques instants. L’auberge était située sur la rive gauche de la Loire, dans le faubourg que le fleuve sépare de la ville. Elle était toujours propre et bien tenue comme de coutume, et les deux amis reconnurent la servante et le chien de la maison. Mais l’hôte ne vint pas comme de coutume au-devant d’eux pour les embrasser fraternellement. — Où donc est l’ami Savinien ? demanda le jeune Amaury d’une voix mal assurée. La servante lui fit un signe comme pour lui couper la parole, et lui montra une petite fille qui disait sa prière au coin du feu, et qui, sur le point de s’aller coucher, avait déjà sa petite coiffe de nuit. Amaury crut que la servante l’engageait à ne pas troubler la prière de l’enfant. Il se pencha sur la petite Manette, et effleura de ses lèvres, avec précaution, les grosses boucles de cheveux bruns qui s’échappaient de son béguin piqué. Pierre commençait à deviner le secret du Corinthien en voyant la tendresse pleine d’amertume avec laquelle il regardait cette enfant.

— Monsieur Villepreux, dit la servante à voix basse en attirant Pierre Huguenin à quelque distance, il ne faut pas que vous parliez de notre défunt maître devant la petite : ça la fait toujours pleurer, pauvre chère âme ! Nous avons enterré monsieur Savinien il n’y a pas plus de quinze jours. Notre maîtresse en a bien du chagrin.

À peine avait-elle dit ces mots qu’une porte s’ouvrit, et la veuve de Savinien, celle qu’on appelait la Mère, parut en deuil et en cornette de veuve. C’était une femme d’environ vingt-huit ans, belle comme une Vierge de Raphaël, avec la même régularité de traits et la même expression de douceur calme et noble. Les traces d’une douleur récente et profonde étaient pourtant sur son visage, et ne le rendaient que plus touchant ; car il y avait aussi dans son regard le sentiment d’une force évangélique.

Elle portait son second enfant dans ses bras, à demi déshabillé et déjà endormi, un gros garçon blond comme l’ambre, frais comme le matin. D’abord elle ne vit que Pierre Huguenin, sur lequel se projetait la lumière de la lampe.

— Mon fils Villepreux, s’écria-t-elle avec un sourire affectueux et mélancolique, soyez le bienvenu, et, comme toujours, le bien-aimé. Hélas ! vous n’avez plus qu’une Mère ! votre père Savinien est dans le ciel avec le bon Dieu.

À cette voix le Corinthien s’était vivement retourné ; à ces paroles un cri partit du fond de sa poitrine.

— Savinien mort ! s’écria-t-il ; Savinienne veuve par conséquent !…

Et il se laissa tomber sur une chaise…

À cette voix, à ces paroles, le calme résigné de Savinienne[1] se changea en une émotion si forte, que, pour ne pas laisser tomber son enfant, elle le mit dans les bras de Pierre Huguenin. Elle fit un pas vers le Corinthien ; puis elle resta confuse, éperdue ; et le Corinthien, qui se levait pour s’élancer vers elle, retomba sur sa chaise et cacha son visage dans les cheveux de la petite Manette, qui, agenouillée entre ses jambes, venait d’éclater en sanglots au seul nom de son père.

La Mère reprit alors sa présence d’esprit ; et, venant à lui, elle lui dit avec dignité : — Voyez la douleur de cette enfant. Elle a perdu un bon père ; et vous, Corinthien, vous avez perdu un bon ami.

— Nous le pleurerons ensemble, dit Amaury sans oser la regarder ni prendre la main qu’elle lui tendait.

— Non pas ensemble, répondit la Savinienne en baissant la voix ; mais je vous estime trop pour penser que vous ne le regretterez pas.

