Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 10


Dans une de nos monarchies, on découvrit des mines qui, fort abondantes en or et en argent, enrichirent tout-à-coup les propriétaires, les entrepreneurs, les fondeurs, les affineurs, et tous ceux qui travailloient ces métaux.

Quand on ne s’enrichit que lentement et à force de travail, on peut être économe ; mais on dissipe, quand l’argent se reproduit facilement, et paroît devoir se reproduire toujours en plus grande quantité. Or les mines abondantes en elles-mêmes, étoient plus abondantes encore dans l’opinion publique.

Ceux qu’elles enrichissoient, se hâtèrent donc d’augmenter leurs dépenses ; et, par conséquent, ils firent part de leurs richesses aux artisans auxquels ils donnoient de l’ouvrage, aux marchands chez qui ils achetoient, et aux fermiers dont ils consommoient les productions. Les artisans, les marchands et les fermiers devenus plus riches, dépensèrent aussi plus qu’ils ne faisoient auparavant ; et à mesure que les consommations croissoient parmi les citoyens de tout état, les prix haussoient dans tous les marchés. Ce renchérissement mettoit mal à l’aise ceux qui avoient des terres, dont ils ne pouvoient pas encore renouveller les baux. Mais ce n’étoit que pour un temps. Plus funeste aux gens à rentes ou à gages, il leur ôtoit pour toujours une partie de leur subsistance, et il en forçoit plusieurs à sortir du royaume. La population diminuoit donc. Les consommations augmenterent encore, lorsque les baux de toutes les terres eurent été renouvellés. Alors le royaume parut florissant. Tout le monde étoit riche. Le propriétaire d’une terre voyoit son revenu doublé. Les marchands vuidoient promptement leurs magasins : les artisans pouvoient à peine suffire aux ouvrages qu’on leur demandoit : les fermiers élevoient plus de bestiaux, défrichoient plus de terres, et les cultivoient toutes avec plus d’industrie.

Dans cet instant de prospérité, on disoit : les mines font la puissance d’un état. C’est une source abondante, qui fait, pour ainsi dire, déborder les autres sources de richesses. Voyez comme elles font fleurir les arts, le commerce, l’agriculture. Cette vérité n’étoit que momentanée, et il falloit se hâter de la dire. En effet, quand une plus grande quantité d’argent eut encore haussé les prix, on acheta chez l’étranger où tout coûtoit moins, ce qu’on achetoit auparavant dans le royaume. Les artisans cessèrent peu-à-peu de travailler, les marchands cessèrent peu-à-peu de vendre, et les fermiers cessèrent peu-à-peu de cultiver des productions qu’on ne leur demandoit plus. Les manufactures, l’agriculture, le commerce, tout tomba ; et parmi ceux qui vivoient auparavant de leur travail, les uns sortirent du royaume, les autres y restèrent pour mendier.

Le produit des mines étoit donc en derniere analyse, dépopulation et misère. L’argent qu’on en retiroit, franchissoit les provinces, et passoit chez l’étranger sans laisser de traces.

Cependant on ne se lassoit point d’exploiter les mines, et l’argent n’en étoit pas plus commun. On en manquoit d’autant plus, que tout renchérissoit dans les monarchies voisines, où les marchandises doublèrent et triplèrent de prix, parce que l’argent y avoit doublé et triplé.

Enfin le renchérissement vint au point, qu’on fut obligé d’abandonner les mines. Les frais, pour en tirer l’or et l’argent, devinrent si grands, qu’il n’y avoit plus de bénéfice à les exploiter. On en chercha de plus abondantes : on n’en trouva pas.

Il arrive donc un temps où l’exploitation des mines ne peut plus se faire avec bénéfice. Il n’en est pas de même de la culture des productions, qui se consomment pour se reproduire. Par l’abondance avec laquelle elles se renouvellent, elles se multiplient à chaque fois, et en raison de la quantité nécessaire à notre consommation, et en raison des avances faites et à faire ; ensorte que, quels que soient les frais, le produit assure toujours un bénéfice. C’est une source qui ne tarit point. Plus on puise, plus elle croît. Tel est l’avantage de l’exploitation des terres sur l’exploitation des mines.

Que seroit-il arrivé, si l’or et l’argent fussent devenus aussi communs que le fer ? Ces métaux auroient cessé d’être la mesure commune des valeurs, et il n’eût plus été possible aux propriétaires de recevoir leurs revenus dans les villes qu’ils habitoient. Forcés à se retirer dans leurs terres, et ne pouvant pas les cultiver toutes par eux-mêmes, ils en auroient abandonné la plus grande partie à des colons qu’elles auroient fait subsister. Plus de villes, par conséquent, plus de grandes fortunes. Mais aussi plus de mendicité ; et à la place de nos monarchies où la misère et la dépopulation croissent continuellement, nous verrions une multitude de cités agricoles, qui se peupleroient tous les jours de plus en plus. Que nous serions heureux, si nous trouvions des mines assez riches pour rendre inutiles tout notre or et tout notre argent !