Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 16


Des quatre monarchies que j’ai supposées, je n’en fais plus qu’une, et j’y bâtis une grande capitale, où l’on arrive de toutes les provinces. Ceux qui sont assez riches pour jouir des commodités qu’on y trouve, s’y fixent insensiblement. D’autres y viennent pour affaires, d’autres par curiosité, beaucoup parce qu’ils n’ont pas de quoi vivre ailleurs. Car, avec rien, on y peut souvent faire de grandes dépenses, parce qu’elle offre des ressources de toutes espèces. Elle en offre même qu’on ne doit pas avouer, et dont cependant on ne se cache pas. Les richesses appellent les arts. Il y aura donc, dans la capitale, un grand nombre d’artisans. Ils y causeront une plus grande consommation. Ils y feront renchérir les denrées, et ils y attireront l’argent des provinces, où l’on sera assez riche pour rechercher les choses qu’on recherche dans la capitale. Leurs ouvrages seront à plus haut prix qu’ils ne l’auroient été, s’ils avoient choisis tout autre lieu pour leur établissement : car il faudra faire venir, à grands frais, et leur subsistance et les matières premières. Répandus dans les provinces, ils y feroient refluer l’argent de la capitale. Ils y porteroient l’abondance, parce que, par-tout où ils s’établiroient, ils augmenteroient le nombre des consommateurs, et ils contribueroient à répartir les richesses avec moins d’inégalité. Ces considérations faisoient desirer qu’on établît les manufactures dans les provinces ; mais ce projet n’étoit bon que dans la spéculation. Il importe peu aux artisans que leurs ouvrages soient chers, pourvu qu’ils soient assurés de les vendre. Or où les vendront-ils mieux que dans une ville de luxe, où, sans jamais apprécier les choses, on ne les estime qu’autant qu’elles sont à haut prix ? Où seront-ils plus à portée de faire valoir leurs talents, soit qu’ils traitent avec des particuliers auxquels ils vendront eux-mêmes leurs ouvrages, soit qu’ils traitent avec des négocians qui leur offrirent à l’envi de plus forts salaires ? Du fond des provinces leur seroit-il possible de tirer avantage des caprices du public, de lui en donner, et de se faire un produit sur des modes qui ne font que passer ? Enfin, je conçois que, lorsqu’ils jouissent d’une liberté entière, ils puissent se répandre en plusieurs lieux différents ; mais lorsqu’ils n’ont la liberté de travailler qu’à l’abri d’un privilège, ne faut-il pas qu’ils s’établissent là où ils sont plus à portée de solliciter ce privilège, de le faire renouveller, et d’empêcher qu’on ne l’accorde à d’autres ? Ce n’étoit donc que dans la capitale, et après la capitale, dans les grandes villes que les manufactures pouvoient s’établir.

Dès que tout renchérit dans une grande capitale, les choses, faites pour y être communes, deviennent rares ; et c’est-là que les artisans mettent toute leur industrie à procurer aux gens riches les jouissances de luxe, c’est-à-dire, ces jouissances qu’on recherche par vanité, et que l’ennui, dans le désœuvrement où l’on vit, rend nécessaires. La perception compliquée d’une multitude d’impôts, les manœuvres des compagnies exclusives, les papiers publics, les banques, l’agiotage, le monopole des grains, étoient les routes qui s’ouvroient à la fortune, et dans lesquelles on se précipitoit en foule. De-là sortoient coup sur coup des hommes nouveaux, qui, enrichis des dépouilles du peuple, faisoient un contraste frappant avec les mendiants qui se multiplioient d’un jour à l’autre. Les grands avoient donné l’exemple du luxe : mais leur luxe avoit au moins des bornes dans leurs facultés. Celui des nouveaux riches n’en avoit point, parce qu’ils pouvoient dépenser avec d’autant plus de profusion, qu’ils s’enrichissoient avec plus de facilité. Faits tout à la fois pour être imités et pour ne pouvoir l’être, ils sembloient préparer la ruine des citoyens de tout état.