En ce moment la porte de l’arrière-salle s’ouvrit, et Pierre vit une trentaine de compagnons attablés. Ils avaient pris leur repas si paisiblement qu’on n’eût guère pu soupçonner le voisinage d’une réunion de jeunes gens. Depuis la mort de Savinien, par respect pour sa mémoire autant que pour le deuil de sa famille, on mangeait presque en silence, on buvait sobrement, et personne n’élevait la voix. Cependant, dès qu’ils aperçurent Pierre Huguenin, ils ne purent retenir des exclamations de surprise et de joie. Quelques-uns vinrent l’embrasser, plusieurs se levèrent, et tous le saluèrent de leurs bonnets ou de leurs chapeaux ; car, à ceux qui ne le connaissaient pas, on venait de le signaler rapidement comme un des meilleurs compagnons du tour de France, qui avait été premier compagnon à Nîmes et dignitaire à Nantes.

Après l’effusion du premier accueil, qui ne fut pas moins cordial pour Amaury de la part de ceux qui le connaissaient, on les engagea à se mettre à table, et la Mère, surmontant son émotion avec la force que donne l’habitude du travail, se mit à les servir.

Huguenin remarqua que sa servante lui disait :

— Ne vous dérangez pas, notre maîtresse ; couchez tranquillement votre petit ; je servirai ces jeunes gens.

Et il remarqua aussi que la Savinienne lui répondit :

— Non, je les servirai, moi ; couche les enfants.

Puis elle donna un baiser à chacun d’eux, et porta le souper au Corinthien avec un empressement qui trahissait une secrète sollicitude. Elle servit aussi Huguenin avec le soin, la bonne grâce et la propreté qui faisaient d’elle la perle des Mères, au dire de tous les compagnons. Mais une invincible préférence la faisait passer et repasser sans cesse derrière la chaise du Corinthien. Elle ne le regardait pas, elle ne l’effleurait pas en se penchant sur lui pour le servir ; mais elle prévenait tous ses besoins, et se tourmentait intérieurement de voir qu’il faisait d’inutiles efforts pour manger.

— Chers compagnons fidèles ! dit Lyonnais la-Belle-conduite en remplissant son verre, je bois à la santé de Villepreux l’Ami-du-trait et de Nantais le Corinthien, sans séparer leurs noms ; car leurs cœurs sont unis pour la vie. Ils sont frères en Salomon, et leur amitié rappelle celle de notre poëte Nantais Prêt-à-bien-faire pour son cher Percheron.

Et il entonna d’une voix mâle ces deux vers du poëte menuisier :


Les hommes qui n’ont pas d’amis
Sont bien malheureux sur la terre.


— Bien dit, mais mal chanté, dit Bordelais le Cœur-aimable.

— Comment, mal chanté ! se récria Lyonnais la-Belle-conduite. Voulez-vous que je vous chante :


Gloire à Percheron-le-chapiteau,
Rendons hommage à sa science… ?


— Mal ! mal ! toujours plus mal ! reprit le Cœur-aimable. On chante toujours mal quand on chante mal à propos.

Et un regard vers la Mère rappela le chanteur à l’ordre.

— Laissez-le chanter, dit la Savinienne avec douceur. Ne le contrariez pas pour si peu de chose. Quand on chante l’amitié, d’ailleurs…

— Quand on a commencé on ne peut plus s’arrêter, observa le Cœur-aimable, et quand on a pris une résolution de ne pas chanter sans nécessité…

— Il faut la tenir, interrompit la Belle-conduite. C’est juste ; je vous remercie, frère, j’ai eu tort. Mais on peut boire un coup en l’honneur des amis, même deux…

— Pas plus de trois après la soif, dit Marseillais l’Enfant-du-génie ; c’est le règlement. Il ne faut pas de bruit ici. Que diraient les Dévorants s’ils entendaient du vacarme chez une Mère en deuil ? D’ailleurs, qui de nous voudrait faire de la peine à la nôtre, à Savinienne la belle, la bonne, l’honnête, la ménagère, la tranquille ?

— C’est à elle que je bois mon second coup, s’écria Lyonnais la-Belle-conduite. Est-ce que vous ne trinquez pas, le pays ? ajouta-t-il en voyant qu’Amaury avançait son verre en tremblant. Est-ce qu’il a la fièvre, le pays[2] ?

— Silence, là-dessus, dit Morvandais Sans-crainte à l’oreille de son voisin la Belle-conduite. Ce pays-là en a voulu conter, dans les temps, à la Mère ; mais elle était trop honnête femme pour l’écouter.

