Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre II

Michel Lévy frères (Ip. 20-28).

CHAPITRE II.

Pierre Huguenin, le fils du maître menuisier, était le plus beau garçon qu’il y eût à vingt lieues à la ronde. Ses traits avaient la noblesse et la régularité de la statuaire ; il était grand et bien fait de sa personne ; ses pieds, ses mains et sa tête étaient fort petits, ce qui est remarquable chez un homme du peuple, et ce qui est très-compatible avec une grande force musculaire dans les belles races ; enfin ses grands yeux bleus ombragés de cils noirs et le coloris délicat de ses joues donnaient une expression douce et pensive à cette tête qui n’eût pas été indigne du ciseau de Michel-Ange.

Ce qui paraîtra singulier, et ce qui est positif, c’est que Pierre Huguenin ne se doutait pas de sa beauté, et que ni les hommes, ni les femmes de son village ne s’en doutaient guère plus que lui. Ce n’est pas que dans aucune classe l’homme naisse dépourvu du sens du beau, mais ce sens a besoin d’être développé par l’étude de l’art et par l’habitude de comparer. La vie libre et cultivée des gens aisés les met sans cesse en présence de chefs-d’œuvre de l’art ou en rapport avec des types qu’autour d’eux ils voient apprécier par l’esprit de critique répandu dans la société. Leur jugement se forme ainsi ; et ne fût-ce qu’au frottement de l’art contemporain qui, pauvre ou florissant, conserve toujours un reflet de l’éternelle beauté, ils ouvrent les yeux sans effort à un monde idéal, au seuil duquel le génie comprimé du pauvre se heurte longtemps, et trop souvent se brise sans pouvoir pénétrer.

Ainsi le premier laboureur venu, avec un teint coloré, de larges épaules et l’œil vif, avait plus de succès dans les fêtes de village, et faisait rire et danser plus de filles que le noble et calme Huguenin. Mais les bourgeoises le suivaient de l’œil, en disant : « Mon Dieu ! quel est ce beau garçon ? » Et deux jeunes peintres qui passaient par le village de Villepreux pour se rendre à Valençay avaient été tellement frappés de la beauté du garçon menuisier, qu’ils lui avaient demandé la permission de faire son portrait ; mais il s’y était refusé assez sèchement, prenant cette demande pour une mauvaise plaisanterie de leur part.

Le père Huguenin, qui, lui-même, était un superbe vieillard, et qui ne manquait pas de bon sens, ne s’était pas toujours douté de la haute intelligence et de la beauté idéale de son fils. Il voyait en lui un garçon bien bâti, laborieux, rangé, un bon aide en un mot ; mais quoiqu’il eût été un réformateur dans son temps, il n’était nullement épris des jeunes idées libérales, et il trouvait que Pierre donnait beaucoup trop dans l’amour des nouveautés. Il avait entendu parler de Rome et de Sparte par les orateurs du village au temps de la république, et il avait adopté dans ce temps-là le surnom de Cassius, qu’il avait prudemment abdiqué depuis le retour des Bourbons. Il croyait donc à un antique âge d’or de la liberté et de l’égalité ; et, depuis la chute de la Convention, il pensait fermement que le monde tournait pour toujours le dos à la vérité. — La justice est morte en 93, disait-il, et tout ce que vous inventerez désormais pour la ressusciter ne fera que l’enterrer plus avant.

Il avait donc le travers des vieillards de tous les temps, il ne croyait pas à un meilleur avenir. Sa vieillesse était un continuel gémissement, et parfois une acrimonie, dont sa bonté naturelle et la sérénité de sa conscience le sauvaient à grand’peine.