En effet, comme on ne pouvoit se faire remarquer que par la dépense, le désordre se mettoit successivement dans toutes les fortunes ; et toutes les conditions, de proche en proche, se confondoient, par les efforts mêmes qu’elles faisoient pour se distinguer. Aux mouvements qu’on se donnoit, il paroissoit qu’on avoit des desirs immenses ; et aux frivolités dont on se contentoit, il paroissoit qu’on étoit sans desirs. Le caprice donnoit du prix aux plus petites choses. Si on n’en jouissoit pas, on vouloit paroître en jouir, parce qu’on supposoit que d’autres en jouissoient ; sans passion, on en prenoit le langage, et on se passionnoit ridiculement sur tout. De quelque maniere qu’on fût affecté, il falloit obéir aux caprices de la mode. Unique regle du goût et du sentiment, elle prescrivoit à chacun ce qu’il devoit desirer, dire, faire et penser : car penser étoit la derniere chose. Dans ce désordre, on déclamoit contre la finance, parce que les financiers avoient plus de moyens de s’enrichir. Mais les citoyens de toutes les conditions n’avoient-ils pas les mêmes reproches à se faire ? S’ils acquéroient moins de richesses, est-ce parce qu’ils étoient moins avides, ou parce qu’ils ne le pouvoient pas ? Ce sont les mœurs générales qu’il faut condamner : mais, dans un siecle de corruption, tous les ordres déclament les uns contre les autres. Je veux qu’une monarchie ne puisse jamais être trop riche. En effet, ce n’est pas dans de trop grandes richesses qu’est le vice qui la détruit : c’est dans l’inégalité de la répartition, inégalité qui devient monstrueuse dans un siècle de finance. Mais quoi ! Dira-t-on, faut-il faire un nouveau partage des terres, et borner chaque citoyen au même nombre d’arpens ? Non sans doute : ce projet seroit chimérique. Une parfaite égalité ne pourroit se maintenir que dans une république, telle que Lacédémone ; et je conviens que, dans une monarchie, les hommes ne sont pas des spartiates. Que faut-il donc, demandera-t-on ? Il faut que tout citoyen puisse vivre de son travail ; et je dis que par-tout où il y a des mendiants, le gouvernement est vicieux. Je sais bien qu’on suppose que tout le monde peut vivre de son travail : car le riche, qui ne fait rien, dit au malheureux qui manque de pain, vas travailler. ainsi le luxe qui multiplie les mendiants, rend les ames inhumaines, et il n’y a plus de ressources pour l’indigent. Mais voyons si tout citoyen peut trouver du travail.

On remarque avec raison que le luxe des grandes villes fait vivre beaucoup d’artisans, et on dit en conséquence que le luxe est un bien. Mais combien d’hommes, qui auroient été utiles dans les campagnes, et qui, séduits par les profits que quelques-uns font dans une capitale, y viennent en foule pour y mendier ? Avec du talent même plusieurs sont réduits à la misère, parce qu’il leur est impossible de travailler concurremment avec ceux qui ont commencé avant eux, et qui ont la vogue. Ne sait-on pas que les gens riches, sans savoir pourquoi, vont, à la suite les uns des autres, aux mêmes boutiques, et qu’un artisan, habile ou heureux, fait presque exclusivement son métier ? Ignore-t-on qu’en fait de luxe, le nom de l’ouvrier n’est pas indifférent ?

Le luxe gagne insensiblement toutes les conditions ; et si on n’est pas riche, on veut le paroître. Alors pour dépenser en choses de luxe, on se retranche sur les choses de nécessité. On ôte donc le travail aux artisans les plus utiles, et par conséquent on leur ôte le pain. D’ailleurs, si dans un temps où les richesses sont réparties avec trop d’inégalité, un petit nombre d’hommes opulents font fleurir les manufactures de prix, combien peu de citoyens sont alors assez riches pour concourir à entretenir les manufactures les plus communes ? Si le luxe fait vivre quelques artisans, il en réduit donc un plus grand nombre à la mendicité. Voilà les effets qu’il produit dans les villes, sur-tout dans la capitale. Passons dans les campagnes.

Les provinces doivent à la capitale les revenus des propriétaires qui l’habitent, et les revenus du prince ; dette immense qui croît tous les jours avec les impôts. Il est vrai que la capitale, par les grandes consommations qui s’y font, rend aux provinces l’argent qu’elle en a reçu ; et elle y fait fleurir l’agriculture, à proportion qu’elle ne tire des productions en plus grande quantité. Mais elle n’en peut pas tirer également de chacune, et par conséquent l’agriculture ne peut pas fleurir également dans toutes.

L’abondance se trouve dans les campagnes qui l’environnent, et on y rend fertile le sol le plus ingrat. Elle se trouve encore dans de plus éloignées, lorsqu’elles communiquent facilement avec la capitale. Mais lorsqu’elles manquent de débouchés, on peut juger de la misere au teint have des habitants, aux villages qui tombent en ruines, et aux champs qui restent sans culture. Elles produisent peu, parce que les plus riches consommateurs à qui sont les terres, habitent la capitale où ils consomment les productions des autres provinces. Elles produisent peu, parce que ces consommateurs préfèrent aux richesses réelles d’un sol cultivé, l’intrigue qui ouvre à quelques-uns le chemin de la fortune, des papiers avec lesquels ils ont plus de revenus et plus de facilité pour dissiper, enfin un luxe qui les ruine tous. Non-seulement ils ne font pas les avances nécessaires pour se procurer des récoltes plus abondantes, ils mettent encore les fermiers hors d’état d’en faire. Ils leur font des frais : ils leur enlèvent une partie des bestiaux ; en un mot, ils semblent leur ôter tout moyen de cultiver. Cependant les fermiers, en plus grand nombre que les fermes, sont réduits, par la concurrence, à de trop foibles salaires. Bornés à subsister au jour le jour, ils se refusent le nécessaire pour payer un maître qui, au sein de la mollesse, a pour maxime qu’il ne faut pas que les paysans soient dans l’aisance, et qui ne voit pas que la richesse du laboureur l’enrichiroit lui-même. Il n’est donc que trop vrai que le luxe d’une grande capitale est un principe de misère et de dévastation.