— Je le crois bien ! reprit la-Belle-conduite. C’est pourtant un joli compagnon, blanc comme une femme, de beaux cheveux dorés, et le menton comme une pêche ; avec cela fort et solide. On dit qu’il a du talent ?

— Sinon plus, du moins autant que l’Ami-du-trait, et pas plus de rivalité entre eux pour le talent que pour l’amour.

— Parlez plus bas, dit l’Enfant-du-génie, qui, placé à côté d’eux, les avait entendus ; voici le Dignitaire, et si on parlait légèrement de la Mère devant lui, ça pourrait mener plus loin qu’on ne veut.

— Personne n’en parle légèrement, mon cher pays, répondit Sans-crainte.

Le Dignitaire entra. En reconnaissant Romanet le Bon-soutien, Pierre Huguenin se leva, et ils se retirèrent dans une autre pièce pour échanger les saluts d’usage ; car ils étaient Dignitaires tous les deux, et pouvaient marcher de pair. Cependant la dignité de l’Ami-du-trait n’était plus qu’honorifique. C’est un règne qui ne dure que six mois, et que deux compagnons ne pourraient d’ailleurs exercer à la fois dans une ville. L’autorité de fait de Romanet le Bon-soutien pouvait donc s’étendre, dans sa résidence, sur Pierre Huguenin comme sur un simple compagnon.

Lorsqu’ils rentrèrent dans la salle et que le Dignitaire de Blois aperçut Amaury le Corinthien, il devint pâle, et ils s’embrassèrent avec émotion.

— Soyez le bien arrivé, dit le Dignitaire au jeune homme. Je vous ai fait appeler pour le concours, et je vois avec satisfaction que vous avez accepté. Je vous en remercie au nom de la société. Mes pays, ce jeune homme est un des plus agréables talents que je connaisse : vous en jugerez. Pays Corinthien, ajouta-t-il en s’adressant à Amaury plus particulièrement, et en s’efforçant de ne pas paraître mettre trop d’importance à sa demande, saviez-vous que nous avions perdu notre excellent père Savinien ?

— Je ne le savais pas, et j’en suis triste, répondit Amaury d’un ton de franchise qui rassura le Dignitaire.

— Et vous, le pays, reprit le Bon-Soutien en s’adressant à Pierre Huguenin, quand on s’appelle l’Ami-du-trait, on est un savant modeste. Si nous avions su où vous prendre, nous vous aurions invité au concours ; mais puisque vous témoignez par votre présence que vous n’avez point abandonné le saint Devoir de liberté, nous vous prions et vous engageons à vous mettre aussi sur les rangs. Nous n’avons pas beaucoup d’artistes de votre force.

— Je vous remercie cordialement, répondit Huguenin ; mais je ne viens pas pour le concours. J’ai des engagements qui ne me permettent pas de séjourner ici. J’ai besoin d’aides, et je viens, au nom de mon père qui est Maître, pour embaucher ici deux compagnons.

— Peut-être pourriez-vous les embaucher et les envoyer à votre père à votre place. Quand il s’agit de l’honneur du Devoir de liberté, il est peu d’engagements qu’on ne puisse et qu’on ne veuille rompre.

— Les miens sont de telle nature, répondit Pierre, que je ne saurais m’y soustraire. Il y va de l’honneur de mon père et du mien.

— En ce cas, vous êtes libre, dit le Dignitaire.

Il y eut un moment de silence. La table était composée de compagnons des trois ordres : compagnons reçus, compagnons finis, compagnons initiés. Il y avait aussi bon nombre de simples affiliés ; car chez les gavots règne un grand principe d’égalité. Tous les ordres mangent, discutent et votent confondus. Or, parmi tous ces jeunes gens, il n’y en avait pas un seul qui ne souhaitât vivement de concourir. Comme on devait choisir entre les plus habiles, beaucoup n’espéraient pas être appelés ; et aucun d’eux ne pouvait comprendre qu’il y eût une raison assez impérieuse pour refuser un tel honneur. Ils s’entre-regardèrent, surpris et même un peu choqués de la réponse de Pierre Huguenin. Mais le Dignitaire, qui voulait éviter toute discussion oiseuse, invita l’assemblée, par ses manières, à ne pas exprimer son mécontentement.