Il avait élevé son fils dans les plus purs sentiments démocratiques ; mais il lui avait donné cette foi comme un mystère, pensait qu’elle n’avait plus rien à produire, et qu’il fallait la garder en soi comme on garde le sentiment de sa propre dignité en subissant une injuste dégradation. Ce rôle passif ne pouvait suffire longtemps à l’intelligence active de Pierre. Bientôt il voulut en savoir plus sur son temps et sur son pays, que ce qu’il pouvait apprendre dans sa famille et dans son village. Il fut saisi à dix-sept ans de l’ardeur voyageuse qui, chaque année, enlève à leurs pénates de nombreuses phalanges de jeunes ouvriers pour les jeter dans la vie aventureuse, dans l’apprentissage ambulant qu’on appelle le tour de France. Au désir vague de connaître et de comprendre le mouvement de la vie sociale se mêlait l’ambition noble d’acquérir du talent dans sa profession. Il voyait bien qu’il y avait des théories plus sûres et plus promptes que la routine patiente suivie par son père et par les anciens du pays. Un compagnon tailleur de pierres, qui avait passé dans le village, lui avait fait entrevoir les avantages de la science en exécutant devant lui, sur un mur, des dessins qui simplifiaient extraordinairement la pratique lente et monotone de son travail. Dès ce moment il avait résolu d’étudier le trait, c’est-à-dire le dessin linéaire applicable à l’architecture, à la charpenterie et à la menuiserie. Il avait donc demandé à son père la permission et les moyens de faire son tour de France. Mais il avait rencontré un grand obstacle dans le mépris que le père Huguenin professait pour la théorie. Il lui avait fallu presque une année de persévérance pour vaincre l’obstination du vieux praticien. Le père Huguenin avait aussi la plus mauvaise opinion des initiations mystérieuses du compagnonnage. Il prétendait que toutes ces sociétés secrètes d’ouvriers réunis sous différents noms en Devoirs n’étaient que des associations de bandits ou de charlatans qui, sous prétexte d’en apprendre plus long que les autres, allaient consumer les plus belles années de la jeunesse à battre le pavé des villes, à remplir les cabarets de leurs cris fanatiques, et à couvrir de leur sang versé pour de sottes questions de préséance la poussière des chemins.

Il y avait un côté vrai dans ces accusations ; mais elles donnaient un tel démenti à l’estime dont jouit le compagnonnage dans les campagnes, que, selon toute apparence, le père Huguenin avait quelque grief personnel. Quelques anciens du village racontaient qu’on l’avait vu rentrer un soir chez lui, couvert de sang, la tête fendue et les vêtements en lambeaux. Il avait fait une maladie à la suite de cet événement ; mais il n’avait jamais voulu en expliquer le mystère à personne. Son orgueil se refusait à avouer qu’il eût cédé sous le nombre. Nous soupçonnons fort qu’il était tombé dans une embûche dressée par quelques compagnons du Devoir à certains rivaux, et qu’il avait été victime d’une méprise. Le fait est que depuis ce temps il avait nourri un vif ressentiment et professé une aversion persévérante contre le compagnonnage.

Quoi qu’il en soit, la vocation du jeune Pierre était plus forte que la pensée de tous les périls et de toutes les souffrances prédites par son père. Sa résolution l’emporta, et maître Cassius Huguenin fut forcé de lui donner un beau matin la clef des champs. S’il n’eût écouté que son cœur, il l’eût muni d’une bonne somme pour lui rendre l’entreprise agréable et facile ; mais se flattant que la misère le ramènerait au bercail plus vite que toutes les exhortations, il ne lui donna que trente francs, et lui défendit de lui écrire pour en demander davantage. Il se promettait bien dans son âme de faire droit à sa première requête ; mais il croyait l’effrayer par cette apparence de rigueur. Le moyen ne réussit pas ; Pierre partit et ne revint qu’au bout de quatre ans. Durant ce long pèlerinage, il n’avait pas demandé une seule obole à son père, et dans ses lettres il s’était borné à s’informer de sa santé et à lui souhaiter mille prospérités, sans jamais l’entretenir ni de ses travaux, ni d’aucune des vicissitudes de son existence nomade. Le père Huguenin en était à la fois inquiet et mortifié ; il avait bien envie de le lui exprimer avec cet élan de tendresse qui eût désarmé l’orgueil du jeune homme ; mais le dépit l’emportait toujours lorsqu’il tenait la plume, et il ne pouvait s’empêcher de lui écrire d’un ton de remontrance sévère qu’il se reprochait aussitôt que la lettre était partie. Pierre n’en témoignait ni dépit, ni découragement. Il répondait d’un ton respectueux et plein d’affection ; mais il était inébranlable ; et le curé, qui aidait le vieux menuisier à lire ses lettres, lui faisait remarquer, non sans plaisir, que l’écriture de son fils devenait de plus en plus belle et coulante, qu’il s’exprimait en termes choisis, et qu’il y avait dans son style une mesure, une noblesse et même une élégance qui le plaçaient déjà bien au-dessus de lui et de tous les vieux ouvriers du pays qu’il appelait ses compères.