— Vous savez, dit-il, que l’assemblée générale a lieu demain dimanche. Le rouleur vous a convoqués. Je vous engage à vous y trouver tous, mes chers pays. Et vous aussi, pays Villepreux l’Ami-du-trait. Vous pourrez nous aider de vos conseils : ce sera une manière de servir encore la société. Quant aux ouvriers que vous demandez, on verra à vous les procurer.

— Je vous ferai observer, lui répondit Huguenin en baissant la voix, qu’il me faut des ouvriers du premier mérite ; car le travail que j’ai à leur confier est très-délicat, et requiert des connaissances assez étendues.

— Oh ! oh ! dit le rouleur[3] en riant avec un peu de dédain, vous n’en trouverez qu’après le concours ; car tout homme qui se sent du talent et du cœur veut concourir ; et vous n’aurez même pas le premier choix, nous l’enlèverons pour notre glorieux combat.

Le repas terminé, les compagnons, avant de se séparer, se formèrent en groupes pour s’entretenir entre eux des choses qui les intéressaient personnellement.

Bordelais le Cœur-aimable s’approcha de Pierre Huguenin et d’Amaury : — Il est étrange, dit-il au premier, que vous ne vouliez pas concourir. Si vous êtes le plus habile d’entre nous, comme plusieurs le prétendent, vous êtes blâmable de déserter le drapeau la veille d’une bataille.

— Si je croyais cette bataille utile aux intérêts et à l’honneur de la société, répondit Huguenin, je sacrifierais peut-être mes intérêts et jusqu’à mon propre honneur.

— Vous en doutez ! s’écria le Cœur-aimable. Vous croyez que les dévorants sont plus habiles que nous ? raison de plus pour mettre votre nom et votre talent dans la balance.

— Les dévorants ont d’habiles ouvriers, mais nous en avons qui les valent ; ainsi, je ne préjuge rien sur l’issue du concours. Mais, eussions-nous la victoire assurée, je me prononcerais encore contre le concours.

— Votre opinion est bizarre, reprit le Cœur-aimable, et je ne vous conseillerais pas de la dire aussi librement à des pays moins tolérants que moi ; vous en seriez blâmé, et l’on vous supposerait peut-être des motifs indignes de vous.

— Je ne vous comprends pas, répondit Pierre Huguenin.

— Mais… reprit le Cœur-aimable, tout homme qui ne désire pas la gloire de sa patrie est un mauvais citoyen, et tout compagnon…

— Je vous entends maintenant, interrompit l’Ami-du-trait ; mais si je prouvais que, d’une manière ou de l’autre, ce concours sera préjudiciable à la société, j’aurais fait acte de bon compagnon.

Pierre Huguenin ayant répondu jusque-là à ces observations sans aucun mystère, ses paroles avaient été entendues de quelques compagnons qui s’étaient rassemblés autour de lui. Le Dignitaire, voyant cette réunion grossir et les esprits s’émouvoir, rompit le groupe en disant à Pierre : — Mon cher pays, ce n’est pas l’heure et le lieu d’ouvrir un avis différent de celui de la société. Si vous avez quelques bonnes vues sur nos affaires, vous avez le droit et la liberté de les exposer demain devant l’assemblée ; et je vous convoque, certain d’avance que si votre avis est bon, on s’y rendra, et que s’il est mauvais, on vous pardonnera votre erreur.

On se sépara sur cette sage décision. Une partie des compagnons présents logeait chez la Mère. Une petite chambre avait été préparée pour Huguenin et Amaury, qui y furent conduits par la servante. La Mère s’était retirée avant la fin du souper.

Quand les deux amis furent couchés dans le même lit suivant l’antique usage des gens du peuple, Huguenin, cédant à la fatigue, allait s’endormir ; mais l’agitation de son ami ne le lui permit pas. — Frère, dit le jeune homme, je t’ai dit qu’un jour viendrait peut-être où je pourrais te confier mon secret. Eh bien, ce jour est venu plus tôt que je ne le prévoyais. Je suis amoureux de la Savinienne.

— Je m’en suis aperçu ce soir, répondit Pierre.

— Je n’ai pu, reprit le Corinthien, maîtriser mon émotion en apprenant qu’elle était libre, et un instant de folle joie a dû me trahir. Mais bientôt la voix de ma conscience m’a reproché ce sentiment coupable, car j’étais l’ami de Savinien. Ce digne homme avait pour moi une affection particulière. Tu sais qu’il m’appelait son Benjamin, son saint Jean-Baptiste, son Raphaël : il n’était pas ignorant, et il avait des expressions et des idées poétiques. Excellent Savinien ! j’eusse donné ma vie pour lui, et je la donnerais encore pour le rappeler sur la terre ; car la Savinienne l’aimait, et il la rendait heureuse. C’était un homme plus précieux et plus utile que moi en ce monde.

— J’ai compris tout ce qui se passait dans ton cœur, dit l’Ami-du-trait.

— Est-il possible ?

— On lit aisément dans le cœur de ceux qu’on aime. Eh bien, maintenant qu’espères-tu ? La Savinienne connaît ton amour, et je crois qu’elle y répond. Mais es-tu le mari qu’elle choisirait ? Ne le trouvera-t-elle pas bien jeune et bien pauvre pour être le soutien de sa maison, le père de ses enfants ?

— Voilà ce que je me dis et ce qui m’accable. Pourtant, je suis laborieux ; je n’ai pas perdu mon temps sur le tour de France, je connais mon état. Tu sais que je n’ai pas de mauvais penchants, et je l’aime tant, qu’il ne me semble pas qu’elle puisse être malheureuse avec moi. Me crois-tu indigne d’elle ?

— Bien au contraire, et, si elle me consultait, je dissiperais les craintes qu’elle peut avoir.

— Oh ! faites-le, mon ami, s’écria le Corinthien, parlez-lui de moi. Tâchez de savoir ce qu’elle pense de moi.

— Il vaudrait mieux savoir d’avance jusqu’où va votre liaison, répondit Pierre en souriant. Le rôle que tu me confies serait moins embarrassant pour elle et pour moi.

— Je te dirai tout, répondit Amaury avec abandon. J’ai passé ici près d’une année. J’avais à peine dix-sept ans (j’en ai dix-neuf maintenant). J’étais alors simple affilié, et je passai au grade de Compagnon-reçu après un court séjour, ce qui donna de moi une bonne opinion à Savinien et à sa femme. Je travaillais à la préfecture que l’on réparait. Tu sais tout cela, puisque c’est toi qui m’avais fait affilier à mon arrivée, et que tu ne nous quittas que six mois après. J’ai toutes ces dates présentes ; car c’est le jour de ton départ pour Chartres que je m’aperçus de l’amour que j’avais pour la Savinienne. Je me souviens de la belle conduite que nous te fîmes sur la chaussée. Nous avions nos cannes et nos rubans, et nous te suivions sur deux lignes, nous arrêtant à chaque pas pour boire à ta santé. Le rouleur portait ta canne et ton paquet sur son épaule. C’est moi qui entonnais les chants de départ, auxquels répondaient en chœur tous nos pays. La solennité de cette cérémonie si honorable pour ceux à qui on la décerne, et dont j’étais fier de te voir le héros, me donna de l’enthousiasme et du courage. Je t’embrassai sans faiblesse, et je revins en ville avec la Conduite, chantant toujours et ne songeant pas à l’isolement où j’allais me trouver, loin de l’ami qui m’avait instruit et protégé. J’étais, je crois, un peu exalté par nos fréquentes libations, auxquelles je n’étais pas accoutumé et auxquelles je crains fort de ne m’habituer jamais. Quand les fumées du vin se furent dissipées, et que je me retrouvai sans toi chez la Mère, sous le manteau de la cheminée, tandis que nos frères continuaient la fête autour de la table, je tombai dans une profonde tristesse. Je résistai longtemps à mon chagrin ; mais je n’en fus pas le maître, et je fondis en larmes. La Mère était alors auprès de moi, occupée à préparer le souper des compagnons. Elle fut attendrie de me voir pleurer ; et pressant ma tête dans ses mains de la même manière qu’elle caresse ses enfants : Pauvre petit Nantais, me dit-elle, c’est toi qui as le meilleur cœur. Quand les autres perdent un ami, ils ne savent que chanter et boire jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de voix et ne puissent plus tenir sur leurs jambes. Toi, tu as le cœur d’une femme, et celle que tu auras un jour sera bien aimée. En attendant, prends courage, mon pauvre enfant. Tu ne restes pas abandonné. Tous tes pays t’aiment, parce que tu es un bon sujet et un bon ouvrier. Ton père Savinien dit qu’il voudrait avoir un fils tout pareil à toi. Et quant à moi, je suis ta mère, entends-tu ? non pas seulement comme je suis celle de tous les compagnons, mais comme celle qui t’a mis au monde. Tu me confieras tous tes embarras, tu me diras tes peines, et je tâcherai de t’aider et de te consoler.