Enfin, Pierre revint par une belle journée de printemps. C’était trois semaines avant la visite et la communication de M. Lerebours. Le père Huguenin, un peu vieilli, un peu cassé, bien las de travailler sans relâche, et surtout attristé d’être toujours en lutte dans son atelier avec des apprentis grossiers et indociles, mais trop fier pour se plaindre, et affectant un enjouement qui était souvent loin de son âme, vit entrer chez lui un beau jeune homme qu’il ne connaissait pas. Pierre avait grandi de toute la tête ; son port était noble et assuré ; son teint clair et pur, que le soleil n’avait pu ternir, était rehaussé par une légère barbe noire. Il était vêtu en ouvrier, mais avec une propreté scrupuleuse, et portait sur ses larges épaules un sac de peau de sanglier bien rebondi qui annonçait un bon trousseau de hardes. Il salua en souriant dès le seuil de la porte, et, prenant plaisir à l’incertitude et à l’étonnement de son père, il lui demanda la demeure de M. Huguenin, le maître menuisier. Le père Huguenin tressaillit au son de cette voix mâle qui lui rappelait confusément celle de son petit Pierre, mais qui avait changé comme le reste. Il resta quelque temps interdit, et comme Pierre semblait prêt à se retirer, voilà, pensa-t-il, un gars de bonne mine, et qui, certainement, ressemble à mon fils ingrat ; et un soupir s’échappa de sa poitrine ; mais aussitôt Pierre s’élança dans ses bras, et tous deux se tinrent longtemps embrassés, n’osant se dire une parole dans la crainte de laisser voir l’un à l’autre des yeux pleins de larmes.

Depuis trois semaines que l’enfant prodigue était rentré dans les habitudes paisibles du toit paternel, le vieux menuisier sentait une douce joie mêlée de quelques bouffées de chagrin et d’inquiétude. Il voyait bien que Pierre était sage dans sa conduite, sensé dans ses paroles, assidu au travail. Mais avait-il acquis cette supériorité de talent dont il avait nourri le désir ambitieux avant son départ ? Le père Huguenin souhaitait ardemment qu’il en fût ainsi ; et pourtant, par suite d’une contradiction qui est naturelle à l’homme et surtout à l’artiste, il craignait de trouver son fils plus savant que lui. D’abord il s’était attendu à le voir étaler sa science, trancher du maître avec ses élèves, bouleverser son atelier et l’engager d’un ton doctoral à troquer tous ses antiques et fidèles outils contre des outils de fabrique nouvelle et d’un usage inconnu à ses vieilles mains. Mais les choses se passèrent tout autrement ; Pierre ne dit pas un mot relatif à ses études, et lorsque son père fit mine de l’interroger, il éluda toute question en disant qu’il avait fait de son mieux pour apprendre, et qu’il ferait de son mieux pour pratiquer ; puis, il se mit à la besogne le jour même de son arrivée et pris les ordres de son père comme un simple compagnon. Il se garda bien de critiquer le travail des apprentis, et laissa la direction suprême de l’atelier à qui de droit. Le père Huguenin, qui s’était préparé à une lutte désespérée, se sentit fort à l’aise ; et triomphant dans son esprit, il se contenta de murmurer entre ses dents à plusieurs reprises que le monde n’était pas si changé qu’on voulait bien le dire, que les anciennes coutumes seraient toujours les meilleures, et qu’il fallait bien le reconnaître, même après s’être flatté de toute réformer. Pierre feignit de ne pas entendre ; il poursuivit sa tâche, et le père fut forcé de déclarer qu’elle était faite avec une exactitude sans reproche et une rapidité extraordinaire.