En parlant ainsi, cette bonne femme m’embrasse sur la tête, et je sentis une larme de ses beaux yeux noirs tomber sur mon front. Je vivrais autant que le juif errant que je n’oublierais pas cela. Je sentis mon cœur se fondre de tendresse pour elle, et, je te l’avoue, pendant le reste de ce jour-là, je ne pensai presque plus à toi. J’avais toujours les yeux sur la Savinienne. Je suivais chacun de ses pas. Elle me permettait de l’aider aux soins de la maison, et le brave Savinien disait en me regardant faire : — Comme ce garçon est complaisant ! quel bon enfant ! quel cœur il a ! — Savinien ne se doutait pas que dès ce jour-là j’étais son rival, l’amoureux de sa femme.

Il ne s’en douta jamais ; et plus j’étais amoureux, plus il avait de confiance. Lui qui avait la cinquantaine, il ne pouvait sans doute pas s’imaginer qu’un enfant comme moi eût d’autres yeux pour la Savinienne que ceux d’un fils. Mais il oubliait que la Savinienne eût pu être sa fille, et qu’elle n’eût pas pu être ma mère. Cette Mère chérie vit bien l’état de mon cœur. Jamais je n’osai le lui dire ; je sentais bien que cela eût été coupable, puisque Savinien était si bon pour moi. Et puis je savais combien elle est honnête. Il n’y aurait pas eu un seul compagnon, même parmi les plus hardis, qui se fût hasardé, fût-ce dans le vin, à lui manquer de respect. Mais je n’avais pas besoin de parler ; mes yeux lui disaient malgré moi mon attachement. À peine avais-je fini ma journée que je courais chez la Mère, et j’arrivais toujours le premier. J’avais un amour et des soins pour ses enfants comme ceux d’une femme qui les aurait nourris. Dans ce temps-là elle sevrait son garçon. Elle fut malade, et ses cris l’empêchaient de reposer. Elle ne voulait pas le confier à sa servante, parce que Fauchon avait le sommeil dur, et l’eût mal soigné, malgré sa bonne volonté. Elle permit que je prisse l’enfant dans mon lit pendant les nuits. Je ne pouvais fermer l’œil ; mais j’étais heureux de le bercer et de le promener dans mes bras autour de la chambre, en lui chantant la chanson de la poule qui pond un œuf d’argent pour les jolis marmots. Cela dura deux mois. La Mère était guérie, et le petit s’était habitué à dormir tranquillement avec moi. Quand elle voulut le reprendre, il ne voulut plus me quitter, et il a reposé dans mes bras tout le temps que j’ai passé ici. Je crois qu’il n’y a pas de lien plus tendre que celui d’une femme avec la personne qui aime son enfant et qui en est aimée. Nous étions comme frère et sœur, la Savinienne et moi. Quand elle me parlait, quand elle me regardait, il y avait dans sa voix et dans ses yeux la douceur du paradis, et je n’étais soucieux de rien, quoiqu’il y eût auprès de nous quelqu’un qui eût pu donner bien de l’inquiétude à Savinien et à moi. C’était Romanet le Bon-soutien, aujourd’hui Dignitaire. Quel bon cœur ! quel brave compagnon encore que celui-là ! il aimait la Savinienne comme je l’aime, et je crois bien qu’il l’aimera toute sa vie. Dans ce temps-là, les affaires de Savinien étaient assez embarrassées. Il avait du crédit, mais pas d’argent ; et il était obligé de payer chaque année une partie de ce qu’il avait emprunté sur parole pour acheter son fonds. Et comme il ne gagnait pas beaucoup (il était trop honnête homme pour cela), il voyait avec effroi arriver le moment où il serait obligé de céder son auberge à un autre. Si j’avais eu quelque chose, combien j’aurais été heureux de l’aider ! Mais je ne possédais alors que le vêtement que j’avais sur le dos ; et mes journées suffisaient à peine à m’acquitter envers Savinien, qui m’avait nourri et logé gratis dans les commencements. Romanet le Bon-soutien était dans une meilleure position. Il était riche. Il avait un héritage de plusieurs milliers d’écus. Il le vendit, et le mit dans les mains de Savinien, sans vouloir accepter de billets, ni recevoir d’intérêt, en lui disant qu’il le lui rendrait dans dix ans s’il ne pouvait faire mieux. Il a agi ainsi par amitié pour Savinien, je le veux bien ; mais, sans rien ôter à son bon cœur, on peut bien deviner que la Savinienne entrait pour beaucoup dans le plaisir qu’il avait à faire cette bonne action. Le brave jeune homme n’en était que plus timide avec elle, et, comme moi, il se fût fait un crime de manquer au devoir de l’amitié envers son mari. Nous l’aimions donc tous les deux, et elle nous traitait tous les deux comme ses meilleurs amis. Mais Romanet, retenu par la modestie à cause de son bienfait, et demeurant en ville, la voyait moins souvent que moi. Enfin, quelle qu’en fût la cause, la Mère avait pour moi une préférence bien marquée. Elle vénérait le Bon-soutien comme un ange, mais elle me choyait comme son enfant ; et il n’y avait pas quatre personnes plus unies et plus heureuses sur la terre que Savinien, sa femme, le Bon-soutien et moi.

Mais le temps vint enfin où il fallut m’éloigner. Les travaux de la préfecture étaient terminés, et l’ouvrage allait manquer pour le nombre des compagnons réunis à Blois. De jeunes compagnons arrivèrent ; ce fut aux plus anciennement arrivés de leur grade à leur céder la place. J’étais de ce nombre. On décréta qu’on nous ferait la conduite et que l’on nous dirigerait sur Poitiers.

C’est alors que je m’aperçus de la force de mon sentiment. J’étais comme fou, et la douleur que j’éprouvais en apprit plus à la Savinienne que je n’aurais voulu lui en dire. C’est elle qui me donna la force d’obéir au Devoir en me parlant de son honneur et du mien ; et, dans cette exhortation, il y eut des paroles échangées que nous ne pûmes pas reprendre après les avoir dites. Enfin, je partis le cœur brisé, et je n’ai jamais pu aimer ou même regarder une autre femme que la Savinienne. Je suis encore aujourd’hui aussi pur que le jour où tu quittais Blois, et où la Savinienne m’embrassait au front sous le manteau de la cheminée.

Pierre, attendri par le récit de cette passion naïve et vertueuse, promit à son ami de le servir dans ses amours, et s’engage à ne pas quitter Blois sans avoir pénétré les desseins de la Savinienne et soulevé le voile qui cachait l’avenir du Corinthien.

  1. Dans les provinces du centre, l’usage du peuple qui n’emploie guère, comme on sait, le mot de madame, est de former le nom de la femme de celui du mari : Raymond, la Raymonette ; Sylvain, la Sylvaine, etc.
  2. Les tailleurs de pierres des deux partis s’interpellent du nom de Coterie ; tous les compagnons des autres états se disent Pays. Ils ne se tutoient jamais quand ils sont rassemblés.
  3. Les fonctions du rouleur (ou rôleur) consistent à présenter les ouvriers aux maîtres qui veulent les embaucher, et à consacrer leur engagement au moyen de certaines formalités. C’est lui qui accompagne les partants jusqu’à la sortie des villes, qui lève les acquits, etc.