— Ce que j’aime, lui disait-il de temps en temps, c’est que tu as appris à travailler vite et que l’ouvrage n’en est pas moins soigné.

— Si vous êtes content, tout va bien, répondait Pierre.

Quand cette inquiétude du vieux menuisier fut tout à fait dissipée, il se sentit tourmenté d’une autre façon. Il avait besoin de triompher ouvertement, et il était blessé que Pierre ne répondît pas à ses insinuations lorsqu’il lui donnait à entendre que son tour de France, sans lui être nuisible, n’avait pas eu tous les avantages qu’il s’était vanté d’en retirer ; qu’il n’avait rien découvert de merveilleux ; qu’en un mot, il eût pu apprendre à la maison tout ce qu’il avait été chercher bien loin. Une sorte de dépit s’empara de lui insensiblement et fit assez de progrès pour le rendre soucieux et méfiant.

— Il faut, disait-il tout bas à son compère le serrurier Lacrête, que mon garçon me cache quelque secret. Je parierais qu’il en sait plus qu’il n’en veut faire paraître. On dirait qu’en travaillant pour moi, il s’acquitte d’une dette, mais qu’il réserve ses talents pour le temps où il travaillera à son compte, afin de m’écraser d’un coup.

— Eh bien, répondait le compère Lacrête, tant mieux pour vous ; vous vous reposerez alors, car vous n’avez que ce fils, et vous n’aurez pas besoin de l’aider à s’établir ; il se fera tout seul une bonne position, et vous jouirez enfin de la vie en mangeant vos revenus. N’êtes-vous pas assez riche pour quitter la profession, et voulez-vous donc disputer la clientèle du village à votre enfant unique ?

— Dieu m’en garde ! reprenait le menuisier, je ne suis pas ambitieux et j’aime mon fils comme moi-même ; mais voyez-vous, il y a l’amour-propre ! Croyez-vous qu’on se résigne, à soixante ans, à voir sa réputation éclipsée par un jeune homme qui n’a pas même voulu prendre vos leçons, les jugeant indignes de son génie ? Croyez-vous que ce serait une belle conduite de la part d’un fils, de venir dire à tout le monde : voyez, je travaille mieux que mon père, donc mon père ne savait rien !

En raisonnant ainsi, le maître menuisier rongeait son frein. Il essayait de trouver quelque chose à reprendre dans le travail de son fils, et s’il surprenait la moindre trace d’enjolivement à ses pièces de menuiserie, il la critiquait amèrement. Pierre n’en montrait aucun dépit. D’un coup de rabot il enlevait lestement l’ornement qui semblait s’être échappé malgré lui de sa main : il était résolu à tout souffrir, à se laisser humilier mille fois plutôt que de faire mauvais ménage avec son père. Il le connaissait trop bien pour ne pas avoir prévu qu’il ne fallait pas essayer de le primer. Content d’avoir acquis les talents qu’il avait ambitionnés, il attendait que l’occasion de les faire apprécier vînt d’elle-même, et il savait bien qu’elle ne tarderait pas. En effet, elle se présenta le jour où l’économe conduisit les deux menuisiers au château pour examiner les travaux en question.